Cela faisait donc quarante-trois ans, quatre mois et sept jours que j’étais parti. Je ne voulais pas revenir ici en touriste. Mieux aurait valu un regret. Il fallait une belle circonstance. L’hommage national de l’Algérie à Jacques Berque en était une.
Nos hôtes nous reçoivent à dîner dans un beau jardin. J’échappe mal au travers qui m’agace chez les autres : j’y vais de mes souvenirs de guerre. Ma voisine de table est une haute responsable du Ministère de la Culture. Elle m’écoute avec attention, mais avec un détachement où je sens de la tristesse. D’un sourire, elle balaie tout ce passé. Depuis, il y a eu pire ; de cela, si je veux bien, elle ne me dira rien.
On n’explique pas un cauchemar, mais pas non plus une naissance. C’est ici, à cause de ce pays, que, sans même m’en apercevoir, j’ai commencé ma vraie vie. « La nouveauté apparaît d’abord comme la fin d’un monde », écrit Jacques Berque. J’ai su ici que ce dont j’avais hérité, et à quoi je ne savais comment échapper, était une figure de la mort ; ici, j’ai senti que la simplicité ne me dédaignait pas.
Comment aurais-je pu ne pas reconnaître Jacques Berque quand je l’ai rencontré, quand j’ai dévoré ses livres ? J’y retrouvais la mer, le soleil, les parfums de l’autre rive, cette diversité tout ensemble familière et solennelle qui brouille les cartes et modifie les plans selon une subtile et puissante logique ; dans ce désordre admirablement ordonné, l’envers, peu à peu, enfin, devenait un endroit.
Nos voitures circulent en cortège, on nous reçoit au salon d’honneur, nous logeons dans une admirable résidence. Si c’est la vanité qui m’habite, qu’on me la pardonne, mais elle serait bien impuissante à me donner une pareille joie. Ici a été lancé, dans le vide, malgré moi, le pont de ma vie ; elle en a épousé le mouvement. De cette construction, l’Algérie fut le premier pylône. À l’insu de tous, rappel et confirmation, je me replonge dans le souvenir de demain. Le bâtisseur fut ce qu’il fut, mais le pont a tenu et le relie fortement aux autres.
Le camarade agrégé de lettres libéré avec moi en avait pris un sacré coup. Quand l’avion a décollé, je lui ai dit en riant : « Alors ? Content ? » « Pauvre idiot, m’a-t-il répondu, tu ne comprends donc pas qu’on va s’écraser ? » À Orly, j’ai refait une tentative : « Tu vois bien : on y est cette fois ! » Il a pris un air d’amitié douloureuse, de pitié condescendante ; puis, entre ses dents : « Nous serons rappelés dans un mois. » De quoi souffrait-il ? Peut-être de ne s’être pas laissé assez ébranler, de n’avoir rien pu entrevoir de neuf ? Peut-être rien ne s’était-il écroulé dans son cœur ? Peut-être l’avenir n’avait-il pas dessiné sa place en lui ? Qu’en sais-je ? Peut-être pensait-il déjà, comme ces esclaves d’aujourd’hui qui portent beau, que vivre, c’est « faire avec » ?
Je viens d’employer, sans y penser, deux mots du vocabulaire religieux, rappel et confirmation. Rappel : l’islam, le Coran. Confirmation : un sacrement catholique.
Un sergent qui n’a pas dix heures de vol pilote le petit avion qui m’emmène à Alger, avec deux autres soldats, le 4 mai 1959. Son assistant surgit de la cabine en vociférant : la porte latérale contre laquelle je m’appuie n’a pas été verrouillée. Pour fêter ça, notre Mermoz se pose à côté de la piste ; les cailloux font éclater un pneu. Voilà ce qu’on appelle l’expérience du contingent… Le reste de la journée sera terrible. J’erre à la découverte de la ville quand, juste en face de l’église Saint-Augustin, trente mètres devant moi, une grenade explose dans la poche d’un gamin dont je vois les membres se déchirer. La messe est en cours. Le prêtre jaillit de l’église, en grands ornements, suivi des enfants de chœur en soutanelle rouge ; la croix de sa chasuble se tord ; il s’avance vers le petit cadavre et hurle comme un possédé : « Ne recouvrez pas le corps ! Il faut que l’on voie la justice immanente de Dieu ! »
Cet abruti ne m’a dégoûté de rien, surtout pas de la religion. Pas plus que les analphabètes galonnés du 5ème Bureau ne me dégoûteront de la France. Ce n’est pas à ce niveau que je suis atteint mais – il me faudra beaucoup de temps pour l’admettre – beaucoup plus profond. Peu importe ce que l’Occident raconte, ce qu’il croit ou ne croit pas, pense ou ne pense pas. L’évidence insupportable et libératrice, insupportablement libératrice, me saute aux yeux, à la gorge, au cœur : c’est la vie de l’Occident qui est fausse. Elle est fausse premièrement, substantiellement, fondamentalement, antérieurement à ce qu’il fait, à ce qu’il dit, à ce qu’il pense. L’Occident ne sait plus que sa gangrène.
