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L’inavouable virus

Le management. Non pas l’organisation et la direction en tant que telles mais ce qui, depuis des décennies, les inspire silencieusement, les colonise. L’inavouable virus qui a précédé l’autre, et l’accompagne. Le Covid aurait été moins féroce s’il n’avait reçu le renfort de cette autre malédiction, cette emprise managériale violente et perverse dont le propos ne relève ni de la pensée, ni même de quelque idéologie repérable, mais d’une cynique et complexe soumission au pouvoir de l’argent. Ce serait là une évidence pour tout le monde si les vrais malheurs du peuple intéressaient les élites, si elles osaient dire, comme Flambeau, le héros lui aussi populaire de cet Edmond Rostand que le tout Gallimard de l’époque, à l’exception très notable de Jean d’Ormesson, considérait avec dédain, qu’une flamme brûle, qu’une pointe pique, que les virus tuent et que le management, lui aussi, en est un.

Impossible de ne pas voir qu’à chaque étape de l’épreuve que vivent les Français, c’est la sourde pression des exigences dont le management est l’expression – et non pas la science, et non pas le souci politique – qui a dicté, telle une voix mécanique, ses volontés au pays. De la première étape, celle des masques, à la plus récente, l’ignoble perspective ouverte aux médecins d’avoir à choisir leurs malades, c’est-à-dire à condamner des vivants, l’autre virus a tenu la barre, et personne d’autre. Le Covid, c’est l’accident, c’est l’agent du mal. Le metteur en scène, l’organisateur, c’est le management. Dans l’épisode des masques comme dans celui des lits. Dans celui des tests comme dans celui des vaccins.

Le management est une maladie de la modernité, de loin la plus grave. Il veut entraîner les citoyens dans un délire de puissance au moment même où il les enferme dans des systèmes de contrainte de plus en plus oppressants, imaginant sans doute que, pour dissiper la contradiction, des mots suffiront. Comme la conscience aiguë de l’absurdité d’une telle démarche, même s’ils n’osent pas se la représenter clairement, ne cesse de hanter les citoyens sans leur donner les moyens de s’en affranchir, il leur faut à tout prix non seulement mentir mais se masquer à eux-mêmes leur mensonge. La situation est d’autant plus confuse que la maladie crée objectivement l’obligation de restreindre certaines libertés, occasion que des démagogues s’empressent de saisir pour pousser les hauts cris, alourdissant ainsi l’angoisse générale et faisant le jeu de ce qu’ils prétendent combattre. La manipulation managériale et la plus plate démagogie combinent ainsi leurs effets pour créer une situation accablante que l’une et l‘autre, tels des pompiers pyromanes, jurent naturellement leurs grands dieux de vouloir apaiser.

Le 20 mars 2020, au plus fort de l’épisode des masques, le ministre Olivier Véran déclarait : « Nous étions un pays, hélas, qui n’était pas préparé, du point de vue des masques et des équipements de protection, à une crise sanitaire, en raison d’une décision qui a été prise il y a neuf ans. » Cette décision avait-elle donc valeur de dogme républicain pour n’avoir été remise en question ni par les deux quinquennats précédents ni par celui qui, en 2020, allait déjà fêter ses trois ans ? Un tel propos ne renvoie pas seulement à de possibles négligences ou à l’éventuelle mauvaise volonté des pouvoirs qui se sont succédé durant ces neuf années. Il évoque une sorte de tabou, il délimite l’enclos du sacré économique : on ne revient pas sur certaines décisions, elles relèvent d’une infaillibilité collective – entendons qu’elles portent en elles les intérêts majeurs de l’argent. Si la critique insiste, si ses arguments sont solides, non seulement on ne les entendra pas mais, de manière puérile, on se jettera dans un déni de réalité dont aucun politologue ne fournira jamais l’explication : on trouvera quelqu’un pour raconter que les masques n’ont guère d’intérêt sanitaire.

