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La révolution pointilliste

On trouvera ici, réunis en sept chapitres, des textes de Résurgences où s’expriment les préoccupations majeures du site. Les chapitres III et IV, consacrés à l’entreprise et au management, ont été repris, pour l’essentiel, dans L’entreprise démaquillée.

Introduction

« J’aurai rempli mon rôle : voir le monde et dire ma vision du monde. » Ainsi parlait Victor Segalen à la fin de sa courte vie. Même si une existence routinière borne leur horizon, beaucoup de gens partagent en secret, aujourd’hui, cette ambition modeste et mélancolique. Pas besoin d’être un artiste pour sentir que le monde est un mystère à interroger, pas besoin d’être un grand voyageur pour savoir qu’il est trouble et cruel, pas besoin d’être un penseur pour comprendre que le regard qu’on porte sur lui pourrait le modifier imperceptiblement. Mais la peur blinde les cœurs, et ces évidences s’exilent. La résignation qu’on s’est aménagée comme un igloo n’est cependant jamais si hermétique qu’on ne se sente parfois exister au-delà de ce qu’on aurait raisonnablement souhaité ; il arrive qu’on voie sa vie prendre soudain un poids surprenant, une gravité inattendue, presque un caractère de nécessité. Il n’y a là ni folie ni orgueil. À cet instant, on sait seulement qu’on est quelqu’un. Pas le premier, pas le meilleur : quelqu’un. Quelqu’un qui, tout à la fois, prend conscience de sa solitude comme jamais et devine qu’elle n’est pas le dernier mot. Quelqu’un qui plonge en soi et en déplonge. Quelqu’un à qui l’existence des autres arrive avec la sienne. Qui sait que, s’il parle de soi, il va parler de chacun d’eux, il va parler à chacun d’eux. Qui devine qu’étouffer cette voix unique, si incertaine qu’elle soit, c’est un peu étouffer le monde. Et qui hésite pourtant à ne pas l’étouffer : de toutes parts, on le presse tellement de le faire.

J’essaie de montrer ici ce que je vois du monde où je vis. J’ai choisi de procéder par textes brefs. Je ne savais pas faire autrement, je ne le souhaitais pas non plus. Notre époque n’est faite que de questions : les synthèses conquérantes et les hypothèses sûres d’elles-mêmes peuvent attendre. Au mieux, ces propos sont comme les débris, les poussières, les grains de terre qu’écarte patiemment le pinceau de l’archéologue, même s’il n’a aucune certitude de découvrir quoi que ce soit. Au pire, les gravats qu’accumule la lucidité discutable du bulldozer. En tout cas, quelque chose de préalable.

C’est dans les entreprises, grâce à mon métier de formateur – de formateur indépendant, dirai-je pour taquiner l’oxymore -, qu’il m’a semblé comprendre un peu mieux dans quel monde nous sommes. J’ai appris à voir dans mes interlocuteurs des citoyens plutôt que des salariés, des personnes humaines plutôt que des citoyens. Bien plus qu’un lieu de production, l’entreprise me semblait être à la fois le modèle et le reflet de notre société : c’est en cette qualité que j’ai appris à la juger et à l’observer. Quand j’écrivais ces notes, il me semblait retrouver le climat des sessions de formation. Même sentiment de modestie et de nécessité que n’entament pas des accès de découragement et de doute. Même façon de se soucier davantage de l’urgent que de l’important. Même désir de griffer le monde plutôt que de l’interpréter. Je reconnaissais aussi les deux sources qui alimentaient mon travail de formateur : un regard aussi immédiat que possible sur mes semblables, la présence en moi des grandes rencontres et des grands textes qui l’avaient formé. Et la certitude absolue qu’entre ceci et cela, il n’y a rien de sérieux, rien de solide, rien de vrai, que notre destin se joue là, entre l’amitié sans solennité et l’intraitable exigence de l’esprit.

Nous avons toutes les raisons de ne pas trop nous intéresser au climat qui règne dans les entreprises depuis la fin des années quatre-vingt : notre vie collective en serait bouleversée de fond en comble. Mesurant à leur exacte démesure les conséquences d’une vie professionnelle abrutie de propagande, hachée de contrôles, d’évaluations, de menaces, méticuleusement soumise à la loi de la compétition, c’est-à-dire de la guerre contre tous, contre le voisin, contre soi, c’est toute notre existence, bien au-delà du travail, que nous devrions réexaminer. La rage avec laquelle les travailleurs se cadenassent en eux-mêmes n’est qu’une image de l’obstination des citoyens à penser, contre ce que leur souffle leur cœur, que rien, jamais, ne pourra plus changer, ou à si long terme… Pas plus que les salariés n’ont besoin du bavardage prétentieux dont les barbouille la formation officielle, ni des savoirs dérisoires et éphémères dont elle les encombre, ni des bonnes paroles dont elle les flatte, ni des références culturelles éventées dont elle les parfume, les citoyens n’ont besoin d’être tenus en laisse et promenés d’ineptie en billevesée par des communicants de toutes espèces au service de commanditaires de toutes origines. Travailleurs et citoyens aimeraient plutôt qu’on les encourage à dire ce qu’ils ont dans l’esprit et sur le cœur, qu’on leur ouvre un espace où la parole deviendrait possible : quand l’entreprise feint d’entendre ce vœu, c’est pour ligoter plus étroitement les travailleurs ; quand les politiques se font attentifs à la pensée des citoyens, c’est pour mieux leur imposer la leur. Le premier et le plus lourd malheur des uns et des autres est là : ne pas renoncer à attendre que cette liberté leur vienne jamais d’ailleurs, ne pas prendre la parole eux-mêmes, d’eux-mêmes, ne pas parler à visage découvert, se résigner à ne pas le pouvoir, accepter de ne pas le vouloir. Non que le « monde du travail », abstraction commode où se diluent les êtres vivants, ne réfléchisse pas. Non que la lucidité lui manque. Non que les citoyens soient dupes de leur confortable et meurtrière duplicité. Mais ni les uns ni les autres n’ont entendu l’avertissement du philosophe : « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. » Ils pensent, les travailleurs. Ils pensent, les citoyens. Avec justesse, avec finesse. Ils pensent, mais leurs pensées caillent dans leur esprit. Quand un supposé spécialiste apparaît à l’écran, ils les cachent au fond d’eux comme les gamins, à l’approche des parents, dissimulent la bande dessinée du bonheur sous le cahier de l’ennui. Ils croient si fort que penser, c’est souffrir !

Dans les sessions, nous ne pouvions procéder que par bribes d’aveux, par miettes de réflexion, par poussées de sincérité, par bonds d’authenticité. Un pas en avant, deux en arrière. Une confidence, sa rétractation presque immédiate. Une analyse un peu hardie, un tombereau de résignation et de « bon sens » l’écrabouille. Il m’aurait fallu être maïeuticien et poète. Hélas ! Je me débrouillais. J’étais un chauffeur de taxi qui aide sa cliente à accoucher. Jamais de généralités, jamais de démonstrations. Nous allions pas à pas. Nous isolions des instants significatifs. Nous observions la vie quotidienne de l’entreprise à partir de ses interstices, de ses failles. Nous nous installions sur ses lignes de fracture, ou sur celles des stagiaires, ou sur les miennes. Je regardais l’entreprise comme par un judas et, assumant ma traîtrise, leur disais ce que, par ce judas, je voyais de leur condition, de leurs soucis, de leurs relations. Je sentais, en moi autant qu’en eux, la densité et la pertinence de l’exercice. Chemin faisant, des réalités apparemment étrangères entraient en contact, leur rencontre nous entraînait sur des terres inconnues, puis nous reconduisait à nous-mêmes avant de nous envoyer ailleurs. Il arrivait alors que nous nous sentions à notre propre hauteur. Que nous sortions de la folie. Que nous retrouvions un début.

Sans surprise, j’entends maintenant dans toute la société l’écho de ces voix étouffées : les entreprises étaient le laboratoire du management mondialisé. Hors d’elles comme en elles, même lassitude respectueuse devant les discours de l’autorité. Lucidité aiguë, scepticisme infini : mais la résignation gagne toujours. Mêmes illusions. Même façon de humer quelques vapeurs de liberté truquée en faisant croire qu’on est tombé dans le piège. Mêmes alibis. Se faire modeste, jouer à l’éternel bon élève, faire semblant d’apprendre toujours, d’apprendre de tous et de tout. Remercier à gauche, saluer à droite. N’importe qui, n’importe quoi, pourvu qu’on se prenne soi-même à contre-pied, qu’on se mette dans le vent, qu’on s’oublie, qu’on se shunte ! Se shunter, n’est-ce pas là toute la morale ? Quelle chance, cette morale-là ! Avec elle, la peur s’installe sans risques, et gratis, dans la poche de l’universel. Échanger, partager, s’enrichir, s’épanouir, se développer durable, tous les mots qu’on veut ! Mais attention : choper tous les messages au passage avant qu’ils ne descendent en soi, avant qu’ils n’y explosent, qu’ils n’y brûlent, qu’ils n’y fassent mal, les dénoyauter de leur sens comme les cerises qu’on donne aux petits enfants. Être des passeurs de vide, des distributeurs d’insignifiance, rien de plus, jamais. Et parfois, pour s’assurer de son existence, crier.

Un procès récent a mis en circulation le thème du déni de grossesse. Voilà l’image qui convient. Non pas déni de réalité. Le réel, si absurde qu’il soit, tout le monde est prêt à le commenter, à l’empaqueter, à le colorier, à le conditionner. Le déni de grossesse du citoyen mondialisé n’est pas un déni de réalité. Il nie seulement qu’il se soit jamais passé quoi que ce soit entre le réel et lui. Il en subit les conséquences, mais comme de la pluie, du vent. Le réel le concerne en tant qu’il est un être humain, pas en tant qu’il est cet homme-ci, cette femme-là. Il le concerne generaliter, comme on disait autrefois, jamais singulariter. Il ne le touche pas dans l’intimité de son esprit, de sa sensibilité, de son cœur. Le réel ? Il n’a jamais eu d’histoire avec lui. Le réel est une chose très intéressante. On le constate, on se le fait expliquer. La pluie. Le vent.

J’observais les stagiaires quand le hasard mettait en présence des représentants de la direction, des syndicalistes, des experts. Sous leur impassibilité, je les sentais tout occupés à la construction du mur sur lequel viendraient rebondir les arguments contradictoires. Parfois, par un infime mouvement de tête ou un léger murmure, ils signifiaient qu’ils comprenaient parfaitement les enjeux des débats et qu’ils ne se trouvaient pas incapables de sentir par où ils en étaient, eux, personnellement touchés, mais qu’ils n’auraient pas le mauvais goût de faire état de ces considérations subalternes. On pouvait compter sur eux pour rester à leur place. Déni de grossesse parfait. Personne ne porte rien en soi. Tout est miroir et jeu de miroirs. Dans le métro du retour, ou au zinc d’un bistrot, j’échangeais quelques mots avec l’un d’eux. Toujours la même défense. « L’entreprise, vous savez, il n’y a pas que l’entreprise. Il y a la vie personnelle, heureusement… » Le vers d’Aragon chantait dans ma tête : Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes. Nous passions à autre chose.

On peut dire : « Il n’y a pas que l’entreprise ». Mais, quand les impulsions et les slogans de la société, masques transparents d’intérêts mesquins ou sordides, déferlent sur tous les secteurs de la vie privée, quand la vertu des boîtes de communication planche sur le moral et la morale des ménages, quand, inconscients de la confusion mortelle où ils s’engagent, des artistes signent des contrats pour voler au secours des mœurs, quand l’argent met la guerre partout, quand chacun, sous la supervision des caméras, se fait le policier et le juge de son voisin, quand le moindre embryon de pensée libre est immédiatement étouffé sous un déferlement de commentaires qui en énuclée l’espérance, peut-on vraiment dire « Il n’y a pas que la société » ? Où va-t-on se réfugier alors ? Dans quelle caverne, dans quels fantasmes, dans quelle désespérante solitude ?

Il y a les pauvres et les riches, les importants et les humiliés. Dire qu’ils ont partie liée, ce n’est pas nier ce qui les distingue, ce qui les sépare, ce n’est pas leur porter une égale sympathie, ce n’est pas en appeler à une hypocrite fraternité. Mais il n’est pas un seul riche, pas un seul puissant, quand il s’écarte un instant de la violence que lui souffle sa condition, qui ne comprenne pourquoi il s’en remet à elle. Et il n’est pas un seul pauvre, pas un seul esclave moderne, quand il cesse de justifier une injuste souffrance, qui ne voie pourquoi il s’y résigne si facilement. La même peur d’exister taraude le seigneur et le serf, fabrique pour l’un l’âpre cruauté de l’égoïsme imbécile et invente pour l’autre les exécrables délices de l’abdication.

Les débats qui nous agitent ne méritent ni trop d’honneur ni trop d’indignité. Mais ils n’ont pas la moindre chance de porter quelque sens si les citoyens n’apprennent pas à les regarder d’un peu loin et d’un peu haut, s’ils ne se décident pas à les mettre à l’épreuve de leur jugement, de leur expérience, de leur sensibilité : c’est en prenant leurs distances, leurs grandes distances, qu’ils accèdent à leur existence, qu’ils se donnent non seulement les moyens de ne pas être étouffés par la propagande, mais aussi la possibilité d’agir sur les événements. Comment les affaires du monde ne les conduiraient-elles pas à un profond et salutaire scepticisme ? Qui peut penser que la modernité mondialisée donnera sens à son existence ? Qui peut croire qu’on va sérieusement la moraliser, la nuancer, la réformer ? Qui nourrira assez de dévotion scientiste pour continuer à mettre ses espoirs dans le progrès technique ? Qui aura cultivé en soi assez de fidéisme bigot pour se confier à quelque rêverie révolutionnaire ? Assez de maniaquerie ménagère pour que nettoyer la planète lui semble donner réponse à ses aspirations ? Qui sera assez niais pour idéaliser le passé ? Assez pervers pour s’en remettre à la violence ?

Et pourtant, comme on dit en parlant à la fois comme Épictète et comme Joseph Prudhomme, il faut faire avec. Nous ne nous débarrasserons pas si vite des terrifiantes ambiguïtés de la mondialisation. Nous ne renoncerons pas à nos pauvres possibilités de l’amender. De la technique, il faudra bien, malgré tout, que nous tirions le moins mauvais. Comme il faudra changer ce qui doit être changé, chasser ce qui doit être chassé. Et manifester à cette pauvre Terre amochée par tant de myopie satisfaite la bienveillance qu’elle implore. Sans considérer pour autant que nous aurons inventé la solidarité ou l’eau chaude et qu’entre Cro-Magnon et nous, il n’y a rien. Et cette violence elle-même, qui nous habite tous, y compris ceux qui s’en croient exempts, il faudra que nous tirions d’elle autre chose que du crime.

Propos désabusés ? Fatigue de l’âge ? Chassez cet espoir. « Mais alors, que reste-t-il ? » demandaient les stagiaires quand nous avions bien considéré, sans faiblesse coupable ni mauvaises intentions, les thèses de la direction, et celles des syndicats, et celles du spécialiste à la mode, et celles des uns, et celles des autres, et que, sans en encenser aucune ni cracher sur aucune, nous avions aimablement pris nos distances avec toutes. Instant terrible et bouleversant, celui de ce « Qu’est-ce qui reste ? ». J’étais déjà loin d’être un jeune homme, il me semblait retrouver mes vingt ans. Ne pas répondre à la question, surtout ne pas répondre, ne pas lancer étourdiment un « Vous, bien sûr ! » qui eût sombré dans une vanité rigolarde. Laisser mûrir, laisser descendre, laisser digérer, laisser aller, laisser venir, laisser sortir du rayon bavard de la psychologie, laisser errer dans le monde, dans cette salle, dans la ville, laisser franchir les océans, les époques, les barrières.

Laisser les citoyens mesurer l’ampleur de la bataille. Tout ce qui vient des grosses centrales de pensée comme du think tank le plus futé est de peu d’importance. Ces machines n’ont pas nécessairement tort, elles ne disent pas forcément faux, mais elles ne sont pas plus véridiques quand elles ont raison que quand elles ont tort. En un sens, leurs erreurs ou leurs mensonges, susceptibles d’éveiller le sens critique, sont plus utiles que les vérités dont il leur arrive d’accoucher. De toute façon, seraient-elles servies par les esprits les plus éclairés, les plus honnêtes, les plus judicieux, elles ne produiraient jamais que du parler machine. Qui est à la parole ce que l’ersatz ou le succédané, comme on disait dans les années quarante, était au café. On faisait semblant d’oublier. On n’oubliait pas. Rien n’est mieux que le faux pour donner le goût du vrai. L’amateur de café et l’amateur de parole peuvent faire semblant longtemps. À cause du goût qu’ils ont dans la mémoire du palais, ou du cœur. Les contrefacteurs croient les rouler. Nullement : ils leur fournissent seulement une occasion d’approfondir leur nostalgie. Pour que la logique d’ersatz et de succédané s’écroule, il suffit que quelqu’un, parfois, remarque tranquillement : « Ça ne vaut pas le vrai… ». Ce signal d’alarme-là, n’importe qui peut aujourd’hui le tirer. Doit le tirer. Le café décaféiné, on peut comprendre, à cause des nerfs fragiles. L’homme déshoméiné, personne ne doit comprendre cela. Tirer le signal d’alarme. Ce n’est jamais par bonté que les citoyens consommateurs avalent les mensonges des centrales de pensée et des think tanks. Quand ils font semblant d’ignorer les tricheries de ces machines, quand ils ne se demandent pas si leurs pilotes peuvent vraiment être des esprits éclairés, honnêtes et judicieux, c’est qu’ils veulent ignorer leurs propres tricheries, c’est qu’ils acceptent, eux, de ne pas être des esprits éclairés, honnêtes et judicieux. Pourquoi valident-ils ce bluff ? Parce qu’il les protège d’une évidence si heureuse, si forte, si vivante qu’elle les jetterait à bas du pessimisme qui les rassure : leur responsabilité n’a jamais été aussi grande ; jamais tant de largeur, jamais tant de sens, ne s’est offert à eux. Pourvu qu’ils daignent exister.

