Le côté du monde

(Entretiens de Pierre Mari avec Jean Sur)

« Le monde, c’est le grondement des choses en nous. Si le langage ne répond pas à ce grondement, s’il bascule du côté de la société et de son système d’assignations, il n’est qu’un remuement de poussière. »

Quand j’ai appris qu’un jeune normalien agrégé de lettres allait venir animer des séminaires de formation dans la banque où, depuis une dizaine d’années, je m’efforçais de tenir la tête de quelques stagiaires hors de la vase où l’horreur économique les enfonçait méthodiquement, j’ai craint le pire. Je connaissais bien ces immigrants-là. Enjôleurs, truqueurs, une citation toujours prête pour peloter le patron, ils puent le chéquier. Des champions du vide distingué. Ils flottent au-dessus du brouet managérial comme les petites pâtes en forme de lettres qui font oublier aux enfants la soupe qu’on leur met dans le bec. Seuls bénéficient de leur migration vers les entreprises les élèves qui leur ont échappé.

Le nouveau venu n’est pas de la tribu. Un jeune D’Artagnan lettré, mélange de modestie et d’assurance, intransigeant et doux, sans doute descendu en hélicoptère dans le marigot bancaire. Rien à craindre de lui. Mais tout à craindre pour lui. Sûr, il va se faire manœuvrer. Il ne sait rien de l’entreprise ; on le flattera, chapeau bas devant ses diplômes ; on en fera une icône surpayée. Il s’y brûlera. Ce sera dommage.

Quinze ans ont passé. Pierre Mari ne s’est brûlé à rien, pas même à mes conseils. Je n’avais pas vu tout de suite à quel point la littérature et l’écriture le mettaient hors d’atteinte. Il est vrai que, tout occupés de l’entreprise, nous ne parlions guère d’autre chose. Au moins, de ce côté-là, voulais-je contribuer à l’affranchir. Je ne lui cachais rien de ce que m’inspiraient la banque, ses pompes, ses manœuvres, ses directeurs en roudoudou empoisonné. Un seul maître à écouter ici, le camarade Sénèque : « Vivre, c’est faire campagne. »

Il a tenu. À sa manière, qui n’est pas la mienne. Non seulement il a tenu, mais tout lui est devenu terreau pour une croissance tranquillement et fortement affirmée. Au fur et à mesure de nos conversations, plus j’observais la diversité de ses points d’appui et la justesse des relations qu’il établissait entre eux, plus j’étais frappé du caractère novateur de son attitude. Les grands auteurs, le contact direct avec les stagiaires, une sensibilité aiguë aux formes d’expression les plus fortes du temps – les films de Laurent Cantet et de Jean-Marc Moutout, par exemple -, où est-elle, s’il vous plaît, la modernité, sinon là ?

Une humilité fière, une modestie qui affirme. L’imperturbable zone de silence, sillage de justesse, qui rend impossible de replier la pensée sur la pensée, la vie sur la vie, les mots sur les mots et qui oblige à admettre, contre la sottise régnante, « qu’il n’y a pas que ce qu’il y a. » Le contraire du « raffinement complice », du « sérieux dévorateur ». Une simplicité, comme on disait en banlieue, qui dégage. Qui dégage ? Allons ! Laissez Sartre dormir tranquille. Tout le monde s’engage aujourd’hui, même les clients du super ! Tout le monde s’engage pour la gloire du pratico-inerte !

Chez Pierre Mari, la pensée est une débroussailleuse. Une grande tondeuse, comme celle du coiffeur. Il nous dégage bien les oreilles, on se sent mieux. Cette brave tondeuse, cette vaillante débroussailleuse, savez-vous comment elle s’appelle ? Elle s’appelle la culture. La culture, c’est d’en revenir toujours au point zéro. « Non pas l’antique comme rabâchage, disait Jacques Berque, mais l’innové comme retrouvailles. » Point zéro ? Vous protestez : il a tout lu ! Vrai, il a beaucoup lu. C’est un écrivain cultivé, ce qui n’a rien de pléonastique. Mais ses lectures sont du carburant pour la débroussailleuse, pas des confitures pour l’hiver. Elles ne servent pas à l’enrichir, ni à peaufiner son image. Démêler le monde, c’est cela le travail de l’esprit : l’action, au sens où l’entendait Maurice Blondel. Non que Pierre Mari, fervent du XVIe siècle, sombre dans l’intellectualisme ! L’esprit, pour lui, c’est la vaillante petite flamme amoureusement liée et dévouée à la cire temporelle et corporelle avec qui elle entend partager sa libre jubilation. Qu’elle est belle sa citation de Goethe, tellement dans la note du Côté du monde ! « Je hais tout ce qui ne fait que m’instruire sans augmenter ou stimuler directement mon activité. » Ni les bibliothèques : elles jaunissent ; ni les causes : elles rancissent.

À un moment de ma vie, j’ai eu peur pour le jeune homme qu’il était. J’ai eu tort, tant mieux. Mais je ne suis pas mécontent. Sur l’entreprise, sur la vie sociale, j’avais à cœur d’accélérer sa marche : inutile qu’il perde vingt ans à ces bêtises, comme moi. Je cherchais toutes les occasions. Avec un type aussi nuancé, il fallait faire énorme. Un jour, ses stagiaires et les miens s’étaient groupés autour de la machine à café. Enivrés par la perspective d’une promotion, ils se demandaient gravement, peut-être pour se partager équitablement les postes, qui, du président, du directeur général ou du secrétaire du syndicat, était le personnage le plus important de la banque. « Aucun de ceux-là, avais-je solennellement énoncé, aucun de ceux-là ! Le personnage le plus important, ici, c’est la peur ! » Oui, il faut choisir, et tout de suite. La peur ou l’activité, au sens de Blondel et de Goethe. Il est faux qu’il y ait un moyen terme. Il est faux qu’on puisse donner le change.

Pierre Mari, Le côté du monde, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006.

