L’homme de la résurgence

Avant le nom de mon site, l’idée de résurgence m’avait fourni, en 1993-1994, celui d’une action de formation à l’INSEE ; la lucidité de deux ou trois responsables m’avait beaucoup aidé à la réaliser. Les cadres C qui en étaient les acteurs s’y engagèrent avec tant de cœur et d’intelligence que nos rencontres me donnèrent le désir de formuler, sinon une théorie, du moins quelques éléments d’une réflexion sur ce que pourrait être à notre époque un grand élan d’expression. Je pris même quelques notes, celles qu’on va lire, qui devaient servir à un livre que j’aurais intitulé L’homme de la résurgence. Le livre ne fut jamais écrit. Mais j’ai retrouvé ces notes. Je les présente ici dans l’état où elles étaient il y a onze ans.

I. L’expérience des sessions d’expression

Ce livre part d’une réflexion sur ma pratique de formateur. Depuis vingt ans, j’anime des sessions d’expression auxquelles participent des personnes de tous âges, de toutes origines sociales, exerçant les fonctions les plus diverses. Ces sessions durent trois jours. Elles ont pour but – au moins telles que je les conçois – de permettre aux stagiaires d’expérimenter des possibilités d’expression souvent laissées en friche. On n’y propose ni recettes ni techniques. Tout est centré sur la réflexion personnelle et collective et sur l’expression qu’elle permet.

Assister à l’évolution des participants durant ces trois jours est une occasion toujours renouvelée de méditation. Ce qui se passe dans les groupes déborde largement, par sa signification, le cadre de la formation. La session est comme le microcosme de la vie sociale. Mon intention est de m’en servir comme d’un instrument pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il me faut donc d’abord, dans ce premier chapitre, dégager la portée d’une session d’expression. Je compte passer très vite sur les circonstances, l’organisation, etc., pour montrer qu’une session d’expression propose un triple cheminement :
– un travail sur le langage : d’une façon très empirique, et en partant des propos les plus simples, on y apprend à exprimer ou à découvrir ses thèmes, ses questions, sa sensibilité ;
– un travail sur la relation : l’évolution du langage modifie la nature et la qualité des relations entre les participants, créant ainsi de nouveaux champs d’expression ;
– un travail sur le sens : les participants en viennent à ce qu’ils partagent quotidiennement, la vie de l’entreprise, le travail, la vie sociale. Ils jettent sur ces réalités un regard plus libre, plus critique, plus personnel ; ils apprennent à les déconstruire et à les reconstruire.

Le travail commun dans l’entreprise est à la fois le garant et le moteur de l’authenticité de leur réflexion. Le garant : la réalité concrète de l’entreprise écarte de tout psychologisme, de toute illumination suspecte. Le moteur : les participants ne sont pas enfermés dans quelque univers pédagogique artificiel ; c’est de leur vie entière qu’il s’agit, ils sont à la fois en face d’eux-mêmes, en face du monde, en face des autres.

Je souhaite évoquer le climat de ces sessions. Il faudra suggérer plus que décrire, montrer comment le quotidien des préoccupations et des angoisses ordinaires y prend un écho inattendu, faire sentir la vérité et la gravité de ces chemins de liberté, quel désir d’authenticité habite les stagiaires et comme il leur est difficile de le réaliser.

Il faudra surtout rendre compte de ces instants privilégiés où, sous les yeux du groupe, quelqu’un franchit les limites de son expression : un discours jusque-là convenu qui, on ne sait comment, devient une parole plus personnelle ; une façon de s’adresser aux autres, plus attentive et plus simple, qui atteste qu’on s’est libéré d’une contrainte sociale ; un jugement sur l’entreprise ou sur le monde où pointe l’audace d’une neuve liberté. Porteurs d’une émotion inépuisable, évoquant avec force la naissance et l’inauguration, ces instants sont la manifestation imprévisible d’un travail caché qui a pourtant toute sa cohérence, et même toute sa rationalité. Ils sont inséparables de l’envers d’inexpression, et souvent de servitude, auquel ils sont arrachés. Ils portent la trace de l’œuvre visible de la session et de l’œuvre invisible de la vie. Ils ne témoignent pas seulement de tel désir individuel, de telle évolution particulière, mais de ce qui, dans chaque être, est commun à tous ; ils n’éclairent pas seulement les vies personnelles, mais la vie sociale ; ils sont à la fois, et indissolublement, d’essence poétique et d’essence politique.

J’appelle résurgence l’instant de cette expérience et le travail lent et secret qui la produit. Sans elle, les débats théoriques sonnent creux, les proclamations et les revendications deviennent des abstractions répétitives et sentent la servitude. Avant de l’analyser plus précisément, voyons dans cette résurgence – le mot évoque à la fois la profondeur et l’émergence, l’enfouissement et la réapparition – l’expérience toujours singulière d’une humanité qui « tient tout entière dans les efforts des hommes pour la faire advenir » (Francis Jeanson). L’instant de la résurgence n’est pas piqué sur le temps comme un caprice ; il révèle un désir et il annonce un sens, voilà ce qui apparaît dans l’univers expérimental de la session comme dans l’univers réel de la vie.

II. L’homme à l’envers

La session n’est pas la vie. Elle suggère pourtant que, le plus souvent, on parle de l’homme moderne à l’envers, c’est-à-dire non pas en le replaçant dans la dynamique de son expression mais en l’enfermant dans ses conditionnements et dans l’inexpression qu’ils favorisent. Notre psychologie serait-elle une psychologie de la mutilation, notre sociologie une sociologie de l’étouffement ? La peinture de l’homme moderne (cf. L’ère du vide et, plus généralement, tout ce qui se rapporte à l’étude critique de notre environnement technocratique) non seulement ne prend en compte que l’homme mutilé mais encore, en le décrivant, donne un fondement théorique à ses difficultés d’expression et les aggrave. L’ère du vide crée le vide. La phobie de la technocratie peut renforcer la technocratie. Séduit par tant de brillantes analyses sur son cas, l’homme moderne se met à parler de son existence comme on veut qu’il en parle : à l’envers.