Il ne s’agit pas d’un rapport de forces. Il s’agit d’une découverte intime qui frappe aujourd’hui à toutes les portes, à celle de nos adversaires comme à celle de nos amis. Une chose toujours sue, une chose seulement sue. Niée par la férocité des puissants et par la soumission des faibles. Quelque chose de notre existence est absolument transcendant à toute espèce de logique que veut nous imposer le monde. Et cette transcendance n’étant ni une opinion ni une qualité particulière dont nous serions assez stupides pour revendiquer l’exclusivité, dire j’existe est la meilleure manière possible, la moins déloyale, de dire tu existes, vous existez, nous existons. La modernité fait tout pour que nous oubliions cette évidence, pour la masquer, la raboter, la formater, la châtrer, pour la tartiner de valeurs bricolées par des banquiers et prêchées par leurs domestiques. Parce que la modernité est vieille, vieille dans sa tête, vieille dans son cœur. Parce que la soumission du plus grand nombre et le recours de quelques-uns à une violence délirante ne sont que deux façons de se suicider. Parce que la seule révolution possible, c’est l’affirmation de notre existence. Parce que, même si cela me fait peur, cette affirmation commence nécessairement, pour moi qui en parle, par l’affirmation de mon existence. Ce n’est pas là une pose complaisante, ce n’est pas là un entrechat de colloque. L’affirmation de mon existence est l’affirmation d’un pouvoir réel sur le monde, d’un pouvoir qui veut s’exercer, qui veut légitimement s’exercer. Et qui s’exerce. Faible, ridiculement faible. Aussi fragile qu’on voudra. Et qui ne cherchera pas à grimper au mât de cocagne. Rien à voir, ce pouvoir-là, avec la violence que le mot suggère à l’ambitieux. Rien à voir, cette affirmation d’existence, avec l’atroce désir de faire parler de soi qui tourmente les candidats à la téléréalité, avec la folie concurrentielle au nom de laquelle les cadres commerciaux sont invités à se piétiner et à s’écraser les uns les autres. Pouvoir. Non pas domination, non pas maîtrise : capacité de correspondre, lien direct, sens imprenable, fondateur, inexpugnable, non négociable, non récupérable. De là, de ce point de soi-même où l’on accède sans coupe-file, sans recommandation officielle, sans carte de fidélité, on peut voir le monde. De là, on le sent aussi injustifiable que soi, aussi étrangement réel.

Pascal nous incitait à nous méfier des grandeurs d’établissement. Côte à côte, désormais, ces deux mots jurent. Non pas oxymore, cette fois : vêtements dépareillés plutôt, faute de goût. Que peut-il y avoir de grand à travailler son établissement dans la société de consommation mondialisée ? « L’événement prime le fond », s’enthousiasmait récemment un courtisan à propos d’une innovation constitutionnelle ; il fournissait ainsi son épigraphe au roman de la modernité, ou à son prospectus. Sans doute faut-il beaucoup d’énergie pour remonter ainsi chaque matin son rocher d’absurdité dans un univers déserté par le sens, avec le seul espoir de le remonter plus vite, plus haut, plus fort que ses voisins. Mais cette énergie-là n’est pas un courage, c’est une déroute, c’est l’envers d’une immense lâcheté, c’est une fuite ; au bout de la fuite, rien : le gouffre ou la cruauté.

S’exprimer. Le mot est partout. Il ne faut pas le répudier sous prétexte qu’il traîne avec lui beaucoup de sottise. Il faut le purifier, le nettoyer, lui rendre sa vérité. Accepter qu’il soit d’abord le refuge de toutes les facilités et de toutes les vanités. En avant pour les différences et les identités ! Je le voyais dans les sessions de formation : c’est un passage quasi obligé, les choses sérieuses commencent quand on l’a franchi et qu’on n’en est pas plus avancé. Quand, à force de vouloir se classer, on s’aperçoit qu’on est inclassable. Quand les paroles se font silence. Quand, cessant de copier la pub et la com, on ne se prend plus pour une chose à construire, un building, une performance, un inédit, une mini-vedette à la télé. Quand on se sent comme un point sur la tapisserie, un point qui ne recevra aucune visite surprise, qui ne gagnera à aucune loterie, qui ne sait aspirer à rien d’autre qu’à être, pour un petit peu de temps, ce point-là. Qui sait qu’il ne se produira plus rien de très nouveau dans le monde : il changera, comme d’habitude. Un point très proche des autres points, lointains. Lié à eux dans la tapisserie par l’invisible chaîne et par l’invisible trame. Par l’horizontalité de la chaîne, par l’égalité horizontale de la chaîne : les sens la perçoivent, la raison la constate. Par la verticalité de la trame, par l’égalité verticale de la trame : c’est un mystère non représentable, seulement sensible au cœur. Un point noué à tous les autres par une double égalité croisée si fortement tissée qu’il ne lui est nullement nécessaire de s’assurer de leur présence. Un point qui ne se sent plus lié par les vérités mortes. Un point qui se repent de ses mensonges parce que ceux des autres lui sont devenus insupportables.

J’appelle révolution pointilliste cette révolution que la vulgarité et la brutalité des temps rend urgente. Il n’est personne qu’elle ne sollicite. Elle naît dans l’instant, mais cet instant, en chacun, est le produit d’une longue effervescence. C’est une révolution sans théoriciens, sans méthodes, sans objectifs, sans adversaires, sans complices, sans partisans, qui tient tout entière dans l’expérience de chacun de ceux qui l’accueillent. Elle n’est pas une cause. Elle n’a besoin de personne ni de rien, surtout pas de puissance, surtout pas de moyens. Nul ne peut se recommander d’elle. N’importe qui peut dire ce qu’elle lui souffle. C’est pourquoi j’essaie de le faire ici.

Sur l’organisation de ces notes.

J’ai placé en tête (chapitre I) celles qui concernent Mai 68. Pas plus que je ne suis un partisan ou un adversaire de l’orage, je ne me sens soixante-huitard ni anti-soixante-huitard. Pourtant, même s’il fallait rejeter tous les discours qu’ils ont produits et toutes les évolutions dont ils sont responsables, ces événements ont éclairé d’une façon si vive le monde dans lequel nous vivons, et mis si brutalement en évidence les résistances que nous lui opposons, qu’il serait non seulement insensé mais surtout profondément malhonnête de faire mine de les oublier. Mémoire de 68, donc. Mais, en aucune manière, nostalgie de Mai.

Viennent ensuite (chapitre II) des notes apparemment éparses sur le monde dans lequel nous vivons. Pourquoi jouons-nous toujours contre nous-mêmes ? Pourquoi feignons-nous d’attendre des sordides banalités de l’argent et du pouvoir rabâchées par la propagande une fraîcheur dont ces vieilleries ne cessent d’effacer en nous les traces et l’espoir ? Pourquoi nier ces contradictions qui nous habitent tous, pourquoi prélever sur notre intelligence cette sorte de retenue à la source qui lui ôte vigueur et efficacité ?

Pourquoi l’entreprise, où se nouent à peu près toutes les dimensions de la modernité, bénéficie-t-elle (chapitre III) d’un statut presque sacré ? Pourquoi a-t-on tellement de mal à parler d’elle autrement qu’elle n’en parle elle-même ? Pourquoi les critiques qu’on lui adresse sont-elles si extérieures, si marginales ? Dans quelle complicité sommes-nous avec elle pour avoir si peur de l’affronter ?

Ce qui transforme un responsable d’entreprise en manager et un salarié en managé (chapitre IV) est une perversion radicale de l’intelligence et des relations humaines, perversion que nous n’osons pas dénoncer dans l’entreprise parce qu’elle nous a gangrenés jusqu’à l’intime de l’esprit et du cœur. Le management est le pire des fondamentalismes : le fondamentalisme du néant. C’est par faiblesse d’analyse et par manque de courage que nous ne le tenons pas pour intrinsèquement pervers.

Les métastases du management ont depuis longtemps atteint le langage et les pratiques culturelles de la modernité (chapitre V). On les retrouve aisément dans nos comportements quotidiens. Mais l’insatisfaction de moins en moins sourde qu’elles ne cessent de creuser dans les consciences est une invitation à chercher sans exclusive dans notre héritage culturel et dans notre imagination les ressources vivantes qui permettent de les éliminer.

Plus urgent encore que celui des déchets, ce travail de tri entre les signes morts et les signes vivants (chapitre VI), œuvre de chaque conscience, rend à chacun de nous sa véritable individualité en même temps qu’elle l’unit aux autres par des liens de liberté qui ne doivent rien à l’idéologie ni à l’émotion collective. Il suppose qu’on se fasse l’esprit dur et le cœur tendre : juste le contraire de ce que nous suggère la modernité.

La contradiction entre individualisme et socialité n’existe qu’entre un individualisme sordide et une socialité étriquée (chapitre VII). Elle se volatilise quand, une fois balayées la vulgarité et la pusillanimité aujourd’hui en honneur, chaque être, parmi ses semblables et avec eux, affronte loyalement son existence. L’autre cesse alors d’être un partenaire, ou un adversaire, ou un miroir – c’est-à-dire, dans tous les cas, un codétenu – pour devenir enfin ce qu’il est : un compagnon de route.

I.

Ce mois de mai qui les dérange toujours…

L’étaient-ils il y a quarante ans ? Aujourd’hui, en tout cas, le pouvoir et la contestation officielle ne sont plus en désaccord. Nicolas Sarkozy veut « liquider une bonne fois pour toutes » l’héritage de 68. Je ne vois pas ce qu’il en reste. Les soixante-huitards encore vivants ont muté. Il n’y a plus rien à dissoudre, à interdire, à combattre. Quant à la partie détestable de l’héritage, la mousse de l’exaltation facile, c’est la société de consommation qui la gère, et avec quel talent ! Lui retirera-t-on son meilleur argument de vente ? Le ministère de la lutte contre les effets de 68, c’est le ministère des dossiers vides et des bras ballants. Et Daniel Cohn-Bendit donne pour titre à son livre Forget 68. Parfait. Mais si « 68, c’est fini », si les événements ont fait leur temps et accompli leur œuvre, pourquoi se donner tant de mal pour les oublier ? C’est que nous sommes en plein Ionesco. Mai, c’est le cadavre irrépressible d’Amédée ou Comment s’en débarrasser ? Un cadavre plein de vie, qui ne cesse de grandir, et dont on ne viendra pas à bout. Les sociétés contrôlent leur communication : jamais leur mémoire, jamais leur oubli. Dans l’arrière-fond de notre conscience, Mai 68 reste l’instant où la société occidentale, flairant et refusant sa mort prochaine, hurle son désir de vie. C’est peu dire que cet instant n’appartient pas au passé. Il n’a pas encore fini de naître. Les différences qu’on peut repérer entre les années soixante et ce début poussif du XXIe siècle n’y changent rien. La pub aura beau vomir ce qu’elle veut, l’Histoire a une dimension intérieure, une densité, une intensité auxquelles les chroniqueurs à la mode et les politiciens réalistes n’ont pas accès. Pour comprendre 68, il faut changer de niveau d’intelligence, de niveau de perception, de niveau d’être. Tant que la compétition pour le pouvoir fera l’essentiel de la vie politique, aucun des compétiteurs ne pourra regarder en face cette révolution-là. Ils en connaissent tous les détails, mais ils se sont interdit, une bonne fois pour toutes, de la comprendre. Tout cela n’a d’ailleurs que peu d’importance. Mai n’est pas une marque à promouvoir. De toute façon, dans le Mai 68 dont Nicolas Sarkozy veut la peau, dans le Mai 68 que Daniel Cohn-Bendit s’escrime à oublier, je ne reconnais pas celui que j’ai connu, celui qui a touché toutes les consciences, y compris les plus paisibles, un Mai 68 sans délire, sans catéchisme révolutionnaire, sans violence, sans hurlements, un Mai 68 de la ferveur grave, de l’interrogation silencieuse, de l’intériorité retrouvée, retrouvée ensemble, un Mai 68 d’affirmation tranquille. Celui-là, on pouvait le rencontrer partout, sauf dans les discours, sauf dans les médias. Il suffisait de s’écarter du tumulte et de s’approcher de ses voisins.

Bernard Sichère a très bien montré la dimension mystérieuse de 68 dans son bel essai Il faut sauver la politique. « En mai 68, par éclairs, écrit-il, nous fûmes nous-mêmes la communauté ». Cette formule, lourde dans la mémoire de quelques-uns de tant d’espérance et de tant de déceptions, je ne sais si les jeunes gens d’aujourd’hui peuvent en deviner le sens. Une communauté qui soit comme une dimension presque physiquement perceptible de notre propre corps, constitutive de nous-mêmes qui sommes constitutifs d’elle, ce n’était pas là rêverie. Ce fut vrai par éclairs, comme dit Sichère. Une perception instantanée et stupéfiante, une révélation du naturel, les retrouvailles avec une réalité toujours refusée. Et chacun essayait ensuite, naïvement, de retrouver l’instant perdu ! Était-il fou, comme le proposait Lacan, de « fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » ? Il n’est pas vrai que nous ayons pris tous nos désirs pour des réalités. Si les enfants gâtés de la bourgeoisie, solidement amarrés à la bassesse par l’argent, ont trouvé en Mai l’occasion idéale de satisfaire leurs caprices habituels et de s’en inventer de nouveaux, nous n’avons pas envoyé, nous, toute l’autorité au rebut : nous avons commencé laborieusement, douloureusement, un tri qui nous occupe toujours. Fini, le sujet supposé savoir. Fini en politique, fini en art, fini en morale, fini en religion. Finie la reddition au grand chef, au grand esprit, à la grande âme, au grand frère. Pendant un temps, nous avons fait l’expérience étrange de descendre, corps et âme, dans les entrailles de notre société ; l’aventure terminée, il nous est resté sur la peau comme une marque, un signe, une trace des autres. C’est ainsi que nous rêvions, que nous imaginions, que nous pensions, que nous désirions. Pas d’abord avec les fumées de l’intellect. Pas d’abord avec la chair. Pas avec l’âme telle qu’on nous l’avait présentée. Avec cette marque, avec ce signe, avec cette trace qui, tout à la fois, nous rendait plus solitaires que nous ne l’aurions jamais redouté et plus proches des autres que nous ne l’aurions jamais espéré. Et le temps passait, et le siècle s’abêtissait, et nous ne nous reconnaissions en rien. Et, sans jamais rien abandonner, nous nous écartions de tout.

En 68, comme quelques autres, j’ai senti le réel. Je ne suis pas plus nostalgique de cette année-là que de mon premier couteau suisse, mais il faut bien que l’amour se déclare un jour ou l’autre. Avant 68, j’aimais la vie en douce. Nous cachions notre relation, nous jouions aux bons amis. Soudain, en Mai, la vie et moi avons décidé de vivre ensemble. Le projet dépassait de beaucoup mes capacités et les premiers temps furent fort difficiles. Mais ça a tenu.

Le fond de l’affaire ? C’était un beau printemps d’imprudence. L’espérance se promenait toute nue dans les rues, dans une si affolante évidence de beauté que personne ne cherchait plus ni qui elle était ni comment elle s’appelait. Elle était vraiment celle qu’on voulait. Non pas, comme la vérité de Pirandello, qu’elle épousât les fantasmes divers de ses prétendants : il y avait réellement en elle l’étagement de toutes les vertus et de toutes les beautés possibles. Et chacun, sans effort ni mensonge, voyait dans cette passante le meilleur de ce qu’il croyait. La vie intérieure sortait de ses caches : on l’eût dite en permission. Jamais je n’ai senti aussi fort que le second commandement – l’amour du prochain – est semblable au premier – l’amour de Dieu ; et qu’il est meilleur d’être un petit et un humble qu’un riche et un puissant. Qu’il faille choisir entre Dieu et Mammon, c’était écrit dans tous les regards ! D’autres, sans s’abuser plus que moi, lisaient autre chose dans le regard de la promeneuse : l’exaltation de la vie, de l’amour, de l’espoir, de la beauté. Ils avaient raison, nous avions tous raison. Mai 68 ou l’irruption des transcendantaux. Ou de la réalité, la vraie. Ce fut bref, bien sûr, si bref ! Personne n’imaginait que la terre et le paradis allaient se confondre ! Que nous serions tous affranchis de l’argent, du pouvoir, de la misère ! Que des solutions « concrètes » s’imposeraient ! Que le temps des opinions et des querelles était révolu ! On rêvait, mais on rêvait juste : quelque chose d’autre, venu de très loin, très malaisément identifiable et aussi ambigu qu’on voudra, s’était frayé un chemin dans nos ténèbres et s’était installé en nous, entre nous, au plus creux, au plus haut. Ni dans les bourrasques des passions, ni dans les abstractions des cerveaux : plus près, plus simplement, plus finement, à ce point de jonction de l’esprit et de la sensibilité que le XVIIe siècle appelait précisément le cœur. Les intérieurs avaient rompu les barrages, brisé les grilles. De cette effraction, si rageusement que nous désirions l’effacer, nous portons tous la trace.