Quand les blessures des cœurs se seront un peu apaisées, une évidence apparaîtra peut-être enfin et, avec elle, l’espoir d’un changement digne de ce nom. Toute cette classe politique qui ne jure que par le pragmatisme, celle-là même qui exalte les compétences, célèbre les spécialistes et barbote dans les statistiques, traverse la modernité sur les ailes du cauchemar managérial. Elle ne vit pas de lui : elle est comme vécue par lui. Qu’on observe les oppositions, de droite ou de gauche, dans ce quinquennat comme dans les précédents. Si véhémentes que soient leurs critiques, ce n’est jamais à l’esprit de la politique au pouvoir qu’elles s’en prennent mais à ses réalisations, ou à ses intentions. Quelque chose d’infiniment plus fort que leurs différences, et qui ne cesse d’ailleurs de les périmer ou de les réaménager, unit ou amalgame les responsables politiques mais aussi toutes les soi-disant élites, particulièrement celles des administrations et des entreprises. Cette réalité majeure, aucune science humaine ne pourra jamais vraiment la saisir : ce qui se joue là nous envoie aux limites de la conscience, là où elle ouvre sur le mystère, sur l’inconnu.  Seule la poésie, peut-être…

Ce délire managérial, qui ne jure que par la réalité, qui se veut plus réel que le réel, en est plus éloigné que d’aucune planète. La puissance toujours multipliée de l’homme virtuel, ce délire qui exacerbe l’angoisse des hommes réels, les a précipités dans le faire semblant : ces acteurs ne sont jamais des auteurs et les pièces qu’ils jouent, ces épopées du pouvoir, sont toujours signées par le néant. C’est cela qui, au-delà de tout, unit les élites et fait d’elles, la plupart du temps malgré elles, des fabriques d’illusions et de mensonges. On vient de le voir encore. Quelqu’un tente d’expliquer, sur une radio du service public, que le tri des malades est une activité naturelle et somme toute banale, et ose, à ce propos, citer le nom de Xavier Emmanuelli ! Comme si la pandémie ressemblait aux accidents naturels ou aux attentats qui arrivent n’importe où et obligent à improviser en allant, non pas au plus pressé, mais au plus souffrant ! Il importerait assez peu qu’il y eût au monde un tricheur de plus. Il est par contre infiniment grave qu’on travaille à retirer le mot mensonge de notre conscience.

Qu’avons-nous sous les yeux ? Un an après la première vague, la France, ce vieux et riche pays qui aspire à un destin mondial, n’a pas été capable d’installer quelques milliers de lits supplémentaires pour soigner ses malades. D’où vient l’impossibilité ? Une nation qui attache tant de prix à l’organisation des Jeux olympiques ne serait pas capable de cet exploit ? Absurde. Alors ? Le cynisme des gouvernants ? Non. Quelque chose de plus grave, d’à la fois indiciblement compliqué et redoutablement tranchant. Là encore, la limite magique à ne pas franchir. Une loi non écrite à ne pas transgresser. La transcendance de l’argent, la bribe de sens pourrie qui rattache à la réalité. Une caricature de religion, avec des mots qui sonnent étrange, qui sonnent sectaire, qui sonnent sale. Qui sonnent petit, surtout quand ils sont appliqués à l’hôpital. Des « critères exigeants en termes d’efficience ». La « soutenabilité financière ». La « valeur ajoutée ». Les « trajectoires de retour à l’équilibre ». Des vies humaines vont être sacrifiées. Comment ose-t-on ? Ces mots-là, dans cette circonstance-là, comment peut-on les prononcer ? Comment ne pas se révolter ? Pas besoin d’héroïsme ni même d’altruisme. Une certaine idée de soi suffit, et même un égoïsme bien placé. Le refus de se laisser détruire. Une réaction de vivant, même et surtout si l’on est entouré de cadavres.

Sans le virus managérial, le Covid aurait tué. Moins assurément, mais il aurait tué. Pourtant, tout aurait été différent, surtout pour la jeunesse. Il y a quelque chose de tristement hilarant dans ces élites qui se bousculent dans les studios de radio ou de télévision pour gémir sur les inquiétudes des jeunes et excuser d’avance leurs éventuelles révoltes dans l’espoir de sauver hypocritement un peu de leur propre confort. Ces angoisses auraient été assurément moins violentes, peut-être même auraient-elles laissé la place à d’autres sentiments si les jeunes avaient senti qu’il n’y a pas d’en même temps quand il s’agit de la vie humaine, et que, quelles que soient les difficultés de la situation, le parallèle entre l’économie et la santé est une invention de manager à ranger dans le même tiroir de l’absurde que le misérable sophisme de ceux qui ne veulent pas installer davantage de lits dans les hôpitaux au prétexte ahurissant que plus de gens y mourraient. L’angoisse des jeunes, c’est d’être laissés à leur angoisse. L’angoisse des jeunes, c’est le refus des adultes d’affronter la leur. L’angoisse des jeunes, c’est la puérilité compétente et creuse des adultes. L’angoisse des jeunes, c’est la servitude des adultes.