C’est qu’en lui la partie est serrée. Décrire cet homme sous l’angle de ce désir de sens dont il ne sait que faire. Montrer comme il joue la vie privée contre la vie publique, la vie dite personnelle contre la vie dite professionnelle, comme il passe d’illusion en illusion, comme il refoule son désir dans un mythique « jardin secret » qui ne donne plus accès à aucune réalité. Comment il vit tout entier dans le cercle d’une subjectivité protégée et protectrice, en réalité pur reflet du monde extérieur. Analyser ce « réalisme » qu’il brandit comme une arme, comme un remède contre toute utopie déstabilisatrice. Il a choisi sans le savoir la pire utopie : le néant.

L’homme du réalisme est, on le sait, l’homme de la normalisation. Il cherche à trouver son équilibre, du championnat de football aux combinaisons politiques, en passant par les performances économiques, dans des rôles de rationalité, dans des stratégies qui sont à peu près la seule perspective intellectuelle que lui ont laissée les études, la technique, l’économie, l’informatique. Établir le lien entre ces rôles et les médias qui les garantissent et les cadenassent. Analyser surtout la souffrance de cet homme, ses hésitations permanentes entre la bonne foi et la mauvaise foi, le présenter dans des situations concrètes, dans l’entreprise, devant la télévision. Faire comprendre qu’il est toujours quand même au combat, malgré les pièges, malgré les compromis. Il sait que plus il s’engage dans ce système d’enfermement, plus il s’éloigne de lui-même et des autres. Mais, s’il peut sombrer dans la manie ou la dépression, il peut aussi, dans le même temps, accumuler des munitions pour sa résistance. Insister sur cette donnée qui met en perspective toutes les autres et qui sera un des points d’appui principaux du livre. Les caches secrètes de l’homme moderne ; comme il se trahit, par exemple, par son refus d’entrer dans les rôles qu’on lui propose, alors qu’il en célèbre l’importance, l’urgence, l’efficacité, etc. Ainsi du thème de la motivation dans les entreprises : toujours repris, toujours à reprendre à l’aide d’une inépuisable collection de slogans auxquels personne ne croit, il traduit très bien la totale inadaptation de l’homme adapté.

Tous les alibis que peut se donner cet homme mutilé pour ne pas explorer autre chose que sa mutilation. Il est branché sur l’actualité, sur la mode. Il peut cacher son malaise sous un masque toujours renouvelé de connaissances scientifiques ou techniques. Il le reconnaît dans toutes sortes d’expériences délirantes, des sectes à l’occultisme, voire dans l’expression traditionnelle d’une religion qui, indifférente à ce qu’il pourrait sentir ou dire de lui-même, oriente tous ses efforts et toute sa culpabilité vers des performances morales individuelles. Il le retrouve dans le langage archaïque des partis et des syndicats qui lui laisse l’illusion confortable que rien n’a changé, ni dans le monde ni en lui-même. Pourtant chacun de ces alibis, chacune de ces situations ambiguës lui est une occasion de rencontrer les autres, de voir son image dans leurs yeux, son irrésolution dans la leur ; toute situation de communication devient le miroir de sa facticité et les efforts qu’il fait pour s’en protéger sont aussi des miroirs.

Je souhaite aller de ce qui détruit cet homme aux signes légers, discrets, refoulés mais présents, qui attestent qu’il est conscient de cette autodestruction, même s’il ne sait en être que le spectateur désappointé ou résigné. Analyser l’écart entre ce qu’il dit et ce qu’il pense. Comparer sa sensibilité personnelle, toute stoïque et désabusée, aux hymnes qu’il feint d’entonner en l’honneur du progrès. Montrer qu’il n’est pas monolithique, que son intelligence lui souffle parfois qu’il pourrait avoir son mot à dire, que les idoles qu’il vénère sont dérisoires.

Un jour, à l’occasion d’une joie, d’une peine, d’un instant de plaisir, d’ennui ou d’inattention, il devine qu’il ne s’agit pas de résoudre des problèmes mais de faire advenir de la vie. Même inexploitée, cette évidence reste en lui comme un virus à retardement.

III. La résurgence

Nous l’avons vu : l’émotion qui accompagne tout élargissement de la liberté, si intense qu’il soit, ne relève pas de l’irrationnel. Si nous appelons résurgence l’instant de cet élargissement et le mouvement qui y conduit, nous nous trouvons dans une logique qui s’oppose à celle de la servitude et de la résignation. Elle se manifeste clairement à l’instant de la résurgence, plus facile à isoler, certes, dans la session que dans la vie, mais répondant sans doute, dans les deux cas, à la même nécessité.