(25 septembre 2006)

 

La liberté contre la communication

 

On le sait, ou l’on s’en doute : la communication, ce médicament générique que la séduction médiatique décline en toutes sortes de spécialités financières, économiques, commerciales, politiques, sportives, culturelles, voire religieuses, est une entreprise de manipulation des masses. Si les bénéficiaires du système affectent d’y voir un élément de culture, la plupart des usagers s’en accommodent plutôt comme d’une verrue regrettable, mais inévitable ; au mieux souhaiteraient-ils qu’on la soumît de temps en temps à l’examen de quelque dermatologue social expert à lisser les apparences. Ils tiennent la communication pour un événement de surface, pour un instrument nécessaire à la bonne gouvernance de la nation et des institutions. Absurde ou inutile de lui reprocher le simplisme de ses thèmes ou la grossièreté de ses suggestions. C’est par une sorte de loi du genre, par exemple, que les publicités déversées tout un été, aux frais de leurs clients, par les héros quasi homériques des banques ou des compagnies pétrolières ont atteint à l’absolu du crétinisme : l’ampleur des intérêts en jeu, comme les dimensions exceptionnelles de l’ego des principaux protagonistes, les ont conduits à faire gros, à faire puéril, à faire bête. Ces dessins maladroits d’avions, de cochons-tirelires ou d’haltères naïvement présentés dans deux versions, l’une, minable, qui symbolise les propositions de l’adversaire, l’autre, triomphante, qu’il faut associer aux projets de l’annonceur, s’ils en disent long sur la mâle ardeur des concurrents, en disent plus encore sur l’épaisseur du mépris dans lequel est taillé leur professionnalisme fervent.

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Ces efficaces sottises ont pourtant le mérite de poser un problème capital. Pas plus que les programmes de télévision ou les slogans électoraux, les campagnes de propagande ne sont laissées à l’initiative des sous-ordres : la valetaille des cabinets en règle l’organisation mais n’en définit pas ce qu’elle appelle avec pompe la philosophie. La publicité d’une grande banque ne saurait déplaire longtemps à son président. De même, la mise en scène d’un congrès politique avec fleurs, lumières, chants et embrassades, ne peut être imposée au leader du parti. Impossible également aux responsables des chaînes de télévision de rester éternellement ignorants des boniments qui s’y débitent. En interdisant aux citoyens de faire porter à des exécutants subalternes la responsabilité de ces messages médiocres, mensongers, dégradants, en les conduisant à mettre en cause des dirigeants de plus haut vol, la généralisation du système de communication rend la critique de plus en plus malaisée. Sans doute, au nom de la fameuse transparence, le pouvoir pourrait-il avoir avantage à l’accueillir, au moins à doses homéopathiques. Mais, bien plus que les pressions extérieures, ce sont les conflits internes des citoyens qui leur font refouler leur mécontentement. Pour la plupart d’entre eux, il y aurait quelque chose de blasphématoire à imaginer que tant de sottise et d’infantilisme puisse être commandé – ou accepté – si haut. L’admettre, ce serait douter de tout : non seulement du respect qu’on doit à l’autorité mais encore de l’ordre du monde et, finalement, par souci de carrière et image de soi interposés, de soi-même ; tout avenir en serait rendu impossible. Dans les périodes troublées, le gage du crédit accordé à la valeur des dirigeants réside moins dans leurs qualités réelles que dans la peur qu’inspire la vacance du pouvoir ; quand il ne s’agit pas seulement d’une période troublée mais d’une liquidation des stocks aussi furieuse que celle que nous connaissons, la conviction qu’une sagesse invisible plane sur les cimes altières prend une allure de dogme en même temps qu’un goût de drogue. Comment d’ailleurs nierait-on une évidence aussi sacrée quand les dirigeants en question ont été oints, dès leur adolescence, de l’huile qui fait l’élite républicaine et quand, nantis de tous les viatiques possibles, ils ont, de surcroît, répondu à tant de dons gracieux par l’acharnement au travail et la constance de la volonté? Ce n’est pas à de tels héros qu’on ira reprocher l’écrasante stupidité de la communication, des médias et de l’ensemble de la non-culture populaire. Cette bassesse généralisée, ils ne peuvent la porter que comme une croix. Leur généreux dévouement la tolère comme une nécessité. Il faut, au contraire, remercier ces grandes âmes de se détourner de leurs immenses élans pour consentir, au nom de tous, à rechercher humblement, en toute chose, la moins mauvaise solution, celle qu’impose l’insuffisance du plus grand nombre.

Ainsi se met en marche, jour après jour, âme après âme, une machine infernale d’auto-dénigrement et de suffisance individualiste. Autodénigrement puisque le peuple, dans son ensemble, se tient pour définitivement médiocre et ne croit pas mériter mieux que ce qu’on lui propose. Mais aussi suffisance individualiste puisque la parade secrète de chacun est évidemment, au moment où il porte ce jugement négatif sur le peuple, de s’en exclure. D’un côté, donc, la généralisation des pratiques de communication met directement en cause les capacités et les intentions des élites ; mais comme, d’un autre côté, cette mise en cause est impossible à formuler, on aboutit au plus vaste système de mauvaise foi et de facticité jamais inventé, système qui peut d’ailleurs fonctionner tout seul comme une manipulation sans manipulateurs, comme un refus universel et concerté de la lucidité et de l’expression. Tout se passe comme si l’élimination progressive des instances intermédiaires de pouvoir (qui est d’ailleurs, dans les entreprises, un des articles du credo managérial des dirigeants) mettait l’ensemble de la société en situation de quitte ou double. Se comporter en manager économique ou en champion de la communication, c’est miser sur quitte, c’est-à-dire faire le pari de l’inexpression en confortant les hésitations et la peur de la plupart, et en affirmant que ce pari est le seul possible et le seul raisonnable ; c’est ensuite masquer l’angoisse ainsi provoquée en inventant, dans tous les domaines, du simili, du pseudo, de l’à peu près : quand ces déviations et divertissements auront encore aggravé la facticité, on redoublera de simili, de pseudo et d’à peu près.

