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Je ne communique pas, je parle

LE MARCHÉ IV

Il monte à Denfert. Il débite un laïus inaudible. Des mots surnagent : moindre des politesses, rester propre. Il traverse le wagon à la vitesse de l’éclair sans laisser le temps aux voyageurs de sortir leur pièce. Toujours courant, il descend à Raspail.
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Un jour, peut-être, si j’en ai l’audace et si je crois cela utile aux autres et à moi-même, je parlerai ici de ma sexualité. S’il ne s’agissait que de mon « petit tas de secrets », peu importe ce que j’en déballerais ou non : aucun sens pour personne, pas même pour moi. J’appartiens sans doute à la dernière génération qui se souviendra de la haine de la sexualité et de l’horreur qu’elle entraînait. Comme tant d’autres, j’ai affronté la négation bien-pensante du sexe. Quand, adolescent, j’avouais au confesseur ce qu’on appelait alors les « tentations solitaires », l’abbé, qui voyait en moi un bon élément du patronage, prenait un air offusqué : « Non, pas toi, disait-il, pas toi ! » Puis il se faisait bonhomme : « Résiste ! Ça fait moins mal que de se faire arracher une dent ! » Je me suis débattu longtemps (comment puis-je écrire longtemps : ça ne m’a jamais quitté) avec cette impossible négation ; j’ai subi, et aggravé, la mauvaise foi où elle me jetait. Ensuite, je me suis, comme on dit, éclaté, rageusement éclaté : c’était à la fois, et indissolublement, le bonheur de l’élargissement et la « joie de descendre » dont parle Baudelaire. Tout cela paraîtra bien étrange à la jeunesse. Longtemps ce curieux vers d’Aragon a chanté dans mon oreille : « On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». N’empêche : si c’était à refaire, je le referais. Mais la question demeure. Notre société ne veut pas de la sexualité. Naguère elle la niait ; désormais elle la dissout. C’est toujours le sale duo de l’intolérance et de la tolérance qui mène le bal : cruauté par la contrainte, cruauté par l’indifférence. Car l’hypocrisie des classes dominantes n’était pas dictée par la pudeur mais par le sentiment, fort lucide, que le sexe était capable de bouleverser l’ordre social. Les mêmes classes dominantes, désormais couvertes de perruques démocratiques, pensent s’en protéger en en vulgarisant l’obsession. Privé ou gavé, on est inoffensif. Il reste à se consoler avec des appartenances religieuses, politiques, philosophiques hors jeu depuis longtemps : que nous soyons ou non amis du ciel, de la révolution, du situationnisme, notre horizon commun, si on laisse faire, c’est l’esclave qui bouffe. Oui, il faudra que je tâche de revenir sur la question. Je ne m’en cache pas : c’est pour moi horriblement difficile. J’essayerai de ne pas faire le malin. Je ne rêve pas de la fête permanente. Mais il ne suffit pas qu’on puisse parler du sexe, par un étrange contresens d’ailleurs, comme on parle de l’estomac ou des orteils. Il est vital que tout ce qu’il évoque contradictoirement, quoi qu’on en fasse, qu’on en use beaucoup, ou peu, ou pas du tout, – l’harmonie et le délire, le don et l’offrande, le plaisir et la souffrance, la fusion et la solitude, l’abandon et la possession, la tendresse et la fureur, la ressemblance et la différence – soit comme l’arrière-plan discret, mais constamment présent, de ce que nous pensons, disons, faisons, comme la pierre de touche de la raison et du sentiment, comme notre secret commun à tous, jamais épuisé mais jamais nié, jamais divulgué mais jamais oublié, comme l’essence vivante de notre condition mortelle, au-delà de tout, malgré tout, comme une dangereuse et forte réserve de sens qui, par elle-même, ne rend compte de rien mais sans laquelle notre vie ne vivrait pas.
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Ceux qui de toute leur bonne volonté et de toute leur maladresse, de tout leur cœur et en dépit de leurs limites, ne renoncent pas à vivre dans ce monde invivable, l’instant vient toujours où ils sont tentés de retourner contre eux-mêmes l’amertume qui les envahit et de se reprocher leur orgueil. Mais c’est dans ce reproche qu’est l’orgueil, pas dans le désir d’une vie plénière, même constamment frustré, même constamment contrarié par le désordre mécanique.
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Quelqu’un me parle de « l’innocence à rebours de notre identité européenne. » Très bien. Photo : le sourire angélique de Jean-Marie Messier. Tiens, on ne le voit plus chez Drucker…
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À propos de maître du monde, l’autre – le vrai – arrive au Sénégal. Pour la visite de l’adjudant, la chambrée doit être nickel. Hors de sa vue tout ce qui fait désordre : mendiants, clochards, prostituées, jeunesse pas trop nette ! Qu’on sorte les habitants de Gorée de chez eux, qu’on les rassemble sur la place ! Sécurité, sécurité ! Oyez, bonnes gens! Le Croisé en chef va se fendre d’une allocution. Sujet : la condamnation de l’esclavage.
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Les importants savent parfaitement qu’ils ont tort de prendre les gens pour des imbéciles. Mais, à peine une claque encaissée, ils se demandent comment ils s’y prendront, la prochaine fois, pour mieux les rouler. Le pouvoir ? Une manie ? Un tic ? Un « toc » ? À moins que la raison de ce comportement suicidaire ne soit beaucoup plus grave : qu’il n’y ait plus aucun moyen de ne pas tricher.
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Quand on a roulé sa bosse aussi longtemps que moi dans les entreprises, quand on sait avec quelle science et quelle perfidie on y jette systématiquement les travailleurs dans l’inquiétude et le déséquilibre, on ne peut pas être léger avec leur demande de sécurité : les défendre est une obligation de justice. Cela ne signifie pourtant nullement que la sécurité soit une valeur en soi, surtout dans un monde aussi étouffant que le nôtre. Mais rien n’est plus opposé à l’insécurité choisie que l’insécurité subie. Pour ma part, je considère que les objectifs de production et de compétition – c’est-à-dire de domination et de dépersonnalisation – que nous propose notre société non seulement ne méritent pas d’être pris en considération mais encore doivent être refusés, ridiculisés, méprisés. Pour moi, les itinéraires les moins absurdes et les moins tristes de ce temps sont faits d’errance, d’hésitation, de consommation minimum, d’éducation spartiate, de recherche constante de liberté, de relations vraies, et d’une connaissance intime du vocabulaire de Cambronne. Un tel choix, loin de me pousser à fermer les yeux sur les violences faites aux travailleurs, m’oblige au contraire à m’y opposer plus fermement qu’un autre puisqu’elles menacent leur liberté, c’est-à-dire, à terme, leur possibilité de choisir l’insécurité. Un vrai syndicat, soucieux de la totalité de la personne humaine, se donnerait trois objectifs nullement incompatibles : défendre sans faiblesse ceux que l’insécurité subie précipite dans l’angoisse et le malheur ; promouvoir avec énergie un ordre social dont le dernier mot ne soit pas la sécurité de la mangeoire ; maintenir et expliquer cette apparente contradiction et, par-là, débloquer les conditions de l’expression. Je ne vois rien de tel nulle part. Ringardise partout, chez les vieux renards comme chez les jeunes facteurs. Idées toutes faites. Ressentiment. Mauvais cinéma. Aucune simplicité. Continuez comme ça, ne vous changez pas : le Medef gagnera par abandon. Mais pas d’inquiétude, les gars ! Il ne vous sucrera pas vos postes.