L’instant de la résurgence est celui où tombent des cloisons, où apparaissent des fissures qui révèlent la fragilité d’une construction en même temps qu’elles ouvrent des voies à la liberté, à une existence à la fois plus proche de ses sources et plus créative. On ne saurait analyser très précisément un mouvement aussi fluide, aussi imprévisible, aussi intimement lié au mystère de la personne, mais on peut reconnaître quelques-uns des signes par lesquels il se manifeste :
– la conscience d’une contingence qui individualise : un système de valeurs arbitrairement réanimé se délite, le langage laisse paraître d’inquiétantes porosités, la croûte de rationalisation et d’efficacité dont on l’a blindé glisse, se déplace, se désagrège. Il y a du jeu (au sens mécanique du mot) dans les rouages assemblés par l’angoisse. Thématique de l’eau : quelque chose filtre, ruisselle, déferle, menace de noyer mais ne noie pas, emporte en tout cas du mobilier inutile ;
– au hasard de la vie, des modes différents de l’existence que l’on avait dûment séparés (le social, l’éducatif, le sexuel, l’économique, etc.) se rencontrent, se télescopent, créent des relations nouvelles qui contraignent à voir autrement le monde, les autres et soi-même, à reconnaître une sensibilité marginalisée, à changer de regard ;
– ou encore, à côté ou à la place de cette mise en relation synchronique, survient une mise en relation diachronique d’instants différents ou contradictoires, surgis du passé, qui se rencontrent, ou se heurtent, ou s’épousent. Survient alors dans une conscience qui ne voudrait être qu’à ce qu’elle fait une troisième dimension, troublante.

La résurgence apparaît toujours dans la perspective d’une relation ou de la relation. C’est le mouvement le plus individualisé et le moins individualiste qui soit, entièrement imprévisible et d’emblée tourné vers les autres. Liée entièrement à l’histoire de chacun, à ses zones les plus obscures, les plus troubles, elle ne peut survenir que dans la conscience de l’existence d’autrui. On pense à ce qu’Aragon appelle la déplongée, une vie qui se ressent elle-même et peut se penser, le contraire d’une fuite, une libération au sens d’une énergie qu’on libère.

Suggérer par petites touches le climat de la résurgence :
– l’intérêt se déplace du système ou des systèmes aux interstices, aux trous, au jeu que ce ou ces systèmes produisent infailliblement ;
– redécouverte de l’attention, de la sensation fine comme moyens d’accès privilégiés au monde ;
– les valeurs de mouvement l’emportent sur les valeurs de sécurité, de stabilité ;
– conscience des limites individuelles, fin des rêveries totalisantes, renoncement au désir abstrait de puissance ou de toute-puissance, mais certitude d’un pouvoir réel, d’une capacité de faire ;
– la solitude comme fondement de la communication ;
– sentiment d’une réalité en genèse, inchoative, d’une « logique du vivant », conscience de ce qui germe, pousse.

IV. L’homme de la résurgence

La résurgence est une entrée en liberté, un pas décisif sur le chemin d’une libération. Mais elle ne se laisse jamais réduire à du psychologique. L’homme de la résurgence est lié aux autres par deux intuitions convergentes :
– d’une part, un vif sentiment de solidarité, venant moins d’une exigence morale que de la conscience d’une identité de nature. Au cœur de chaque différence, l’humain ou, pour parler comme La Boétie, la compagnie. Se libérer n’est pas s’isoler mais rencontrer les autres, l’autonomie elle-même n’a de sens que pour les relations qu’elle permet de tisser et qui constituent la dimension première de la personne et de la société ;
– d’autre part, un non moins vif sentiment de rejet à l’égard des représentations qui dominent les sociétés post-industrielles. Sans doute l’homme de la résurgence n’a-t-il pas le goût marqué d’opposer une idéologie à une autre mais il sait, pour l’avoir directement expérimenté, ce que signifie le nouveau discours de servitude lié à l’intérêt, à la manipulation, à l’image, à l’individualisme.

L’homme de la résurgence procède par écarts existentiels et par nécessité intime plus que par référence à une idéologie. Il a l’expérience de la barbarie et celle de la liberté. Il les trouve toutes deux dans la société dont il fait partie et dont il n’est ni le champion ni le contempteur systématique. Mais il fait confiance à son dégoût comme à son goût pour faire pencher la balance. Il se sent deux fois un homme parmi les hommes, comme victime – encore parfois consentante – de la barbarie, comme témoin de la liberté. Il est tout entier, dans son existence propre comme dans son action dans le monde, l’homme du passage. Il sait qu’on ne peut longtemps distinguer liberté intérieure et liberté dans le monde. Il rejette d’un même mouvement les fausses mystiques qui ignorent la vie et les bateleurs de l’ambition et de la conquête.

Il a une façon nouvelle d’habiter la cité. Il remplit ses devoirs de citoyen mais sans aucune passion pour le jeu politique, même s’il sait, à l’occasion, s’engager là où il le faut et quand il le faut, c’est-à-dire où et quand la liberté est vraiment compromise. De cela, il se reconnaît juge. Mais c’est ailleurs qu’il donne sa mesure, dans des réseaux informels, dans un tissu toujours changeant de relations qui se reconnaissent à trois signes : on s’y interroge sur l’existence qu’on mène, on se sait porteur d’incitations à la liberté pour la vie sociale, on y vit des relations fortes. Ces micro-réseaux, il les sent, tout limités qu’ils soient, comme de vrais lieux de progrès et d’amitié. Le schéma « famille-travail-loisir » lui devient assez étranger. S’il ne se détourne pas forcément de la famille, il en change radicalement la signification. Il tient pour nul l’esprit de contrainte et pour nul l’esprit de laxisme.

C’est un ouvrier des profondeurs, du simple : un mineur. En un sens, le contraire d’un militant. Avant d’être son devoir, la liberté est son plaisir grave. Il échappe ainsi deux fois, sans aucun risque d’être récupéré, aux séductions de l’aguicheuse société de consommation : par la qualité de son plaisir en face de quoi les « permissions » qu’elle lui offre ne sont que laborieuses agaceries, par l’exigence qui est l’envers de ce plaisir, et dont elle a perdu depuis longtemps le souvenir.