Les petits Bush frankaouis et cathos sont à Alger, ces années-là. Des vrais petits Bush, mais sans pétrole, bien trop ballots pour le business. La nouveauté comme la fin d’un monde ! Ils ont apporté leurs livres de théologie morale et cherchent dedans comment concilier ordre et justice. Cela leur laisse peu de temps pour regarder l’Algérie, dont ils ne connaissent guère que l’image que leur renvoient les garçons de bureau et les femmes de ménage. Comment pourraient-ils voir autre chose ? On ne prie pas les yeux ouverts ! Chez eux, ils disent le bénédicité devant des repas minables, frigides. Rien ne ressemble plus aux terroristes, on l’a compris maintenant, que les petits Bush. Leurs dégâts, à eux aussi, sont meurtriers, vraiment meurtriers. Deux des trois pauvres mères de famille que je voyais se débattre dans leur enfer théologico-bourgeois exporté en sont mortes. L’une, à bout de contradictions, s’est jetée sous le métro parce que la vie lui était devenue intenable ; le veuf a écrit aux amis qu’elle avait préféré la mort au péché qui la tentait, etc. J’ai vu l’autre, à moins de trente ans, se faner comme une laitue, exténuée par les exigences spirituelles de son saint domestique ; suicide homéopathique, en quelque sorte.
Comme il y a quarante-trois ans, ce que l’Algérie m’a révélé le plus fortement, c’est le monde en moi-même, et la fraternité que ce sentiment installe. Nous sommes ici en plein Berque, bien sûr, tel qu’il apparaît dans la belle interview que fit de lui Christian Dedet : « Le sort des Arabes diffère-t-il des autres ? Non. Il ne diffère ni de celui d’anciens autres colonisés, ni du nôtre. Nous avons à nous forger des personnes de dépassement. » Tant de choses nous relient, nos hôtes et nous ! Si différents que nous soyons, nous voici affrontés à des problèmes semblables qui ne peuvent être posés et résolus que dans le silence, dans la fécondité de l’ignorance partagée. Spécialistes, go home ! Vous savez tout de tout, bricoleurs de l’irréel, escamoteurs d’infini, avorteurs de désir, tout sauf cette étoile lointaine, cette étoile native de notre ressemblance dont l’inflexible tendresse fout la pagaille dans vos comptes !
Des mots ? Ah ! non ! Fini le quoi faire ? La seule question : qui être ? Rien de plus concret. Rien de tel pour se défaire des ornements dérisoires du langage des savants, des techniciens, des penseurs officiels, de tous ces graves et susceptibles projeteurs de vide. Jean-Pierre Chevènement, qui fit à Alger une intervention magnifique, n’avait aucune raison d’être inquiet quand je citai à la Ministre de la Culture, dont tout le monde sait qu’elle est une militante convaincue, le salubre jeu de mots de Robert Mallet : « Qui milite limite. » Je ne vois pas dans cet à-peu-près claudélien une invitation à pantoufler. Il ne nous renvoie pas en deçà du militantisme : il nous incite à regarder au-delà des causes à défendre ; au-delà, oserais-je dire, du système logique de causes et de conséquences qu’impliquent toujours les causes à défendre. Le militantisme exige lucidité, bienveillance, courage ; il suppose pourtant que nous nous maintenions à distance de nos actes. Il a encore toute sa place, mais le bouleversement radical où nous sommes jetés réclame de nous bien davantage : que nous donnions réponse ensemble à la question que nous sommes.
La formule m’est venue en parlant avec des journalistes : « L’Occident doit se décoloniser de soi-même. » Elle n’est pas d’une originalité fulgurante mais, dans ma bouche, elle était une validation et un renouvellement. Dans le luxe provisoire dont il jouit à Alger, l’habitué des tickets de métro, des commissions au super et des petits deux pièces encombrés ne se prend pas pour ce qu’il n’est pas. Durant ces quelques jours, l’écart que lui procure ce confort l’oblige à rêver. Il était arrivé à Alger en partisan de l’Algérie française ; c’est précisément pour cela qu’on l’y avait envoyé. Quand il est parti, dûment nanti d’une promesse de peloton d’exécution notifiée par son zélé supérieur, il était presque un autre. L’Algérie, c’était beaucoup plus que l’Algérie ; et c’est toujours beaucoup plus.
Non que je fasse un plat de cette aimable condamnation à mort. Il était si évident que ces niais ne l’emporteraient pas qu’elle avait des allures de blague. Mais elle me fut comme un brevet : j’étais bien perdu pour une certaine logique, et ça me plaisait infiniment.
De l’avenir, nous ne sommes ni les ingénieurs, ni les organisateurs. J’aurais dû insister davantage, à Alger, sur une curieuse circonstance : ni Jacques Berque ni Francis Jeanson, dont je suis fier d’avoir été et d’être l’ami, ne se droguaient à la pétition. Vos meilleurs soutiens ne marchent pas en bande.