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L’évidence biblique du « Tu ne tueras pas » ne crée aucune espèce d’obligation de tolérance à l’égard de l’insupportable. Elle libère au contraire la violence verbale, où gît souvent le seul respect possible. C’est parce que les Occidentaux ferment leur gueule sur le monde qu’on leur fabrique, parce que la culpabilité, le confort petit-bourgeois et la politesse les ont rendus (momentanément ? définitivement ?) impuissants qu’ils laissent à des forcenés ivres d’humiliation et de revanche l’exclusivité de la protestation. « Tu ne tueras pas » : tout l’interdit est là. Si vous ne trouvez pas en vous le millionième du courage d’un Gandhi, ne vous étonnez pas qu’on ne vous accorde pas plus de considération qu’aux produits qu’on vous fait consommer. Et sachez que ceux qui viendront vous consoler des vilaines choses que je vous dis là, et qui voleront au secours de votre dignité, sont des boutiquiers intéressés qui se moquent de vous.
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« Patience, mes frères, la terre n’est que la terre ; préparez votre ciel ! » : discours de mauvais curés, trahison de l’Évangile. « Patience, camarades, les lendemains chanteront ; en attendant soyez réalistes ! » : discours de mauvais révolutionnaires, trahison de la justice. « Patience, les patients, soyez lucides ; occupez-vous d’abord de vos névroses ! » : discours de geôliers savants, trahison de la liberté. Rien de tout cela. Et encore moins, bien sûr, la violence : injustifiable et, de plus, signe de faiblesse. Alors, la parole, la parole partout, aux risques de ceux qui la prennent. Ouvrez la bouche, et l’aventure est à vous. Vos gosses seront contents et ne vous embêteront plus avec la moto. La parole à la fois réfléchie et spontanée. Ces deux adjectifs ne s’opposent pas : la spontanéité, c’est de la réflexion accélérée. La réflexion, c’est de la spontanéité développée. Réfléchi et spontané s’opposent ensemble à truqué, à négociateur, à faux cul, à managers, à trouillard, à médias.
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En 1970, à l’occasion d’un entretien à Esprit, Paul Thibaud disait à son invité, Jacques Berque : « Vous parlez d’un lieu – et c’est là à mon avis l’intérêt particulier de ce que vous écrivez – d’un certain lieu qui est commun au monde colonisé et au monde décolonisé, alors qu’on a trop entendu parler de notre univers comme en deux parties : les problèmes des riches, les problèmes des pauvres – et cette pensée nous a conduits à des impasses de tous les côtés – , alors que vous, justement, vous nous ouvrez une porte vers quelque chose qui surmonte cette division facile et qui masque tant de questions. » En trente ans, malgré Jacques Berque, peu de progrès ont été faits dans cette remise en cause radicale de l’idée que nous nous faisons de notre présence sur terre. Sans cela, pourtant, rien n’est possible. Cette remise en cause, c’est notre tâche politique. La politique, ce n’est pas d’abord l’éclairage municipal, le statut des footballeurs professionnels, la Commission européenne. Si ces fantasmes-là nous viennent à l’esprit, c’est que nous restons prisonniers de vieilles habitudes. « Nous ne nous serions pas révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions pas rêvé. » Faire de la politique, pour nous Occidentaux, c’est tout reconstruire en commençant par les fondations, c’est-à-dire en laissant nos rêves nous habiter : au barrage de mauvaises raisons, de préjugés mesquins, de « réalisme » pourri, de suffisance savante que nous trouvons en nous quand nous nous y essayons, nous mesurons la difficulté de l’opération, mais surtout sa vérité et sa nécessité. Si nous nous laissons rêver vrai, notre parole sera vraie, puis nos actes. Alors, de proche en proche…
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Voici les vacances. Je reste un peu étourdi de l’idée qui m’a saisi de faire Résurgences. Je vais mettre le mois d’août à profit pour réfléchir à ce que je ferai à la rentrée puis, courant septembre, inch’Allah, je reviendrai. Je vis ça comme une épreuve de simplicité. Conscience aiguë des insuffisances. Mais aller au bout de ce que je pense, de ce que je sens. Renvoyer un peu de ce que la vie m’a proposé. Aller à mes enthousiasmes, à mes doutes, à mes complications, à mes conneries. Ne pas trop filtrer : c’est le démon du formateur. Je vais penser à tout ça. Personne à convaincre de rien. Je ne sens pas la non-interactivité de ce site comme un obstacle. Au contraire. J’écris seul pour des lecteurs seuls. Cette solitude nous relie mieux que les mots forcément hâtifs que nous pourrions échanger. « Je ne me promène pas, je marche », disait Péguy. Moi je ne communique pas, je parle. Qui veut le faire le peut. Et puis, accepter la technique sans accepter la culture qu’elle induit, ce n’est pas incohérent. Encore une chose. Le patronage, même si les vicaires n’étaient pas trop au point en sexologie, ce n’était pas toujours idiot. Quand on se séparait, après la colonie de vacances d’été, on nous disait de prendre quelques minutes, le soir, pour regarder les étoiles et penser aux camarades qui, ailleurs, les regardaient aussi. Chiche ! Nonobstant les lazzis, cet été, je penserai aux amis inconnus, sans oublier les proches et les amis connus sans lesquels je continuerais à m’emmerder avec les éditeurs.
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P.S. Solution de la devinette du Marché III. C’est Aragon qui a écrit : « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable. » C’était vrai, et c’est exactement la raison pour laquelle je lui reste fidèle. Ne pas avoir peur d’avoir dans son Panthéon des gens qui seraient surpris de se retrouver ensemble. J’ai eu la chance de bien connaître Aragon. Je reparlerai de lui.