Ceci ne se passe pas en des temps très anciens. Choisir entre l’insatisfaction quotidienne ou l’improbable rébellion, tel est le destin des modernes consommateurs de communication. Ou bien faire éternellement semblant, se repeindre chaque matin de vérités frelatées, se laisser infantiliser, s’absenter toujours un peu plus de son désir et devoir passer, pour le retrouver, par des itinéraires de plus en plus confus et délirants. Ou bien nourrir d’effrayants fantasmes de destruction universelle, s’accuser d’irréductible narcissisme, sinon de meurtre et de sacrilège, se prendre au piège de sa propre agressivité, s’obliger à trouver dans ses pensées une menace, dans ses songes une folie, dans ses élans la marque d’un irréductible égoïsme. Ou bien tricher avec le désir, ou bien tricher avec la réalité. Se sentir incapable d’articuler l’un sur l’autre. Demander au système de la communication des moyens toujours nouveaux, même s’ils sont de plus en plus incohérents, d’apaiser la morsure douloureuse de cette secrète impossibilité.

La réponse est sadique. Intrinsèquement pervers, non seulement le système décourage ses adeptes obligés de se délivrer de leurs maux, mais encore il fait en sorte que le projet même de les surmonter leur apparaisse absurde ; à moins, naturellement, qu’ils ne se résignent à n’attendre de salut que du progrès constant de leur servilité. De fait, le consommateur de communication régresse souvent jusqu’à un stade prélogique. Son état ne lui est tolérable que s’il réhydrate constamment l’absurdité majeure qui le fonde, s’il fuit avec toujours plus d’épouvante ce que lui suggèrent sa raison et son désir. En ce sens, la logique sectaire est la vérité cachée de la société de communication qui, tout en en combattant les manifestations par trop aberrantes, se comporte avec elle d’une façon souvent ambiguë. Comme les sectes, en effet, la communication ne cesse d’appliquer le principe du redoublement : la seule manière d’échapper à ce qui meurtrit, c’est de faire en sorte d’en être meurtri davantage. D’où, dans les pratiques sectaires comme dans la tyrannie communicationnelle, ce contraste si frappant entre le discours, illuminé de tolérance, de séduction et d’amitié, et le projet, toujours calculateur, toujours cruel, toujours inhumain. Toutefois, quand l’aliéné de la communication, qui cherche à s’inventer une issue, apprend à ses dépens que la seule possible, c’est l’abandon toujours plus confiant au système dominant, cet abandon ne peut aller sans la nécessité d’admirer, en quelque manière, ceux qui sont plus avancés que lui dans la logique de ce système, ou qui en ont une expérience plus vaste, ou qui y exercent des responsabilités plus importantes. Il faut bien que ceux-là dépassent, au moins un peu, les contradictions des gens ordinaires ; au fur et à mesure qu’ils grandissent en savoir communicationnel, sans doute grandissent-ils aussi en humanité et en sagesse.

En dépit de ces laborieuses constructions et de ces mutilations volontaires, la vie ne fait pas grève, ni les sens, ni la raison. Le regard que jette un manipulé de la communication sur ces figures de pouvoir dont l’exemple est censé le réconforter est à la fois celui de l’esclave qu’on lui enseigne à devenir et celui de l’homme libre qu’on ne peut pas l’empêcher de demeurer. Il cherche sur le visage des puissants la confirmation du bien-fondé de sa soumission, mais il ne peut s’empêcher d’y chercher aussi des traces de liberté. Or, loin de les trouver, il observe au contraire que ces dirigeants, au fur et à mesure qu’ils déroulent le tapis d’apparences de la communication et qu’ils nient, avec toujours plus d’aplomb, la facticité qu’elle ne cesse d’engendrer, deviennent malgré eux des miroirs vivants. Contraints de mentir de plus en plus fréquemment et de plus en plus lourdement pour assurer la sauvegarde du pouvoir qu’ils défendent et leur propre prospérité, ils sont pris dans un zoom impitoyable. Bien au-delà du jugement qu’on peut porter sur leur comportement individuel, ils réfléchissent de plus en plus nettement la vérité du système lui-même : ils deviennent la contre-épreuve vivante de leurs mensonges obligés. Ce que le totalitarisme communicationnel fait de l’être humain s’inscrit dans leurs yeux, dans leur voix, dans leur présence. Peu à peu, les citoyens devinent que leur tête-à-tête quotidien, par médias interposés, avec les représentants du pouvoir constitue une expérience cruciale ; ils la redoutent, mais savent qu’ils doivent l’affronter. Non pas parce qu’elle leur permettrait soudain, en retournant l’aberration, de se faire les inquisiteurs de ces puissants, ni parce qu’elle leur offrirait une bien problématique occasion de vengeance, mais parce qu’elle pose la seule question sérieuse : Ce qu’on impose aujourd’hui aux hommes et aux femmes les rend-il heureux? Leur trouble, c’est de découvrir progressivement sur les visages qui occupent les écrans la même réponse que celle que leur souffle leur propre cœur : non, définitivement non. Plonger leur regard dans celui des princes de la communication authentifie et renforce le refus instinctif des citoyens ; mais ils comprennent très bien, trop bien, quelles conséquences entraîne cette découverte, et dans quelle aventure, s’ils sont droits et courageux, elle va immédiatement les jeter. Alors ils détournent les yeux et baissent la tête. Le seul projet spirituel et politique digne de ce nom, c’est de les aider à relever la tête et à voir ce qu’ils voient.

C’est peu dire que ce face-à-face est ambigu : tous les éléments du drame de la modernité s’y donnent rendez-vous. Faut-il répéter que, dans sa version médiatique comme dans sa version institutionnelle, la prétendue communication est une farce précisément destinée à empêcher toute possibilité de communication en mettant en scène, sous mille masques divers, le même soliloque du pouvoir? Faut-il rappeler que, dans quelque domaine qu’ils déploient leur bavarde industrie, les puissants qui l’utilisent n’ont qu’un objectif et un seul, l’affirmation ou l’élargissement de leur influence? Tout cela est analysé et suranalysé sans qu’on prête assez d’attention à ce qu’en pense un peuple cadenassé dans le silence, muré dans les geôles de la répétition ou dans celles, plus pitoyables encore, de la contestation simulée, et dressé, de surcroît, à remercier le Grand Casting de lui avoir distribué ce rôle de figurant.