C’est autour de cette lente, permanente, contagieuse résurgence que s’édifie l’unité de sa vie. Il démantèle quelques forteresses (l’idée de famille, d’entreprise, de patrie) mais en réinvestit les matériaux dans de nouvelles constructions. Le sentiment de l’authentique (on analysera cette notion) le ramène toujours à une modestie première et le garde du pouvoir pour le pouvoir, de la carrière, du secret. Refus de la sécurité à tout prix ; sens du départ ; goût d’une certaine pauvreté ; jouissance d’un seul luxe, la relation : il appuie sa créativité sur une dynamique sensuelle. Il oppose au système du marketing la contagion directe de l’existant. On peut dire de lui ce qu’on disait autrefois des transcendantaux : il est diffusif de soi, sans publicité.

V. Une culture de l’expression

Retrouver, d’un seul mouvement, une expression plus authentique, une relation plus libre avec les autres et, par là, une influence réelle sur le monde, ce programme aurait l’agrément de beaucoup. L’homme de la résurgence n’est pas celui qui l’approuve mais celui qui le pratique, c’est-à-dire celui qui fait le pari qu’il est possible de vivre – jusque dans l’acception la plus concrète du mot – en n’acceptant jamais de renoncer, même provisoirement, à aucune de ces trois exigences.

Au début de ce dernier chapitre, il nous semble utile de faire un détour par le XVIe siècle et le Discours de la servitude volontaire. Nous suivrons avec La Boétie cet homme « assoti » par les « drogueries » qui accepte si volontiers le joug « qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude ». Nous lui rappellerons que « nous ne sommes pas seulement en possession de notre franchise mais avec affectation de la défendre » et « qu’il ne peut tomber dans l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude nous ayant tous mis en compagnie ».

Cette « compagnie » – notre société – nous tâcherons d’en esquisser, sous l’angle de la résurgence, un portrait équitable. Nous la montrerons aux prises avec deux difficultés majeures et contradictoires :
– elle vit toujours sur des représentations de l’autorité qui l’asservissent, sur des modèles archaïques ;
– elle s’égare dans un rêve de modernité finalement assez vide de sens, probablement pour oublier qu’elle n’a pas encore liquidé ses systèmes d’autorité.

Nous insisterons sur la symétrie qui existe entre les cassures visibles, objectives de la société (exemple : la société duale) et les cassures subjectives qui ruinent les consciences. Nous montrerons à quel point cette société a perdu ses racines et verrons dans le désir de résurgence comme le signe de la volonté de les retrouver, c’est-à-dire de les inventer. Nous ne confondrons pas en effet l’archaïque et le fondamental. « Non pas l’antique comme rabâchage, écrit Jacques Berque, mais l’innové comme retrouvailles ». Nous chercherons à quelles conditions (politiques, culturelles, sociales) de telles retrouvailles sont possibles.

D’une façon plus précise, il faudra imaginer comment l’enseignement et la formation pourraient, pour leur part, au-delà de la simple distribution de connaissances, favoriser de véritables évolutions. Nous ferons sur ce point des propositions précises, inspirées de notre expérience pédagogique. Sans doute aucune proposition, aucune mesure ne permettra-t-elle à quiconque de faire l’économie d’une résurgence personnelle. Mais c’est le rôle d’une société démocratique – c’est-à-dire d’une société qui ne confie pas son destin à la technocratie – de sentir, de comprendre, d’accompagner autant qu’elle le peut les mouvements de la sensibilité, du cœur, de l’esprit qui sont les premiers – et les seuls – signes de culture.

On ne peut en effet continuer à voir dans la culture une décoration aimable et raffinée ou un moyen élégant de s’adapter à l’évolution du monde. C’est du contraire qu’il s’agit. Non pas s’adapter au monde, mais rendre le monde acceptable. Si elle n’est pas le moyen de mettre à distance ce qui nous humilie et ce qui nous étouffe, la culture n’est plus que le bavardage oiseux d’imposteurs spécialisés. Il y a donc urgence à faire naître une culture de la résurgence ou, si l’on préfère, de l’expression. Beaucoup de manifestations spectaculaires et promotionnelles doivent y perdre leur prestige usurpé. Cette sorte de snobisme pour tous qui ruine, avec l’esprit démocratique, toute gravité comme toute amitié, doit s’effacer devant des expériences plus authentiques et plus ferventes.

(6 juillet 2005)

L’emploi du temps et l’exode

Il arrive qu’une production artistique déploie des intentions d’une telle richesse que sa dimension esthétique en soit d’emblée dépassée, ou plutôt assumée, par une signification plus large, anthropologique par exemple, ou spirituelle. Le film de Laurent Cantet, L’Emploi du temps, nous fournit cette chance : sa beauté formelle s’échappe, pour ainsi dire, dans le tourbillon de vérité qu’elle provoque.

Peu importe si l’auteur s’est inspiré, ou non, d’un fait divers récent. Cette histoire de cadre supérieur contraint, par son exigence elle-même, à l’exil intérieur, au mensonge apparent, à la presque folie, Laurent Cantet en a pressenti la symbolique puissante. Comme tous ceux qui ont tenté de libérer la parole dans les entreprises, qui se sont heurtés au béton de tant de formalismes, qui ont vu tant de grands mots, tant de beaux mots, servir tant de causes médiocres, ou franchement détestables, j’allais céder au plus noir pessimisme : ce blockhaus de la vie économique, personne n’y pénétrerait jamais ; personne n’irait jamais plonger dans les esprits et les cœurs des travailleurs pour y lire leurs angoisses et leur affolement ; seuls filtreraient des chiffres, des cocoricos dérisoires, le crincrin des affrontements rituels entre les si bien nommés partenaires sociaux…

J’avais tort. L’inoubliable dernière scène de L’Emploi du temps restera désormais l’arrière-plan irrépressible de tout ce qu’on pourra dire du monde du travail et de la société économique. Dans quel désastre la perfection frigide du langage managérial, habile à tout mimer, même le sentiment, entraîne, jour après jour, tout ce qui peut rester de vivant dans les êtres, rien ne pourra plus nous le faire oublier. Comme un pied dans une porte, le film de Laurent Cantet interdira à cette prison de se refermer. Tous ceux qui reconnaîtront leur âme dans celle de ce cadre ordinaire sauront ainsi qu’ils ne sont voués au silence ou à la résignation que par leur seul manque de courage.