Côté des autorités, une incompréhension radicale des événements, d’autant plus pesante que la politique du général de Gaulle, notamment en Algérie, avait habitué les Français à moins de simplisme. Exaltation de l’ordre, célébration de la puissance, solennité archaïque et empesée, le pouvoir ne disposait plus que d’armes dérisoires ; quelque chose se révélait définitivement out, ce quelque chose qui a la peau dure et qui traîne toujours son agonie. Côté contestation, une incroyable cuistrerie, une compétition d’idées creuses, une débandade de mots, une sincérité provocante aux antipodes de l’authenticité, une formidable ignorance masquée sous un dogmatisme péremptoire puisé dans les fiches de lecture et les notes de cours ; et déjà, dans la plupart des jeunes gens qui menaient la danse, l’astuce grisâtre des vieux routiers de la manip. Pourtant, de cette poubelle soudain vidée de ses détritus anciens et récents, s’élevait le plus léger des chants, le plus aérien, le moins prévisible.

Au-delà des naïvetés sexuelles, des apparitions de saint Mao, des subtilités trotskistes et des négociations série B de Grenelle, 68 tient en une quadruple expérience. Premièrement, et c’est peu de chose : Paul Valéry a raison, notre civilisation est mortelle et le sait. Deuxièmement, on ne se contente pas de le savoir : en Mai, on éprouve cette mort prochaine, et elle brûle. L’intime et l’ultime, l’intérieur et l’extérieur, cette prétendue civilisation tout entière, comme l’avait prévu Léon-Paul Fargue, « grille comme une andouille ». Elle avoue qu’elle ne signifie rien, qu’elle ne tient à rien et ne porte rien. Troisièmement : en même temps que cette évidence, surgit la confuse certitude, aussi angoissante que réjouissante, d’une possible et mystérieuse naissance. Les plus avisés devinent qu’ils ne la verront pas, leurs descendants non plus. Elle est donc à la fois possible et idéale, possible et impossible, presque eschatologique. Quatrièmement : cette expérience apparemment délirante, une foule de gens la font en même temps, chacun lisant dans les yeux des autres qu’elle s’est fichée en eux. Tout est là. C’est assez pour expliquer la multiplicité et la diversité des effets apparents – odieux ou admirables, géniaux ou stupides – sur les individus et la société. Le reste est interprétation. Sociodrame, expérience spirituelle, expression d’une pathologie collective, résultat d’une manipulation, peu importe. Tout romantisme soixante-huitard évanoui, la question demeure : notre civilisation peut-elle, et doit-elle, pivoter sur ses bases ? Ma réponse est oui. Elle le peut et elle le doit. Or, quand on veut pourfendre le fantôme de Mai, c’est cette question-là qu’on pose. Pour répondre non.

Pour parler de Mai, la gauche n’était-elle pas la mieux placée ? Assurément. Ses mots s’accordaient mieux à 68 que ceux de la droite. C’est cette fille-là qui devait épouser Mai. Que voulez-vous que j’y fasse, elle n’en a pas voulu ! Elle a couru derrière le management ! Elle s’est envoyée en l’air avec l’indice de croissance ! Ça lui apprendra. La créativité a sombré dans le marketing. La parole s’est noyée dans la communication. Ça ne conteste plus, ça revendique, c’est-à-dire que ça a déjà cédé. Ça n’affirme plus, ça commente. Ça n’aime plus, ça respecte. Ça ne déteste plus, ça critique. Ça ne pense plus, ça s’informe. Ça ne vit plus, ça s’épanouit. Comme la tête de veau à l’étal du boucher, disait Clavel. De tout ce désastre, la gauche n’a rien vu, rien compris, rien souffert.

Les années d’après 68 ont été instructives, durement instructives. Ce fut un rude choc de s’apercevoir, une fois passé le beau printemps de tendresse, que les vaticinations des révolutionnaires étaient du même tonneau que les slogans des conservateurs et des réactionnaires. Tous s’identifiaient frauduleusement à des valeurs, à des idées, à des principes, à de prétendus désirs collectifs. Tous se cachaient derrière de grands mots, s’y asséchaient, s’y faisaient de plus en plus acides. Tous cédaient chaque jour un peu plus à la manie de se faire la gueule de l’emploi, de se donner des ordres à eux-mêmes, de se mesurer, de s’évaluer. Déception, impitoyable déception. Mais l’espérance grandissait avec la déception.

Nous ne sommes pas en 68, bien sûr, mais en 68 non plus, nous n’étions pas en 68. Il n’y a jamais eu de parti 68, de pensée 68, de génération 68. Rien qu’une rapide fulgurance 68, comme une flamme sur des ossements : quelques-uns s’en sont laissé brûler et régénérer. Depuis, à son seul désir, dans sa seule logique, elle apparaît, disparaît, réapparaît ; à l’instant qu’elle choisira, le reste s’évaporera.

Que s’est-il passé depuis 68 ? Rien. La logique des choses. C’est-à-dire rien. Quarante ans dans la salle de réveil pour la problématique bourgeoise. Quarante ans d’intentions, de thèses de sociologie et de littérature d’entreprise. 68, c’est comme si c’était hier. Non. Comme si c’était aujourd’hui. Veuillez nous excuser de cette interruption due à un incident survenu sur la presque totalité de nos émetteurs. Nous reprenons le cours normal de nos émissions. Voici la suite de notre dramatique Le non-sens est-il notre destin ?

De quelque côté qu’on attaque aujourd’hui la question politique en France, par la droite ou par la gauche, par le centre, le dessous ou le dessus, on se heurte nécessairement à 68. La problématique de Mai nous hante, nous cerne, nous oblige. Depuis quarante ans, tout le projet des politiques successives a consisté à l’occulter plus ou moins hypocritement. Embrouiller Mai : Edgar Faure a montré la voie, tout le monde a suivi. Mais nous l’avons toujours sur le cœur et il y pèse de plus en plus lourd. « Je ne veux plus voir cette fille, crie l’amoureux déçu, je ne veux plus la voir ! Jamais ! Jamais plus ! ».

« L’oubli est un système de mémoire », dit un philosophe dont j’ai précisément oublié le nom. L’idée s’applique merveilleusement à Mai. Écrire un Forget 68, quel aveu ! On ne peut mieux dire qu’on n’a rien oublié, que ce 68 réduit à un événement politique ou à un fait culturel sur lequel on est las de disserter est un souvenir de jeunesse de plus en plus encombrant, que Mai aura dérivé toute la vie sur la conscience sans jamais la nourrir de rien.

L’arête du poisson 68, ce ne sont pas les manifs étudiantes, les slogans, les braillements, les gauchistes, etc. Tout cela grouille de tant de fantasmes et de symboles que le moins avisé des historiens y trouve encore aisément de quoi faire son beurre. L’arête, ce sont les grèves ; celle-là va rester durablement plantée dans le gosier de Clio. Comment expliquer un mouvement d’une telle ampleur et d’une telle durée au plus fort de ces années que la gentillesse bien informée de Jean Fourastié voulait imaginer glorieuses ? Alors qu’une croissance, sinon à la chinoise, du moins à l’allemande, témoignait de la bonne santé économique du pays, une croissance qui, sans doute, ne frustrait guère les riches, mais dont les moins riches, et même les pauvres, n’étaient, ô miracle, nullement exclus ? Alors que les réfrigérateurs et les machines à laver faisaient leur entrée dans les cuisines, que les téléviseurs commençaient à présider les salles de séjour ? Que toutes sortes de petites voitures toussotaient gaiement sur les routes, et même sur des embryons d’autoroutes ? Pour venir à bout de ce mystère, un historien a tiré de sa poche deux hypothèses. Selon la première, les grèves de 68 se situaient dans la continuité des mouvements sociaux des années précédentes. La seconde met en avant l’attitude mimétique d’un monde ouvrier fasciné par les révoltes étudiantes. Je ne crois pas ces explications exactes. La première hypothèse se liquide toute seule. Si, en 1963, les grandes grèves des mineurs, spécifiques à une profession qui se savait menacée et probablement condamnée, avaient conduit à enregistrer 6 millions de journées non travaillées, on n’en dénombrait, pour l’ensemble des quatre années suivantes, de 1964 à 1967, que 10,2 millions, soit une moyenne annuelle de 2,5 millions de journées. Pour la seule année 68, en revanche, on a compté 150 millions de journées non travaillées, soit soixante fois plus ! À moins qu’un arrosoir malencontreusement percé par un serpent assoiffé ou myope n’ait provoqué les inondations du Nil, cette première hypothèse campe nettement en deçà de la limite du vraisemblable. La seconde ne me satisfait pas davantage. Ainsi ces 150 millions de journées seraient dues à la fascination de la classe ouvrière pour des incendiaires de voitures au jargon incompréhensible ? Avec une telle motivation, ceux des grévistes qui auraient échappé à la matraque policière auraient péri sous les coups du rouleau à pâtisserie conjugal. « Non, mais des fois ! Tu fais grève pour ces morveux, maintenant ? T’es pas bien ? » La petite ville de Seine-et-Marne où j’habitais alors était le siège d’une grosse usine Jeumont-Schneider. J’en connaissais bien les syndicalistes. Ils ne tenaient nullement à ressembler à ces ostrogoths ; ils les auraient fraîchement accueillis si l’idée leur était venue de se pointer dans l’usine. Mais cela ne les empêchait pas de réfléchir, et leurs femmes les y encourageaient. Dans quelques années, certains de leurs enfants se retrouveraient dans la situation de ces étudiants : même s’ils avaient bien des raisons de détester ces petits bourgeois prétentieux qui voulaient tout leur apprendre, et même l’amour, ils voulaient comprendre. C’était donc le contraire d’une fascination ou d’un mimétisme : plus les ouvriers s’éprouvaient différents des étudiants, plus la conscience de cette différence les laissait seuls avec eux-mêmes et les obligeait à regarder comme jamais le monde, l’avenir, la vie, leur vie. Et ils réagissaient comme ils savaient et pouvaient le faire : par la grève. Ces jeunes gens leur avaient mis sous les yeux des raisons de se mobiliser beaucoup plus fortes que la méfiance et l’antipathie avec lesquelles ils les considéraient. D’un coup, d’un seul, Mai 68 anéantissait la logique du capitalisme et celle de la lutte des classes. Mais il y eut Grenelle, qui les remit l’une et l’autre en selle.

Ce qu’on appelle, depuis près de quarante ans, la génération 68, il faut enfin lui donner son vrai nom : la génération Grenelle. Grenelle, ce n’est pas la caricature de l’esprit de Mai, c’en est le contraire. Ce n’en est pas le contraire : c’en est la négation. Le grand mouvement social de 68 trouva son origine hors de lui et ne vécut que de la renier. Mai, c’est le recours aux intérieurs, à la gratuité, à un changement de régime de la pensée. Grenelle, c’est le carnaval des conservateurs réconciliés, c’est le nihilisme gras. Le mouvement social de 68 s’y est d’emblée mutilé de son essence : il a fallu, pour payer cette mutilation, quarante ans de réalisme fangeux et de honte secrète. L’affaire profita d’ailleurs infiniment moins aux salariés qu’à une classe de privilégiés qui, depuis quarante ans, bouffent du fric et pissent des principes, se partagent les places et jouent les moralistes et, ciblant leur propagande, dans l’intérêt de leurs gangs, à l’exacte intersection de la veulerie universelle et de leur bénéfice particulier, prostituent d’un même mouvement et la liberté de chacun et le bien de tous. Jamais plus l’esprit de Grenelle, vous en prendriez pour toute votre vie ! Jamais plus cette satisfaction d’esclave d’avoir échappé à une grande chose ! Lisez ce que vous voulez, lisez Marx – dans le texte -, lisez Rousseau – dans le texte -, lisez les Évangiles – dans le texte : vous y trouverez des raisons différentes et convergentes de boycotter Grenelle.

J’appelle Grenelle la réaction de la bête. Non pas la bête immonde, certes ! La bête ordinaire, vous, moi, la bête un peu bête ! Profondément perturbée, la pauvre bête. Incapable de comprendre ce qui s’était passé, mais nullement incapable de flairer la nouveauté, d’en frémir de peur, de désir, de rage, d’envie. Incapable, parce que bête, d’intégrer un événement qui la surplombait de plusieurs univers, incapable de ne pas le refuser de toutes ses forces de bête, mais incapable aussi, toujours parce que bête, d’ignorer un appel soudain logé dans ses entrailles. Quarante ans après, elle ne s’est toujours pas remise de son aventure. Qu’elle est donc comique et pitoyable, depuis Mai 68, la bête occidentale !

II.

« Déshonorer l’argent »

Les questions naïves ne sont pas les plus mauvaises. Comment l’héritage grec et latin, le christianisme, les Lumières, les révolutions, les révoltes, le socialisme, le surréalisme, le communisme, la pensée critique, les maîtres du soupçon, l’expérience de la guerre et des tyrans du XXe siècle, l’action culturelle, le féminisme, les valeurs et la diversité, comment tout cela a-t-il pu accompagner respectueusement le triomphe du management, des ressources humaines, du marketing, du marchandising, du développement professionnel et personnel, de la production affolée des choses et de leur consommation frénétique sur fond de folie pour les uns, de misère pour les autres ?

Rien ne va changer et, en un sens, rien ne peut changer. Aucune alternative politique sérieuse. Pas d’idéologie de recours. La révolution ? Impossible, ou forcément désastreuse. La violence ? Un masochisme de détraqués. Restent les farces et attrapes, la moralisation du capitalisme, par exemple. Quelques mesures de contrôle, une poignée de grands voyous priés d’aller finir leur dessert ailleurs, en quoi tout cela touche-t-il à l’essentiel ? Des managers de second rang monteront en première ligne et jureront amour et fidélité aux « valeurs ». Pourquoi ne seraient-ils pas sincères ? Leurs aînés l’étaient peut-être aussi. Tout le monde est sincère dans ce système. On y met le doigt : il le broie. L’intelligence ? Il l’affole. Le cœur ? Il le pourrit. Les petits nouveaux feront comme les grands anciens.

À la moralisation du capitalisme, plaisanterie de droite, répond la plaisanterie de gauche dont un sociologue se faisait récemment le colporteur : les patrons vivent sous le règne du moi, les manifestants témoignent du nous. Un nous qui vient par les pieds, en quelque sorte. Pourquoi se moque-t-on toujours des gens, toujours ? Les riches cèdent un peu pour rester riches, rien de plus, rien d’autre. Plus que leurs adversaires, c’est leur avidité qui les oblige à fléchir, ou à faire semblant. Et les gens des manifs, pourquoi se rassemblent-ils, sinon pour des intérêts individuels ? Sinon pour leur pomme ? Ils en ont le droit, certes, et bien plus que le droit ! Mais qu’ils ne rêvent pas. La pensée pommiste n’a jamais fait peur aux capitalistes, qui l’ont inventée. Communier dans le pommisme, c’est faire la bise de loin au système. Le seul ennemi que redoute le capitalisme, air connu, c’est le capitalisme. Il y a longtemps que les gens de droite ont renoncé à l’influencer, longtemps qu’ils feignent d’être les organisateurs d’un désordre qui les dépasse. Pendant ce temps-là, la gauche promène ses pancartes. Elle fait pot de fleurs, comme on disait des enfants de chœur qui, aux vêpres, n’avaient pas de rôle défini. La logique des choses a désarçonné la droite comme la gauche et les traîne derrière elle par les cheveux. Même si, de tous les côtés, il y a de bonnes personnes, de très bonnes personnes dépassées, intelligentes et compétentes mais dépassées, pleines de bonne volonté mais dépassées : contre la logique des choses, elles ne peuvent plus rien. Qui donc la prendra aux naseaux, la logique des choses ? Un génie ? Un « intellectuel de haut vol », comme on dit du pape Benoît ? Chansons. Personne ne le peut. Sauf vous et moi, ici et là, quand nous aurons accepté l’incertitude des temps, quand nous aurons extirpé de nos crânes les performances, les objectifs, les mesures, les comparaisons, quand nous nous serons amoureusement lovés dans la durée, le regard tourné, en nous et hors de nous, vers je ne sais quoi de plus vaste, de plus vague, de plus vrai.

Le monde entier crie désormais aux grands patrons que leur course à l’argent est aussi odieuse que folle : seraient-ils les seuls à ne pas comprendre ? S’ils avaient le sentiment de travailler au bien commun, chercheraient-ils dans leur salaire autre chose que le moyen de vivre dans une aisance légitime ? Ils savent mieux que quiconque que leur avidité est une façon puérile de tenter d’oublier le gouffre de non-sens qu’ils ont creusé en eux, de masquer l’Himalaya de méfiance qui les sépare des autres. Ils le savent, mais ils ne peuvent plus se le dire, ils ne veulent plus savoir qu’ils le savent. À peine la conscience de l’absurdité pointe-t-elle le nez que grandit avec elle la frénésie de posséder davantage. Ces profiteurs sont des emmurés. Les salariés ne les haïssent ou ne les envient que parce qu’ils n’osent pas les plaindre : il faut être libre pour plaindre les riches. Emmurés, ils le sont aussi, il est vrai, et sans possibilité de s’échapper. Et sans le luxe, certes, mais aussi sans les illusions sales qu’il procure. Ils sont incarcérés dans ce quotidien où personne ne peut plus entendre le silence de personne, sorte de poubelle mentale dont l’époque fait le plus grand cas, et où s’entassent les rêves déçus et les élans abandonnés. La même panique qui pousse les riches à fuir dans le divertissement de l’argent enferme irrémédiablement les pauvres et les moins riches en eux-mêmes, les fait hésiter entre de pâles velléités de révolte et une sorte de résignation insincère qui leur gâche toute joie de vivre. Il est facile d’opposer ces deux désastres. Il est vrai qu’en un sens ils s’opposent. En un sens seulement : ils ont une source commune et c’est jusqu’à elle qu’il faut remonter pour se demander pourquoi et comment elle a été polluée. Sous les inégalités et les injustices, clapote comme une eau sale une effrayante communion dans le non-sens : sans elle, la modernité aurait échoué depuis longtemps.