(13 juillet 2003)

La liberté contre la communication

 

On le sait, ou l’on s’en doute : la communication, ce médicament générique que la séduction médiatique décline en toutes sortes de spécialités financières, économiques, commerciales, politiques, sportives, culturelles, voire religieuses, est une entreprise de manipulation des masses. Si les bénéficiaires du système affectent d’y voir un élément de culture, la plupart des usagers s’en accommodent plutôt comme d’une verrue regrettable, mais inévitable ; au mieux souhaiteraient-ils qu’on la soumît de temps en temps à l’examen de quelque dermatologue social expert à lisser les apparences. Ils tiennent la communication pour un événement de surface, pour un instrument nécessaire à la bonne gouvernance de la nation et des institutions. Absurde ou inutile de lui reprocher le simplisme de ses thèmes ou la grossièreté de ses suggestions. C’est par une sorte de loi du genre, par exemple, que les publicités déversées tout un été, aux frais de leurs clients, par les héros quasi homériques des banques ou des compagnies pétrolières ont atteint à l’absolu du crétinisme : l’ampleur des intérêts en jeu, comme les dimensions exceptionnelles de l’ego des principaux protagonistes, les ont conduits à faire gros, à faire puéril, à faire bête. Ces dessins maladroits d’avions, de cochons-tirelires ou d’haltères naïvement présentés dans deux versions, l’une, minable, qui symbolise les propositions de l’adversaire, l’autre, triomphante, qu’il faut associer aux projets de l’annonceur, s’ils en disent long sur la mâle ardeur des concurrents, en disent plus encore sur l’épaisseur du mépris dans lequel est taillé leur professionnalisme fervent.

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Ces efficaces sottises ont pourtant le mérite de poser un problème capital. Pas plus que les programmes de télévision ou les slogans électoraux, les campagnes de propagande ne sont laissées à l’initiative des sous-ordres : la valetaille des cabinets en règle l’organisation mais n’en définit pas ce qu’elle appelle avec pompe la philosophie. La publicité d’une grande banque ne saurait déplaire longtemps à son président. De même, la mise en scène d’un congrès politique avec fleurs, lumières, chants et embrassades, ne peut être imposée au leader du parti. Impossible également aux responsables des chaînes de télévision de rester éternellement ignorants des boniments qui s’y débitent. En interdisant aux citoyens de faire porter à des exécutants subalternes la responsabilité de ces messages médiocres, mensongers, dégradants, en les conduisant à mettre en cause des dirigeants de plus haut vol, la généralisation du système de communication rend la critique de plus en plus malaisée. Sans doute, au nom de la fameuse transparence, le pouvoir pourrait-il avoir avantage à l’accueillir, au moins à doses homéopathiques. Mais, bien plus que les pressions extérieures, ce sont les conflits internes des citoyens qui leur font refouler leur mécontentement. Pour la plupart d’entre eux, il y aurait quelque chose de blasphématoire à imaginer que tant de sottise et d’infantilisme puisse être commandé – ou accepté – si haut. L’admettre, ce serait douter de tout : non seulement du respect qu’on doit à l’autorité mais encore de l’ordre du monde et, finalement, par souci de carrière et image de soi interposés, de soi-même ; tout avenir en serait rendu impossible. Dans les périodes troublées, le gage du crédit accordé à la valeur des dirigeants réside moins dans leurs qualités réelles que dans la peur qu’inspire la vacance du pouvoir ; quand il ne s’agit pas seulement d’une période troublée mais d’une liquidation des stocks aussi furieuse que celle que nous connaissons, la conviction qu’une sagesse invisible plane sur les cimes altières prend une allure de dogme en même temps qu’un goût de drogue. Comment d’ailleurs nierait-on une évidence aussi sacrée quand les dirigeants en question ont été oints, dès leur adolescence, de l’huile qui fait l’élite républicaine et quand, nantis de tous les viatiques possibles, ils ont, de surcroît, répondu à tant de dons gracieux par l’acharnement au travail et la constance de la volonté? Ce n’est pas à de tels héros qu’on ira reprocher l’écrasante stupidité de la communication, des médias et de l’ensemble de la non-culture populaire. Cette bassesse généralisée, ils ne peuvent la porter que comme une croix. Leur généreux dévouement la tolère comme une nécessité. Il faut, au contraire, remercier ces grandes âmes de se détourner de leurs immenses élans pour consentir, au nom de tous, à rechercher humblement, en toute chose, la moins mauvaise solution, celle qu’impose l’insuffisance du plus grand nombre.

Ainsi se met en marche, jour après jour, âme après âme, une machine infernale d’auto-dénigrement et de suffisance individualiste. Autodénigrement puisque le peuple, dans son ensemble, se tient pour définitivement médiocre et ne croit pas mériter mieux que ce qu’on lui propose. Mais aussi suffisance individualiste puisque la parade secrète de chacun est évidemment, au moment où il porte ce jugement négatif sur le peuple, de s’en exclure. D’un côté, donc, la généralisation des pratiques de communication met directement en cause les capacités et les intentions des élites ; mais comme, d’un autre côté, cette mise en cause est impossible à formuler, on aboutit au plus vaste système de mauvaise foi et de facticité jamais inventé, système qui peut d’ailleurs fonctionner tout seul comme une manipulation sans manipulateurs, comme un refus universel et concerté de la lucidité et de l’expression. Tout se passe comme si l’élimination progressive des instances intermédiaires de pouvoir (qui est d’ailleurs, dans les entreprises, un des articles du credo managérial des dirigeants) mettait l’ensemble de la société en situation de quitte ou double. Se comporter en manager économique ou en champion de la communication, c’est miser sur quitte, c’est-à-dire faire le pari de l’inexpression en confortant les hésitations et la peur de la plupart, et en affirmant que ce pari est le seul possible et le seul raisonnable ; c’est ensuite masquer l’angoisse ainsi provoquée en inventant, dans tous les domaines, du simili, du pseudo, de l’à peu près : quand ces déviations et divertissements auront encore aggravé la facticité, on redoublera de simili, de pseudo et d’à peu près.

