(Note sur Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout)
Après L’emploi du temps, le film de Laurent Cantet, j’ai voulu voir Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout.
On connaît l’argument. Ses études terminées, un jeune homme engagé comme consultant par une société de conseil plonge dans l’univers des audits, des rachats d’entreprises, des licenciements, et s’y noie. Ni sa mauvaise conscience ni l’amour de la droite jeune femme qu’il a rencontrée ne peuvent l’en empêcher. Chronique d’une double défaite : celle d’un individu, celle d’une société.
Je voulais parler de ce film. Le thème me tient à cœur et j’avais été touché par L’emploi du temps. Jean-Marc Moutout cédait-il à une mode ? Exploitait-il un filon ? J’ai vu et je suis resté perplexe. C’est bien fait, souvent émouvant. Des analyses précises, honnêtes. Aucune tricherie. Une compassion sincère. Et un talent de cinéaste certain, moins lyrique que celui de Cantet, plus ethnographique.
Je ne cessais pourtant de remettre au lendemain le papier que je projetais d’écrire pour Résurgences. Le déclic est venu de la critique parue dans Le Monde, au demeurant fort judicieuse. Les dernières lignes m’ont laissé bouche bée : « En filigrane, Violence des échanges suggère avec une calme certitude que – comme Alberto Moravia puis Bernardo Bertolucci l’ont montré pour l’Italie des années 1930 – derrière le conformisme, c’est le fascisme qui rampe. »
Rien à dire. Très bonnes références. Excellente conclusion. Et soudain, l’illumination : “Mais alors ?” On passe à la critique du film suivant en se carrant dans son fauteuil et en se reversant une goutte de whisky ? Le fascisme rampe et on le laisse ramper ? Il ne se dissimule pas dans les placards d’une obscure officine. Il n’hiberne pas dans des cerveaux embrumés par l’obsession de la discipline. Non ! Il vous attend dans le beau bureau ergonomique que vous allez retrouver demain matin. Il est au cœur du cœur de cet univers économique dont vous feignez d’attendre, non seulement votre prospérité, mais votre liberté, votre bonheur, votre grandeur. Durant chacune des cent vingt-six mille secondes qui forment les deux mille cent minutes qui composent vos trente-cinq heures, vous êtes à la fois le spectateur et l’acteur du progrès du fascisme ; vous en êtes le sociologue et vous en êtes le zélateur.
Enfin ! C’est marqué dans le journal ! Pas dans n’importe lequel ! Dans Le Monde, vous comprenez ? Dans Le Monde lui-même ! Et la nouvelle glisse sur vous comme vous allez vous-même glisser sur la neige artificielle avant de bouffer la fondue ? On vous dit qu’il y a le feu ! Pas on ! Le Monde ! C’est Le Monde qui vous dit qu’il y a le feu ! Pas dans les écuries, Madame la Marquise, pas dans la cave, pas dans le grenier : là, au milieu du living, sous votre fauteuil ! Mais oui : c’est pour ça que vous trouviez votre whisky un peu chaud !
