Il arrive qu’une production artistique déploie des intentions d’une telle richesse que sa dimension esthétique en soit d’emblée dépassée, ou plutôt assumée, par une signification plus large, anthropologique par exemple, ou spirituelle. Le film de Laurent Cantet, L’Emploi du temps, nous fournit cette chance : sa beauté formelle s’échappe, pour ainsi dire, dans le tourbillon de vérité qu’elle provoque.
Peu importe si l’auteur s’est inspiré, ou non, d’un fait divers récent. Cette histoire de cadre supérieur contraint, par son exigence elle-même, à l’exil intérieur, au mensonge apparent, à la presque folie, Laurent Cantet en a pressenti la symbolique puissante. Comme tous ceux qui ont tenté de libérer la parole dans les entreprises, qui se sont heurtés au béton de tant de formalismes, qui ont vu tant de grands mots, tant de beaux mots, servir tant de causes médiocres, ou franchement détestables, j’allais céder au plus noir pessimisme : ce blockhaus de la vie économique, personne n’y pénétrerait jamais ; personne n’irait jamais plonger dans les esprits et les cœurs des travailleurs pour y lire leurs angoisses et leur affolement ; seuls filtreraient des chiffres, des cocoricos dérisoires, le crincrin des affrontements rituels entre les si bien nommés partenaires sociaux…
J’avais tort. L’inoubliable dernière scène de L’Emploi du temps restera désormais l’arrière-plan irrépressible de tout ce qu’on pourra dire du monde du travail et de la société économique. Dans quel désastre la perfection frigide du langage managérial, habile à tout mimer, même le sentiment, entraîne, jour après jour, tout ce qui peut rester de vivant dans les êtres, rien ne pourra plus nous le faire oublier. Comme un pied dans une porte, le film de Laurent Cantet interdira à cette prison de se refermer. Tous ceux qui reconnaîtront leur âme dans celle de ce cadre ordinaire sauront ainsi qu’ils ne sont voués au silence ou à la résignation que par leur seul manque de courage.
Quelle étrange coïncidence si cette révélation impitoyable, et pourtant si tranquille, nous parvient à un moment où le monde tout entier, secoué par une violence inouïe, sent qu’il lui faudra cette fois, pour s’en sortir, autre chose que des slogans ou des images publicitaires ! Quel signe ! Et quel encouragement ! Nous autres, occidentaux, apprenons que nous ne sommes dispensés de rien. Ni meilleurs ni pires que d’autres, nous ne sommes condamnés ni à la stupidité de l’esprit de supériorité, ni à l’hypocrisie de la repentance permanente. Nous avons simplement, comme les autres, à affronter nos démons : les vrais, pas ceux que nous nous inventons.
« Les images du bonheur et les images de l’homme créateur, disait François Perroux, sont les images d’un homme qui veut changer parce qu’il perçoit premièrement sa souffrance et son inertie. » On ne saurait donc rien faire aujourd’hui de plus amical que de montrer comment l’horreur économique dévaste l’intimité des êtres et stérilise leur for interne. Aller droit à ce nœud qu’il faudra bien finir par dénouer, y aller contre l’optimisme idiot des technocrates, contre la stérilité des pourfendeurs de tabous, contre la frousse de ceux qui prennent la vie pour une négociation, voilà la seule manière possible de laisser sa place à l’espérance, de donner du champ aux rêves, à l’existence, à l’amitié.
On voit bien pourquoi les souffrances secrètes qu’inflige aux travailleurs une société devenue dogmatiquement matérialiste demeurent muettes, si muettes que le désespoir auquel elles les conduisent leur semble presque naturel. L’Emploi du temps ne nous laisse rien ignorer du combat qu’il faut affronter si l’on n’accepte pas de se laisser anesthésier. C’est peu dire qu’il faut avoir l’âme bien trempée… Subir sans faiblir la pression quotidienne des obligations routinières, du chantage permanent au chômage. Traverser la longue galerie des valeurs truquées, repérer la tyrannie derrière la tolérance, le pire autoritarisme derrière la communication. Ne pas se laisser happer par les mirages d’un concret qui mutile, d’un quotidien qui englue. Résister au paradoxe terrifiant d’un monde qui ne parle que de la vie et ne rêve que de la mort. Démêler la fausse morale de la vraie. Reconnaître la vraie à sa façon de s’inscrire entre le plus haut de ce qu’on croit et le plus secret de ce qu’on vit, à sa manière de traverser notre obscurité, telle une étoile filante, et parfois d’y fulgurer. Mépriser la fausse, l’immonde, celle qui nous réduit à n’être que des reflets, des reflets de reflets, celle qui se sert de ce que nous avons de meilleur pour nous humilier, pour nous atterrer, celle qui anime tous les talibans du monde, ceux de l’intégrisme et ceux de l’argent.
Chemin terrible que celui que sillonne ce film. Et nous n’avons pas encore évoqué le plus dur : cette famille si touchante, si drôle, cette épouse si finement aimante, ces enfants si vivants qui, non seulement ne sont d’aucune aide pour ce malheureux explorateur de liberté, mais encore secondent de tout leur poids, sans le savoir, ceux qui l’accablent. Comme si la compréhension amoureuse qui ne lui fait défaut dans aucun de ces êtres était incapable de contrebalancer cette pesanteur collective qui les écrase comme elle nous écrase. Comme si, trop préoccupés de nos affaires individuelles et de nos stratégies de clans, nous avions, eux et nous, laissé filer le monde entre les mains des bandits. Époque de transition ? C’est là constat d’expert, ou de juge de touche. A chacun aujourd’hui de savoir ce qui le hante, à chacun d’oublier son image, à chacun de ne pas se soucier de son ombre : ce qui nous traverse de vrai passe forcément par les autres. Mais nous voyons bien que l’habit de notre pauvre monde ne peut plus être rapiécé. Nous sommes à la fin du film de Laurent Cantet. La voix trop aimable, trop suave, trop soft du manager nous renvoie à notre rage et, au-delà, aux sources peu explorées qui chantent en nous. Quelque chose de nous nous est révélé : telle est la grâce de l’art. En retour, nous avons mieux à faire que de déguster cet instant en esthètes. Offrons donc à ce monde désolé le seul manteau qui soit digne de lui, celui que nous aurons tissé de notre meilleure étoffe, notre parole, la vraie, celle qui questionne, celle qui désire, celle qui suscite l’aventure parce qu’elle est elle-même aventure. A quoi bon, une fois de plus, faire le tour de nos propriétés, de nos certitudes, de nos relations, de nos repères, de nos connaissances, de nos ambitions, puisque nous sommes tous, individuellement et collectivement, ce Vincent en exode ?