S’échapper, vous dis-je !

(Entretiens de Serge Parot avec Jean Sur)

« Toute parole sur les autres et sur le monde qui ne m’implique pas, qui ne m’engage pas, qui ne rend pas également compte de moi avec les autres et dans le monde est vaine et inutile. C’est le parler creux, le parler bavard. Ma présence à moi-même est la condition sine qua non de ma présence au monde. »

Quand le soutien d’un dirigeant de bonne volonté, militant du dialogue social écartelé entre sa passion pour l’entreprise où il avait passé sa vie et son désarroi devant les progrès de l’idéologie du management, me permit de lancer la Mise en expression à EDF, très peu de gens comprirent de quoi il s’agissait. Les adversaires du projet, eux, ne s’y étaient pas trompés : on les trouve maintenant au sommet de la hiérarchie. Quelques syndicalistes n’étaient pas aveugles non plus mais, absorbés par des querelles internes, alourdis de fatalisme satisfait, ils jouissaient davantage de l’embarras des directions que de l’expression des salariés. La plupart des agents voyaient dans cette nouvelle fantaisie – il s’en consomme beaucoup dans les entreprises – une opération de communication un peu plus hard que d’habitude : elle leur était plutôt sympathique, mais ne les empêchait ni de dormir la nuit, ni de s’ennuyer le jour.

Mais il y eut Serge Parot. Il faisait partie d’un petit groupe d’agents qui avaient accepté de travailler avec moi. J’entends encore la réflexion qu’il me glissa à l’oreille alors que nous animions ensemble une réunion dans un building de la porte d’Issy : « Mais c’est franchement subversif ! » Ce l’était, oui. Enfin, ça aurait pu l’être… D’une subversion aussi radicale que non violente, celle de la parole non calculée, de son intrusion dans le monde des conventions mortifères. Pendant plusieurs années, ce fut, dans l’entreprise et dans le crâne de beaucoup de gens, la rencontre de deux courants opposés et disproportionnés : l’énorme flot des conventions et des habitudes, d’un côté, quelques gouttelettes de liberté assemblées, de l’autre. Si inégal qu’il fût, il y eut combat, il y eut mascaret. Serge Parot voulut donner forme à ce qui naissait de ce choc. Il se fit transformateur, moulin, pressoir. Il captait les réactions des agents, celles des directions, des syndicats, les miennes et, naturellement, les siennes. Il tournait et malaxait tout ce matériau, éliminant au passage les déchets accumulés par la paresse et la lâcheté, jusqu’à ce qu’il réussisse, quelquefois dans l’allégresse, le plus souvent dans l’accablement, à en exprimer une vérité que, dès le lendemain matin, il précipitait à son tour dans son athanor. La rage pacifique avec laquelle il faisait fonctionner son appareil m’était d’un grand soutien. Il y jetait des bribes enflammées de lecture, des bouts de poèmes, des images, toute une beauté protestataire qui, quand il prenait la parole en public, interdisait aux mouches de seulement voler.

C’est sans effort qu’après avoir longtemps porté sur cette entreprise et sur ces agents EDF, nos conversations abordèrent d’autres thèmes. D’autres prétextes, plutôt. Car nous parlions de la même chose. Une sorte d’accord tacite s’était vite établi entre nous : ce lugubre monde du travail, nous l’envisagions dans sa plus grande dimension, dans son drame, dans son pathétique non-sens, dans sa grandeur inversée, dans son épouvantable besoin d’amour. Parfois quelque dirigeant investissait sur nous, par précaution, une partie de ses réserves de flagornerie ; il nous invitait en riant à ne plus parler boulot et, pensant nous séduire par sa vaste culture, nous racontait son concert de la veille : nous le regardions avec pitié.