Quelle étrange coïncidence si cette révélation impitoyable, et pourtant si tranquille, nous parvient à un moment où le monde tout entier, secoué par une violence inouïe, sent qu’il lui faudra cette fois, pour s’en sortir, autre chose que des slogans ou des images publicitaires ! Quel signe ! Et quel encouragement ! Nous autres, occidentaux, apprenons que nous ne sommes dispensés de rien. Ni meilleurs ni pires que d’autres, nous ne sommes condamnés ni à la stupidité de l’esprit de supériorité, ni à l’hypocrisie de la repentance permanente. Nous avons simplement, comme les autres, à affronter nos démons : les vrais, pas ceux que nous nous inventons.

« Les images du bonheur et les images de l’homme créateur, disait François Perroux, sont les images d’un homme qui veut changer parce qu’il perçoit premièrement sa souffrance et son inertie. » On ne saurait donc rien faire aujourd’hui de plus amical que de montrer comment l’horreur économique dévaste l’intimité des êtres et stérilise leur for interne. Aller droit à ce nœud qu’il faudra bien finir par dénouer, y aller contre l’optimisme idiot des technocrates, contre la stérilité des pourfendeurs de tabous, contre la frousse de ceux qui prennent la vie pour une négociation, voilà la seule manière possible de laisser sa place à l’espérance, de donner du champ aux rêves, à l’existence, à l’amitié.

On voit bien pourquoi les souffrances secrètes qu’inflige aux travailleurs une société devenue dogmatiquement matérialiste demeurent muettes, si muettes que le désespoir auquel elles les conduisent leur semble presque naturel. L’Emploi du temps ne nous laisse rien ignorer du combat qu’il faut affronter si l’on n’accepte pas de se laisser anesthésier. C’est peu dire qu’il faut avoir l’âme bien trempée… Subir sans faiblir la pression quotidienne des obligations routinières, du chantage permanent au chômage. Traverser la longue galerie des valeurs truquées, repérer la tyrannie derrière la tolérance, le pire autoritarisme derrière la communication. Ne pas se laisser happer par les mirages d’un concret qui mutile, d’un quotidien qui englue. Résister au paradoxe terrifiant d’un monde qui ne parle que de la vie et ne rêve que de la mort. Démêler la fausse morale de la vraie. Reconnaître la vraie à sa façon de s’inscrire entre le plus haut de ce qu’on croit et le plus secret de ce qu’on vit, à sa manière de traverser notre obscurité, telle une étoile filante, et parfois d’y fulgurer. Mépriser la fausse, l’immonde, celle qui nous réduit à n’être que des reflets, des reflets de reflets, celle qui se sert de ce que nous avons de meilleur pour nous humilier, pour nous atterrer, celle qui anime tous les talibans du monde, ceux de l’intégrisme et ceux de l’argent.

Chemin terrible que celui que sillonne ce film. Et nous n’avons pas encore évoqué le plus dur : cette famille si touchante, si drôle, cette épouse si finement aimante, ces enfants si vivants qui, non seulement ne sont d’aucune aide pour ce malheureux explorateur de liberté, mais encore secondent de tout leur poids, sans le savoir, ceux qui l’accablent. Comme si la compréhension amoureuse qui ne lui fait défaut dans aucun de ces êtres était incapable de contrebalancer cette pesanteur collective qui les écrase comme elle nous écrase. Comme si, trop préoccupés de nos affaires individuelles et de nos stratégies de clans, nous avions, eux et nous, laissé filer le monde entre les mains des bandits. Époque de transition ? C’est là constat d’expert, ou de juge de touche. A chacun aujourd’hui de savoir ce qui le hante, à chacun d’oublier son image, à chacun de ne pas se soucier de son ombre : ce qui nous traverse de vrai passe forcément par les autres. Mais nous voyons bien que l’habit de notre pauvre monde ne peut plus être rapiécé. Nous sommes à la fin du film de Laurent Cantet. La voix trop aimable, trop suave, trop soft du manager nous renvoie à notre rage et, au-delà, aux sources peu explorées qui chantent en nous. Quelque chose de nous nous est révélé : telle est la grâce de l’art. En retour, nous avons mieux à faire que de déguster cet instant en esthètes. Offrons donc à ce monde désolé le seul manteau qui soit digne de lui, celui que nous aurons tissé de notre meilleure étoffe, notre parole, la vraie, celle qui questionne, celle qui désire, celle qui suscite l’aventure parce qu’elle est elle-même aventure. A quoi bon, une fois de plus, faire le tour de nos propriétés, de nos certitudes, de nos relations, de nos repères, de nos connaissances, de nos ambitions, puisque nous sommes tous, individuellement et collectivement, ce Vincent en exode ?

L’asphyxie jusqu’à quoi ?