« Déshonorer l’argent », disait François Perroux. « Nous devons tendre vers une société où l’enrichissement est en quelque manière déshonoré . » Non pas remplacer l’euro par le haricot. Non pas plastiquer les banques. Découpler l’argent de toute notion d’honneur, de grandeur, de progrès, de dignité, de privilège, de bonheur. Le laisser aux excréments qu’il symbolise. La banque et les cabinets : deux chalets de nécessité. Renvoyer à l’école ceux qui racontent que le mépris de l’argent est une invention du christianisme. Dans ce village, les chrétiens de la messe dominicale, c’est-à-dire les familles du nobliau, de l’industriel et du conseiller général, ne semblent pas tenir l’argent en si piètre estime. Ce matin, au sortir de son exercice de piété, une dame fort distinguée a exigé de la boulangère une note dûment tamponnée pour les treize euros de gâteaux qu’elle venait d’acheter. Plus deux euros, il est vrai, hors comptabilité : « Arnaud, mon chéri, veux-tu que nous partagions un palmier ? » Déshonorer l’argent, l’impropre de l’homme, c’est le début du rire.

Le rapprochement entre le terrorisme mondial de l’argent et ce que Téodor Liman appelle avec justesse la « vie-de-bureau » s’est forcément imposé aux travailleurs. Non qu’ils se soient livrés à des comparaisons absurdes. Tous les patrons ne souffrent pas de névrose d’accumulation. Beaucoup d’entre eux, s’ils se laissaient aller un instant à rêver de bonus disproportionnés, seraient ramenés à plus de modestie par le grain de bon sens que leur lancerait l’honnêteté, ou la prudence. Et pourtant, le rapprochement s’est imposé. À la manière d’une similitude climatique. Dans les firmes planétaires comme dans les bureaux les plus modestes, même si c’est à des degrés incomparables, la même frénésie de réussite, la même volonté de puissance, la même obsession des possibles à déployer et des limites à repousser. La dénonciation virulente de quelques voyous majeurs par leurs amis d’hier, loin d’apaiser les travailleurs, les renforce dans la crainte et l’hostilité. Il y a du stalinisme dans le mouvement ternaire de ces purges : on feint de découvrir les désordres quand les circonstances y obligent, on traîne les coupables dans la boue, on renforce le système derrière eux. Personne ne sait plus que penser d’une atmosphère pareille. Ceux qui l’ont installée, et ont tout fait pour la renforcer, en sont à se justifier, à protester de leurs bons sentiments, à geindre préventivement, à se faire victimes avant qu’on ne les accuse. Débâcle. Les travailleurs s’interrogent. Ne cautionnent-ils pas trop facilement ce délire ? Ne contribuent-ils pas à l’aggraver ? Mauvaise conscience, honte diffuse. Fausses relations, fausses amitiés, fausses équipes. Comment n’a-t-on pas su opposer un peu d’humanité à cette logique meurtrière ? Pourquoi le silence, pourquoi toujours le silence ? Pour sauver quoi ? Ces questions-là se chuchotent comme des confidences graves et désabusées. On devine qu’on a tort de tout reprocher aux autres. Mais, au juste, on se bat contre quoi ? Contre quelque chose qui est nulle part et partout, dans les bureaux, sur les murs, à la cafétéria, dans les voix, dans le bonjour du matin. Avant la crise, on ne prenait pas trop au sérieux ces signes-là, on préférait penser qu’il y avait là-dedans à boire et à manger, on faisait la part du feu. Le monde moderne, se disait-on, c’est l’argent, c’est la technique, mais ce sont aussi les hommes, surtout les hommes, d’abord les hommes, comme le tonitruent les chefs à chaque réunion, juste avant d’annoncer le plan social qui va sauvegarder l’avenir des hommes, précisément. Il devient de plus en plus difficile de trouver tout cela naturel, de plus en plus difficile aussi de désigner des boucs émissaires. Personne, même parmi ceux qui dénigrent le plus la modernité, n’a la moindre envie de sourire, même par ressentiment, même par vengeance. La peur, la séduction de l’argent, la jouissance de la technique et du pouvoir, la vanité d’être moderne, les équipes rassurantes, la violence de la compétition, tout a été essayé pour tenter d’empêcher les gens d’arriver à eux-mêmes. Raté. Presque raté. Ils y arrivent. Rien n’est normal, et les manifs sont des piétinements. Glissement irréversible de la conscience, même s’ils vont faire semblant d’oublier : la propagande du capitalisme moralisé, qu’il faudra encore plus misérable, leur rafraîchira vite la mémoire.

Milton Friedman avait-il une conception puérile du capitalisme ? Il récusait l’idée que les dirigeants d’entreprise puissent avoir « une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. » « Si les hommes d’affaires, demandait-il, ont une responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment peuvent-ils savoir ce qu’elle est ? Des individus auto-désignés peuvent-ils décider de ce qu’est l’intérêt de la société ? » Nos modernes sont moins timides. Sous le prétexte transparent de la responsabilité sociale des entreprises, ils veulent mettre la main sur l’organisation même de la société et, de proche en proche, sur les consciences. Dans leur logique, ils ont raison. C’est fort intelligemment qu’ils reprennent le mouvement ternaire de la colonisation : s’emparer d’abord du territoire, ensuite de la société, enfin des consciences. Pour le territoire, c’est fait : le monde entier, de gré ou de force, dans l’enthousiasme ou dans le dégoût, s’offre au libéralisme. Les comportements sociaux deviendront vite son champ d’opérations, son terrain de manœuvres, son théâtre privé : l’aide que lui fournit la communication aurait fait le bonheur des colons. Reste à mettre les consciences dans la poche des financiers et des industriels. Ce sera le rôle de la responsabilité sociale des entreprises. Nul doute que nous verrons surgir un festival de pieuses intentions, et qu’on ne lésinera ni sur la morale, ni sur l’éthique, ni sur les valeurs. Tout cela tourne rond. Tout cela, en un sens, va parfaitement bien. Les gangsters gangstérisent, que leur demander d’autre ? Le capitalisme persiste dans son être : que peut-il faire de plus, ou d’autre ? Il se donne maintenant une nouvelle frontière, celle de la culture, voire celle de l’intériorité. Il va chercher à vider les consciences de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de tout ce qui n’est pas rien. Comme il ne se cache plus d’être un simple système de puissance capable de choisir ses munitions dans les boutiques les plus diverses, du libre marché au protectionnisme, de la brutalité sauvage à l’avenante social-démocratie, les slogans ne lui manqueront pas et il en changera aussi souvent qu’il le faudra. Personne ne pourra plus revenir sur les deux premières étapes de la conquête. Il ne restera pas un hectare de terre pour y installer un autre régime. On ne trouvera pas un canal d’information pour y faire passer une seule critique que son agrément n’ait validée. Nous allons à cela, personne ne l’empêchera. C’est un grand malheur, mais c’est aussi une grande espérance. C’est à la troisième étape de la colonisation libérale, en effet, accomplissement indispensable des deux autres, que la plus grande bataille se jouera. Finalement, celle-là seule comptera et personne ne pourra empêcher qu’elle ait lieu. Cette bataille-là, n’importe qui pourra la faire perdre à la modernité libérale. N’importe qui aura le choix : bouffer un destin écœurant ou faire de sa vie une aventure. N’importe qui aura le choix : être ou ne pas être. Le système libéral aura beau tricher, truquer, manœuvrer, trahir, interdire, enfermer, surveiller, punir, il devra forcément en passer par cette bataille-là. Et il devra forcément, même s’il s’en mord les lèvres de rage, faire semblant de la livrer loyalement. Et ce sera une immense campagne de Russie. Le libéralisme entrera forcément, un jour ou l’autre, dans les steppes que les consciences lui ouvriront comme autant de pièges immenses. Il s’y perdra, et tout ce qui lui ressemble avec lui, et tout ce qui aura fait semblant de ne pas lui ressembler. Et il restera des êtres humains, un peu de temps, des ruines inutiles et du silence.

Le pouvoir du Management mondialisé, auquel il accorde la majuscule, ressemble beaucoup, aux yeux de Pierre Legendre, à celui de l’Occident chrétien du Moyen Âge qui, fort de l’arme décisive que lui fournit le droit romain, construisit la certitude folle de son dominium mundi, de sa « propriété du monde ». J’ai eu l’expérience directe de ce délire à Alger, en 1959. Plusieurs anciens étudiants catholiques de la Sorbonne s’y trouvaient affectés, généralement comme officiers. Nous étions en plein dominium mundi. Ces jeunes gens disciplinés apportaient la même ferveur légaliste, sèche et raisonneuse, à leur prosélytisme religieux et à leurs convictions politiques. Le monde leur appartenait deux fois. Ils en avaient le dominium catholique, ils en avaient le dominium occidental. Cette double charge les obligeait, quand il était question de la torture, à des contorsions casuistiques qui me semblaient parfois plus hideuses que les pires brutalités. La religion qu’ils prêchaient était un système idéologique bardé d’une rationalité glaciale. Plus encore que par le christianisme dont ils se voulaient les missionnaires, plus encore que par la puissance occidentale dont ils pensaient être les représentants, leur cœur semblait dominé par une soumission orgueilleuse à une force sévère, immarcescible, altière. Ils étaient encore des inquisiteurs, ils étaient déjà des managers. Je songe souvent à ces jeunes gens et ce souvenir me jette contre une infranchissable muraille. Est-ce donc cela, l’être humain ? Est-ce donc cela, le christianisme ? Mais sur cette muraille, bizarrement, je me sens rebondir. Dans le marais moderne, je m’enlise.

Vécu non pas comme une grâce de liberté mais comme un fil direct avec le pouvoir du haut, le christianisme tisse une relation nécessairement névrotique avec les puissants. L’histoire de la démocratie chrétienne en est un témoignage pathétique.

S’interrogeant sur l’imbroglio européen, un éditorialiste avoue son embarras. L’Europe, cette « belle au bois dormant » se réveillera-t-elle jamais ? Il ne voit guère d’autre solution, en attendant, que de veiller sur son sommeil et de continuer à modeler ses muscles économiques, ses armes, ses lois. « En espérant, soupire-t-il, qu’un jour ce qu’on appelle « l’âme » lui viendra de surcroît. » L’appel à l’âme, c’est le geste classique de la bourgeoisie en difficulté. L’âme, c’est sa sécurité mentale, sa mutuelle de réassurance. Elle veut toujours cette convocation d’autant plus solennelle qu’elle sait parfaitement que, dans ces conditions, l’âme ne viendra pas. Le lapin est assuré, il arrangera tout le monde. Peu importe si, au passage, ce recours à la mystique met les textes cul par-dessus tête. Si j’ai bonne mémoire, le surcroît, dans les Évangiles, ce n’est pas l’âme, c’est le reste. « Cherchez d’abord le Royaume des Cieux, et le reste vous sera donné par surcroît. » N’importe. Quand il ne voit plus d’autre solution, l’esprit bourgeois, à tout hasard, tout en remplissant ses coffres, rêve de cette âme qu’il refuse. Certes on a d’elle l’idée qu’on veut, ou qu’on peut. On peut même n’en avoir aucune, pourvu qu’on ait la loyauté de laisser la place vide, le siège vacant, le ciel ouvert. Mais cette place-là, libre ou occupée, si on la sous-loue, même provisoirement, à l’argent ou à la puissance, on se condamne à camper très en deçà de l’humain.

Exercer le pouvoir, autrefois, ce n’était pas chose absurde. Même secoué de temps à autre, l’échafaudage était solide : tous pouvaient s’appuyer sur lui, surtout ceux qui voulaient l’abattre. Pour le meilleur et pour le pire, le gouvernement de la cité s’inscrivait dans une logique cohérente. Le lieu du pouvoir était circonscrit, enclos, sacralisé ; de cette clôture, la vérité était censée procéder et, dans sa foulée, l’autorité. Que la société et la vérité se soient laïcisées n’avait pas changé le fond des choses : la drôlerie de Marcel Pagnol a montré cela de façon très convaincante. Par contre, la révélation moderne du lien intime que la violence entretient avec le sacré, découverte plus cousine qu’on ne le croit des intuitions de 68, a tout changé. Les vieux systèmes d’autorité craquent désormais de toutes parts. Plus ils sont puissants, plus ils se lézardent. Aucune propagande ne les remettra en état. D’où ce sentiment de déliquescence que l’opinion publique ressent avec finesse, et dont elle accuse ses dirigeants. À tort et à raison. À tort, car ils ne sont pas responsables d’une métamorphose qui les dépasse infiniment. À raison, car on ne peut aujourd’hui diriger un pays en se cachant, même avec talent, derrière des rhétoriques antédiluviennes. Avant de changer quoi que ce soit, gouverner, aujourd’hui, c’est se changer.

De nos jours, exercer le pouvoir, c’est surtout faire semblant. D’où vient sans doute l’aspect si nettement compensatoire de l’exercice. Du pathologique « tout est possible », négateur de la condition humaine, à la mise en scène de soi-même dans le rôle du chef en passant par le fantasme de l’inévitable « nouvelle société », tout est forcément ersatz, spectacle, rideau de fumée ; rien n’a d’autre but que de faire oublier le plus agressivement possible une impuissance première. Je ne vois pas qu’il y ait aujourd’hui échec à ne pas accéder aux responsabilités ; à mes yeux, c’est plutôt une chance. Rien de très utile ne passera avant longtemps par le pouvoir. Rien de sérieux ne changera dans le monde sans un sursaut souverain, et très hypothétique, de la personne humaine. À cela, les faibles libres travaillent moins mal que les puissants enchaînés. Aucun nouveau visage de l’humanité ne se prépare au sein d’aucun pouvoir ni d’aucun contre-pouvoir. Le pouvoir est désormais un passeport pour la répétition : de là vient sans doute, pensent les pessimistes, qu’il soit si recherché.

Dans la tradition chinoise, explique François Jullien, quelque chose l’emporte sur la perspicacité intellectuelle : le sentiment aigu de participer au mouvement du monde, quoi qu’il en soit des événements, des circonstances et de l’idée qu’on s’en fait. Ce sentiment n’a presque plus aucune place en Occident. L’Occident observe, constate, classe, commente, juge avec une confiance naïve dans le bien-fondé et la transcendance de sa posture. La plume n’y tremble plus ; le doute lui-même n’est qu’une hésitation devant un choix. La pensée ne connaît plus l’étreinte, la caresse, la peur, le dégoût, le rire. Elle n’effleure plus le visage du monde. Rien ne la surprend, rien ne l’effarouche, rien ne la ravit. Même la colère, même l’indignation semblent prévisibles, organisées. On est à l’affût des idées comme d’un gibier. Ni pesanteur ni légèreté, ni écho ni aura. Notre sensibilité d’Occidentaux nous reste sur les bras. Quelque chose ne joue plus entre le monde et nous. Il n’est pourtant pas impossible de regarder ce désastre avec confiance et de voir s’y dessiner l’espérance, une espérance qu’on peut dire bouleversante si l’on entend bien ce qu’on dit : elle fait beaucoup plus, en effet, qu’agiter des émotions. Elle change radicalement le sens de nos existences. De tout ce que notre cœur n’a pas vraiment approuvé, reconnu, authentifié, elle ne laisse plus pierre sur pierre.

Au-delà de leurs très accessoires différences d’opinions, toutes les élites sont étroitement associées au monde moderne, à ses projets, à ses intérêts, à son langage. Ce n’est pas vrai des petits, des obscurs, des sans grade. Pour eux, ce monde est un bloc de fatalité qu’ils ne se mêlent pas d’analyser. Non que la lucidité leur manque, ou qu’ils n’en pensent rien : un cocktail de sagesse, de prudence, de résignation, de méfiance, de dégoût les convainc de l’inutilité de composer avec lui. Ils ne veulent pas le comprendre. Ils ne veulent pas le savoir. Ils jouissent de ses avantages, souffrent des blessures qu’il leur inflige, haussent les épaules quand il leur devient insupportable. C’est ainsi, voilà tout. On a tort de parler trop vite d’indifférence, de lâcheté. Le silence des petits a son poids, c’est le silence de la mauvaise digestion, de la rumination douloureuse. Les humbles avalent le monde moderne tout rond. Il leur reste sur l’estomac. Ils ne l’assimilent pas, ils ne s’en nourrissent pas.