Le but de la communication, c’est d’entraîner le peuple à renoncer. Chacune des attractions médiatiques de ce Luna Park de la résignation l’y conduit à sa manière. Pour le tout-venant, la porcherie des jeux télévisés dont les jeunes animateurs semblent déjà s’initier à leur futur emploi de vieux beaux. Pour quelques-uns, les fines joutes de l’esprit où Dupont et Duval, à qui l’on a hardiment demandé de succéder à Duval et Dupont, mettent un entrain de termites à suggérer aux gens qu’il leur faudra encore les supporter pendant des décennies avant de pouvoir parler eux-mêmes de leurs affaires. Le peuple a le choix : il peut renoncer à son destin en se reconnaissant ignoble ou en s’avouant stupide. Ou les deux. Qu’il n’oublie pas, en tout cas, de remarquer comme ceux qui le gouvernent lui font gentiment la leçon, comme ils s’appliquent à lui parler humain, comme ils sont touchants et informés quand ils lui racontent sa vie quotidienne avec autant d’accablement discret que si c’était la leur! Toutefois ces visages de l’écran resteraient bien lointains s’il n’y avait au bureau, à l’atelier, l’autre face de la communication : les réunions où l’on parle pour ne pas être écouté, le bavardage oiseux sur les détails et le verrouillage féroce de l’essentiel, les actes qui tournent le dos aux paroles, la débandade de la responsabilité, la lâcheté institutionnalisée, le chantage au chômage. Peu à peu, dans les rêves ou au fond des consciences, les images se juxtaposent. L’ici du quotidien ressemble à l’ailleurs des puissants. Les plans se télescopent et s’écrasent. De tant de mensonges naïfs, naît une évidence tellement nue! On serait enfin vraiment en face de soi, des autres, du monde? On pourrait commencer à écouter sa propre voix, sans s’exalter, bien sûr, et avec humour, mais, enfin, sans fausse honte? Qu’elle est désirable, cette perspective, mais qu’elle est terrible!

Le peuple sait d’expérience intérieure que rien de ce qu’agite le système de la communication n’a la moindre existence véritable, ni dans les choses ni dans les gens. Cette permanente et morbide justification de la médiocrité au nom de la nécessité, il la reconnaît : c’est la sienne quand il manque de courage, quand il parle avec la voix des autres, quand il met son âme en statistiques. Comment pourrait-il aimer ou haïr, encore moins juger, ce qui appartient au royaume des ombres? Plus ça jacasse dans ce monde en déroute, plus ça fait silence en lui. Et plus il se sent indifférent aux puissants, plus se précise l’évidence qu’il a à être, qu’il a à devenir, qu’il a à dire. Plus le truquage s’affine et se barde de grands mots prétentieux, plus il le sent mesquin, plus il y flaire la haine putride qu’exhalent les tyrans dépossédés. Plus on tente de l’aguicher en suscitant en lui l’espoir misérable d’un univers sans angoisse, plus il se recueille sur la croissance hasardeuse, improbable, presque impossible, d’une fleur dont il ignore tout. Non que le peuple rêve de miracles! Il se serait bien passé de tant de frustrations. Mais on l’a conduit au fond du malheur : il faudra bien qu’il remonte. Rien d’angélique en lui. S’il pouvait s’arranger, il le ferait. C’est vrai que, le plus souvent, il collabore. Qu’il s’enferme, qu’il s’aveugle, qu’il se moque cruellement de lui-même, qu’il se diffame. Mais on est allé trop loin. Les gentillesses venues du haut ne suscitent plus en lui que la rage douloureuse du mépris. Comme il préférerait ne pas en être là! Le voici en stand by devant le gouffre, comme ces banlieues qu’il redoute et qui le préfigurent : plus de passé, plus d’avenir, un sur place furieux avec, de temps en temps, un crachat dans un micro.

Ce qu’on oublie, c’est qu’au moment où il est soumis comme jamais à l’emprise tantôt brutale, tantôt séductrice, d’un pouvoir multiforme expert à brouiller désirs et volontés, le peuple fait une expérience décisive de la liberté. Expérience presque incommunicable, si secrète, si clandestine qu’il jurerait tout en ignorer. Si violente qu’il se la reproche comme une incongruité ou comme une indécence, mais qui jette sur la réalité quotidienne une lumière irréfutable. Non seulement il se découvre une formidable capacité à distinguer le vrai du faux, aptitude qui borde toutes ses réactions, jusqu’à son apparente docilité, d’une frange d’ironie et de dédain, mais encore il constate que cette science ne lui vient de personne, qu’aucun donneur de leçons ne la lui a suggérée, qu’elle est en lui comme une propriété aussi naturelle que le souffle et la parole. Ce que valent les mots qu’on lui dit, les sentiments qu’on tente de fabriquer en lui, il le sait. Et aussi ce que pèse la violence conquérante de l’argent, ce qu’elle décline d’abject. Les prétendues valeurs que des responsables terrifiés fabriquent à la demande pour masquer la déroute générale, il en connaît le prix. L’humanisme, le respect d’autrui, la tolérance, la religion, la charité : au conformisme carnassier, tout est paravent! Il sait, le peuple, il sent, il devine. Il est devenu, malgré lui, un portique à détecter la vieillerie! Mais quelle solitude est la sienne le jour où il reconnaît, dans tous ces discours qui lui vantent le réalisme, l’écho des humiliations qui le meurtrissent, l’acceptation de la défaite maquillée en victoire, l’obséquiosité en élan spontané, le constat de décès en objectif de vie ; quand il s’aperçoit que la lâcheté ordinaire exige l’abolition brutale de toute existence vraiment personnelle et de toute relation droite avec les autres! Et quelle détresse quand il constate que ce ne sont pas seulement les hommes d’argent et de pouvoir qui se sont faits les rouages dociles de la mécanique sociale ; qu’elle est devenue, cette mécanique, pour la quasi-totalité des intellectuels et pour le plus grand nombre des syndicalistes, une interlocutrice respectée!