Une inscription peinte sur les flancs des wagons de marchandises rappelle en trois langues qu’ils ne sont autorisés à circuler que le toit fermé. Il n’en est pas autrement aujourd’hui de la parole de l’enseignement et de la formation. Elle est presque toujours bloquée et souvent plombée. Ne pas chercher ailleurs la raison de l’asphyxie collective. Se souvenir de ce détail quand on parle d’école, d’éducation, de formation professionnelle. Qu’on sache au moins, sinon, que les considérations techniques, économiques, sociales, politiques, morales et, naturellement, pédagogiques qu’on agitera sur ces sujets auront pour seul champ d’efficacité, si savantes qu’elles paraissent, le choix du mode d’asphyxie.

Séquence 1. Dimanche 15 décembre, 13h21, sur France-Inter : l’émission Bien dit. Une association intervient auprès d’élèves d’un établissement de banlieue qui font aussi leurs premiers pas dans le monde de l’entreprise. Les professeurs sont présents. Ces adolescents, nous dit-on, sont démotivés. Ils vivent mal la découverte de ce milieu nouveau. L’association prétend les « mettre en capacité de s’adapter ».

Pour les intervenants, ces ados vivent selon deux systèmes de codes, celui des jeunes et celui des banlieues. L’opération consiste à leur faire accepter ceux de l’entreprise et à trouver un langage commun où se reconnaîtront élèves, enseignants et managers. Le code revient constamment dans leurs propos. À leurs yeux, il semble ouvrir les intelligences et les cœurs aussi aisément que les coffres-forts. Un adulte explique sans rire que ces jeunes n’ont ni le code du respect ni le code de la confiance en soi. Il n’a toutefois pas confirmé qu’ils avaient perdu le code de la respiration, et quelques autres.

Un garçon déclare qu’il garde son sac sur son dos devant son professeur alors qu’il s’en débarrasse devant le directeur de l’entreprise : c’est que celui-ci, contrairement à celui-là, va lui donner de l’argent. « Il ne faut pas être hypocrite, explique le gamin. Quand on travaille, c’est pour l’argent. » La formatrice acquiesce. Eh bien, oui, si c’est son code…

Un autre élève est prié de s’adresser à un adulte censé jouer le rôle d’une porte. La porte ne s’ouvrira que s’il lui parle sur le ton qu’il faut, c’est-à-dire s’il en connaît le code. Personne ne lui dira qu’en dépit de l’attention qu’on feint de lui porter, cet autre auquel donne accès un code est bel et bien considéré comme une donnée objective et que, dès lors, tout échange avec lui se réduit à un rapport de force ou d’intérêt. Personne ne lui montrera qu’aucune existence ne peut s’inscrire dans l’immédiateté du désir ou de la volonté de puissance, ni que, si elle prétend s’en contenter, la relation avec autrui n’est qu’un jeu de rôle plus ou moins agréable ou déplaisant, mais toujours sinistrement répétitif.

Par contre, on ne lésine pas pour saupoudrer les gamins de « respect ». Je n’aime pas qu’on leur demande l’autorisation de les tutoyer. Si l’on juge cette pratique méprisante, pourquoi l’adopter ? Si on la sent chaleureuse, pourquoi s’en priver ? En fait, cette scrupuleuse formatrice se traite elle-même comme elle traite les enfants : elle fuit sa liberté comme elle fuit la leur. C’est pourquoi elle tient à parler sous leur contrôle. Ce qui, dans la position d’autorité qui est la sienne, les oblige pratiquement à lui donner l’autorisation de les dominer. Nous voici en pleine idéologie du management. Double contrainte : soyez libres pour obéir.

En plein management, c’est-à-dire en plein simulacre. La journaliste de France Inter qui annonce l’émission explique gentiment que le but est surtout de montrer le chemin qui reste à parcourir. Le gamin qu’on interroge avec un évident scepticisme dit que ces trucs-là, c’est comme la psychologie, ça fait rigoler. Quant à son copain, il est bien embarrassé. Le questionnaire qu’il doit remplir l’interroge sur ses préjugés. Du haut de leur réalisme citoyen, les intervenants n’ont pas vu venir le pépin : il ne sait pas ce que ce mot veut dire.

Séquence 2. Conçues pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy et mises en œuvre durant la présidence de François Hollande, des initiatives gouvernementales cherchent à transformer profondément le climat de la fonction publique territoriale, qui n’emploie pas moins d’un million huit cent mille agents. Les responsables administratifs des communes, des départements, des régions, des structures intercommunales, des établissements publics, des offices publics d’HLM ont reçu, sous forme de trois documents envoyés par mail, des directives précises concernant, d’une part, la formation des agents à la communication et, d’autre part, l’organisation des entretiens individuels d’évaluation. Ces documents n’ont qu’un but : achever d’importer dans la fonction publique le modèle de l’entreprise privée. Ils le font avec une docilité sans faille et sans nuance et apportent à cette « modernisation » une logique de rouleau compresseur qui pourrait la rendre encore plus efficacement paralysante que dans le secteur privé. De la propagande, de la pure et grossière propagande, habile à jouer des possibilités de l’informatique pour imposer des questions simplistes et leur catapulter des réponses plus simplistes encore.

Qu’est-ce que la communication ? Réponse du document : « C’est un art, un métier. […] C’est (surtout) influencer. » Comprenons : c’est vendre. À quoi doivent servir la communication « et (surtout) la négociation », avec laquelle on la confond sans façon ? À avoir des résultats. On nous assure cependant (je ne sais d’où l’on a tiré des certitudes aussi précisément chiffrées) que, dans ces résultats, les mots ne comptent que pour 8%, alors que la voix, elle, dispose de 25% de l’efficacité et les attitudes corporelles, promis juré, 57%. Dans le même temps, on nous met sérieusement en garde : nous sommes tentés de prendre pour des faits ou des réalités ce qui n’est que la projection de nos jugements ou, là encore, de nos préjugés.