Il me semble que Serge et moi, dans cette énorme entreprise, avions le sentiment d’être plantés au centre du monde moderne. Si rien ne se passait là, rien ne se passerait ailleurs. Si la parole n’y soulevait pas, fût-ce imperceptiblement, la chape de plomb, rien n’était à espérer nulle part. Au-delà des innombrables bagarres que nous avions à mener, et des colères, et des analyses, nous nous sentions dans une nécessité profonde : ce qui se joue entre ces gens, c’est ce qui se joue dans cette société et c’est ce qui se joue en nous. Leurs peurs, leurs rêves, la joie étincelante qui les saisit lorsque, pour un instant, ils échappent à la servitude mécanique, à leurs schémas paralysants, à leurs frigides valeurs, à leurs pauvres tentatives de fuite ou de contournement, à l’idée qu’ils ont du bonheur des autres, et de leurs besoins, et de ce qui est juste et injuste, tout cela, c’est le crépuscule du monde où nous vivons, mais c’est aussi une aurore. Mozart habite ici.

C’était lourd. L’angoisse pointait le nez ; elle est encore sensible dans le ton de Serge Parot. Du bureau d’un institut de sociologie, on voit plus clair, bien sûr, et plus nuancé. On peut élaborer de vastes hypothèses, tirer de généreuses conclusions sur l’évolution du « terrain ». Nous ne parlions jamais du « terrain », nous. C’était nous, le terrain, et c’était eux ; c’était, entre nous, l’immense secret partagé. « Habiter le monde en poète », a-t-on dit : nous ne rêvions pas si haut. Nous voulions seulement rendre ce morceau de monde qu’est l’entreprise à toute sa réalité. Un lieu où l’on vient gagner sa vie ? Bien sûr. Où l’on voudrait fabriquer des choses utiles ? Certes. Beaucoup plus pourtant : un monde, une société qui se mettent nus. La logique de représentation poussée à l’extrême, à l’absurde : inévitablement donc, pourvu qu’on en accepte l’idée, la fin de la représentation. Le point de jonction entre le factice et l’authentique. La plongée et la déplongée. C’est ici que ça va mourir, c’est ici que ça doit revivre.

Nous piétinions. Ce piétinement est sensible dans le texte de Serge Parot. Il faut l’écouter comme, dans les westerns, oreille collée au sol, celui des chevaux. Faire taire un instant l’harmonica, même si c’est beau, l’harmonica. Ausculter en même temps et le danger et le salut, l’un dans l’autre, indissociables. C’est lourd, oui. Et l’angoisse pointe le nez, oui, qui fait semblant d’épargner raisonneurs et moralistes. Mais certains combats, une fois qu’on les a engagés, c’est comme si on les avait gagnés.

Serge Parot,  S’échapper, vous dis-je !, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006

(25 septembre 2006)

 

Retour en Algérie

Cela faisait donc quarante-trois ans, quatre mois et sept jours que j’étais parti. Je ne voulais pas revenir ici en touriste. Mieux aurait valu un regret. Il fallait une belle circonstance. L’hommage national de l’Algérie à Jacques Berque en était une.

Nos hôtes nous reçoivent à dîner dans un beau jardin. J’échappe mal au travers qui m’agace chez les autres : j’y vais de mes souvenirs de guerre. Ma voisine de table est une haute responsable du Ministère de la Culture. Elle m’écoute avec attention, mais avec un détachement où je sens de la tristesse. D’un sourire, elle balaie tout ce passé. Depuis, il y a eu pire ; de cela, si je veux bien, elle ne me dira rien.

On n’explique pas un cauchemar, mais pas non plus une naissance. C’est ici, à cause de ce pays, que, sans même m’en apercevoir, j’ai commencé ma vraie vie. « La nouveauté apparaît d’abord comme la fin d’un monde », écrit Jacques Berque. J’ai su ici que ce dont j’avais hérité, et à quoi je ne savais comment échapper, était une figure de la mort ; ici, j’ai senti que la simplicité ne me dédaignait pas.

Comment aurais-je pu ne pas reconnaître Jacques Berque quand je l’ai rencontré, quand j’ai dévoré ses livres ? J’y retrouvais la mer, le soleil, les parfums de l’autre rive, cette diversité tout ensemble familière et solennelle qui brouille les cartes et modifie les plans selon une subtile et puissante logique ; dans ce désordre admirablement ordonné, l’envers, peu à peu, enfin, devenait un endroit.