Naissance? Avortement? Qui le dira? En tout cas, c’est au sein du peuple, et seulement là, que réside l’espérance. Inutile d’inventer une alternative au bafouillage d’un parti ou d’un autre. Ou de cuisiner autrement les ingrédients avariés du pouvoir. Ou de défiler, ou de décapiter, ou de vénérer. Tout devient plus simple. Ceux qui, de quelque manière, sentent leur destin obscurément lié à celui du peuple, ceux qui n’ont pas renoncé à garder mémoire de l’avenir, ceux que couvre de honte la pensée d’esquisser un seul pas de danse sur la piste carcérale de la modernité gâteuse, ceux-là n’ont plus qu’une idée, qu’un désir, qu’une obsession : contribuer à une naissance qu’ils ne verront pas mais qui, en les libérant de tout souci pour eux-mêmes et en leur offrant ainsi les fruits les plus exquis de la liberté, les comble déjà, sinon de bonheur, au moins de paix. Aucun mot d’ordre entre ces gens-là, nulle présentation de curriculum vitae : ils ne se reconnaissent qu’à leur passion de vivre et à leur certitude, même clignotante, même fugitive, même sarcastique, que la vie d’un seul va toujours à l’impasse si elle ne s’articule sur celle de tous, qu’il y a de l’enfer dans tout corporatisme, dans tout club, dans toute tribu, que le désir désire toujours au-delà, que seule la largeur est exacte et que le moindre hommage à la liberté comme la plus secrète concession à la servitude retentissent jusqu’aux confins de l’univers. Ils croient que la vie modeste et incertaine qui les attend ne sera pas vaine, qu’il y aura en elle un peu de tragique mais aussi, pourvu que le rire le plus vaste accompagne ce mot, du glorieux.

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Dégager et tresser les libertés éparses et fragiles que, paradoxalement, la stupide modernité révèle et conforte, voilà un projet pour les amateurs de vie, et peu importe d’où ils viennent, ce qu’ils font, à quelles sources ils ont bu et quels déserts les ont asséchés. Projet pour les vieux, dont c’est l’âge d’entrer dans le « champ sacré » dont parle Platon. Projet pour les jeunes qui y trouveraient des raisons d’étudier, de chercher, de comprendre, d’aimer, plus dignes d’eux que celles que leur proposent les aigres jouissances et les pauvres assurances des carrières pré-consommées. Et qui sait – mais est-ce possible? – projet politique pour quelque responsable non totalement déserté par la liberté. Dans une commune, un canton – si l’on rêve, dans une nation tout entière -, en tout cas dans quelque lieu ou circonstance où, par miracle, par erreur, soufflerait encore le vent, se mettre ensemble, après avoir chassé sondeurs et communicateurs, à l’écoute amoureuse des êtres, à la recherche du point de convergence de leurs libertés, de ce qu’elles désignent pour demain et révèlent déjà pour aujourd’hui.

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Texte publié dans la revue Cité (n° 32, 4e trimestre 1999)

La clef fausse pour la porte vaine

(À propos de L’Âne, de Victor Hugo)

Une doctrine donnant « pour idéal au progrès non pas même le bonheur, qui est déjà un but inférieur, mais la forme la plus matérielle du bonheur, le bien-être », cette « chose-là qui s’appellerait Religion de l’Humanité, rien au monde ne serait plus vain et plus lugubre. » C’est du Victor Hugo, cité par Henri Guillemin dans sa préface de L’Âne pour l’édition complète du Club français du Livre, en 1971.

On en apprend de belles dans cette préface. Cette charge dévastatrice contre le rationalisme et contre le positivisme, Zola, dans un article du Figaro du 2 novembre 1880, l’a balayée d’un « éclat de rire ». « Cet homme n’est pas des nôtres, écrit-il, il appartient au moyen-âge. » Hugo, d’ailleurs, ne sera-t-il pas bientôt octogénaire ? Le vieux est gâteux, rigolent les « républicains positivistes ».

Hélas ! En faisant précéder son Âne d’un texte liminaire de seize vers ostensiblement daté d’octobre 1880, le vieux les a roulés dans la farine. Le poème, lui, avec ses 2762 vers, a été écrit entre l’été 1856 et le 23 mai 1858, avant La Légende des Siècles, avant Les Misérables, avant le théâtre, et tant d’autres. Voilà vingt-deux ans que Victor Hugo attend cette publication, il ne veut pas mourir sans avoir vu son âne ruer dans la prairie scientiste. Son éditeur, pour des raisons d’éditeur, a hésité, manœuvré, différé : des récits, le cher Hetzel veut des récits ! Eu égard à tant de dévouement, que cela lui soit pardonné.
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Dans Napoléon-le-Petit, dans Les Châtiments, dans Les Contemplations, Hugo avait dit son fait à l’obscurantisme clérical. Il n’oublie pas, dans L’Âne, de lui faire une piqûre de rappel mais, cette fois, la cible principale a changé : ceux, dit Guillemin, qui, « sous couleur de science, ou dans une absurde divinisation de l’homme, non contents d’être eux-mêmes aveugles, s’acharnent à crever les yeux de la créature devant ce que [Hugo] tient, quant à lui, pour une évidence extérieure et intérieure, la présence de Dieu. » Le temps a passé. Tout ce que dénonce ce texte triomphe aujourd’hui, réconcilié dans ce vers fulgurant : Torquemada pour flamme, et Malthus pour lumière.

Il serait intéressant de tenter de faire entrer l’Âne dans les écoles, laïques ou confessionnelles, de toute la planète : la promptitude avec laquelle il se retrouverait à la porte des unes et des autres attesterait l’urgence de relire un texte qui, à l’époque, fit déjà hurler les droites et emplit les gauches d’un silence de componction.

L’Âne, c’est l’immense discours en vers d’un baudet nommé Patience à l’adresse d’un Kant silencieux, car :

[…] la nature approuve
Ce couple, âne parlant, philosophe écoutant.