La soumission fondamentale des élites à la modernité s’orne de toutes sortes de protestations compensatoires, de criailleries formelles, de régurgitations morales. Loin d’être toujours illégitimes, elles procèdent pourtant d’une intention mensongère. Par leur activisme langagier, les élites tâchent de faire oublier leurs capitulations majeures, elles cachent sous des montagnes de commentaires l’embarras et la honte où elles les jettent. Elles auront beau faire. Vivre le monde moderne comme nécessité, c’est beaucoup moins honorable que de le vivre comme fatalité. Les élites ne peuvent pas échapper au double langage, à la mauvaise foi, aux distinguos douteux. Les sans grade ont hérité de la meilleure part. On peut encore trouver chez eux, au moins à l’état de traces, un peu de stoïcisme. Les élites ne disposent plus d’aucune réserve de sens. Elles n’ont devant elles qu’une fuite éperdue et inutile. Pourtant, il ne les faudrait pas nécessairement héroïques. Il suffirait qu’elles mesurent leurs applaudissements, qu’elles sachent rester silencieuses, qu’elles aient le courage de rester dans l’ambiguïté et, de temps à autre, quand les circonstances l’exigent, de franchir le Rubicon de la rupture. Il faudrait qu’on sente en elles un contrepoids rassurant, un stock de sens, un recours tranquille. Elles ont renoncé à cette mission pour s’exhiber au casting de l’actualité. Dans ces conditions, rien à attendre d’elles.

« C’est l’opinion qui gouverne le monde et c’est à vous de gouverner l’opinion », écrivait Voltaire à D’Alembert. Des Lumières à la communication, la route est plus courte qu’on ne le croit.

Que ne le célèbre-t-on, l’Homme ! Cette vénération me gêne. J’aimais les belles majuscules dont on honorait la Guêpe, le Saumon, l’Araignée dans les manuels scolaires d’autrefois. L’Homme avec cette H m’a toujours paru un peu idiot : trop ou trop peu, bancal, finalement assez vulgaire. Une solennité de mauvais aloi. De la gonflette, disent les sportifs. Pas étonnant que l’homme soit ainsi majusculé dans le lieu où l’on se balance le plus cordialement de lui, de son premier tee-shirt et de ses envies d’absolu, je veux dire dans l’entreprise. Pourtant, le premier manager qui eut l’idée lumineuse – et pas démagogique pour un sou ! – de voir dans l’Homme le capital le plus précieux n’était ni un Américain, ni un Anglais, ni un Japonais, ni un Français. Ce grand esprit s’appelait Joseph Staline, qui déclara, le 4 mai 1935, dans un discours prononcé au Kremlin à l’occasion de la promotion des élèves de l’Académie de l’Armée Rouge : « Il faut enfin comprendre que, de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif, ce sont les hommes, les cadres. » Managers, saluez votre ancêtre !

Nous sommes au temps du « tout à l’ego », dit joliment Régis Debray. Et d’en appeler au collectif. Illusion. Le collectif du « tout à l’ego », c’est l’égout collecteur. C’est au cœur de l’individu que se construit la fraternité, et par le renversement radical des intuitions de la modernité, par le refus du mépris, et d’abord du mépris de soi-même, qui est sa première exigence. « Le contraire d’être vexé, écrivait Malraux, c’est la fraternité. » La fraternité avec l’autre commence avec l’idée droite qu’on a de soi : cette idée droite exclut, par exemple, qu’on se considère, ou qu’on accepte d’être considéré, comme une ressource humaine. S’il n’est pas au cœur de l’individu, le collectif n’est nulle part. Instaurer la fraternité n’est pas un de ces problèmes de communication qu’on feint de résoudre par des parlotes ou en se prêchant réciproquement les bons sentiments et les bonnes manières. Un homme fraternel n’est jamais un homme convenu : la fraternité ne peut être qu’une invention permanente, elle ne tolère ni les poses ni le mimétisme. Nous sommes là devant une révolution fondamentale dont chacun de nous, qu’il le veuille ou non, est, à l’insu de tous les autres, le centre et l’enjeu. Les partis, les clubs, les groupes de pression, tout ce qui suscite l’esprit de corps n’a jamais rien eu à dire de sérieux sur ce sujet. Les murs de ces boutiques sont désormais si épais que leurs gérants ne sont plus en mesure d’imaginer ce qu’est un individu. Kierkegaard nous a prévenus : il nous faudra beaucoup de temps pour commencer à le comprendre.

L’écrivain, pensait Camus, ne doit pas être au service de « ceux qui font l’Histoire », mais de « ceux qui la subissent ». Pour être d’accord, je veux une précision : « ceux qui la subissent et lui résistent ». Je n’ai pas plus de sympathie pour le vigile ou la caissière du supermarché qui jouit d’emmerder une vieille dame dont le cabas a sonné que d’admiration pour leur PDG. Et si, quand on ne le lui demande pas, la vieille dame en question jouit d’ouvrir son sac tout grand en glapissant qu’elle n’a rien à cacher, je ne peux ressentir pour elle qu’une pitié écœurée. Je n’oublie pas un instant ce qui pèse sur ces trois-là et les conduit à ces comportements. Je ne sais pas mesurer leur responsabilité, je n’ai pas la charge de leur conscience, je ne suis pas leur procureur. À leur place, peut-être ne ferais-je pas mieux, ou ferais-je pire. N’importe. C’est en tant qu’ils résistent, même difficilement, même chichement, à ce qui les accable, et non pas en tant qu’ils le subissent, que je suis à leur service. Sinon, je jouis moi-même hypocritement d’une supériorité que j’ai entièrement agencée ; ils deviennent mes protégés, ils ne sont plus mes égaux. Je suis un tyran ou, ce qui revient au même, un esclave d’esclaves : mon amitié pour autrui ne peut me contraindre à cela. Les pressions cruelles qui pèsent sur les faibles et les pauvres leur sont parfois moins lourdes à porter que l’ignoble bienveillance qui, d’emblée, les dédouane de l’obligation d’être courageux, les exonère de tout rêve d’héroïsme. L’altruisme captieux, l’humanitarisme systématique, le perfide droit d’ingérence servent surtout à exalter l’importance de ceux qui les proclament. Une dictatoriale bonté incite les malheureux à penser qu’ils n’ont ni les moyens, ni peut-être le droit, de se défendre eux-mêmes, que leur pauvre existence est vouée à osciller entre ceux qui les menacent et ceux qui les libèrent, que leur sort se joue dans les conseils d’administration jumeaux de leurs bourreaux et de leurs sauveurs. L’écrasante, l’effrayante responsabilité des riches et des puissants, loin d’annuler celle des pauvres et des faibles, la leur désigne au contraire comme leur chance et leur salut. Le privilège d’irresponsabilité des pauvres a été inventé par des gens qui, pour les faire taire et les humilier, commencent par leur confisquer leur arme la plus glorieuse.

Esprit de corps est une des plus vilaines expressions de la langue française. Elle n’évoque que des faisceaux d’intérêts nécessairement médiocres et cruels. De quelque nom qu’on désigne l’attention qu’on porte aux autres – altruisme, charité, solidarité, amitié, respect -, elle ne vit que de l’oxygène de la gratuité. L’esprit de corps est un égoïsme qui s’aggrave en feignant de se partager, toujours mâtiné de jalousie, de rancœur, de haine. C’est une manière archaïque, lugubre et vulgaire de fuir ses responsabilités et de refuser son destin.

Vous n’aimez pas le projet que vous propose le pouvoir ? De deux choses l’une. Ou bien on ne vous a pas suffisamment expliqué ses mérites. Entendez par là que vous êtes un imbécile. Ou bien on ne s’est pas assez mis à votre place, on n’a pas tenu compte de votre mal de vivre, on n’a pas assez dorloté votre « quotidien ». Entendez par là que vous êtes un débile léger. Mais voyez l’humilité du pouvoir ! Tout est de sa faute, tout ! Si vous pensez mal, c’est qu’il s’y est mal pris, qu’il a mal communiqué. Ainsi procède Clamence, le juge-pénitent de La Chute : s’accuser pour mieux accuser. Pourquoi ? Parce que « quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. »

Un chroniqueur parle d’une « tendance ancienne de la diplomatie française que la guerre d’Irak a encore aiguisée : la prétention de donner des leçons au monde sans disposer des moyens de la puissance. » Si, pour donner des leçons aux autres, il faut posséder la vertu cardinale de puissance qui, comme chacun sait, est le fruit de la sagesse et de la bienveillance, que peut-on alors leur enseigner qui leur permette de grandir, sinon la volonté de puissance ?

Voilà quarante-six ans que j’espérais retrouver ce numéro des Cahiers du Rhône sur Le vrai réalisme, paru à La Baconnière en 1943. Je l’avais lu en 1959, à Alger, dans les hauts de la ville, dans la bibliothèque du couvent des Dominicains où j’ai été hébergé pendant quelques semaines. Le religieux belge qui me l’a fait connaître, un énorme sexagénaire à la voix de stentor, passait avec naturel d’une prodigieuse improvisation sur les Pères de l’Église à une histoire leste ou à une anecdote cocasse. Prisonnier de guerre, il avait observé qu’un gardien allemand allait fort régulièrement, chaque soir, pisser sur des barbelés. L’idée charitable lui était venue d’y faire passer un courant électrique. Pas trop fort, on est des chrétiens quand même ! L’entreprise avait mis le moral du camp au beau fixe pendant plusieurs jours. Il s’en délectait encore. Voici, tirées de ce livre, quelques lignes de Jacques Maritain : « Il existe une authentique communauté temporelle de l’humanité – une profonde intersolidarité, de génération en génération, reliant ensemble les peuples de la terre – un commun héritage et un commun destin, concernant non pas l’édifice d’une société civile particulière, mais celui d’une civilisation, non pas le prince mais la culture, non pas la cité parfaite au sens aristotélicien, mais cette sorte de cité au sens augustinien, imparfaite et incomplète, constituée par un réseau fluide de communications humaines, plus existentielle que formellement organisée, mais d’autant plus réelle, vivante et fondamentale. Ignorer cette cité du genre humain, non politique, c’est réduire en poudre la base de la réalité politique, c’est méconnaître l’inclination progressive naturelle qui tend à une structure internationale plus organique des peuples. » Aucune politique ne peut rien si cette base pré-politique est ignorée ou volontairement corrompue. Nous sommes dans cette situation. Tout l’effort de la modernité est de construire la vie politique non pas sur le socle des sentiments humains, mais sur les fantasmes abstraits et toujours renouvelés de la puissance et de l’argent. La communication n’a qu’un but : effriter, dynamiter, discréditer le monde réel que perçoivent les hommes et les femmes pour que, par un renversement insensé, ils apprennent à conférer à ce qui n’existe pas la réalité qu’ils refusent peu à peu à ce qui existe.

Une période d’expression jaillissante proposée au pays entier, loin de menacer nos institutions républicaines et notre vie démocratique, leur serait un engrais salutaire. Il faudrait n’avoir aucune conscience de l’énormité du non-dit que suscite la vie moderne, ni des formidables contradictions qu’elle impose aux citoyens, pour ne pas sentir l’urgence de leur donner loyalement la parole. Cela suppose qu’on cesse de les considérer comme une multitude confuse, comme un public à séduire, comme une courroie de transmission, et qu’on voie en eux ce qu’ils sont : un corps composé d’êtres de jugement et de raison, et doué lui-même, en tant que foyer de sens, d’une existence vivante. Au-delà de la volonté majoritaire des citoyens, telle qu’elle se manifeste dans la vie démocratique, il faut interroger ce que Rousseau appelait la volonté générale, concept profond et plus difficile à cerner que la volonté majoritaire qui s’exprime lors des consultations électorales. La volonté générale est un état d’esprit, une problématique en train de s’élaborer, une dialectique complexe entre les consciences et les événements, un choix parmi les urgences. Volonté majoritaire et volonté générale ne s’opposent nullement. Prétendre se fonder sur la volonté générale quand on ne dispose pas d’institutions assez solides, c’est faire courir un danger à la liberté. Aujourd’hui, c’est le péril inverse qui menace : la volonté majoritaire s’exerce dans des circonstances si arbitraires, sur des thèmes si formels, dans des cadres si rigides qu’elle ne rencontre pratiquement plus les pensées des citoyens ; on ne propose plus au peuple que des questions fermées, ou abstraites jusqu’à la quintessence, à l’élaboration desquelles il n’a nullement participé. Il est donc urgent de confronter la volonté majoritaire à la volonté générale. C’est là une tâche pré-politique. Il doit être possible d’organiser dans le pays, par exemple pendant toute une année, l’expression de la volonté générale. On ne demanderait pas aux citoyens de rédiger des Cahiers de doléances ni de confronter des options politiques toutes faites, mais de se placer comme à la frontière d’eux-mêmes, au point d’où ils peuvent à la fois témoigner loyalement de leur vie et regarder avec sympathie celle des autres, pour dire tout simplement ce qu’ils voient, ce qu’ils comprennent, ce qu’ils redoutent, ce qu’ils désirent. Pré-politique, la volonté générale constitue le socle de la politique. Contrairement à la volonté majoritaire, elle s’intéresse moins aux événements de l’actualité ou aux choix immédiats de la politique qu’à l’exploration du sentiment que la société a d’elle-même, de l’idée qu’elle se fait de son histoire et de son avenir, des questions qu’elle se pose secrètement. En mobilisant tous les moyens dont on dispose, on demanderait aux Français ce qu’ils pensent de leur existence, du sens de la société dans laquelle ils vivent, du monde tel qu’il se transforme et se fabrique. Il ne s’agirait pas d’une opération de communication. Nul besoin de questionnaires, ni d’experts. Dans une telle perspective, le peuple ne répond pas : il parle. Il ne réagit pas : il agit. Pour emprunter une image au langage du tennis, il n’est pas au retour de service, il est au service. Demander au peuple ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il désire, puis laisser les institutions et les décisions s’imprégner, autant qu’il est possible, de ces sentiments, de ces pensées, de ces désirs, c’est cela la République, c’est cela la démocratie. Sans doute la plupart des responsables politiques feraient-ils un accueil assez frais à un tel projet. Je souris encore d’une conversation téléphonique avec le directeur de cabinet du maire d’une grande ville. La seule idée de proposer à ses concitoyens de se mettre en expression tétanisait cet homme. Je le sentais fébrile et agité, comme si, de la main qui ne tenait pas l’appareil, il commençait à ranger ses papiers en vue d’un départ imminent. Réaction bien naturelle. Quand les responsables doutent des capacités d’expression du peuple, c’est de leurs propres limites qu’ils s’inquiètent. Solliciter la volonté générale, c’est pourtant faire coup double : éclairer l’avenir, mais aussi, grâce au climat de libre débat que cette démarche installe, clarifier et approfondir les relations que les citoyens entretiennent entre eux et avec leurs représentants.

Susciter la parole, la parole spontanée et réfléchie. Les deux adjectifs ne s’opposent pas : la spontanéité, c’est de la réflexion en urgence ; la réflexion, de la spontanéité au repos. Par contre, réfléchi et spontané s’opposent ensemble à communication.

« Comment faire pour que la vie soit vraiment la vie ? » Cette question de Sénèque, question politique qui ne tient pas dans la politique, de plus en plus de gens se la posent aujourd’hui : les espoirs les plus solides sont de ce côté.

Dans d’admirables textes de Tchouang-tseu, des charrons ou des cuisiniers parlent avec tant de profondeur de leur métier et des découvertes qu’on peut faire en construisant une roue ou en découpant un bœuf qu’on ne s’étonne pas de les voir traiter d’égal à égal avec l’empereur, qu’ils interpellent sans le moindre esprit de flagornerie. À un certain niveau de vérité, l’égalité va de soi. Lorsque la musique est belle, tous les hommes sont égaux.

Dans une lettre à Charles Rolland de février 1848, rapporte Maurice Toesca, Lamartine s’exalte : « La République nouvelle, pure, sainte, immortelle, populaire et transcendante, pacifique et grande, est fondée ! » Quelques années plus tard, le mot perd sa majuscule : « La république est le règne de l’opinion ; or l’opinion se fabrique avec l’argent ; la république en France serait donc le régime de l’argent, c’est-à-dire du pouvoir le plus avilissant et le plus dangereux. » Le premier propos, dicté par l’enthousiasme, est juste. Le second, soufflé par la déception, l’est aussi. Voir les choses dans ce qu’elles pourraient être et dans ce qu’elles ne sont pas, sans trembler devant la contradiction, voilà l’honnêteté intellectuelle. L’esprit ne peut se tenir éveillé que dans l’ascèse salutaire et douloureuse de ce grand écart. L’hystérie communicationnelle lui interdit cette attitude.

Les sept œuvres de miséricorde définies au Moyen Âge étaient : nourrir ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, réconforter les prisonniers, soigner les malades, ensevelir les morts. Les temps ont changé, sans doute faut-il revoir la liste. Mais cette simplicité fait rêver.

III.

L’optimisme triste de l’entreprise

L’entreprise n’est pas le cinquième élément d’Empédocle, mais une institution contingente et peut-être provisoire. On ne saurait parler d’elle en s’enfermant dans le langage qu’elle cherche à imposer. Même si on devait leur y promettre toutes les sécurités du monde, je ne pourrais pas conseiller à des jeunes d’entrer dans une grande entreprise. Je dis cela sans colère, sans parti pris. J’ai eu le temps de m’en forger la conviction : l’entreprise n’est pas un bon terreau pour le végétal humain. Les médiocres s’y enferment dans leur médiocrité, les meilleurs y perdent leurs qualités ou sont contraints de les mettre en veilleuse. De la base au sommet, elle développe les petites habiletés et cisaille les grands élans. Il faut s’y montrer plus avisé qu’intelligent, plus calculateur que volontaire, plus opportuniste que sensible. Ou se taire, ronger son frein, se préparer sa dépression ou son ulcère. L’entreprise est le paradis des fausses rencontres, de l’expression truquée, des enthousiasmes mimétiques, de la soumission à la force des choses ou, plutôt, à ceux qui se sont soumis, pour en tirer avantage et gloriole, à la force des choses. On s’accoutume à l’entreprise comme à une drogue : moins par plaisir ou par goût que parce qu’on se croit incapable de s’en défaire. Il serait léger, et même injuste, de rendre les dirigeants responsables de cet état de choses. Ce serait aussi leur faire trop d’honneur : la plupart d’entre eux sont des suiveurs qui se prennent pour des prophètes. Mieux vaut chercher les raisons de la faillite du côté du destin, ou de l’histoire des deux derniers siècles. La grande entreprise est probablement la première institution au monde où la logique des choses, loin d’être contrebalancée, comme elle le fut presque toujours, par des instances de l’humain, est devenue la voie, la vérité, la vie.