Le fascisme ? Le Monde a dit le fascisme ? D’autres, des gens sérieux, estimables, pondérés, nullement fanatiques, parlent même d’esprit nazi. Pas le nazisme de Nuit et brouillard, bien sûr. Pour moi, c’était hier. J’ai vu ce film à la Cité universitaire de Paris ; je me rappelle une salle immense frappée de stupeur. En sortant, personne ne desserrait les dents. J’avais vingt-deux ans. Ce n’est pas moi qui vais vous faire du négationnisme, mes amis ! Mais attention ! Il n’y a pas un négationnisme, il y en a plusieurs ! Je vois beaucoup de négationnistes du présent, ces temps-ci. Parler du XXe siècle est plus facile, bien sûr. Pour comprendre la nouvelle mouture de fascisme qui nous attend, il faut un peu plus d’imagination, un peu plus de courage. Il n’aura pas la gueule de Mussolini, pas plus que le nazisme à venir ne défilera au pas de l’oie. Ils cliquetteront dans le vide comme des claviers d’ordinateur. Il y a tant de manières de faire mourir les gens…
En attendant, dans la salle, ils se reconnaissent ! La chiennerie que leur présente Moutout, promis, juré, c’est bien la leur ! Comme au patronage, quand, à la fin de la journée, l’abbé triait lui-même les manteaux, pèlerines, cache-nez et passe-montagnes entassés sur une table : « À qui ça ? Et ça, à qui ? Et ça ? » La même chose. « Ce salaud-là, bien sûr que c’est mon chef ! » « La bonne femme qui sait toujours tout et qui ne dit jamais rien pour ne faire de peine à personne, un peu que je la connais : elle a déjà coupé à trois licenciements ! » « Et ces consultants de merde, il croit que je ne les ai jamais vus, Moutout ! » Et le patron qui ne pense qu’à son blé ! Et le chewing-gum des réunions syndicales où les mots vous collent à la gueule ! Et les retours chez soi, l’effort que c’est d’avoir l’air en train ! Et les concours de faux culs quand on prend un pot avec les copains ! Déjà vu ! Déjà vu tout ça !
J’étais comme les spectateurs, qui étaient comme les acteurs, qui étaient probablement comme Moutout. L’anesthésie. La résignation infinie, aimable, presque reconnaissante. La vie est ainsi, n’est-ce pas ? Par vieille habitude, parce que c’est l’héritage dérisoire de l’époque chrétienne, on pleurniche un coup, on regrette, on déplore. Quand, à la fin de Violences des échanges, le héros se décide à piquer une tête dans la mer avec une fille qu’il n’aime pas – et qu’il n’a même pas envie de regarder, même en bikini -, on le comprend, on le plaint. Ce n’est pas beau, mais que voulez-vous ? Faire un bras d’honneur à la saloperie managériale et filer rejoindre celle qu’on aime sans calculer le manque à gagner, tout le monde n’a pas ce culot ! À l’idée d’une aventure aussi effrayante, un petit frisson délicieux parcourt l’échine du citoyen-consommateur ! Avoir flairé l’odeur de la poudre et avoir échappé à la bataille, double volupté ! Comme il fait toc-toc le petit cœur du citoyen-consommateur quand les gentils ouvriers du film se consolent avec leurs merveilleux souvenirs de l’usine !
Le fascisme, mes amis, c’est quand, pour défendre les valeurs, il n’y a plus qu’à pleurnicher. Le fascisme, c’est quand quelque chose de monstrueux a été installé au centre de la vie sociale et fait tomber les unes après les autres les défenses du désir. Le fascisme, mes amis, c’est quand il reste, d’un côté, le destin, de l’autre, la morale. Quand on a tout cédé au destin et qu’on garde la morale, la nostalgie et les pleurs pour les hacher comme du persil et en parsemer sa propre tombe. Le fascisme, mes amis, c’est quand on a renoncé à changer la pâte du monde et qu’on ne sait plus que laïusser sur le choix de la crème. Le fascisme, mes amis, c’est quand les antifascistes professionnels, du haut de tout ce qu’ils ont mis à gauche, vous expliquent qu’il vous faut renoncer à changer un monde qui leur va comme un gant puisqu’ils peuvent en jouir à loisir en faisant semblant de le condamner.