Nos voitures circulent en cortège, on nous reçoit au salon d’honneur, nous logeons dans une admirable résidence. Si c’est la vanité qui m’habite, qu’on me la pardonne, mais elle serait bien impuissante à me donner une pareille joie. Ici a été lancé, dans le vide, malgré moi, le pont de ma vie ; elle en a épousé le mouvement. De cette construction, l’Algérie fut le premier pylône. À l’insu de tous, rappel et confirmation, je me replonge dans le souvenir de demain. Le bâtisseur fut ce qu’il fut, mais le pont a tenu et le relie fortement aux autres.

Le camarade agrégé de lettres libéré avec moi en avait pris un sacré coup. Quand l’avion a décollé, je lui ai dit en riant : « Alors ? Content ? » « Pauvre idiot, m’a-t-il répondu, tu ne comprends donc pas qu’on va s’écraser ? » À Orly, j’ai refait une tentative : « Tu vois bien : on y est cette fois ! » Il a pris un air d’amitié douloureuse, de pitié condescendante ; puis, entre ses dents : « Nous serons rappelés dans un mois. » De quoi souffrait-il ? Peut-être de ne s’être pas laissé assez ébranler, de n’avoir rien pu entrevoir de neuf ? Peut-être rien ne s’était-il écroulé dans son cœur ? Peut-être l’avenir n’avait-il pas dessiné sa place en lui ? Qu’en sais-je ? Peut-être pensait-il déjà, comme ces esclaves d’aujourd’hui qui portent beau, que vivre, c’est « faire avec » ?

Je viens d’employer, sans y penser, deux mots du vocabulaire religieux, rappel et confirmation. Rappel : l’islam, le Coran. Confirmation : un sacrement catholique.

Un sergent qui n’a pas dix heures de vol pilote le petit avion qui m’emmène à Alger, avec deux autres soldats, le 4 mai 1959. Son assistant surgit de la cabine en vociférant : la porte latérale contre laquelle je m’appuie n’a pas été verrouillée. Pour fêter ça, notre Mermoz se pose à côté de la piste ; les cailloux font éclater un pneu. Voilà ce qu’on appelle l’expérience du contingent… Le reste de la journée sera terrible. J’erre à la découverte de la ville quand, juste en face de l’église Saint-Augustin, trente mètres devant moi, une grenade explose dans la poche d’un gamin dont je vois les membres se déchirer. La messe est en cours. Le prêtre jaillit de l’église, en grands ornements, suivi des enfants de chœur en soutanelle rouge ; la croix de sa chasuble se tord ; il s’avance vers le petit cadavre et hurle comme un possédé : « Ne recouvrez pas le corps ! Il faut que l’on voie la justice immanente de Dieu ! »

Cet abruti ne m’a dégoûté de rien, surtout pas de la religion. Pas plus que les analphabètes galonnés du 5ème Bureau ne me dégoûteront de la France. Ce n’est pas à ce niveau que je suis atteint mais – il me faudra beaucoup de temps pour l’admettre – beaucoup plus profond. Peu importe ce que l’Occident raconte, ce qu’il croit ou ne croit pas, pense ou ne pense pas. L’évidence insupportable et libératrice, insupportablement libératrice, me saute aux yeux, à la gorge, au cœur : c’est la vie de l’Occident qui est fausse. Elle est fausse premièrement, substantiellement, fondamentalement, antérieurement à ce qu’il fait, à ce qu’il dit, à ce qu’il pense. L’Occident ne sait plus que sa gangrène.