Ceci ne se passe pas en des temps très anciens. Choisir entre l’insatisfaction quotidienne ou l’improbable rébellion, tel est le destin des modernes consommateurs de communication. Ou bien faire éternellement semblant, se repeindre chaque matin de vérités frelatées, se laisser infantiliser, s’absenter toujours un peu plus de son désir et devoir passer, pour le retrouver, par des itinéraires de plus en plus confus et délirants. Ou bien nourrir d’effrayants fantasmes de destruction universelle, s’accuser d’irréductible narcissisme, sinon de meurtre et de sacrilège, se prendre au piège de sa propre agressivité, s’obliger à trouver dans ses pensées une menace, dans ses songes une folie, dans ses élans la marque d’un irréductible égoïsme. Ou bien tricher avec le désir, ou bien tricher avec la réalité. Se sentir incapable d’articuler l’un sur l’autre. Demander au système de la communication des moyens toujours nouveaux, même s’ils sont de plus en plus incohérents, d’apaiser la morsure douloureuse de cette secrète impossibilité.

La réponse est sadique. Intrinsèquement pervers, non seulement le système décourage ses adeptes obligés de se délivrer de leurs maux, mais encore il fait en sorte que le projet même de les surmonter leur apparaisse absurde ; à moins, naturellement, qu’ils ne se résignent à n’attendre de salut que du progrès constant de leur servilité. De fait, le consommateur de communication régresse souvent jusqu’à un stade prélogique. Son état ne lui est tolérable que s’il réhydrate constamment l’absurdité majeure qui le fonde, s’il fuit avec toujours plus d’épouvante ce que lui suggèrent sa raison et son désir. En ce sens, la logique sectaire est la vérité cachée de la société de communication qui, tout en en combattant les manifestations par trop aberrantes, se comporte avec elle d’une façon souvent ambiguë. Comme les sectes, en effet, la communication ne cesse d’appliquer le principe du redoublement : la seule manière d’échapper à ce qui meurtrit, c’est de faire en sorte d’en être meurtri davantage. D’où, dans les pratiques sectaires comme dans la tyrannie communicationnelle, ce contraste si frappant entre le discours, illuminé de tolérance, de séduction et d’amitié, et le projet, toujours calculateur, toujours cruel, toujours inhumain. Toutefois, quand l’aliéné de la communication, qui cherche à s’inventer une issue, apprend à ses dépens que la seule possible, c’est l’abandon toujours plus confiant au système dominant, cet abandon ne peut aller sans la nécessité d’admirer, en quelque manière, ceux qui sont plus avancés que lui dans la logique de ce système, ou qui en ont une expérience plus vaste, ou qui y exercent des responsabilités plus importantes. Il faut bien que ceux-là dépassent, au moins un peu, les contradictions des gens ordinaires ; au fur et à mesure qu’ils grandissent en savoir communicationnel, sans doute grandissent-ils aussi en humanité et en sagesse.

En dépit de ces laborieuses constructions et de ces mutilations volontaires, la vie ne fait pas grève, ni les sens, ni la raison. Le regard que jette un manipulé de la communication sur ces figures de pouvoir dont l’exemple est censé le réconforter est à la fois celui de l’esclave qu’on lui enseigne à devenir et celui de l’homme libre qu’on ne peut pas l’empêcher de demeurer. Il cherche sur le visage des puissants la confirmation du bien-fondé de sa soumission, mais il ne peut s’empêcher d’y chercher aussi des traces de liberté. Or, loin de les trouver, il observe au contraire que ces dirigeants, au fur et à mesure qu’ils déroulent le tapis d’apparences de la communication et qu’ils nient, avec toujours plus d’aplomb, la facticité qu’elle ne cesse d’engendrer, deviennent malgré eux des miroirs vivants. Contraints de mentir de plus en plus fréquemment et de plus en plus lourdement pour assurer la sauvegarde du pouvoir qu’ils défendent et leur propre prospérité, ils sont pris dans un zoom impitoyable. Bien au-delà du jugement qu’on peut porter sur leur comportement individuel, ils réfléchissent de plus en plus nettement la vérité du système lui-même : ils deviennent la contre-épreuve vivante de leurs mensonges obligés. Ce que le totalitarisme communicationnel fait de l’être humain s’inscrit dans leurs yeux, dans leur voix, dans leur présence. Peu à peu, les citoyens devinent que leur tête-à-tête quotidien, par médias interposés, avec les représentants du pouvoir constitue une expérience cruciale ; ils la redoutent, mais savent qu’ils doivent l’affronter. Non pas parce qu’elle leur permettrait soudain, en retournant l’aberration, de se faire les inquisiteurs de ces puissants, ni parce qu’elle leur offrirait une bien problématique occasion de vengeance, mais parce qu’elle pose la seule question sérieuse : Ce qu’on impose aujourd’hui aux hommes et aux femmes les rend-il heureux? Leur trouble, c’est de découvrir progressivement sur les visages qui occupent les écrans la même réponse que celle que leur souffle leur propre cœur : non, définitivement non. Plonger leur regard dans celui des princes de la communication authentifie et renforce le refus instinctif des citoyens ; mais ils comprennent très bien, trop bien, quelles conséquences entraîne cette découverte, et dans quelle aventure, s’ils sont droits et courageux, elle va immédiatement les jeter. Alors ils détournent les yeux et baissent la tête. Le seul projet spirituel et politique digne de ce nom, c’est de les aider à relever la tête et à voir ce qu’ils voient.

C’est peu dire que ce face-à-face est ambigu : tous les éléments du drame de la modernité s’y donnent rendez-vous. Faut-il répéter que, dans sa version médiatique comme dans sa version institutionnelle, la prétendue communication est une farce précisément destinée à empêcher toute possibilité de communication en mettant en scène, sous mille masques divers, le même soliloque du pouvoir? Faut-il rappeler que, dans quelque domaine qu’ils déploient leur bavarde industrie, les puissants qui l’utilisent n’ont qu’un objectif et un seul, l’affirmation ou l’élargissement de leur influence? Tout cela est analysé et suranalysé sans qu’on prête assez d’attention à ce qu’en pense un peuple cadenassé dans le silence, muré dans les geôles de la répétition ou dans celles, plus pitoyables encore, de la contestation simulée, et dressé, de surcroît, à remercier le Grand Casting de lui avoir distribué ce rôle de figurant.