Un âne moderne, somme toute, qui, pas plus que moi, ne s’intéresse à ces confrontations recuites des dévots et des libres penseurs qui furent à la pensée ce que les pantalonnades de l’adultère bourgeois furent au théâtre :

Homme, athée en ta foi comme en ton ironie,
Tu crois qu’un ciel s’éteint dès qu’un prêtre le nie,
Imbécile ! ou qu’après ton choc voltairien
Le monde est en poussière et qu’il n’en reste rien !

Déjà un faux problème réglé. En voici un second : l’éreintement des socialistes, d’une part, la descente en flammes des conservateurs, d’autre part, aboutissent à peu près à la conclusion que chaque séance du cinéma électoral mûrit dans l’esprit des citoyens pas entièrement anesthésiés :

Ces deux systèmes vains sont hors de la raison
Et de la vérité, chacun à sa façon ;
[…] Étranges en ceci que d’un point opposé
Ils viennent l’un et l’autre aboutir au Passé.

D’un côté, le passé comme principe, comme patron. De l’autre, le passé comme destin d’un présent en fuite vers un avenir inatteignable, d’un présent qui, instantanément, se momifie, gèle. D’un côté, le passé vénéré ; de l’autre, le passé sécrété. Les sabots de l’âne n’oublient personne.

Veut-on quelques exemples ? Les conservateurs, d’abord :

L’ancêtre seul existe, il se nomme Passé ;
Il est l’immense chef vénérable et stupide ;
Sa barbe est la sagesse et le beau c’est sa ride ;
Il est mort ; c’est pourquoi lui seul est proclamé
Vivant, et d’autant plus patent qu’il est fermé ;
Il s’est pétrifié dans sa morne attitude,
Et son autorité, c’est sa décrépitude ;
Partout où l’on se hait, il a son point d’appui ;
Tout rentre en lui ; tout est hiérarchie, ennui,
Fauteuil patriarcal, ordre antique, loi, gêne ;
La famille alourdie a le poids d’une chaîne ;
Le vieillard Autrefois gouverne, et Maintenant
Pourrit dans le marais du genre humain stagnant.
Ils sont le fanatisme, ils sont le préjugé ;
Durs, ils tiennent l’enfant dans les aïeux plongé ;
Hélas, ils font lever la nuit sur tous les faîtes ;
Jamais de novateurs, d’inventeurs, de prophètes ;
Jamais des conquérants, toujours des héritiers ;
Toujours les mêmes pas dans les mêmes sentiers.

Quant à ceux qu’on aurait jadis appelés socialistes, le mot ayant, de nos jours, perdu toute signification intelligible et désignant désormais une marque plutôt qu’une pensée, voici la préfiguration hugolienne du climat qu’ils vont bientôt instaurer. Avez-vous lu Victor Hugo?  demande un titre d’Aragon. Les staliniens n’en avaient pas pris le temps :

Une fraternité blafarde et monacale
Entre les froids vivants que rien ne lie entre eux ;
L’être est isolement et disparition ;
[…] L’homme est un numéro dans l’infini flottant
Hors de ce qui l’engendre et de ce qui l’attend,
Vain, fuyant, coudoyé par d’autres chiffres vagues.
[…] L’homme enregistré naît et meurt sous une équerre ;
Le pied doit s’emboîter dans le niveau, le pas
Doit avant de s’ouvrir consulter le compas ;
De cette égalité dure et qui vit à peine,
La liberté s’en va, vieille républicaine,
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier ;
Chacun doit à son heure entrer dans l’atelier,
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette ;
L’homme dans son casier avec une étiquette,
Délié de son père, ignorant son aïeul,
C’est là le dernier mot du progrès – l’homme seul.

Le temps, on le voit, a fini par mêler les genres. Les derniers vers franchissent allègrement, et dans les deux sens, le Mur de Berlin et les travées des hémicycles. Désormais, ils sont de droite, ils sont de gauche, les

Esprits qui n’ont jamais contre terre écouté
Le silence du gouffre et de l’éternité,
Jamais collé l’oreille au mur des catacombes,
Cœurs sourds au battement mystérieux des tombes,
Chassant les disparus, parquant les arrivants,
Ils abolissent, plaie effroyable aux vivants,
La solidarité sépulcrale des hommes.

Beau, non ? Et qu’on n’aille pas inventer un Hugo hostile au progrès ! Il y croit, et fort, et amoureusement, lui qui voit la science et la technique marcher à grands pas « vers la douleur morte et l’espace annulé » ! Mais il ne se dissimule pas l’infernale prétention des prêtres de cette religion-là. « Ils classent, ils régentent, ils excluent », commente Guillemin. Ce qui n’entre pas dans leur système, ils l’ignorent. Le terrible, le fou, c’est qu’aux yeux de leur vanité et de leur suffisance, cette ignorance-là a valeur de connaissance ! Ainsi ne savent-ils même pas vraiment ignorer. Car, dit merveilleusement Hugo, « l’ignorant n’ignore pas… ». L’illusion technique a barré la route au songe. Elle a fait s’évanouir l’écho, a étouffé la résonance. Ce que l’animal peut encore lui enseigner de silence bruissant l’effarouche, l’emplit de honte, de haine.

L’âne à ce qu’il disait rêva dans le silence
Comme on suit du regard une pierre qu’on lance.

L’âne, notre ultime recours. Sa foisonnante et généreuse ignorance nous rend à nous-mêmes :

Mon frère l’homme, il faut se faire une raison,
Nous sommes vous et nous dans la même prison ;
La porte en est massive et la voûte en est dure ;
Tu regardes parfois au trou de la serrure,
Et tu nommes cela Science ; mais tu n’as
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas.

Il est bien facile à comprendre, pourtant, le frère homme :

Je vois l’homme à peu près tel qu’il est, presque bête,
Presque génie, ayant son gouffre dans sa tête.

Mais pourquoi n’accepte-t-il pas bravement cette presque animalité et ce presque génie ? Pourquoi passe-t-il son temps à rogner, à châtrer, à réduire, à classer, à rabaisser ? Pourquoi tant de méfiance pour ce qui est en dessous, pour ce qui est au-dessus ? La réponse de Hugo, dont il dit qu’elle résume, ne nous surprendra pas. Le frémissement presque mozartien des deux derniers vers de ce passage, ce décalage, cette mélancolique fêlure, ce spasme de découragement, c’est le monde où nous vivons, c’est l’espérance lointaine, si lointaine, qui le frôle.