Les petits Bush frankaouis et cathos sont à Alger, ces années-là. Des vrais petits Bush, mais sans pétrole, bien trop ballots pour le business. La nouveauté comme la fin d’un monde ! Ils ont apporté leurs livres de théologie morale et cherchent dedans comment concilier ordre et justice. Cela leur laisse peu de temps pour regarder l’Algérie, dont ils ne connaissent guère que l’image que leur renvoient les garçons de bureau et les femmes de ménage. Comment pourraient-ils voir autre chose ? On ne prie pas les yeux ouverts ! Chez eux, ils disent le bénédicité devant des repas minables, frigides. Rien ne ressemble plus aux terroristes, on l’a compris maintenant, que les petits Bush. Leurs dégâts, à eux aussi, sont meurtriers, vraiment meurtriers. Deux des trois pauvres mères de famille que je voyais se débattre dans leur enfer théologico-bourgeois exporté en sont mortes. L’une, à bout de contradictions, s’est jetée sous le métro parce que la vie lui était devenue intenable ; le veuf a écrit aux amis qu’elle avait préféré la mort au péché qui la tentait, etc. J’ai vu l’autre, à moins de trente ans, se faner comme une laitue, exténuée par les exigences spirituelles de son saint domestique ; suicide homéopathique, en quelque sorte.

Comme il y a quarante-trois ans, ce que l’Algérie m’a révélé le plus fortement, c’est le monde en moi-même, et la fraternité que ce sentiment installe. Nous sommes ici en plein Berque, bien sûr, tel qu’il apparaît dans la belle interview que fit de lui Christian Dedet : « Le sort des Arabes diffère-t-il des autres ? Non. Il ne diffère ni de celui d’anciens autres colonisés, ni du nôtre. Nous avons à nous forger des personnes de dépassement. » Tant de choses nous relient, nos hôtes et nous ! Si différents que nous soyons, nous voici affrontés à des problèmes semblables qui ne peuvent être posés et résolus que dans le silence, dans la fécondité de l’ignorance partagée. Spécialistes, go home ! Vous savez tout de tout, bricoleurs de l’irréel, escamoteurs d’infini, avorteurs de désir, tout sauf cette étoile lointaine, cette étoile native de notre ressemblance dont l’inflexible tendresse fout la pagaille dans vos comptes !

Des mots ? Ah ! non ! Fini le quoi faire ? La seule question : qui être ? Rien de plus concret. Rien de tel pour se défaire des ornements dérisoires du langage des savants, des techniciens, des penseurs officiels, de tous ces graves et susceptibles projeteurs de vide. Jean-Pierre Chevènement, qui fit à Alger une intervention magnifique, n’avait aucune raison d’être inquiet quand je citai à la Ministre de la Culture, dont tout le monde sait qu’elle est une militante convaincue, le salubre jeu de mots de Robert Mallet : « Qui milite limite. » Je ne vois pas dans cet à-peu-près claudélien une invitation à pantoufler. Il ne nous renvoie pas en deçà du militantisme : il nous incite à regarder au-delà des causes à défendre ; au-delà, oserais-je dire, du système logique de causes et de conséquences qu’impliquent toujours les causes à défendre. Le militantisme exige lucidité, bienveillance, courage ; il suppose pourtant que nous nous maintenions à distance de nos actes. Il a encore toute sa place, mais le bouleversement radical où nous sommes jetés réclame de nous bien davantage : que nous donnions réponse ensemble à la question que nous sommes.

La formule m’est venue en parlant avec des journalistes : « L’Occident doit se décoloniser de soi-même. » Elle n’est pas d’une originalité fulgurante mais, dans ma bouche, elle était une validation et un renouvellement. Dans le luxe provisoire dont il jouit à Alger, l’habitué des tickets de métro, des commissions au super et des petits deux pièces encombrés ne se prend pas pour ce qu’il n’est pas. Durant ces quelques jours, l’écart que lui procure ce confort l’oblige à rêver. Il était arrivé à Alger en partisan de l’Algérie française ; c’est précisément pour cela qu’on l’y avait envoyé. Quand il est parti, dûment nanti d’une promesse de peloton d’exécution notifiée par son zélé supérieur, il était presque un autre. L’Algérie, c’était beaucoup plus que l’Algérie ; et c’est toujours beaucoup plus.

Non que je fasse un plat de cette aimable condamnation à mort. Il était si évident que ces niais ne l’emporteraient pas qu’elle avait des allures de blague. Mais elle me fut comme un brevet : j’étais bien perdu pour une certaine logique, et ça me plaisait infiniment.