Le fascisme, mes amis, c’est quand on se fout de vous pour vous obliger à vous foutre de vous, et que vous marchez. Alors, vous êtes bêtes comme des oies, mes amis ! Alors on se dit que le pas de l’oie est parti, mais que les oies sont restées, et qu’elles recommencent à s’entraîner. Oies sociales-libérales et oies libérales-sociales. Oies de droite et oies de gauche. Oies extrêmes et oies modérées. Oies hétéro et oies homo. Oies qui croient au ciel des oies et oies qui n’y croient pas. Oies ignorantes et oies savantes. Oies lucides et oies affolées. Oies qui lisent Sollers et oies qui regardent Poivre. Oies égoïstes et oies altruistes. Oies attentives et oies désinvoltes. Oies éveillées et oies somnolentes. Oies sexy et oies pudibondes. Oies syndicales et oies patronales. Oies vertueuses et oies vicieuses. Oies du terroir et oies immigrées. Elles ne se mêlent pas d’annoncer les dangers, ces oies-là : elles ne savent plus rien de leurs illustres aïeules. Elles sont payées pour roupiller, elles sont dressées à se taire et à se prendre le bec dans les leurres. Elles savent parler de tout, les oies modernes, de tout, d’absolument tout, sauf de ce qui va nous faire crever !
Alors, le fascisme, mes amis, prend son vrai visage, le visage du diable, le visage du même malin qui s’amuse à faire des nœuds à la con dans vos scrupules parce que vous fricotez avec des femmes, des hommes, des chèvres ou des mobylettes ! Le fascisme, mes amis, c’est quand, ayant constaté qu’il n’y avait plus rien à faire, vous vous êtes vous-mêmes transformés en néant. Le fascisme, mes amis, c’est quand vous n’avez pas guetté en vous, peu importe où, dans votre tête, dans votre cœur, dans votre sexe, dans votre mémoire, dans votre colère, dans votre génie, le minuscule clinamen (voir Marché IX) qui vous arrache au destin, qui vous rend à vous-mêmes et aux autres.
Le fascisme, mes amis, c’est quand il y a quelque chose d’autre dans votre vie que votre désir de vivre. Le fascisme, mes amis, ne vous vient pas seulement de ceux qui vous veulent du mal : il vous vient aussi de ceux qui, sous prétexte de vous vouloir du bien, vous engagent à prendre au sérieux ceux qui vous veulent du mal et à discuter dialectiquement, c’est-à-dire lâchement, avec eux. Le fascisme, c’est quand, pour quelque raison que ce soit, bonne ou mauvaise, divine ou terrestre, vous prétendez donner de l’être à ce qui est néant, vous imaginant ainsi, stupidement, plus forts que Dieu lui-même, qui n’est pas assez costaud pour y parvenir !
Il faut aller voir le film de Moutout, mais il faut revenir à celui de Cantet. Il est premier, principal, principiel. L’emploi du temps, c’est une initiation au clinamen, c’est-à-dire à la liberté. Si vous en tirez la conclusion que ça va aider à boucher le trou de la Sécu, que ça empêchera les UMP de se comporter en brutes et les socialos en jocrisses, que ça va faire descendre du ciel une synthèse du libéralisme et du socialisme, mieux vaut que vous refassiez un tour de manège. L’emploi du temps ne dit qu’une chose : que tout ce qui, en vous, n’est pas en exode, ne vaut pas pipette ; qu’il faut lancer dans le grand jeu, dans le grand feu de l’exode tout ce qui peut jouer, tout ce qui peut brûler. Et le reste, le jeter. Mais jeter quoi ? Jouer quoi ? Brûler quoi ? Pitié ! J’ai tant de mal à le savoir pour moi-même ! Pourtant la lente dérive qui m’entraîne hors de toute idée arrêtée, et qui brouille, sinon le bien et le mal, du moins l’idée trop courte que je m’en fais, cette course vers l’inachevé, haletante et gaie, cette voie que l’on sait fiable parce que rien ne s’y répète, cette mise à mort sauvage et patiente de la représentation, cette indifférence amoureuse et, naturellement, ce désordre obligé des affaires économiques, intellectuelles, sexuelles, etc., vous connaissez tout ça aussi bien que moi : plus je le parcours seul, ce chemin de toutes les surprises, plus vous m’y accompagnez.
(24 février 2004)