L’entreprise est une serre à l’envers, un lieu pour empêcher de mûrir. On y paye de douleurs réelles les certitudes imaginaires qu’on y achète ; cet échange inéquitable, chaque jour qui passe rend plus difficile de le dénoncer. Fabriquer et vendre des produits utiles pourrait être une activité heureuse, stimulante, inventive, source d’amitié et de bonne humeur. Mais la logique économique, dont le management est le bras armé, pervertit tout. J’enfonce des portes ouvertes ? Rien n’est plus important, dans l’entreprise, que de les laisser ouvertes. Sur la vie, sur le rêve, sur soi-même, sur les autres tels qu’on les voit. La première urgence, pour les salariés, c’est de garder leurs distances, leurs grandes distances. D’aménager en eux des caches, des réserves de sens à quoi l’entreprise n’aura pas accès. De se dire et de se redire que le voisin d’atelier ou de bureau, lui aussi, a sa cache, et aussi le concurrent, et aussi le chef. Comment faire, sinon ? On peut mimer, si l’on y est contraint, et pour autant qu’ils ne soient pas intolérables, les gestes de la soumission. Mais si l’esprit et le cœur n’adhèrent pas, comment ne pas écouter leurs raisons ?

Il importe peu que les questions posées par les entreprises, qui sont aussi celles des sociétés dites développées, dépassent démesurément nos possibilités d’analyse et d’action. Nous ne transformerons pas radicalement la relation de l’homme et des hommes à l’argent, à la technique, aux objets, au pouvoir. L’essentiel, c’est que ces grandes questions ne soient pas occultées, qu’il y ait toujours quelqu’un pour les réanimer, pour empêcher qu’on ne les classe : c’est ainsi qu’une société prend du champ avec elle-même, qu’elle ne sombre pas dans la névrose de satisfaction, qu’elle ne s’enferme pas dans une réalité de pacotille. Ouvrir une grande question suffit souvent, bien avant qu’un début de réponse ait pu lui être donné, à modifier le paysage mental d’une société. Mais, pour qu’une question soit vraiment ouverte, il ne suffit pas de multiplier les bavardages, les colloques, les expertises. Tout ce bruit anesthésie la réflexion et fait entrer dans la routine ce qui devrait précisément lui échapper. Une question est ouverte quand elle ouvre elle-même une inquiétude dans une conscience humaine, quand elle y introduit une donnée nouvelle, à la fois inattendue et familière, qui rajeunit ses interrogations, ses jugements, ses comportements. Une question est ouverte quand un équilibre est troublé. « Issus d’un trouble, disait Jean Onimus, nous ne sommes que trouble et ne créons qu’en troublant. »

Cette femme résume en quelques phrases sa vie professionnelle. Pendant dix ans, dans une usine, elle a « fait le petit robot » ; de ces dix ans, elle ne voit rien d’autre à dire. Puis elle a placé des postes de télévision dans les hôpitaux. L’intérêt de la chose était médiocre, mais l’amitié des malades lui était une source de bonheur et de réflexion. Quand la société qui l’employait a disparu, elle avait cinquante-six ans. Ce n’était plus l’âge de redevenir un petit robot, dit-elle. Elle s’est alors souvenue que ses grands-parents avaient longtemps tenu un dancing à Ménilmontant ; à dix ans, elle y poussait la chansonnette. Elle avait gardé sa belle voix, elle a donc décidé de se faire chanteuse. Elle promène maintenant son numéro dans les maisons de retraite, dans les fêtes, partout où on l’appelle ; un cabaret connu lui a même entrouvert ses portes. Voilà, elle a tout dit. Aucune satisfaction bruyante, aucun sentiment de revanche. Un peu de tristesse, de tristesse presque heureuse. Elle gagne peu, sa vie est toujours dure, mais elle aime chanter. J’ai repensé à cette femme quand, peu après son élection, la nouvelle présidente du Medef a posé une question qui donnait d’emblée la mesure de son inspiration : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » Pensée infirme. La loi ? Quelle loi ? La loi de la défaite. La loi du néant, avec la rage qu’elle suscite. La santé est précaire, nos vies aussi : la vie ne l’est pas. Et l’amour, pourquoi serait-il nécessairement précaire ? Qui tient ce langage n’accédera jamais au contentement modeste et paisible où j’ai vu le petit robot chanteur. Deux femmes. La même humanité. Mais la pauvreté n’empêche pas d’espérer : la richesse l’interdit. J’ai connu dans ma jeunesse un religieux étonnant, le Père Émile Martin, compositeur, musicologue et farceur, auteur d’une Messe du Sacre du XVIIIe siècle qu’il disait avoir retrouvée, et avec laquelle il avait ridiculisé tout Paris. En arpentant la nef de Saint-Eustache, il me parlait de la parole de Dieu et de celle du diable, presque la même, selon lui, à une infime nuance près, qu’il traduisait musicalement, dans ses compositions, par une différence de ton qui devait faire sentir que la parole du diable n’était jamais, en dépit de ses efforts de créativité, que la caricature de celle de Dieu. Le robot chanteur n’est pas Dieu, Laurence Parisot n’est pas le diable, mais quand l’une et l’autre parlent d’insécurité, le rapport est bien celui de l’authentique à sa caricature. Les « responsables » économiques encoconnés dans leur fortune et leurs privilèges qui osent prêcher aux travailleurs la loi, et peut-être les vertus, de l’insécurité, ne font qu’exhiber leur égoïsme, leur inculture, l’étroitesse de leurs âmes. Rien n’est plus étranger à ce cynisme que l’effort difficile, secret, audacieux qui pousse quelqu’un, dans un monde qui veut l’en dissuader, à marquer son existence de la couleur de son âme. Rien de commun entre l’insécurité comme liberté et l’insécurité comme loi de l’argent. On ne condamnera jamais assez vigoureusement la caricature, mais on ne la distinguera jamais assez fortement de ce qu’elle prétend imiter. La sécurité matérielle n’est le dernier mot de rien. Peut-être les itinéraires les moins absurdes et les moins décevants de ce temps sont-ils faits d’errance, de consommation spartiate, de recherche constante d’authenticité, voire d’une connaissance approfondie du vocabulaire de Cambronne. Ceux qui choisissent de se confier à une voie hasardeuse, loin des objectifs de production, des exhortations à la compétition et du lyrisme gras des décideurs économiques, ne sont nullement amoureux de l’insécurité à laquelle ils s’exposent : ils ne l’acceptent qu’au nom d’une sécurité qu’ils jugent supérieure.

Une jeune Africaine raconte que, dès l’adolescence, les troubles de son pays l’ont contrainte à porter les armes, que des soudards l’ont maltraitée, violée, humiliée. Elle dit que pour offrir le moins de prise possible au désespoir, « il fallait que tout soit mort à l’intérieur ». Cette phrase m’évoque étrangement des confidences entendues dans les sessions de formation ; des gens que l’entreprise ne maltraitait ni ne violait trouvaient des mots très voisins pour parler de l’anesthésie qu’il leur fallait s’infliger s’ils voulaient persévérer dans la logique imbécile de la compétition économique et de la servitude volontaire. À ces instants-là, je sentais que j’avais sous les yeux l’étrange maladie dont souffre l’entreprise, et je ne doutais pas qu’elle la transmettrait peu à peu à toute la société. Je devinais aussi que si tout le monde contribuait à sa contagion, personne n’était entièrement responsable du mal. Sous les désaccords sociaux et politiques, se tisse un accord beaucoup plus profond pour accepter de vivre une existence tronquée ; des arguments contradictoires et des énergies venues de tous les horizons se mobilisent pour transformer cette mutilation en un destin inexorable. Et la société finit par ressembler à un corps qui fonctionnerait presque normalement, mais avec une angoissante altération du souffle. À un esprit capable de raisonner, mais à qui toute interrogation sur lui-même serait interdite. À un cœur dépourvu de tout sentiment gratuit. À un texte sans points d’interrogation. À un enfer qu’on n’oserait jamais appeler par son nom, tant il exhiberait de bonnes raisons d’exister.

Dans les cas les plus violents, le travailleur impose lui-même une limite à sa réflexion. Comme le dit ce jeune policier de la Police de l’air et des frontières, il « met la barrière ». C’est un très bon jeune homme, il aime son métier, il veut bien faire. Il parle avec un peu de naïveté de son désir d’humaniser la police, de donner d’elle une image moins grincheuse. Il bavarde avec les passagers dont il contrôle les passeports, leur demande s’ils ont bien bronzé, bien dansé, et toutes choses charmantes. Raccompagner un clandestin dans son pays l’est beaucoup moins. Il faut mettre le gars de force dans l’avion, il se débat, il hurle, il pleure, il crie qu’on le conduit à la mort. Ce jeune policier avoue que s’il entrouvre la porte à son débat intérieur, il n’a plus à choisir qu’entre la dépression et le chômage. C’est pourquoi, il le proclame inlassablement, terriblement, il met la barrière. Il est là pour faire ce travail-là, il est payé pour ça, il ne veut pas en savoir plus. Sinon, dit-il, je pleurerais avec ceux que je reconduis. Pleurera-t-il un jour de n’avoir pas pleuré ? Je ne connais pas un salarié qui ne soit contraint un jour ou l’autre, même dans une situation moins dramatique, de « mettre la barrière », qui ne doive se chasser de lui-même à l’instant où il est censé se mettre au service des autres. À moins que je n’aie rien compris à ce que j’ai vu pendant plus de trente ans, cette souffrance secrète, qu’on devine irrémédiable, est infiniment plus pénible à supporter que les contraintes ordinaires de l’organisation et de la discipline. Mais personne n’en parle jamais.

Désamorcées d’elles-mêmes, lasses de ne pouvoir jamais vraiment adhérer à ce qu’on leur propose, lasses de la constante réserve mentale à laquelle elles sont contraintes, lasses de négocier avec elles-mêmes des compromis hypocrites, lasses d’errer dans un marais de justifications et de velléités, les libertés finissent par se noyer dans une soumission informe. Tout s’aplatit, tout devient insignifiant, tout finit par se ressembler. J’ai souvent déjeuné avec des grands responsables. Je les comparais en secret aux hannetons dont me parlait ma grand-mère. Les petits campagnards de son temps prenaient un vilain plaisir à baigner ces pauvres insectes dans les encriers encastrés dans leurs tables d’écoliers, puis à les lâcher dans la classe après avoir attaché un long fil à l’une de leurs pattes. Le hanneton explorait les limites de sa liberté, affolé et bourdonnant ; se posait sur un cahier, sur un rideau, sur le bureau du maître en signant d’un beau pâté violet chacune de ses tentatives d’évasion. Les dirigeants d’entreprise sont ces hannetons-là : leur liberté ne va pas plus loin que le fil. D’où, dans les limites autorisées, une propension compensatoire au lyrisme. Mon image de formateur contestataire réanimait en eux le goût adolescent de l’impossible. Ils se mettaient en devoir de célébrer la liberté avec un enthousiasme qui me laissait pantois. Jamais je n’aurais trouvé de tels accents. Pour moi, obscur combattant de l’existence, la liberté est une femme bien difficile à vivre, et fort ingrate ; le lien qui m’attache à elle doit être noué bien serré pour que je ne l’aie pas plantée là depuis longtemps. Je n’ai pas la moindre envie de célébrer ses mérites ni de m’extasier sur ses formes. Ces coléoptères supérieurs, eux, ne cessaient d’en chanter les louanges. J’en ai vu des dizaines, tous prompts à s’émouvoir, ivres d’idéal, affamés de ce qu’ils appelaient les relations vraies, flatulents d’humanisme. Leur vie était une légende dorée. Leur premier patron avait été l’éveilleur de leur âme, leur carrière un itinéraire initiatique, une leçon de philosophie. Ils me prenaient à témoin, pathétiquement : quoi d’autre que l’humain qui ait quelque valeur ? Ils étaient souvent touchants, un instant. Car, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent pour s’évader, je ne voyais dans leurs élans désespérés que le fil qui les attachait à l’entreprise, à sa morale plate, à la peur qui dégouline. J’attendais le moment où, pour donner naissance à ce double d’eux-mêmes dont ils prenaient soudain une conscience aiguë et puissamment spirituelle, ils allaient crever la poche aux confidences. Nous en étions à peu près au fromage : les hannetons, d’une façon aussi prévisible que le résultat d’un penalty de Zidane devant un gardien manchot, me laissaient deviner, après d’immenses protestations de tendresse à l’endroit de leur légitime, voire de leur régulière, les affres de leur humaine sexualité. Je comprenais à ce signe qu’ils étaient arrivés au bout de leur expression : le fil n’allait pas au-delà, c’était leur ultime pâté violet. Alors commençait la retraite désenchantée, le retour dans l’atmosphère économique. Ils se redressaient, sortaient leur calepin, retrouvaient un ton plus ferme. Ils étaient vraiment contents de s’être exprimés aussi librement et ils espéraient bien que les stagiaires pourraient en faire autant. Mais évidemment, ajoutaient-ils à l’instant où ils déposaient leur carte de crédit dans le pli de l’addition, évidemment, ce serait dans les limites que pourrait tolérer l’entreprise.

Mon ami syndicaliste part en retraite. D’un ton las, il évoque d’anciens patrons de la banque, des collègues, des militants. Puis se prend à rêver. Ce qui a changé, finalement, c’est qu’au temps de la monstrueuse répression sexuelle dont les bourgeois libertaires ont guéri l’humanité, les gens, dans la boîte, en parlaient, en parlaient même tellement, et de si drolatique manière, que le futur retraité, bousculé par ses souvenirs, s’en étrangle. Avant d’entrer dans certains bureaux, raconte-t-il, il était indiqué de tousser plusieurs fois. Aujourd’hui, ça bamboche comme pas possible tous les week-ends, mais rien ne filtre jamais. Pas la moindre gaudriole pour dérider les partenaires sociaux. De la vertu à tous les rayons, un concours de sérieux. Sale climat, rumine le syndicaliste. La dissociation absolue, le rhumatisme unidimensionnel, la castration fondamentale. Il a raison. Si, pour que la beauté surgisse, il faut, comme le croyait Jean Reverdy, que des réalités apparemment sans lien entrent soudain en relation, comment y aurait-il encore beauté, ou vie, ou vérité, quand rien ne rencontre plus rien ?

De jeunes retraités inondent les associations de leur CV dûment accompagné d’une lettre de motivation pour y solliciter des postes de bénévoles. À cette drogue-là aussi, on s’accoutume. Je le pressentais vaguement. La nécessité de gagner sa vie, cette évidence trop évidente, n’est pas tout à fait le fond du problème. On demande en secret à la société de raisonnables occasions de soumission. Je m’étonnais de l’attachement un peu excessif, quoique largement fondé, que les cadres dirigeants des entreprises nationales portaient à leur activité professionnelle. S’il était difficile d’entrer dans ces sanctuaires de la République, il ne semblait pas toujours plus facile d’en sortir. Pour beaucoup de ces responsables, l’entreprise nationale prenait des allures de couvent ; elle était le centre ardent de leur existence, le point d’attache de leurs amitiés, l’aliment de leur pensée. Dans L’emprise de l’organisation, livre capital, Max Pagès a montré, à propos d’une entreprise privée, quel poison secret distillent les sociétés qui prétendent donner réponse à tous les désirs des travailleurs. Elles se comportent en mères possessives : Maman comprend tout, Maman permet presque tout, Maman arrange tout. Mais Maman doit tout savoir et être aimée plus que tout.

L’attachement des grands cadres n’a pas faibli, s’il a changé de nature, quand les entreprises nationales sont passées de la logique classique du service public à la logique de résultats, perspective purement financière. L’entreprise était une gigantesque famille, elle est devenue un camp d’entraînement. Signe des temps, l’agressivité l’a emporté sur la solidarité. Ce n’est pas par son contenu idéologique que le libéralisme a séduit toute une génération de dirigeants : la plupart d’entre eux ne s’intéressent guère à ce genre de débats. Mais le volontarisme que proclame la mondialisation libérale les a incités à se montrer autoritaires et suffisants devant leurs subordonnés, complaisants et serviles devant leurs supérieurs : quoi de plus confortable, quoi de plus rassurant ? Ceux qui ont un penchant pour le cinéma du pouvoir l’assouvissent. Les autres, s’ils ne l’acquièrent pas, restent en porte-à-faux. Exaltation de la compétition, infantilisme de l’équipe soudée et prête au combat, cette sorte de scoutisme tardif devient, pour ces dirigeants, un parfait alibi. Ils oublient leur immaturité en tapissant leur existence de mots d’ordre économiques. Ils privilégient les chiffres, les statistiques, toute cette vêture mathématique qui protégeait déjà leur studieuse adolescence de l’air trop frais des passions et de la liberté. L’entreprise leur donne du pouvoir en leur rendant leurs quinze ans, de l’importance en allaitant leur irresponsabilité : les malheureux n’y résistent pas, ils s’y grillent tout vifs. Sans s’apercevoir que ce narcissisme collectif a lourdement aggravé le climat de l’entreprise : il était étouffant, il est devenu meurtrier.