Je me résume, ô Kant, l’homme est triste. Il n’existe
Qu’un mérite ici-bas, c’est d’être riche ; il n’est
Qu’un esprit, et qui rend charmant le plus benêt,
C’est d’être riche ; il n’est, et ce siècle l’affiche,
Qu’une beauté, toujours, partout, c’est d’être riche ;
L’or ne connaît que l’or, et devant les lingots
Le vice et la vertu sont deux sombres égaux.
Voilà tout ce que sait la science.   

                                                                       La vie
Fait quelques pas tremblants vers le bien, puis dévie.

Réalisme hugolien, seul réalisme possible, tous les autres sont l’eau de la vaisselle des puissants. Réalisme de l’âme. L’âme de l’âne Patience, généreuse et éclairante projection. J’admire la gentillesse que déploie ce bon Patience à l’égard de ce benêt d’homme moderne :

[…] Toi l’impie et ton voisin dévot
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse ;
Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse ;
[…] À votre sens, ce monde, auguste apothéose,
Ce faste du prodige épars sur toute chose,
[…] Au fond c’est de l’emphase…

« Au fond c’est de l’emphase… » Je l’ai senti si souvent dans les gens, ce sentiment, quand mes mots allaient plus vite que moi ! De l’emphase, le baume de l’emphase ! Ils pensaient que c’était de l’emphase ! Et se préparaient à revenir bien vite au sérieux, au scepticisme des conseillers vicieux, à la sagesse des faiblards arrogants. Mais l’âne a le pied trop sûr pour franchir ce pas. On ne le fera pas avancer d’un millimètre dans cette immonde compréhension, dans cette crasseuse complicité, dans l’assassinat expliqué aux instruits. Il est là, cloué au sol par sa puissante faiblesse, par sa lucide bêtise. Il brait, et les montagnes répercutent sa rage :

Qu’est-ce donc que tu mouds, réponds, moulin à vent ?
Ta sagesse te fait castrat et te mutile.
L’homme, c’est l’impuissant fécondant l’inutile.

Condamnation ? Allons donc ! Bourrade de bourrique, gronderie d’un frère préalable, tendresse désolée pour ce bipède stupide qui s’est rendu le mystère – d’en dessous et d’au-dessus – encore plus étranger qu’incompréhensible :

Oui, Kant, après un long acharnement d’étude,
Quand vous avez enfin un peu de plénitude,
Un résultat quelconque à grands frais obtenu,
Vous vous sentez vider par quelqu’un d’inconnu.
Le mystère, l’énigme, aucune chose sûre,
Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure
Que la science y verse un élément nouveau ;
Et vous vous retrouvez avec votre cerveau
Toujours à sec au fond des pompes funèbres,
Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres
Vidait ce verre sombre aussitôt qu’il s’emplit !

Et là commence le grand jeu. Le progrès n’est pas responsable. Et la faute de l’homme n’est pas de mal en user, mais de ne pas avoir osé sentir quel élargissement il exigeait de lui, de n’y avoir trouvé qu’un mauvais prétexte de rupture, de divorce avec lui-même et le monde, de refus, de repli, d’enfermement, de servitude. La question n’est pas morale. Elle est métamorale, métaphysique. Le progrès a révélé l’idée que l’homme a de l’homme : elle est craintive, elle est médiocre, elle est mesquine. Devant cette épreuve, ce test, il a lugubrement échoué. Plus grave, il s’est montré assez misérable pour se féliciter de cet échec ; il a donné sa lâcheté pour de la modestie, sa capitulation pour de la sagesse. Épouvanté par des rumeurs venues de trop profond, il a fait de sa raison son réduit, son alibi, sa geôle. Pour faire oublier son imposture, il cherche à y enfermer le monde entier. Ce mauvais riche n’a plus rien à partager que sa peur et son avarice.

Tant que l’intelligence hélas ! ne sera point
La grande propagande et la grande bravoure ;
[…] Contre les livres pleins de vérités dormant,
Contre l’enseignement, contre le firmament,
Et les esprits sans fin, et les astres sans nombre,
Les oreilles de l’âne auront raison dans l’ombre !

L’intelligence comme propagande ! Quel pressentiment de la révolution qui nous sollicite! « Libérez l’infini ! » crie en nous un Hugo soixante-huitard ! Car

[…] L’infini plein d’étoiles,
Sur la terre où le cuistre admire l’avorton,
N’a qu’un débarcadère appelé Charenton.

Ainsi parlaient aussi Ronald Laing et David Cooper. Le génie est « une infraction sévèrement réprimée ». Par le tyran ? Allons donc ! Le tyran s’est dissous en chacun de nous ! Chacun de nous est désormais le procureur de son propre génie. Blasphème permanent contre l’évidence majeure : « Toute âme a sa forme intime devant Dieu ». L’intelligence comme propagande, quel programme pour les domestiques nourris au pain noir de la propagande comme intelligence ! Écoutons l’âne inspiré :

Homme entre nous et toi bien mince est la cloison,
Et l’aigle par devant par derrière est oison.
Ta cervelle est de boue et ton cœur est de pierre.
Tes docteurs chats-huants détournent leur paupière
Au resplendissement du divin Hélios ;
Ils éclipsent avec un mur d’in-folios
Le ciel mystérieux d’où viennent les grands souffles ;
Qu’est-ce qu’ils font de toi, ces bonzes, ces maroufles,
Ces talapoins lettrés aux discours pluvieux ?
Un vieux toujours enfant, un enfant toujours vieux.

Qu’est-ce qu’ils font de toi ces managers, ces journalistes, ces communicants ? Un vieux toujours enfant qui croit que tout est possible. Un enfant toujours vieux qui n’ose pas grandir seul.