Nous avons vu, durant cette crise, se déployer la batterie de grosses astuces que les esprits faibles nomment communication. La liste en serait ici trop longue, chacune et chacun aura l’aigre plaisir d’établir la sienne. Je signale pourtant la dernière. Un comité s’est réuni à qui l’on ne peut rien cacher. Il a finement compris que l’humeur populaire n’est pas au beau fixe et jugé qu’il est urgent de la stimuler un peu. Des experts reconnus vont donc, paraît-il, nous vanter les atouts français : tout cela, n’en doutons pas, est une partie de bridge, ou de belote. Ainsi nous donnera-t-on d’excellentes nouvelles de nos performances financières, économiques et, naturellement, culturelles. Ainsi nous fournira-t-on sur le classement de la France dans les compétitions mondiales ou européennes des chiffres propres à nous faire retrouver le sommeil. Pour finir, peut-être nous annoncera-t-on quelques exploits techniques à venir dans des domaines dont presque tout le monde ignore à peu près tout. Que dire ? C’est sot. C’est sot et c’est lugubre. Rien de tout cela n’est sans intérêt, mais rien de tout cela n’est de nature à donner à personne le goût de vivre. Rien de tout cela n’est vivant. Je ne veux pas douter de la bonne volonté de ces missionnaires du bonheur mais je ne veux pas non plus les tromper : ils ne seront vraiment au monde que lorsqu’ils auront tout oublié du fatras dont on les a embrouillés, quand ils auront admis qu’il n’est pas de sens qui puisse les atteindre sans passer par leurs sens à eux, puis par leur esprit à eux, puis par leur cœur à eux et que tout ce qui veut court-circuiter cet itinéraire, c’est poubelle ! Que la liberté n’est pas un agrément de promeneur mais l’inséparable compagne que rien ne décourage, même pas les virus, même pas celui qui nous détruit sans le savoir, même pas celui qui nous dégrade en le voulant.

31 mars 2021

 

Vous avez dit “sanitaire” ?

Même si peu de gens ont l’air de s’en apercevoir, les mesures prévues pour le confinement des personnes qui ont contracté le virus font problème. Font même, pour parler le bafouillon, problématique. Toute l’argumentation de M. Olivier Véran repose sur sa complexion psychologique : il ne peut pas imaginer qu’une personne à qui son médecin vient de révéler son état et de prescrire le confinement puisse ignorer ce conseil et s’en aller vagabonder dans la nature. Cette disposition est étrange. M. Olivier Véran peut très bien, j’en mets ma main au feu, imaginer un chauffard qui méprise les lignes de séparation des voies, snobe les limitations de vitesse et s’engage à contresens sur une autoroute. Si je ne vois pas pourquoi la folle du logis déserterait le cerveau de M. Olivier Véran en période d’épidémie, je vois très bien, par contre, que flatter les Françaises et les Français comme on le ferait de charmantes petites filles ou de très bons petits garçons les attendrit bien inutilement quand il paraît trop compliqué et/ou trop coûteux de prendre la mesure qu’imposerait la raison si on avait la sagesse de lui concéder un peu de pouvoir. Énième resucée du même comportement depuis la tragi-comédie des masques, les beaux sentiments donnent un air de grandeur aux petites volontés.

Eh oui ! De nobles citoyennes et d’impeccables citoyens vont prendre la poudre d’escampette. Ils ne seront sans doute pas très nombreux mais les dégâts ne seront pas minces. La peur, pour la plupart. L’angoisse. Mais aussi, dans le 92 comme dans le 93, le défi stupide de quelques personnages fragiles. La vanité d’être un héros aux yeux des imbéciles. Les fumeuses motivations des excités qui, une fois de plus, justifieront par ce qu’ils appellent leur liberté le risque qu’ils prendront de se faire les instruments de la mort et le droit qu’ils se reconnaîtront de le nier. Plus que les mesures elles-mêmes m’effraie l’adhésion résignée qu’elles vont susciter. Il y a de la débâcle dans cette soumission. Au mi-chèvre mi-chou des autorités répond la feinte absence d’intérêt des citoyens, leur indifférence inquiète et timide, comme si le virus s’était trompé de planète. Commentant le premier acte de l’imbroglio des masques, Jean-Pierre Chevènement affirmait récemment : « En demandant aux entreprises de constituer leurs propres réserves – ce qu’elles n’ont pas fait, pour la plupart -, l’État s’est défaussé de sa responsabilité fondamentale. Il a rompu le pacte de base : les citoyens reconnaissent l’autorité de l’État, en échange de quoi ce dernier leur assure un certain nombre de services, au premier rang desquels la garantie de la sécurité. » Les dispositions prises sur les modalités du confinement dans la période qui s’annonce n’assurent pas, elles non plus, cette garantie.