Faisons semblant de croire ce discours, et tirons-en les conséquences. Si les paroles comptent si peu et sont si suspectes, autant dire que la communication se borne à un échange entre deux irrationnels muets, qu’elle se réduit à la lutte de deux séductions aveugles.

Que se passerait-il si ce schéma avait quelque réalité ? On pourrait parler de tentative de retour à l’animalité. Non pas à l’animalité véritable et pleine de sens des animaux. Pas non plus à quelque forme primaire de sensation. Plus grave : à l’animalité par mutilation de l’humain, à l’animalité impossible. Avec la haine qui, du fait de la frustration, s’ensuivrait nécessairement.

Dans l’administration ou dans l’entreprise, il est vrai, on ne se tue pas, ou pas toujours. L’organisation, l’institution elle-même, sa puissance sont d’excellents exutoires aux frustrations qu’elles provoquent. L’idéal délirant de la communication n’est pas une invitation au suicide, mais à l’asservissement volontaire : les suicides signalent, en quelque sorte, les erreurs du programme. Ce qu’on appelle communication, c’est la proposition qu’on fait aux salariés, toute raison abolie et toute liberté évacuée, de mimer entre eux, comme un hommage à elle adressé, comme une manifestation d’allégeance à son égard, la violence de l’institution. Communiquer, dans cette perspective, ce n’est pas parler dans l’institution, ce n’est même pas parler comme l’institution, c’est parler l’institution, la laisser se dire en soi et lui prêter ses mots, épouser sa violence, être déchiré par ses conflits et même, s’il le faut, la contredire : une démission première donne droit à toutes les critiques subalternes. Le bénéfice secondaire que les salariés peuvent attendre de cette démission est aussi évident qu’illusoire : s’imaginer qu’elle les débarrassera de leur responsabilité, que tout cauchemar de révolte s’évanouira en eux. En réalité, c’est quand ils craignent de mal communiquer ou de ne pas être capables de communiquer, c’est-à-dire quand ils acceptent loyalement la distance qui s’installe forcément entre l’institution et eux qu’ils deviennent ce qu’on veut les empêcher d’être : des sujets pensants, de libres citoyens.

Si les gamins dont je parlais accédaient d’aventure à un poste de la fonction publique territoriale, ils ne s’y trouveraient pas en pays étranger. Invités à communiquer, ils seraient toutefois soumis à quelques préalables : la confidentialité, la liberté, la responsabilité, l’écoute, la nécessité de s’impliquer sont requises. Ces exigences morales imposées par l’église économique s’articulent sur l’ascèse de l’efficacité qu’elle proclame : le chemin des consciences est parfaitement balisé.

C’est peu dire qu’il y a des ratés. L’entretien individuel d’évaluation en est un. Il s’agit là d’un temps fort – et même du temps fort – de la communication. Chaque agent doit y rencontrer, une fois l’an, son supérieur direct, ou N+1. Dans l’immense majorité des cas, sauf pour certains hiérarchiques de rang élevé, ce supérieur N+1 est une personne que ses subordonnés côtoient quotidiennement, ce qui donne une allure surréaliste à l’extrême sophistication de la procédure de l’entretien. On ne voit pas comment des collègues qui discutent toute l’année de choses et d‘autres, et pas seulement, au moins à la cantine, de ce qui concerne le travail, pourraient sérieusement s’enfermer dans l’incroyable carcan d’une procédure maniaque s’ils ne la vivaient l’un et l’autre comme une pure et absurde liturgie imposée par l’autorité dans le but d’accroître la crainte et d’aggraver le tremblement tout au long de la chaîne hiérarchique.

L’entretien d’évaluation, explique le document, doit se préparer. Celles et ceux qui, dans leur jeunesse, ont fréquenté le catéchisme, penseront inévitablement aux questions préalables à la confession qui figuraient dans leurs manuels. Pas moins de vingt-et-une lignes, dans ce document, de questions comme celles-ci : « Quelles sont mes principales missions, les aspects essentiels de ma fonction ? […] Mes points forts et mes points de progrès ? […] Comment se passe la relation avec l’équipe ? Avec mon responsable ? » Les rédacteurs du document ont pensé à tout. Aux sujets que doivent aborder le hiérarchique et son collaborateur. Aux étapes de l’entretien, minutieusement réglées, et dont chacune doit se soucier de ses objectifs et de ses moyens d’action. Le plus comique de l’affaire est que chaque hiérarchique, à l’exception du Président, étant destiné à jouer lui-même le rôle du collaborateur, sait qu’il éprouvera bientôt les mêmes embarras que ce dernier. Il s’agit donc, en fait, d’un exercice de soumission collective, d’une fustigation rituelle, d’une vénération sacrificielle du pouvoir.