Le but de la communication, c’est d’entraîner le peuple à renoncer. Chacune des attractions médiatiques de ce Luna Park de la résignation l’y conduit à sa manière. Pour le tout-venant, la porcherie des jeux télévisés dont les jeunes animateurs semblent déjà s’initier à leur futur emploi de vieux beaux. Pour quelques-uns, les fines joutes de l’esprit où Dupont et Duval, à qui l’on a hardiment demandé de succéder à Duval et Dupont, mettent un entrain de termites à suggérer aux gens qu’il leur faudra encore les supporter pendant des décennies avant de pouvoir parler eux-mêmes de leurs affaires. Le peuple a le choix : il peut renoncer à son destin en se reconnaissant ignoble ou en s’avouant stupide. Ou les deux. Qu’il n’oublie pas, en tout cas, de remarquer comme ceux qui le gouvernent lui font gentiment la leçon, comme ils s’appliquent à lui parler humain, comme ils sont touchants et informés quand ils lui racontent sa vie quotidienne avec autant d’accablement discret que si c’était la leur! Toutefois ces visages de l’écran resteraient bien lointains s’il n’y avait au bureau, à l’atelier, l’autre face de la communication : les réunions où l’on parle pour ne pas être écouté, le bavardage oiseux sur les détails et le verrouillage féroce de l’essentiel, les actes qui tournent le dos aux paroles, la débandade de la responsabilité, la lâcheté institutionnalisée, le chantage au chômage. Peu à peu, dans les rêves ou au fond des consciences, les images se juxtaposent. L’ici du quotidien ressemble à l’ailleurs des puissants. Les plans se télescopent et s’écrasent. De tant de mensonges naïfs, naît une évidence tellement nue! On serait enfin vraiment en face de soi, des autres, du monde? On pourrait commencer à écouter sa propre voix, sans s’exalter, bien sûr, et avec humour, mais, enfin, sans fausse honte? Qu’elle est désirable, cette perspective, mais qu’elle est terrible!

Le peuple sait d’expérience intérieure que rien de ce qu’agite le système de la communication n’a la moindre existence véritable, ni dans les choses ni dans les gens. Cette permanente et morbide justification de la médiocrité au nom de la nécessité, il la reconnaît : c’est la sienne quand il manque de courage, quand il parle avec la voix des autres, quand il met son âme en statistiques. Comment pourrait-il aimer ou haïr, encore moins juger, ce qui appartient au royaume des ombres? Plus ça jacasse dans ce monde en déroute, plus ça fait silence en lui. Et plus il se sent indifférent aux puissants, plus se précise l’évidence qu’il a à être, qu’il a à devenir, qu’il a à dire. Plus le truquage s’affine et se barde de grands mots prétentieux, plus il le sent mesquin, plus il y flaire la haine putride qu’exhalent les tyrans dépossédés. Plus on tente de l’aguicher en suscitant en lui l’espoir misérable d’un univers sans angoisse, plus il se recueille sur la croissance hasardeuse, improbable, presque impossible, d’une fleur dont il ignore tout. Non que le peuple rêve de miracles! Il se serait bien passé de tant de frustrations. Mais on l’a conduit au fond du malheur : il faudra bien qu’il remonte. Rien d’angélique en lui. S’il pouvait s’arranger, il le ferait. C’est vrai que, le plus souvent, il collabore. Qu’il s’enferme, qu’il s’aveugle, qu’il se moque cruellement de lui-même, qu’il se diffame. Mais on est allé trop loin. Les gentillesses venues du haut ne suscitent plus en lui que la rage douloureuse du mépris. Comme il préférerait ne pas en être là! Le voici en stand by devant le gouffre, comme ces banlieues qu’il redoute et qui le préfigurent : plus de passé, plus d’avenir, un sur place furieux avec, de temps en temps, un crachat dans un micro.

Ce qu’on oublie, c’est qu’au moment où il est soumis comme jamais à l’emprise tantôt brutale, tantôt séductrice, d’un pouvoir multiforme expert à brouiller désirs et volontés, le peuple fait une expérience décisive de la liberté. Expérience presque incommunicable, si secrète, si clandestine qu’il jurerait tout en ignorer. Si violente qu’il se la reproche comme une incongruité ou comme une indécence, mais qui jette sur la réalité quotidienne une lumière irréfutable. Non seulement il se découvre une formidable capacité à distinguer le vrai du faux, aptitude qui borde toutes ses réactions, jusqu’à son apparente docilité, d’une frange d’ironie et de dédain, mais encore il constate que cette science ne lui vient de personne, qu’aucun donneur de leçons ne la lui a suggérée, qu’elle est en lui comme une propriété aussi naturelle que le souffle et la parole. Ce que valent les mots qu’on lui dit, les sentiments qu’on tente de fabriquer en lui, il le sait. Et aussi ce que pèse la violence conquérante de l’argent, ce qu’elle décline d’abject. Les prétendues valeurs que des responsables terrifiés fabriquent à la demande pour masquer la déroute générale, il en connaît le prix. L’humanisme, le respect d’autrui, la tolérance, la religion, la charité : au conformisme carnassier, tout est paravent! Il sait, le peuple, il sent, il devine. Il est devenu, malgré lui, un portique à détecter la vieillerie! Mais quelle solitude est la sienne le jour où il reconnaît, dans tous ces discours qui lui vantent le réalisme, l’écho des humiliations qui le meurtrissent, l’acceptation de la défaite maquillée en victoire, l’obséquiosité en élan spontané, le constat de décès en objectif de vie ; quand il s’aperçoit que la lâcheté ordinaire exige l’abolition brutale de toute existence vraiment personnelle et de toute relation droite avec les autres! Et quelle détresse quand il constate que ce ne sont pas seulement les hommes d’argent et de pouvoir qui se sont faits les rouages dociles de la mécanique sociale ; qu’elle est devenue, cette mécanique, pour la quasi-totalité des intellectuels et pour le plus grand nombre des syndicalistes, une interlocutrice respectée!