De l’avenir, nous ne sommes ni les ingénieurs, ni les organisateurs. J’aurais dû insister davantage, à Alger, sur une curieuse circonstance : ni Jacques Berque ni Francis Jeanson, dont je suis fier d’avoir été et d’être l’ami, ne se droguaient à la pétition. Vos meilleurs soutiens ne marchent pas en bande.

Résurgences et l’interactivité

 

Beaucoup de lecteurs me font part de leur étonnement : Résurgences ne leur offre actuellement aucune possibilité d’interactivité. C’est là une question très sérieuse, qui m’embarrasse. Je ne veux ni me priver ni priver les amis de Résurgences des échanges qui nous aideront à faire progresser le site et qui sont évidemment dans le droit fil de ce qu’il propose.

Mais la mise en œuvre de cette volonté d’ouverture ne va pas de soi. Je raisonne en formateur : il ne suffit pas d’émettre des idées générales, il faut évaluer avec précision les moyens chargés de les incarner. J’apprécie les possibilités techniques fournies par Internet, mais je ne suis pas prêt à admettre sans inventaire les pratiques qui s’y répandent et qui y ont déjà conquis, dans bien des cas, un statut d’habitudes que je trouve inquiétant. Si un mélange de facilité technique et de suivisme culturel organisait nos relations selon une logique qu’aucun de nous n’oserait plus contester, nous n’aurions fait que déplacer et maquiller ce que nous refusons tous : le conformisme qui banalise.

Il faut donc étudier la question de plus près. Le but de Résurgences, c’est d’apporter une pierre, si modeste qu’elle soit, à la compréhension du monde dans lequel nous vivons, d’ouvrir quelques perspectives et, éventuellement, de présenter quelques suggestions. Je compte le faire à ma manière, par petites touches et par images plutôt que par démonstrations péremptoires. Ce projet est difficile à conduire ; il a besoin de temps pour s’affirmer ; le résultat en est incertain. Je me fierai à quelques intuitions issues, pour la plupart, de mon expérience de la formation, sans m’obliger à un itinéraire trop précis. Aussi est-il raisonnable, avant de la critiquer, de laisser cette construction sortir de terre. S’arrêter à un mot, à une idée, à une image, à une impression avant d’avoir eu le temps de deviner l’ensemble, c’est risquer les contresens et les faux débats.

Il est facile de doter le site d’une adresse e-mail. Mais à quoi servira-t-elle si je n’ai pas la possibilité matérielle de répondre à chacun de mes correspondants comme il le mérite et comme le méritent les sujets qui nous occupent? Certains me disent que l’apparente surdité de Résurgences est frustrante. Je le regrette profondément. Mais envoyer des messages dans une boîte en sachant qu’il ne pourra y être répondu comme on serait en droit de l’attendre, c’est-à-dire longuement, personnellement, attentivement, ce simulacre n’est-il pas plus dommageable qu’une petite frustration? Rien ne m’est plus étranger, je l’avoue, que l’idée qu’on se fait de la communication dans notre monde : un ébrouement sans conséquences, une façon de remuer de l’eau tiède, une illusion fusionnelle dans laquelle tout le monde communie pour échapper à la réalité.

Cette frustration dont on me parle, ne serait-ce que le désagrément de ne pouvoir consommer, sur Résurgences, la drogue douce de la communication bavarde? Peu de chose, alors… Suis-je frustré de ne pouvoir dialoguer avec l’auteur du livre que je lis dans la solitude de ma chambre? Suis-je frustré de ne pas commenter immédiatement une parole qui me touche, ou qui me déplaît? Que mes interlocuteurs ne s’y trompent pas. Leur prétendue frustration est beaucoup plus qu’un symptôme négatif, qu’un agacement de l’ego. C’est le signe un peu inquiet, un peu paradoxal du désir que nous avons tous de penser par nous-mêmes, de nous échapper par nous-mêmes, de ne pas noyer dans quelque communication oiseuse, même si elle se donne des allures d’indépendance, une liberté que nous sentons fragile comme un nouveau-né. Ce malaise qu’ils baptisent trop vite frustration, ce n’est pas un manque à combler d’urgence, c’est un désir d’être à saisir au vol.