En parlant avec des agents de la fonction territoriale, il m’a semblé que les postes où l’on s’occupe de questions de cet ordre n’étaient pas ceux qu’ils plaçaient le plus haut, et qu’ils étaient tentés de réagir comme notre gamin de banlieue : « Tout ça fait rigoler ». Mais, cette fois, les sourires m’ont semblé forcés. Ces billevesées iront au caniveau, mais une sourde inquiétude demeurera. Ils sentent que, peu à peu, on glisse le néant sous leurs pieds. Un dernier mot, puisque nous en sommes à rire. « L’entretien individuel, lit-on dans le document en question, est avant tout un moment d’échange et de liberté d’expression des salariés. » Plus c’est gros…

Séquence 3. Changement de décor. Jeudi 12 décembre, 21h41. Les grandes questions, une émission de France Cinq. Le thème de ce soir-là : Rebondir. Boris Cyrulnik et la résilience sont là. Il y a aussi Aude Lancelin, Henri Guaino, Frédéric Lenoir, François Lenglet, Arnaud Viviant. Pédagogue efficace, l’animateur distingue le rebond des personnes et celui de la société. La première partie est délicieuse. Il y a de la simplicité dans l’air, des cultures modestes et authentiques. Ces gens-là ne parlent pas pour se faire voir, on se croirait au temps longtemps. Ils s’appuient sur les auteurs qu’ils aiment, cela sonne juste et j’en suis ébahi. Le rebond ou la résilience vient à celui-ci par Nietzsche, à celle-là par Kierkegaard et même par l’humour de Schopenhauer, l’esprit de cet autre a émigré chez les taoïstes, Spinoza incite son voisin à persévérer dans son être. C’est sans prétention, intime et pudique, amical et intelligent. Chapeau. Pourvu que ça dure.

La deuxième partie a commencé. Ça n’a pas duré. Il s’agit maintenant de la résilience de l’époque. La belle conversation est devenue un festival de faire-semblant. J’entends successivement que nos maux ont une explication cyclique, que la mondialisation est sur le départ, que les nouvelles générations arrangeront tout ça vite fait, que les cadres des entreprises ne croient plus au management. Je voudrais expliquer à ma télé que la théorie des cycles, c’est parler pour ne rien dire. Que la mondialisation et le management peuvent faire baisser un peu la tension : la partie est gagnée, ils y ont tout intérêt. Que se défausser sur les jeunes, c’est un peu facile. Fatigue inutile, je n’ai plus devant moi les mêmes personnes. Tout à l’heure, ces gens étaient sincères : maintenant ils bluffent. Ils parlaient selon leur conscience : ils recrachent des news et des bouts d’éditoriaux. Chacun avait sa voix, ils ont tous le même ton.

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Il n’y a pas de beau monde. Il y a de belles femmes, de beaux bijoux, de beaux châteaux. De beaux esprits. De belles âmes. Il n’y a pas de beau monde. Il n’y a pas non plus de bon monde. Ni de monde bon. Dans notre langue, monde et bon se brouillent quand on les accole. Non que le monde soit toujours mauvais. Il l’est par contre, absolument et sans recours, quand il désigne l’amas confus d’avidités entrecroisées où nous pataugeons.

Trois groupes de personnes. Trois combats semblables et différents contre le monde, contre le « gros animal » de Simone Weil devenu ce monstre gigantesque.

Ce combat, les propagandistes officiels de la com dans la fonction publique l’ont perdu. Au vrai, ils ne l’ont jamais engagé, ils se voulaient battus d’avance. On ne dresse pas impunément ses tréteaux au carrefour de l’argent, du pouvoir, de l’image, de la technique et de ses manipulations. Ils se sont noyés dans ce monde-là. Ils ont perdu pour eux, pour cela en eux que j’appelle eux, qui est eux, et qui n’a rien à voir avec l’argent, le pouvoir, l’image, la technique et ses manipulations. Ils ont perdu pour eux, mais ceux qu’un système d’autorité implacable contraint à entrer dans leur confusion et leur servilité, ceux-là aussi y perdent, y perdent lourdement.

L’embarras des invités de France Cinq, quand ils ont été invités à sortir de ce qui les concernait en propre et de parler du destin de l’époque, en disait long. Ceux-là ne se sont pas noyés dans le monde, mais il leur est un boulet qui les condamne à une lutte perpétuelle : telle est la conséquence obligée des responsabilités mondaines. Ce for interne qu’ils ont tapissé d’une culture authentique, on sent qu’il leur devient un refuge, une cache, un igloo. Se libérer de ce frein-moteur que leur impose le monde : on ne peut rien leur souhaiter de mieux.

Les formateurs des jeunes des quartiers, eux, ne semblent pas, au tréfonds d’eux-mêmes, être habités de l’esprit du monde. En secret, pourtant, ils ont peur de lui et cette peur les jette paradoxalement dans ses bras. On dirait qu’ils n’ont pas eu le temps de s’affirmer, de se reconnaître, qu’ils sont partis tout nus pour la guerre. Ils n’habitent pas réellement leur for interne. Quelque chose en eux nie la bataille ou feint de l’avoir déjà gagnée : le monstre à cent bras a tôt fait de les attirer dans ses pièges. Et il les fait parler comme lui.

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Une formule largement inspirée de Maurice Merleau-Ponty nous faisait dire autrefois que l’expression d’une personne était celle de son triple rapport à elle-même, aux autres et au monde. L’idée n’a rien perdu de son sens. Il me semble toutefois que la relation aux autres, telle qu’elle était le plus souvent entendue, penchait plutôt du côté de la relation au monde que du côté de la relation à soi-même. Je souhaite, pour ma part, que la césure, s’il en faut une, soit placée non pas entre la relation à soi-même et la relation aux autres, mais entre celle-ci et la relation au monde.

Le monde, tel qu’il se présente aujourd’hui, c’est le règne terrifiant du On à qui la Technique et la volonté de puissance confèrent un pouvoir sans précédent. Qui aime ce monde-là ne peut aimer les autres. Qui aime les autres ne peut aimer ce monde-là. Ce monde-là, c’est un déchet. C’est ce que l’humain n’ose pas assumer de l’humain. De ce déchet, une propagande niaise et cruelle ne cesse de nous vendre une version sans cesse recyclée pour nous faire oublier qui nous sommes. Eh bien ! Voilà une déchetterie à ouvrir de toute urgence. À nous d’y apporter ce qui nous encombre et nous salit.