Un sentiment bizarre m’envahissait quand je quittais les bureaux d’une grande société installée dans une tour de La Défense et que je retrouvais le métro, la rue, les autres gens. La bizarrerie était de ne ressentir aucun changement. Comme si l’entreprise ne dégageait pas plus de chaleur ni de vie que les transports en commun ou le flot des piétons pressés et nerveux. Même atmosphère dans ce temple de la technique et dans le grand hall de La Défense. Un vide solennel, plein de lui-même, un vide impérieux. Avec, toutefois, dans l’entreprise, une concentration d’angoisse largement plus forte.

Le malaise – le malheur – qui, depuis une vingtaine d’années, ne cesse de grandir dans les entreprises n’est ni la somme ni la conséquence des difficultés qu’on y repère aisément. Les insatisfactions et les colères touchant aux salaires, aux horaires, à la promotion, aux contrats, à la précarité, à la formation, aux problèmes de sûreté et de sécurité, etc. ne suffisent ni à le provoquer ni à l’expliquer. Il atteint de la même manière des travailleurs régis par des statuts très différents. Les salariés des entreprises publiques n’y échappent pas plus que ceux du privé. Les cadres en éprouvent autant, et parfois plus que d’autres, la morsure. Certains hiérarchiques de très haut rang sont parfois sur le point de s’en expliquer. Le travail moderne blesse. Il peut tuer. Il a tué.

Chestov disait qu’un fou est quelqu’un qui a tout perdu, sauf la raison. La rationalité fonctionnelle, tout ce qui reste aux entreprises, n’est que le squelette de la raison. Un élève moyen de terminale doit être capable de distinguer rationalité et raison. Quand je rappelais cette évidence aux patrons des entreprises, ils la découvraient avec un enchantement qui, pour un peu, m’aurait fait croire à ma science. Ces aimables polytechniciens m’ouvraient ainsi d’intéressantes perspectives sur leur formation. À l’ombre d’une image de philosophe entièrement usurpée, je rêvais à leur itinéraire. Une jeunesse enfermée à triple tour : rationalité technique, morale conventionnelle, bridge. Puis, un jour, par la grâce d’une copie de concours réussie, cet amalgame de formalismes divers débouche sur la vie économique et le pouvoir qu’elle offre. Le toboggan !

Le malheur propre au travail moderne ne vient pas des choses. Il n’est pas fait d’accidents. Pas plus que les choses, ce n’est pas le temps qu’on passe avec elles, même s’il est excessif, qui le tisse. Personne ne veut ce malheur, ni les patrons ni les salariés, mais tout le monde préfère le subir en silence plutôt que d’aller voir de quoi il est fait. Stress est un mot d’évitement, rien d’autre. Un travail digne de ce nom peut fatiguer, il ne stresse pas. Il est vain de suivre la piste frauduleuse du stress, plus vain encore de chercher quel massage, quelle gymnastique, quelle pitrerie en délivrera les travailleurs. Le stress du monde du travail est la conséquence directe de l’idéologie du management, elle-même conséquence directe de la mondialisation économique, elle-même conséquence directe de la maladie de l’intelligence occidentale. Il existe un seul et unique remède à ce supposé stress. Il est radical. Il tient en trois lettres qui forment un mot, il est vrai, de moins en moins usité : Non. Libre aux partenaires sociaux de ne pas le prononcer pour ne pas nuire aux intérêts du progressisme économique qu’ils servent avec ferveur et discipline. Libre à eux de couper les dépressions en quatre. Libre à eux, patrons et syndicats, de rivaliser d’ingéniosité dans l’aménagement de salles de repos, de détente, de relaxation, dans l’organisation du décrassage physique matinal ou des jeux de construction censés améliorer les relations. Libre à eux de gaspiller leur temps dans ces sottises, de capituler devant une maladie illusoire et de valider le système qui la crée. Un fauteuil de relaxation n’a jamais empêché personne de broyer du noir. Au contraire. La détente qu’il procure favorise la réflexion. Tandis que les muscles se détendent, les évidences s’accumulent dans la tête. On comprend qu’il n’est pas possible de s’habituer agréablement à la fatalité. On quitte le fauteuil un peu plus malade que lorsqu’on s’y est assis. On a reposé son malheur.

Quand des bataillons de psychologues, dont on ne sait plus s’ils sont des secouristes ou des CRS de l’esprit, sont appelés d’urgence pour lutter contre ce qu’on appelle pudiquement le malaise des salariés, c’est la société tout entière qui se joue la comédie. Faudra-t-il poster un soignant derrière chaque travailleur dans le seul but de l’empêcher de savoir de quoi il souffre vraiment ? Ceux qui font appel à ces renforts psychologiques ne devraient-ils pas en être les premiers patients ? Et ces thérapeutes, où dessinent-ils la frontière de leur lucidité ? Jusqu’où leur contrat les autorise-t-il à comprendre ?

Les conflits visibles de l’entreprise, ceux qui sont liés aux salaires et aux conditions de travail, cachent un conflit plus secret, plus profond, dont personne n’a intérêt à parler et qui alourdit les confrontations classiques. Ce conflit-là n’oppose pas les patrons aux salariés, les cols blancs aux cols bleus, les puissants aux faibles : il oppose à eux-mêmes tous ceux qui travaillent dans l’entreprise. Il y a les conflits sociaux et économiques. Et il y a le trouble de tout un groupe humain qui ne sait pas pourquoi il fait ce qu’il fait. S’il est insensé de prendre prétexte de ce doute pour nier ou minimiser des injustices criantes, l’éluder toujours et partout relève de l’aveuglement et de la malhonnêteté. En ne l’abordant jamais, on condamne l’entreprise à un discours de propagande auquel personne ne peut croire, on la condamne à vivre de mensonge et à y entraîner toute la société. Cette dénégation collective révèle un pessimisme effroyable, une peur de l’avenir, une étroitesse intellectuelle, un mépris de la pensée et de la vie qui sont les causes directes du malheur des salariés, et qui rendent dérisoire, et même obscène, l’optimisme tapageur que les patrons font proclamer à grands frais par leurs esclaves joueurs de flûte. Personne dans l’entreprise qui, du matin au soir, ne s’efforce de refouler l’évidence qui s’impose à tous : elle pourrait être un lieu de sens, elle est un lieu de non-sens. Consacrer son existence au fonctionnement d’une machine économique tout entière soumise à la loi de l’argent : non-sens. Chercher des valeurs, de la dignité, des raisons de vivre dans la soumission à la logique des choses : non-sens. Espérer fonder là-dessus des relations dignes de ce nom : non-sens. On le sait, tout cela, et on l’oublie. On va pleurer en regardant L’emploi du temps et, le lendemain, au bureau, on manage comme si l’on ne savait rien. Pouce ! crient les enfants. Le travail est un gigantesque Pouce ! crié à la vie. Dans l’entreprise, tout ce qui n’est pas la production n’a droit qu’à des banalités, des rengaines, des approximations. « Réconcilier la France avec l’entreprise », opinait à tout hasard François Mitterrand, que ces trivialités assommaient.

On est étonné, et vite terrifié, par le nœud de passions silencieuses qui enserre l’entreprise, par cette fureur rentrée, ces émotions convenues, cette insincérité organisée, ces mots mécaniques, ces jeux de rôles constants, ces fausses confidences, ces commérages, ces éclats calculés, ces enthousiasmes en toc, cette lucidité suspendue au-dessus du vide. Ce lieu ne peut rien inspirer de vivant. On ne s’y intéresse qu’à des choses inertes ou abstraites, on feint d’attendre d’elles le salut. Toutes les entreprises fabriquent le même produit : le faire semblant. Puis, du patron au technicien de surface, chacun apporte son talent à sa promotion. La parole y est le déguisement du mensonge, du silence, du secret. Comme le sucre dans certaines boissons, l’humain dont parle l’entreprise est un humain ajouté, plus meurtrier que l’inhumain. Si les salariés disaient tranquillement ce qu’ils pensent, l’entreprise en serait anéantie, dissoute par l’acidité que sécrèterait leur parole. Personne ne peut vouloir cela, ni même l’imaginer. Infiniment plus forte que les conflits qui l’agitent, la complicité de résignation qu’elle suscite la protège.

Quand on ne veut même pas imaginer qu’un refus pur et simple soit possible, quand l’idée de planter là le management est vécue comme une pulsion terroriste, il ne reste qu’à prendre la pose qui justifie la résignation. Presque tous les travailleurs la prennent. Ils se racontent, via la peur domestiquée, que tous ces efforts leur feront une vie heureuse. Ou, via la peur moralisée, qu’ils doivent préparer l’avenir de leurs enfants. Ou, via la peur démocratisée, que les prochaines élections remettront les choses d’équerre. Ou, via la peur marxisée, que tout cela est une partie de qui perd gagne. Ou, via la peur sanctifiée, qu’ils travaillent à leur rédemption. Ou, via la peur esthétisée, qu’ils regardent tout cela de si loin, de si haut qu’ils s’en foutent, s’en foutent, s’en foutent.

Je ne voudrais pas être à la place de ces travailleurs qui doivent accepter, pour survivre, le chantage que leur impose leur direction. L’autre nuit, j’étais pourtant l’un d’eux. Vingt ans avaient passé, et j’écrivais à mon fils, né pendant la crise. « Mon cher fils, lui disais-je, il y a vingt ans, j’ai eu tort. Pardonne-moi de n’avoir pas eu le courage de te plonger, avec ta mère et tes frères et sœurs, dans l’incertitude et peut-être dans la misère. Tout aurait mieux valu que de dire oui au patron… » Même réveillé, je le crois encore. Et pourtant, presque tous cèdent. Je ne suis pas dans leur situation. Je ne puis que m’efforcer de comprendre leur choix. La seule idée de leur donner un conseil me fait honte. Qu’ils fassent comme ils peuvent mais qu’au moins, ensuite, ils se taisent ! Ces cortèges où l’on promène le cercueil de l’entreprise, ou de la prime attendue, ou de je ne sais quoi encore, sont d’une effroyable tristesse, d’une inutilité délétère, d’un insupportable masochisme. Surtout quand le délégué syndical, au premier rang, explique aux caméras qu’il espère au moins que le patron ne licenciera pas dans trois ans. Trois ans ?

Les Français ne sont pas plus paresseux que d’autres et ne détestent nullement le travail. Mais la façon dont l’idéologie du management pervertit les tâches professionnelles n’est pas de nature, c’est le moins qu’on puisse dire, à les aider à en célébrer la grandeur et le sens. Le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la docilité infantile, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu les hommes s’y décomposer, et auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste de l’effort héroïque des hommes pour ne pas ouvrir les yeux ou de l’effort héroïque des femmes pour les fermer.

J’étais frappé par la facilité et la souplesse avec lesquelles les cadres issus de la bourgeoisie catholique entraient dans les perspectives de l’entreprise, y compris les plus dures. Des femmes et des hommes élevés dans la religion de l’amour et de la pauvreté se prenaient de passion pour le charabia prétentieux et guerrier qu’on leur enseignait et en faisaient leur langage. Ils étaient bien loin d’être les seuls, mais la juvénilité, l’ardeur, la conviction avec lesquelles ils le défendaient me troublaient. Le discours de l’entreprise les rassurait, il créait entre eux une complicité de combat qui leur faisait croire à leur force et leur imposait des efforts qui atténuaient la violence de leur culpabilité. Le tout, naturellement, en harmonie parfaite avec leurs intérêts personnels : le paradis du confort.

Je lis La Croix dans l’avion. Un peu d’altitude fait du bien aux journaux. Soudain, le trou d’air. Une photo montre le visage ouvert, le regard intelligent, le sourire à la Zazie d’une assistante sociale devenue une religieuse fort savante dont les compétences vont de la théologie et la philosophie à l’anthropologie et l’épistémologie. De surcroît, elle travaille à mi-temps comme coach spirituel et managérial. Ses clients sont des dirigeants d’entreprise qui « essaient de ne pas se laisser enfermer dans une logique seulement comptable ». L’un d’eux témoigne. Il explique qu’elle l’a aidé à comprendre que l’entreprise, c’est comme le conjoint dans le mariage : il faut sans cesse la re-choisir. Grâce à Sœur Zazie, le voici vraiment heureux, sa vie est unifiée. Une belle photo couleurs le montre avec son équipe : une petite blonde a dégagé son épaule gauche de sa robe, son soutien-gorge est noir. Réconciliation de la foi et de la modernité. Ce que vous ferez au plus performant des miens… Sur deux pages, un titre agressif : « Pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? » Tout est écrit en minuscules, mais le mot entreprises, dans un corps plus gros que le reste, doit mériter une vénération particulière. Au fond, oui, pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? L’hôtesse de l’air est près de moi à distribuer ses plateaux, je lui demande son avis. Rien ne surprend une hôtesse. « Dieu ne déteste personne, Monsieur, me dit-elle en souriant. Enfin, s’il existe ! Que prendrez-vous comme boisson ? » Bravo, Dieu ne déteste probablement personne. Mais une entreprise, est-ce quelqu’un ? Dieu aime les grands patrons, les banquiers, les souteneurs : aime-t-il les entreprises, les banques, les bordels ? Vingt centilitres de vin de table aident peu à y voir clair, mais assoupissent. Voici que descend une grosse voix grondeuse : « Sœur Zazie, sœur Zazie, tu es religieuse, pas de coachonneries ! »

Tout en favorisant l’adaptation des entreprises aux transformations techniques, les lois de 1971 sur la formation, dites lois Delors, ouvraient aux salariés d’intéressantes possibilités de formation culturelle qui auraient pu constituer un contrepoids à la pression grandissante de l’obsession financière et, par là, devenir pour eux, comme pour les entreprises, un facteur d’équilibre. De ces lois, les entreprises ne retinrent que les aspects qui servaient leurs intérêts immédiats. Plus tard, les lois Auroux sur l’expression des salariés soulevèrent la colère des patrons : ils se vantaient publiquement de ne pas les appliquer. Ni dans un cas ni dans l’autre, personne n’affronta directement ces rebelles qui prêchaient la désobéissance à la loi. Il fut tacitement admis que, dans le secteur privé comme dans les entreprises nationales, la formation constitue un élément de la stratégie, un outil de la communication ou de la propagande. Depuis, toutes sortes d’officines de formation se bousculent pour exaucer, ou pour devancer, les désirs des directions, maîtresses des contenus et des méthodes de la formation. Autrefois, quelques formateurs individuels tentaient de résister. Ils sont de moins en moins nombreux à s’y risquer ; même si leurs honoraires sont deux fois moins élevés que ceux des « instituts », les entreprises, qui se plaignent rituellement du coût élevé de la formation, choisissent pourtant les « modules clefs en main » qui les rassurent. Depuis 1971, la formation n’a cessé de se banaliser, de se mercantiliser, de s’idéologiser : elle n’a plus qu’un seul produit à vendre, la mondialisation libérale. Pourtant, les problèmes de la formation n’intéressent personne : sans doute en disent-ils trop sur la réalité. Les entreprises sont discrètes sur le sujet, les syndicats fort modérés, les salariés muets. Sur ces questions vitales, une complicité de silence s’est établie depuis longtemps entre les gouvernements, les entreprises et les syndicats, je ne parle ni des médias ni des intellectuels, surtout pas de ceux qui siègent aux conseils d’administration. Le climat suscité par la formation pèse pourtant lourdement sur les salariés. On ferait faire un grand progrès à la vie sociale si l’on portait sur la place publique ce qui est enseigné ou pratiqué dans les séminaires : rien là-dedans qui puisse se prévaloir de quelque privilège de confidentialité. Tout le monde a le droit de savoir quelle idée de l’homme, du travail, de la société humaine, s’y développe. Tout le monde a le droit de savoir quelles références y sont avancées. Tout le monde a le droit de savoir quels liens se tissent, dans les entreprises et les administrations, entre la formation, le pouvoir, l’argent. Cette complicité de silence, seuls les salariés peuvent la briser. Qu’ils parlent ! Qu’ils parlent donc ! Qu’ils parlent enfin ! Sans demander avis à personne ! Ils en ont le droit ! Et le devoir ! Ne serait-ce que pour leurs enfants : dans dix ans, dans vingt ans, que leur racontera-t-on ?

Le livre noir de la formation est à écrire. Un reportage télévisé montre un animateur qui fait travailler les stagiaires d’un supermarché sur la gestion des stocks. Comme ils ne parviennent pas à trouver la formule la plus avantageuse pour la société, donc, logiquement, pour eux, il leur lance : « Quoi, vous n’aimez pas l’argent, non ? » Dans les années 90, EDF avait ouvert ses portes à des consultants québécois dont le programme d’individualisation des salariés avait séduit les dirigeants les plus éclairés de l’entreprise. Leur méthode consistait à persuader les agents que chacun d’entre eux devait être à lui-même sa « petite entreprise personnelle » sa PEP, et qu’il devait avoir pour objectif son BIN, son « bénéfice individuel net ». On ne peut mieux dire que l’entreprise performante est une coexistence d’égoïsmes. Appuyées par l’autorité, devenues des vérités stratégiques, contrôlées lors des entretiens d’évaluation, ces sottises coûtent très cher à ceux qui les subissent. Formateur est pourtant un beau mot. Former, c’est donner forme. Consultant aussi est un beau mot. Consulter, c’est à la fois délibérer en soi-même et prendre conseil auprès des autres. Un consultant digne de ce qu’il prétend être pratique une activité de liberté, d’inquiétude active, d’imagination en alerte. Par contre, s’il est assez veule pour quémander ses « objectifs » auprès des directions, il n’est plus qu’un esclave joueur de flûte, un imbécile affamé de pouvoir, un con sultan.