Que l’arbre ne cache pas la forêt : malgré ses réserves sur l’interactivité, Résurgences est bien du côté de la parole partagée. Cette éclosion complexe d’une nouvelle sensibilité, et peut-être d’une nouvelle façon de concevoir l’existence, j’en sens la force, la pertinence, la qualité. Je suis entièrement solidaire de ces sites d’Internet qui révèlent, reflètent, organisent, alimentent ce courant multiforme qui ne se laisse enfermer dans aucune catégorie recensée, ni la sociale, ni la culturelle, ni la politique, ni la religieuse. Je regarde avec espérance ce quelque chose qui naît des individus, et qui est pourtant tout le contraire d’un individualisme. Je devine sous la surface trop lisse et gaiement peinturlurée des prospectus les vrais abîmes, les vrais gouffres, les vrais volcans, les vrais déserts, les vraies prairies du vrai repos. J’entends bien cette rumeur fraîche et loyale.

La raison de cette fringale d’interactivité qui saisit toute une génération, je sais bien que c’est cette recherche, plus ou moins consciente, d’une unité plurielle. Génération banian, dirait Edouard Glissant, à qui cet arbre tropical aux racines multiples et aériennes fournit une belle image pour désigner cette nouvelle architecture des relations. On peut aussi parler de révolution pointilliste : chacun de nous comme un de ces petits points qui veulent exister en propre, mais qui ont trop conscience de la présence des autres pour se confier à leur intérêt égoïste. Chacun de nous comme un petit point qui n’attend pas de l’ensemble qu’il lui assigne sa place, son rôle, sa couleur, mais qui sait, de source très mystérieuse et très certaine, que la meilleure idée de l’ensemble, c’est dans ce cœur singulier qu’il faut la chercher.

Il y a tout cela, bien sûr, dans ce désir d’interactivité. Mais voilà… Au moment d’installer cet e-mail sur le site, je doute. Aucune technique n’est neutre. Elles portent toutes la trace de la finalité qu’on leur a d’abord assignée. C’est dur de tomber de son haut : l’interactivité, c’est un instrument conçu pour la guerre, destiné à faire monter des renseignements et à faire descendre des consignes.

Ne dites pas que, sur vos sites, il n’y a plus ni haut ni bas. Il y a des centres et des circonférences, cela revient au même. Certes, je n’y vois aucun inconvénient. Ceux qui veulent créer doivent pouvoir créer, et sans contrôle. L’erreur serait de ne pas s’avouer que la prétendue interactivité entraîne une inégalité profonde des rôles et suscite des ambiguïtés fâcheuses pour les uns comme pour les autres. Aux uns la tentation de la bonne conscience, aux autres celle de l’irresponsabilité. Aux uns l’illusion de faire œuvre collective, aux autres l’illusion de s’exprimer. Aux uns de proposer des thèmes, aux autres de réagir à leurs propositions. Aux uns de suggérer, aux autres de critiquer leurs suggestions. Aux uns d’écrire la page, aux autres d’écrire dans la marge. Un match de tennis dans lequel le même joueur aurait toujours l’avantage du service, avec la bénédiction indulgente et un peu paresseuse de l’autre.

L’interactivité : un vecteur discutable pour d’excellentes intentions. Il ne s’agit pas de la jeter mais, en en transformant l’usage, d’en changer la signification. Il faudrait trouver une formule qui crée, dans la différence des engagements, une réelle égalité de responsabilité. Qui réponde à cet énorme désir de rencontre, mais d’une façon cohérente avec le contenu du site, qui invente d’autres formes d’échanges, plus exigeantes et plus larges. L’idée m’est venue d’ouvrir sur Résurgences, une fois l’an et pour un mois, une sorte de session publique, avec e-mail assorti et provisoire, qui permettrait de publier toutes sortes de contributions envoyées par les amis du site. Faut-il chercher par-là? Ne nous pressons pas. Encore une fois, l’affaire est sérieuse. Surtout, ne pas faire semblant.

(avril 2003)