Naissance? Avortement? Qui le dira? En tout cas, c’est au sein du peuple, et seulement là, que réside l’espérance. Inutile d’inventer une alternative au bafouillage d’un parti ou d’un autre. Ou de cuisiner autrement les ingrédients avariés du pouvoir. Ou de défiler, ou de décapiter, ou de vénérer. Tout devient plus simple. Ceux qui, de quelque manière, sentent leur destin obscurément lié à celui du peuple, ceux qui n’ont pas renoncé à garder mémoire de l’avenir, ceux que couvre de honte la pensée d’esquisser un seul pas de danse sur la piste carcérale de la modernité gâteuse, ceux-là n’ont plus qu’une idée, qu’un désir, qu’une obsession : contribuer à une naissance qu’ils ne verront pas mais qui, en les libérant de tout souci pour eux-mêmes et en leur offrant ainsi les fruits les plus exquis de la liberté, les comble déjà, sinon de bonheur, au moins de paix. Aucun mot d’ordre entre ces gens-là, nulle présentation de curriculum vitae : ils ne se reconnaissent qu’à leur passion de vivre et à leur certitude, même clignotante, même fugitive, même sarcastique, que la vie d’un seul va toujours à l’impasse si elle ne s’articule sur celle de tous, qu’il y a de l’enfer dans tout corporatisme, dans tout club, dans toute tribu, que le désir désire toujours au-delà, que seule la largeur est exacte et que le moindre hommage à la liberté comme la plus secrète concession à la servitude retentissent jusqu’aux confins de l’univers. Ils croient que la vie modeste et incertaine qui les attend ne sera pas vaine, qu’il y aura en elle un peu de tragique mais aussi, pourvu que le rire le plus vaste accompagne ce mot, du glorieux.

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Dégager et tresser les libertés éparses et fragiles que, paradoxalement, la stupide modernité révèle et conforte, voilà un projet pour les amateurs de vie, et peu importe d’où ils viennent, ce qu’ils font, à quelles sources ils ont bu et quels déserts les ont asséchés. Projet pour les vieux, dont c’est l’âge d’entrer dans le « champ sacré » dont parle Platon. Projet pour les jeunes qui y trouveraient des raisons d’étudier, de chercher, de comprendre, d’aimer, plus dignes d’eux que celles que leur proposent les aigres jouissances et les pauvres assurances des carrières pré-consommées. Et qui sait – mais est-ce possible? – projet politique pour quelque responsable non totalement déserté par la liberté. Dans une commune, un canton – si l’on rêve, dans une nation tout entière -, en tout cas dans quelque lieu ou circonstance où, par miracle, par erreur, soufflerait encore le vent, se mettre ensemble, après avoir chassé sondeurs et communicateurs, à l’écoute amoureuse des êtres, à la recherche du point de convergence de leurs libertés, de ce qu’elles désignent pour demain et révèlent déjà pour aujourd’hui.

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Texte publié dans la revue Cité (n° 32, 4e trimestre 1999)

L’asphyxie jusqu’à quoi ?

Une inscription peinte sur les flancs des wagons de marchandises rappelle en trois langues qu’ils ne sont autorisés à circuler que le toit fermé. Il n’en est pas autrement aujourd’hui de la parole de l’enseignement et de la formation. Elle est presque toujours bloquée et souvent plombée. Ne pas chercher ailleurs la raison de l’asphyxie collective. Se souvenir de ce détail quand on parle d’école, d’éducation, de formation professionnelle. Qu’on sache au moins, sinon, que les considérations techniques, économiques, sociales, politiques, morales et, naturellement, pédagogiques qu’on agitera sur ces sujets auront pour seul champ d’efficacité, si savantes qu’elles paraissent, le choix du mode d’asphyxie.

Séquence 1. Dimanche 15 décembre, 13h21, sur France-Inter : l’émission Bien dit. Une association intervient auprès d’élèves d’un établissement de banlieue qui font aussi leurs premiers pas dans le monde de l’entreprise. Les professeurs sont présents. Ces adolescents, nous dit-on, sont démotivés. Ils vivent mal la découverte de ce milieu nouveau. L’association prétend les « mettre en capacité de s’adapter ».

Pour les intervenants, ces ados vivent selon deux systèmes de codes, celui des jeunes et celui des banlieues. L’opération consiste à leur faire accepter ceux de l’entreprise et à trouver un langage commun où se reconnaîtront élèves, enseignants et managers. Le code revient constamment dans leurs propos. À leurs yeux, il semble ouvrir les intelligences et les cœurs aussi aisément que les coffres-forts. Un adulte explique sans rire que ces jeunes n’ont ni le code du respect ni le code de la confiance en soi. Il n’a toutefois pas confirmé qu’ils avaient perdu le code de la respiration, et quelques autres.

Un garçon déclare qu’il garde son sac sur son dos devant son professeur alors qu’il s’en débarrasse devant le directeur de l’entreprise : c’est que celui-ci, contrairement à celui-là, va lui donner de l’argent. « Il ne faut pas être hypocrite, explique le gamin. Quand on travaille, c’est pour l’argent. » La formatrice acquiesce. Eh bien, oui, si c’est son code…

Un autre élève est prié de s’adresser à un adulte censé jouer le rôle d’une porte. La porte ne s’ouvrira que s’il lui parle sur le ton qu’il faut, c’est-à-dire s’il en connaît le code. Personne ne lui dira qu’en dépit de l’attention qu’on feint de lui porter, cet autre auquel donne accès un code est bel et bien considéré comme une donnée objective et que, dès lors, tout échange avec lui se réduit à un rapport de force ou d’intérêt. Personne ne lui montrera qu’aucune existence ne peut s’inscrire dans l’immédiateté du désir ou de la volonté de puissance, ni que, si elle prétend s’en contenter, la relation avec autrui n’est qu’un jeu de rôle plus ou moins agréable ou déplaisant, mais toujours sinistrement répétitif.

Par contre, on ne lésine pas pour saupoudrer les gamins de « respect ». Je n’aime pas qu’on leur demande l’autorisation de les tutoyer. Si l’on juge cette pratique méprisante, pourquoi l’adopter ? Si on la sent chaleureuse, pourquoi s’en priver ? En fait, cette scrupuleuse formatrice se traite elle-même comme elle traite les enfants : elle fuit sa liberté comme elle fuit la leur. C’est pourquoi elle tient à parler sous leur contrôle. Ce qui, dans la position d’autorité qui est la sienne, les oblige pratiquement à lui donner l’autorisation de les dominer. Nous voici en pleine idéologie du management. Double contrainte : soyez libres pour obéir.

En plein management, c’est-à-dire en plein simulacre. La journaliste de France Inter qui annonce l’émission explique gentiment que le but est surtout de montrer le chemin qui reste à parcourir. Le gamin qu’on interroge avec un évident scepticisme dit que ces trucs-là, c’est comme la psychologie, ça fait rigoler. Quant à son copain, il est bien embarrassé. Le questionnaire qu’il doit remplir l’interroge sur ses préjugés. Du haut de leur réalisme citoyen, les intervenants n’ont pas vu venir le pépin : il ne sait pas ce que ce mot veut dire.