Oui, chez toi tout, hélas ! arrive à du néant

Le vieil enfant docile n’apprend que ce qu’il sait, ne dit que ce que l’on attend, ne parle que pour ne pas entendre l’âne lui demander

D’où vient qu’on se dévore et d’où vient qu’on se tue ?
Est-ce qu’au papillon la fleur se prostitue ?
Le fumier est-il saint et frère du parfum ?
Tout vit-il ? Quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu’un ?
D’où vient qu’on naît, d’où vient qu’on meurt ? d’où vient qu’on souffre ?

Quoi ? c’est lui, le baudet, qui fait la leçon au philosophe ? Bien sûr !

O Kant, l’âne est un âne, et Kant n’est qu’un esprit.

Non que Patience soit un prétentieux. Il a écouté les savants, les vrais et les faux. Il les a humblement admirés. Il a rêvé de leur ressembler. Hélas !

[…] pendant que l’énorme lumière,
Formidable, emplissait le firmament vermeil,
Leur chandelle tâchait d’éclairer le soleil !

« Ne m’enseignez pas. » Ce n’est pas la supplique de l’animal. C’est, dans l’animal, la supplique de l’âme. Ne me tuez pas !

J’ai lu, cherché, creusé, jusqu’à m’estropier.
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute.
O qui que vous soyez qui passez sur la route,
Fouillez-moi, rossez-moi ; mais ne m’enseignez pas.
Gardez votre savoir sans but, dont je suis las,
Et ne m’en faites pas tourner la manivelle.
Montez moi sur le dos, mais non sur la cervelle.

« O qui que vous soyez qui passez sur la route. » Hugo fait écho à un verset de la Première lamentation de Jérémie : « Vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur pareille à la douleur qui me tourmente », verset qui fut ensuite associé à l’affliction de la Vierge. J’aime ce rapprochement. C’est la protestation de l’Unique contre

Vous, les abbés du goût, hurlant à l’unisson :
Nous sommes le savoir, nous sommes la raison !

Ne l’enseignez pas. Vos livres ne le convaincront pas. Ils sont des « vivants ténébreux ».

Ils sont l’autorité régnant dans son caveau,
L’esprit de l’homme avec reliure de veau.
[…] O leurre ! la clef fausse ouvre la porte vaine ;
Ta pensée est une ombre où tu restes béant.

Cet homme qui écrivit tant de livres, et qui les maltraite si fort ! Pour lui aussi, « enseigner, c’est dire espérance ; étudier, fidélité ». Un livre qui ne touche pas l’âme n’a droit qu’à un linceul de poussière. Un livre est un pont. Un livre est un départ qui s’offre. Un livre vous installe dans la fuite, dans la fidélité de la fuite. Il vous y carre le cœur, l’esprit, les sens. Seuls les prisonniers savent ce qu’est vraiment un livre. Un livre est une occasion de prendre la vague. Le reste est guerre, c’est-à-dire parade, bouffissure nullissime.

Tu veux être un héros, j’y consens, va-t-en guerre.
Hors de l’étui, l’épée ! Et nous la dégainons,
Et l’éclair des boulets du fourreau des canons,
On fait battre la charge, on fait jouer la mine.
On tue, on incendie, on pille, on extermine.

Et puis ?
Et puis, rien. Militaire, culturelle, économique, religieuse, la parade guerrière n’est rien. La force, et puis rien. La grandeur, et puis rien. La puissance, et puis rien. L’argent, et puis rien. Le savoir, et puis rien. Gagner, et puis rien. Être le premier, et puis rien.

Pauvres hommes, par l’homme, hélas ! suppliciés,
Vous vous y prenez mal, mais, quoi que vous fassiez,
Vous êtes à l’attache, et la courroie est forte ;
Votre maigre science économique avorte ;
[…] Le joug tient, la douleur persiste, le mal dure.
Vous ne détruisez pas la fatalité dure.

L’Âne s’achève sur un poème au titre étonnant : Sécurité du penseur. Je ne me mêlerai pas de le commenter. En voici le cœur. Il me suffira de rappeler que la sécurité porte un très beau nom pour Hugo quand il écrit ce poème : elle s’appelle l’exil.

Tout marche au but ; tout sert ; il ne faut pas maudire.
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire ;
Pas un nuage n’est au hasard répandu ;
Pas un pli du rideau du temple n’est perdu ;
L’éternelle splendeur lentement se dévoile.
Laisse passer l’éclipse et tu verras l’étoile !
Le tas des cécités, morne, informe, fatal,
A l’éblouissement pour faîte et pour total ;
Le Verbe a pour racine obscure les algèbres ;
Les pas mystérieux qu’on fait dans les ténèbres
Sont les frères des pas qu’on fera dans le jour ;
L’essor peut commencer par l’aile du vautour
Et se continuer avec l’aile du cygne ;
Du fond de l’idéal Dieu serein nous fait signe ;
Et, même par le mal, par les fausses leçons,
Par l’horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons.
Querelle, petitesse, ignorance savante,
Tous ces degrés abjects dont ton œil s’épouvante,
Sont les passages vils par où l’on va plus haut ;
La lettre sombre, ô Kant, forme un splendide mot ;
Sans l’étage d’en bas que serait l’édifice ?
L’homme fait son progrès de ce qui fut son vice ;
Le mal transfiguré par degrés fait le bien.
Ne désespère pas et ne condamne rien.
Pour gravir le sublime et l’incommensurable,
Il faut mettre ton pied dans ce trou misérable ;
Un chaos est l’œuf noir d’un ciel ; toute beauté
Pour première enveloppe a la difformité ;
L’ange a pour chrysalide une hydre ; sache attendre ;
Penche sur ces laideurs ton côté le plus tendre ;
C’est par ces noirceurs-là que toi-même es monté.
Dieu ne veut pas que rien, même l’obscurité,
Même l’erreur qui semble ou funeste ou futile,
Que rien puisse en criant : Quoi, j’étais inutile !
Dans le gouffre à jamais retomber éperdu ;
Et le lien sacré du service rendu,
À travers l’ombre affreuse et la céleste sphère,
Joint l’échelon de nuit aux marches de lumière.

(11 avril 2008)