« Allons, direz-vous, la plupart des citoyens seront raisonnables, et la question se posera autrement… » Peut-être. Autrement, sans doute. Mais pas mieux. Le cas le moins compliqué est celui des personnes qui vivent seules. Elles peuvent rester chez elles, voilà tout, pourvu que quelqu’un laisse devant leur porte un panier repas et les médicaments éventuels. Je me vois parfaitement dans cette situation, qui fut longtemps la mienne : c’est sans déplaisir, et avec une certaine fierté, que je signe la déclaration sur l’honneur qui confirme ma promesse de ne pas bouger d’un poil pendant la quatorzaine.

Mais si je ne suis pas seul ? Si je vis en couple ? Si nous avons des enfants ? Est-ce un grand cadeau qu’on me fait en me laissant pendant quatorze jours avec l’angoisse constante, lancinante, grandissante de ne pas transmettre mon mal à un gamin imprudent ? Certes, si je loge au château des Mille et un marchés tout ira bien : les petits feront du skate dans les couloirs pour déposer un succulent plateau devant mon bureau et nous en rirons ensemble, le plus élégamment du monde, de part et d’autre de la porte. Mais si je suis un Français médian, avec une micro-salle de bains médiane où les serviettes se mélangent gaîment, avec une pièce à vivre encombrée où chacun installe comme il le peut ses jouets d’enfant ou d’adulte ? Je me serais senti tellement plus en paix dans l’hôtel simple et convenable où la République m’aurait logé pour deux semaines, et qu’il ne me semblerait d’ailleurs pas illégitime – pourvu que j’en aie les moyens – de l’aider un peu à payer. Naturellement je pourrais décider moi-même de me cloîtrer à l’hôtel mais quel intérêt pour la communauté si les autres ne le font pas ?  Pourquoi impose-t-on aux miens l’angoisse que créera forcément ma présence et qui sera d’autant plus violente que je mettrai plus de cœur à la faire oublier ? Et ceux-là qui vivent avec moi (et qu’on ne va pas tester tous les matins, n’est-ce pas ?), à quoi penseront-ils, eux qui auront le droit de sortir, sinon au danger que je leur fais courir et que peut-être, malgré eux, ils feront courir à d’autres ?

Et puis. Certes, comme tout le monde, je me tiens pour le plus remarquable des hommes. Mais suis-je certain, même si cela dépasse les capacités imaginatives de M. Olivier Véran, suis-je certain de rester sage ? Peu de chances, inch’Allah, que je devienne un tueur maniaque et solitaire, d’accord. Mais l’occasion, l’herbe tendre de la cigarette fumée dehors, quelque diable déguisé en Bon Dieu, naturellement, comme il sied au diable, et me soufflant à l’oreille – je ne dis pas quelque rendez-vous secret, non, non et non – mais une urgence au bureau, ce vieux copain dont je ne peux pas ne pas écouter les soucis, ou tout simplement les courses – tu es trop fatiguée, ma chérie, laisse-moi m’en charger, s’il te plaît – et me voici, moi, piètre champion de la liberté, transformé en boule tuante.

Je ne pense pas nécessaire de développer davantage ces évidences. Je veux, par contre, signaler l’important travail réalisé par les chercheurs de l’Institut Montaigne sur les réponses données au virus par l’Asie orientale 1On y verra notamment confirmé le caractère décisif de l’isolement individuel comme alternative au confinement général. Appelé au téléphone par Le Point qui publie un article sur ce sujet, l’un des auteurs de ce rapport, François Godement, le confirme : « L’isolement est un élément essentiel. » Avant d’ajouter : « Malheureusement, on n’en parle pas en France, c’est un tabou. » Je tiens pour ma part pour des calembredaines les indignations cérébrales de ceux qui hurlent à l’assassinat des libertés à propos de ces isolements. Le ton de ce site suggère probablement qu’on n’y est pas tout à fait indifférent à cette vertu cardinale de l’existence qu’est la liberté et si plusieurs de ces belles âmes voulaient se frotter à mon expérience, il pourrait apparaître clairement qui, d’elles ou de moi, s’est battu pour cette dame le plus fermement ou, si elles tiennent à ce mot idiot, le plus concrètement. Mais il est hors de propos, il est malsain, il est proprement honteux d’opposer, dans la circonstance actuelle, la vie et la liberté. Et la honte est plus profonde encore quand, à l’instant où geignent ces délicats, des appartements de pauvres, comme dans certains quartiers de Marseille, sont devenus de redoutables foyers de la maladie (pourquoi clusters, pourquoi ? je ne vois pas la valeur ajoutée si je vois bien l’aliénation aggravée – l’idée de feu est tellement plus juste, plus forte!), d’invraisemblables enfers auxquels associations et soignants tâchent d’arracher un à un leurs damnés. Ils font comme moi, ces héros, mais plus dangereusement : ils défendent les vivants, qu’y a-t-il jamais d’autre à défendre ? Je ne me retiendrai pas de rire quand quelqu’un ira pleurnicher dans la robe d’un magistrat parce qu’on l’empêche de prendre le risque de bouziller d’autres êtres humains. N’aggravez pas mon pessimisme. Une civilisation qui oppose la vie et la liberté est foutue. Ne me dites pas que nous en sommes déjà tout à fait là.