Séquence 2. Conçues pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy et mises en œuvre durant la présidence de François Hollande, des initiatives gouvernementales cherchent à transformer profondément le climat de la fonction publique territoriale, qui n’emploie pas moins d’un million huit cent mille agents. Les responsables administratifs des communes, des départements, des régions, des structures intercommunales, des établissements publics, des offices publics d’HLM ont reçu, sous forme de trois documents envoyés par mail, des directives précises concernant, d’une part, la formation des agents à la communication et, d’autre part, l’organisation des entretiens individuels d’évaluation. Ces documents n’ont qu’un but : achever d’importer dans la fonction publique le modèle de l’entreprise privée. Ils le font avec une docilité sans faille et sans nuance et apportent à cette « modernisation » une logique de rouleau compresseur qui pourrait la rendre encore plus efficacement paralysante que dans le secteur privé. De la propagande, de la pure et grossière propagande, habile à jouer des possibilités de l’informatique pour imposer des questions simplistes et leur catapulter des réponses plus simplistes encore.

Qu’est-ce que la communication ? Réponse du document : « C’est un art, un métier. […] C’est (surtout) influencer. » Comprenons : c’est vendre. À quoi doivent servir la communication « et (surtout) la négociation », avec laquelle on la confond sans façon ? À avoir des résultats. On nous assure cependant (je ne sais d’où l’on a tiré des certitudes aussi précisément chiffrées) que, dans ces résultats, les mots ne comptent que pour 8%, alors que la voix, elle, dispose de 25% de l’efficacité et les attitudes corporelles, promis juré, 57%. Dans le même temps, on nous met sérieusement en garde : nous sommes tentés de prendre pour des faits ou des réalités ce qui n’est que la projection de nos jugements ou, là encore, de nos préjugés.

Faisons semblant de croire ce discours, et tirons-en les conséquences. Si les paroles comptent si peu et sont si suspectes, autant dire que la communication se borne à un échange entre deux irrationnels muets, qu’elle se réduit à la lutte de deux séductions aveugles.

Que se passerait-il si ce schéma avait quelque réalité ? On pourrait parler de tentative de retour à l’animalité. Non pas à l’animalité véritable et pleine de sens des animaux. Pas non plus à quelque forme primaire de sensation. Plus grave : à l’animalité par mutilation de l’humain, à l’animalité impossible. Avec la haine qui, du fait de la frustration, s’ensuivrait nécessairement.

Dans l’administration ou dans l’entreprise, il est vrai, on ne se tue pas, ou pas toujours. L’organisation, l’institution elle-même, sa puissance sont d’excellents exutoires aux frustrations qu’elles provoquent. L’idéal délirant de la communication n’est pas une invitation au suicide, mais à l’asservissement volontaire : les suicides signalent, en quelque sorte, les erreurs du programme. Ce qu’on appelle communication, c’est la proposition qu’on fait aux salariés, toute raison abolie et toute liberté évacuée, de mimer entre eux, comme un hommage à elle adressé, comme une manifestation d’allégeance à son égard, la violence de l’institution. Communiquer, dans cette perspective, ce n’est pas parler dans l’institution, ce n’est même pas parler comme l’institution, c’est parler l’institution, la laisser se dire en soi et lui prêter ses mots, épouser sa violence, être déchiré par ses conflits et même, s’il le faut, la contredire : une démission première donne droit à toutes les critiques subalternes. Le bénéfice secondaire que les salariés peuvent attendre de cette démission est aussi évident qu’illusoire : s’imaginer qu’elle les débarrassera de leur responsabilité, que tout cauchemar de révolte s’évanouira en eux. En réalité, c’est quand ils craignent de mal communiquer ou de ne pas être capables de communiquer, c’est-à-dire quand ils acceptent loyalement la distance qui s’installe forcément entre l’institution et eux qu’ils deviennent ce qu’on veut les empêcher d’être : des sujets pensants, de libres citoyens.

Si les gamins dont je parlais accédaient d’aventure à un poste de la fonction publique territoriale, ils ne s’y trouveraient pas en pays étranger. Invités à communiquer, ils seraient toutefois soumis à quelques préalables : la confidentialité, la liberté, la responsabilité, l’écoute, la nécessité de s’impliquer sont requises. Ces exigences morales imposées par l’église économique s’articulent sur l’ascèse de l’efficacité qu’elle proclame : le chemin des consciences est parfaitement balisé.

C’est peu dire qu’il y a des ratés. L’entretien individuel d’évaluation en est un. Il s’agit là d’un temps fort – et même du temps fort – de la communication. Chaque agent doit y rencontrer, une fois l’an, son supérieur direct, ou N+1. Dans l’immense majorité des cas, sauf pour certains hiérarchiques de rang élevé, ce supérieur N+1 est une personne que ses subordonnés côtoient quotidiennement, ce qui donne une allure surréaliste à l’extrême sophistication de la procédure de l’entretien. On ne voit pas comment des collègues qui discutent toute l’année de choses et d‘autres, et pas seulement, au moins à la cantine, de ce qui concerne le travail, pourraient sérieusement s’enfermer dans l’incroyable carcan d’une procédure maniaque s’ils ne la vivaient l’un et l’autre comme une pure et absurde liturgie imposée par l’autorité dans le but d’accroître la crainte et d’aggraver le tremblement tout au long de la chaîne hiérarchique.

L’entretien d’évaluation, explique le document, doit se préparer. Celles et ceux qui, dans leur jeunesse, ont fréquenté le catéchisme, penseront inévitablement aux questions préalables à la confession qui figuraient dans leurs manuels. Pas moins de vingt-et-une lignes, dans ce document, de questions comme celles-ci : « Quelles sont mes principales missions, les aspects essentiels de ma fonction ? […] Mes points forts et mes points de progrès ? […] Comment se passe la relation avec l’équipe ? Avec mon responsable ? » Les rédacteurs du document ont pensé à tout. Aux sujets que doivent aborder le hiérarchique et son collaborateur. Aux étapes de l’entretien, minutieusement réglées, et dont chacune doit se soucier de ses objectifs et de ses moyens d’action. Le plus comique de l’affaire est que chaque hiérarchique, à l’exception du Président, étant destiné à jouer lui-même le rôle du collaborateur, sait qu’il éprouvera bientôt les mêmes embarras que ce dernier. Il s’agit donc, en fait, d’un exercice de soumission collective, d’une fustigation rituelle, d’une vénération sacrificielle du pouvoir.

En parlant avec des agents de la fonction territoriale, il m’a semblé que les postes où l’on s’occupe de questions de cet ordre n’étaient pas ceux qu’ils plaçaient le plus haut, et qu’ils étaient tentés de réagir comme notre gamin de banlieue : « Tout ça fait rigoler ». Mais, cette fois, les sourires m’ont semblé forcés. Ces billevesées iront au caniveau, mais une sourde inquiétude demeurera. Ils sentent que, peu à peu, on glisse le néant sous leurs pieds. Un dernier mot, puisque nous en sommes à rire. « L’entretien individuel, lit-on dans le document en question, est avant tout un moment d’échange et de liberté d’expression des salariés. » Plus c’est gros…

Séquence 3. Changement de décor. Jeudi 12 décembre, 21h41. Les grandes questions, une émission de France Cinq. Le thème de ce soir-là : Rebondir. Boris Cyrulnik et la résilience sont là. Il y a aussi Aude Lancelin, Henri Guaino, Frédéric Lenoir, François Lenglet, Arnaud Viviant. Pédagogue efficace, l’animateur distingue le rebond des personnes et celui de la société. La première partie est délicieuse. Il y a de la simplicité dans l’air, des cultures modestes et authentiques. Ces gens-là ne parlent pas pour se faire voir, on se croirait au temps longtemps. Ils s’appuient sur les auteurs qu’ils aiment, cela sonne juste et j’en suis ébahi. Le rebond ou la résilience vient à celui-ci par Nietzsche, à celle-là par Kierkegaard et même par l’humour de Schopenhauer, l’esprit de cet autre a émigré chez les taoïstes, Spinoza incite son voisin à persévérer dans son être. C’est sans prétention, intime et pudique, amical et intelligent. Chapeau. Pourvu que ça dure.

La deuxième partie a commencé. Ça n’a pas duré. Il s’agit maintenant de la résilience de l’époque. La belle conversation est devenue un festival de faire-semblant. J’entends successivement que nos maux ont une explication cyclique, que la mondialisation est sur le départ, que les nouvelles générations arrangeront tout ça vite fait, que les cadres des entreprises ne croient plus au management. Je voudrais expliquer à ma télé que la théorie des cycles, c’est parler pour ne rien dire. Que la mondialisation et le management peuvent faire baisser un peu la tension : la partie est gagnée, ils y ont tout intérêt. Que se défausser sur les jeunes, c’est un peu facile. Fatigue inutile, je n’ai plus devant moi les mêmes personnes. Tout à l’heure, ces gens étaient sincères : maintenant ils bluffent. Ils parlaient selon leur conscience : ils recrachent des news et des bouts d’éditoriaux. Chacun avait sa voix, ils ont tous le même ton.

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Il n’y a pas de beau monde. Il y a de belles femmes, de beaux bijoux, de beaux châteaux. De beaux esprits. De belles âmes. Il n’y a pas de beau monde. Il n’y a pas non plus de bon monde. Ni de monde bon. Dans notre langue, monde et bon se brouillent quand on les accole. Non que le monde soit toujours mauvais. Il l’est par contre, absolument et sans recours, quand il désigne l’amas confus d’avidités entrecroisées où nous pataugeons.

Trois groupes de personnes. Trois combats semblables et différents contre le monde, contre le « gros animal » de Simone Weil devenu ce monstre gigantesque.

Ce combat, les propagandistes officiels de la com dans la fonction publique l’ont perdu. Au vrai, ils ne l’ont jamais engagé, ils se voulaient battus d’avance. On ne dresse pas impunément ses tréteaux au carrefour de l’argent, du pouvoir, de l’image, de la technique et de ses manipulations. Ils se sont noyés dans ce monde-là. Ils ont perdu pour eux, pour cela en eux que j’appelle eux, qui est eux, et qui n’a rien à voir avec l’argent, le pouvoir, l’image, la technique et ses manipulations. Ils ont perdu pour eux, mais ceux qu’un système d’autorité implacable contraint à entrer dans leur confusion et leur servilité, ceux-là aussi y perdent, y perdent lourdement.

L’embarras des invités de France Cinq, quand ils ont été invités à sortir de ce qui les concernait en propre et de parler du destin de l’époque, en disait long. Ceux-là ne se sont pas noyés dans le monde, mais il leur est un boulet qui les condamne à une lutte perpétuelle : telle est la conséquence obligée des responsabilités mondaines. Ce for interne qu’ils ont tapissé d’une culture authentique, on sent qu’il leur devient un refuge, une cache, un igloo. Se libérer de ce frein-moteur que leur impose le monde : on ne peut rien leur souhaiter de mieux.

Les formateurs des jeunes des quartiers, eux, ne semblent pas, au tréfonds d’eux-mêmes, être habités de l’esprit du monde. En secret, pourtant, ils ont peur de lui et cette peur les jette paradoxalement dans ses bras. On dirait qu’ils n’ont pas eu le temps de s’affirmer, de se reconnaître, qu’ils sont partis tout nus pour la guerre. Ils n’habitent pas réellement leur for interne. Quelque chose en eux nie la bataille ou feint de l’avoir déjà gagnée : le monstre à cent bras a tôt fait de les attirer dans ses pièges. Et il les fait parler comme lui.

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Une formule largement inspirée de Maurice Merleau-Ponty nous faisait dire autrefois que l’expression d’une personne était celle de son triple rapport à elle-même, aux autres et au monde. L’idée n’a rien perdu de son sens. Il me semble toutefois que la relation aux autres, telle qu’elle était le plus souvent entendue, penchait plutôt du côté de la relation au monde que du côté de la relation à soi-même. Je souhaite, pour ma part, que la césure, s’il en faut une, soit placée non pas entre la relation à soi-même et la relation aux autres, mais entre celle-ci et la relation au monde.

Le monde, tel qu’il se présente aujourd’hui, c’est le règne terrifiant du On à qui la Technique et la volonté de puissance confèrent un pouvoir sans précédent. Qui aime ce monde-là ne peut aimer les autres. Qui aime les autres ne peut aimer ce monde-là. Ce monde-là, c’est un déchet. C’est ce que l’humain n’ose pas assumer de l’humain. De ce déchet, une propagande niaise et cruelle ne cesse de nous vendre une version sans cesse recyclée pour nous faire oublier qui nous sommes. Eh bien ! Voilà une déchetterie à ouvrir de toute urgence. À nous d’y apporter ce qui nous encombre et nous salit.