Un mot encore. Les chercheurs de l’Institut Montaigne le précisent : « Les contrôles aux frontières (comme les contrôles de température ou les dépistages PCR à l’arrivée), et les interdictions d’entrée apparaissent comme les réponses immédiates les plus évidentes à une épidémie qui a débuté ailleurs ». J’aurais voulu rester sur la satisfaction que j’ai ressentie quand j’ai appris que le gouvernement avait instauré ces contrôles. Je suis passé, comme beaucoup d’autres j’espère, de la satisfaction au dégoût quand j’ai su que les voyageurs européens s’en trouveraient exemptés. Est-ce que je me trompe quand je pense qu’il s‘agit d’une affaire sanitaire, non pas d’un programme de développement du tourisme européen ? Est-ce que je me trompe si je pense que l’Europe est le foyer principal du virus ? Est-ce que je me trompe si je pense qu’un Italien et un Espagnol, même si je ne mets nullement en doute leur bonne foi, sont actuellement plus dangereux qu’un Canadien et un Marocain ? Est-ce que je me trompe si je pense que cette décision confond tout et emmêle tout ? Impéritie, j’entendais ce mot dans le poste quand j’avais huit ans. Il m’évoquait quelque chose d’à la fois terrifiant et très ballot.

Parmi mes vices, défauts et aberrations dont un jour je ferai la liste si mon fournisseur d’accès à Internet se montre généreux, je ne parviens pas à trouver le parti pris. Confucius, sur ce point, m’a convaincu : « L’honnête homme n’approuve pas un individu parce qu’il soutient une certaine opinion, ni ne rejette une opinion parce qu’elle émane d’un certain individu. » Je ne suis nullement un partisan du Rassemblement national (pas plus d’ailleurs que je ne suis un dévot de l’institut Montaigne) mais quand Marine Le Pen et Jordan Bardella s’indignent de cette invraisemblable faveur faite aux chouchous Européens, sans doute protégés de toute contagion par un mystérieux onguent bruxellois, j’approuve hautement leur propos. Il en a toujours été, il en est, il en sera toujours ainsi. Pour tous les partis et pour tous les partisans. Sans la moindre exclusion. Je refuse d’installer mille et une stratégies dans mon crâne pour ne pas m’avouer ce que je sens de plus évident. Je hais cette répression de moi-même qu’exigèrent successivement à peu près toutes les instances qui m’ont déformé avant de me former et, ce faisant, m’ont obligé à passer le plus clair de mon temps à déformer la déformation. Je n’ai jamais flairé de très suaves parfums dans les cercles bourgeois mais celui qu’ils sécrètent dans ces circonstances, et dont l’origine est absolument garantie et radicalement inimitable, me lève le cœur avec plus de violence encore que la bourdaine que l’on m’imposait quand j’étais enfant. Dans le passé, je me suis battu avec une certaine droite, ce qui s’appelle battu. Et pas seulement avec elle. Je sais ce que c’est qu’avoir été viré par le fric. Je sais ce que c’est qu’avoir été snobé par les journaux. Je n’ai aucune forteresse à prendre, ni aucune à défendre. Ceux qui disent leur colère à l’égard d’une mesure d’épicier sectaire – à lire les gazettes, ils ne sont pas nombreux -, d’où qu’ils viennent, foi de Cyrano, ils ont raison. Et je le dis. Peut-être les retrouverai-je demain sur le pré. Nous verrons bien. En attendant, ce soir, tous chez Ragueneau !

5 mai 2020

Notes:

  1. https://www.institutmontaigne.org/publications/covid-19-lasie-orientale-face-la-pandemie