Il y a une dizaine d’années, une grande surface proposait à ses caissières et à ses livreurs de s’initier aux arts, à la photographie et même, carrément, à l’œnologie. Le but de la manœuvre était d’améliorer leurs relations avec les clients. Le responsable de cette formation s’était senti superbement récompensé de ses efforts quand, au sortir d’un séminaire sur Picasso, un magasinier était précipitamment revenu dans son atelier pour le ranger de fond en comble. Les entreprises firent un triomphe à ce pédagogue : grâce à lui, les travailleurs comprenaient que le but de l’art, c’est de mettre de l’ordre dans les boutiques.

La directrice du service culturel d’un grand institut de formation m’avait fait l’honneur de me faire savoir qu’elle envisageait de solliciter ma collaboration. Nous venions de parler trois heures, et j’avais mauvaise conscience. Cette femme était l’intelligence même, comment avais-je pu me montrer si méfiant ? C’est presque avec honte que j’accueillis sa proposition. Puis je pris congé, assez confus. Elle me rappela. Elle avait oublié une petite formalité. Puisque j’allais peut-être devenir un nouveau collaborateur, l’habitude était, enfin ce n’était pas obligatoire, mais souhaitable quand même, très souhaitable, parce que, n’est-ce pas, chaque société a ses habitudes, enfin, si je voulais bien écrire quelques lignes de ma main pour qu’à l’occasion, seulement à l’occasion, un ami graphologue qu’elle serait d’ailleurs très contente de me présenter un jour, puisse, mais vraiment à l’occasion… Elle me tendit une feuille, se détourna pudiquement. J’écrivis quatre lignes d’un jet, pliai le papier, et, retrouvant soudain mes esprits, la remerciai avec chaleur de son accueil, certain que le contenu du message lui épargnerait les frais d’une analyse graphologique.

Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il voit dans ses relations avec l’entreprise autre chose que ce qu’elles sont : un travail correctement fait échangé contre un salaire correct, et bien le bonsoir. « Rien de plus, s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large. Il paraît d’ailleurs que les jeunes ne marchent plus pour l’idéologie de l’entreprise, qu’ils comptent leurs heures, prennent leur salaire et rigolent des laïus pompeux des managers. Bravo ! Formidable progrès ! Attention, toutefois. Si l’adversaire vous a refilé le virus de l’individualisme cynique, c’est lui qui a gagné. Non à l’idéologie de l’entreprise : d’accord. Mais oui à quoi ? Question effroyablement difficile. Tout ou presque tout, aujourd’hui, fonctionne comme l’entreprise : production, résultats, image. Oui à quoi ?

J’ai parfois proposé à des journalistes de venir dans une de mes sessions de formation ; ces trois jours ne seraient pas du temps perdu. Ils ne cachaient pas leur intérêt mais, finalement, refusaient. L’un d’eux m’a répondu avec franchise : « Trois jours comme cela pourraient tout fausser. » Réponse honnête, réponse terrible. On ne saurait donc vivre dans notre société sans s’être fabriqué une armure, un blindage ? Sans s’être bardé d’une « vision du monde » qu’un contact trop direct avec la réalité vécue mettrait en danger ? Il existe différentes sortes de cuirasses mentales. Beaucoup sont sordides. Plusieurs sont infiniment prétentieuses. D’autres, comme celle de mon interlocuteur, sont le fruit d’un effort désespéré pour plaquer sur le monde, malgré tout, une hypothèse de sens. Mais l’hypothèse est si fragile qu’on préfère ne pas la vérifier ; il suffirait, pour l’anéantir, d’écouter des techniciens, des cadres, des ouvriers, des secrétaires, des employés parler du monde où ils vivent, de les laisser ouvrir leur cœur sans exhibitionnisme ni souci de démonstration. Je n’ai pas eu besoin de dire à ce journaliste qu’une expérience de ce genre ne peut fausser que ce qui est faux. Une vérité qu’on protège est une vérité morte ; pour les choses sérieuses, il n’est jamais nécessaire de sauver les apparences. Cet homme honnête savait tout cela. Mais peut-être n’osait-il pas entrer dans l’immense brigade des ignorants fervents ?

Les dirigeants me disaient que j’étais bien trop pessimiste. Ils me le disaient avec un sourire rassurant. Un sourire d’optimisme. Un optimisme de mesure. Une mesure de sagesse. Une sagesse de vaincus. Et je me demandais comment ils pouvaient ignorer quel stock d’espérance il faut avoir accumulé en soi pour s’attaquer à ce monde blockhaus.

IV.

Le management, ou le cynisme à la portée de tous

Pour que rien ne vienne contrebalancer leur toute-puissance, les entreprises doivent se protéger des jugements critiques, des résistances, des oppositions, des aspirations déviantes qu’elles risquent de rencontrer chez les travailleurs. Cette opération de lavage de cerveau porte un nom précis : le management. Manager, ce n’est ni diriger une entreprise, ni l’administrer, ni la gérer, ni la piloter, ni la développer ; rien de tout cela ne suppose le moins du monde qu’on ait recours au management : ni à la chose, ni au mot. Le management est une activité d’un autre ordre. C’est une méthode de gouvernement des esprits. C’est l’ensemble des moyens de pression collectifs et individuels, constamment révisés, par lesquels on s’efforce de soumettre les salariés à la volonté d’une direction elle-même dominée par les intérêts économiques plus vastes auxquels elle participe et qui lui fixent sa ligne de conduite. « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Ce propos de Carlos Ghosn n’a rien de neuf, ni moteur ni carrosserie. Je l’ai entendu, dans toutes les entreprises où j’ai eu à intervenir, assené, proféré, chuchoté par des patrons de toutes sortes, gros et maigres, jansénistes et jouisseurs, colombes et faucons : partout, leurs disciples se pâmaient devant l’immense originalité de l’idée, devant la grandeur inouïe de la doctrine. Comme l’adhésion en question n’est jamais spontanée, c’est le rôle des méthodes managériales que de créer chez les salariés l’angoisse qui, en les déconcertant, les rend disponibles aux leçons qu’on veut leur dispenser. L’invraisemblable profusion des thèmes managériaux, fourre-tout d’inepties, brocante d’idées fausses ou sommaires, souvent contradictoires, fiévreusement glanées dans l’actualité, ne renvoie à aucun contenu de pensée ni à aucune stratégie cohérente. Ce bazar n’a pour objet que de transmettre, hâtivement et servilement, l’expression passionnelle d’un appétit de domination. Le management ne connaît que la loi de l’avidité instantanée. Il ne sait rien du passé et se moque de l’avenir. La nécessité où il se trouve de faire oublier la bassesse de son inspiration l’oblige à se prévaloir de grands mots : je n’ai jamais rencontré un travailleur, même modestement formé, qui ne pressente que le langage souvent ésotérique du management porte en lui la négation de toute réflexion désintéressée et de toute action sensée. Seuls proclament le contraire ceux qui bénéficient de la manœuvre ; il n’y a pas de managers bénévoles.

On se souvient des commentaires de Michel Foucault, dans Surveiller et punir, sur le Panopticon de Jeremy Bentham, figure majeure de la prison et, au-delà, de toute organisation totalitaire. Au centre d’un immense camembert dont les portions – les cellules – sont séparées par de hautes cloisons, le Surveillant. Dans les portions, se découpant en ombres chinoises sur la vitre arrière éclairée par la lumière du jour, les prisonniers. Un système de panneaux protège le Surveillant de leurs regards. Voir sans être vu. Les prisonniers, eux, passent leur vie sous la menace d’un observateur hostile. L’individualisation des objectifs qu’ont installée les entreprises, c’est le Panopticon intériorisé. Le salarié s’enferme tout seul. Il est à lui-même sa prison et son surveillant. Il invente ce qui le menace. Il est victime et bourreau. Il place lui-même la barre de ses objectifs au-dessus de la hauteur qu’il sait pouvoir sauter ; ainsi devient-il son propre sur-moi de poche. « Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même », lui disait-on quand, enfant, il se brûlait avec les allumettes. C’est fait. Il s’en prend à lui-même. Il est bouclé, et il le sait. Il traîne ce secret dans les réunions électorales, au lit, au cinéma, à la plage.

Une employée de banque est assassinée par l’un de ses clients, un tout jeune homme. La radio nous apprend qu’il y avait eu de la dispute entre eux, notamment au téléphone. Les employés, nous dit-on, ont souvent à affronter l’agressivité des clients, ils sont même formés à la supporter. Là, j’enrage. J’enrage comme client d’une banque, j’enrage parce que je connais la formation comme ma poche. C’est tellement plus compliqué ! Pauvre femme, pauvre garçon ! Sait-on ce que sont ces séances de formation, en tout point aimables, certes, et conviviales, et séduisantes ? L’apprentissage de la guerre. Les salariés, sans toujours s’en rendre compte, en sortent armés de la violence que les humbles redoutent le plus : la violence du miroir, du miroir parfaitement poli, la violence de l’indifférence glaciale, de la patience affectée, de la courtoisie exhibée, de la gentillesse grinçante, la violence de la répétition, la violence du mur aimable qui a toujours raison ; c’est cette panoplie qu’ils déploieront durant les entretiens ou, mieux encore, au téléphone, sous le contrôle de l’appareil qui enregistre « pour garantir la sécurité et la confidentialité de l’entretien ». J’imagine ce jeune homme. On ne l’a pas formé, lui. Il s’y prend mal, peut-être ne sait-il pas trop s’expliquer. Et s’il est déjà fragile, un peu violent ? Si des ennuis d’argent le terrifient ? Il demande l’impossible, probablement : l’impossible, c’est qu’on l’écoute. Le statut de mécanique soignée imposé à son interlocutrice le surprend, le trouble, l’affole, le rend furieux. Ce n’est pas ainsi que les filles lui parlent dans la vie, elles sont simples, elles sont proches, même quand elles disent non. Il se sent méprisé, humilié. Impuissant. Impuissant devant cette femme revêtue, malgré elle, de son effrayante armure bancaire. Et elle, que peut-elle faire face à ce client impossible ? Quoi d’autre, la malheureuse, que de répéter sa leçon ? L’angoisse la gagne, la lassitude, la crainte de laisser monter sa colère, sa détresse, de perdre les nerfs. Elle voudrait être gentille avec ce pauvre gars, bien sûr, ça la tue de jouer les vaches distinguées, ça la tue de parler comme ça. Alors elle en remet, la pauvrette, elle se reverse un autre verre de cynisme. C’est que le patron n’est pas loin, ou que la saleté de machine enregistre, enregistre, enregistre. Tout va se savoir, son emploi est en jeu. La suite, la fin, je ne sais pas. Une jeune femme est morte, un jeune homme l’a tuée. On les a fracassés l’un contre l’autre. L’effrayante limite de la justice, c’est de n’entrer au théâtre de la vie que pour le dernier acte : puisse-t-elle être modeste, puisse-t-elle sentir ce qui lui échappe ; sa grandeur est là, non pas dans les faciles éclats de voix, non pas dans l’indignation tartinée. Et puissent les autres, ceux qui connaissent le début, avoir au moins le courage d’ouvrir les yeux et la bouche. En deçà de ce courage, on n’est rien : on consomme et on vote.

J’ai vu la propagande des thèses managériales bouleverser toutes les relations du travail, exercer sur les salariés, dans tous les aspects et toutes les circonstances de leur activité, une pression formidable qui les jetait dans une perplexité sans fond. L’habileté du management était de s’appuyer sur les vieux réflexes de soumission des travailleurs. À la révérence craintive pour l’autorité que leur avait le plus souvent léguée une éducation précautionneuse, il ajoutait, comme un nouveau tour de verrou, l’obligation qu’il leur faisait de « jouer le jeu de l’entreprise », de s’identifier à leurs rôles sociaux, de se considérer comme des « acteurs ». Je voyais dans les sessions les conséquences de cette intimidation constante : les gens étaient comme muets. Si quelqu’un se risquait à jeter un jugement personnel dans le silence inquiet de ses collègues, c’était avec un luxe inouï de précautions verbales, comme s’il encourait le bûcher pour propos hérétiques, comme s’il lui fallait s’excuser de ne pas parler comme un spécialiste, de ne pas savoir tout de tout, de ne pas être à lui seul une émission de télévision. Et quand, au prix d’un douloureux accouchement, il livrait une pensée qu’il avait mûrie dans la solitude, il y avait un tremblement dans sa voix, un embarras, une gêne, la crainte d’avoir proféré comme une obscénité.

La formation comme propagande. Au supermarché de mon quartier, je demande à un grand gaillard vêtu de bleu s’il est du rayon. Il prend un air offensé. Il me dit que non : il n’est pas du rayon, il est du magasin. Il me laisse le temps d’apprécier la différence puis, le coude sur un chariot de haricots, consent à m’expliquer. Le magasin est un navire. Sans doute suis-je déjà monté sur un navire. Tout le monde y est solidaire. Pareil dans le magasin. Surtout à notre époque, où c’est si dur pour le commerce. Il faut que je comprenne qu’il y a deux catégories de marins dans l’équipage, aussi importantes l’une que l’autre pour la vie du navire. Les matelots à poste fixe, et les autres, disons… disons les mousses. Lui, il est un mousse, il fait ce qu’on lui dit, il va où on l’envoie, il est au service du capitaine.

La communication comme propagande. Ce technicien travaille dans une de ces grandes sociétés dont on cherche chaque matin dans son journal jusqu’à quel point on peut encore les dire nationales. C’est un homme aimable et sérieux, un esprit attentif, estimé de tous, que j’ai rencontré quand j’animais des sessions de formation dans l’entreprise qui l’emploie. Je lui suis grandement redevable de la leçon d’humilité qu’il m’a administrée. Il me disait en effet apprécier mes séminaires d’expression, et qu’ils avaient des effets favorables sur son existence. Il eut la gentillesse, au début de l’année 2004, de m’envoyer, pour me présenter ses vœux, un document qu’il communiquait à ses nombreux amis et connaissances. Il s’agissait d’un bilan de ses activités et de ses projets, bizarrement rédigé sur le modèle de ceux qu’établissent les entreprises. Dans ce surprenant mémoire, il explique d’abord, rationalisation des tâches oblige, que sa correspondance de fin d’année représente un véritable travail (« plus de cent lettres, cartes et e-mails »), et qu’il a donc décidé d’écrire un message de vœux commun sur lequel, en bon communicateur, il regroupe « l’ensemble des informations » qu’il souhaite apporter à ses ami(e)s. Suivent des précisions sur ses activités. Il a changé de poste et de région et s’en montre satisfait ; il « se sent bien » dans sa nouvelle situation. Vient alors le cœur du message, sa philosophie comme disent les managers. Cet homme, qui paraît être à lui-même sa propre société, s’exprime ainsi devant le conseil d’administration de ses correspondants : « L’enrichissement des acquis et l’évolution personnelle qui en découle se traduisent par la recherche, puis l’atteinte, d’un équilibre souhaité pérenne entre toutes les composantes de ma vie : le travail, auquel je consacre toujours beaucoup de temps et d’énergie ; la santé, que je préserve : c’est un capital vital ; la famille, au sein de laquelle je me ressource et dont je profite de tous les instants comme s’ils étaient les derniers ; la vie amicale – dont l’existence même représente une richesse, une aide et un appui permanent – que j’entretiens par une correspondance soutenue et de nombreuses rencontres ; une vie sentimentale équilibrée et harmonieuse. » Puis on passe aux projets. Ils se rapportent tous aux loisirs : ski, voyages divers, etc. Avec un regret d’organisateur scrupuleux : « Le programme d’activités de 2004 demeure pour l’instant plus flou que celui de 2003 à la même époque. » Et le message se termine ainsi : « Quel que soit l’ordre des événements, je souhaite que l’existence nous fournisse les occasions de partager encore en 2004 des moments vrais et mémorables qui impriment favorablement le souvenir d’une vie. »

Je l’ai relu, ce texte, et relu, et relu… Il est tragique. Il marque une limite symbolique. C’est une charnière. Difficile d’aller plus loin dans le mimétisme social. Mais quelle force, consciente ou non d’elle-même, dans cette façon de s’exposer ! C’est vrai que ce technicien objectivise sa subjectivité mais, par le même mouvement, il subjectivise l’objectivité du management. De l’homéopathie. La défense élastique. En s’avouant incapable de tenir un autre langage que celui de l’entreprise, il fait d’une pierre trois coups. D’abord, il impose l’évidence que les esprits à la mode n’ont pas le courage d’affronter : l’humanisme bourgeois n’a strictement plus rien à opposer à la modernité technique. Ensuite, en projetant cet éclairage oblique sur la communication managériale, il prouve que, contrairement à ce qu’elle prétend, elle est bien plus qu’une méthode : une idéologie de la réification. Enfin, la position d’équilibre plus qu’instable dans laquelle il se tient ne peut être sentie que comme provisoire et non reproductible : on ne voit pas les gens passer leur temps à échanger de tels messages. Il va donc falloir que quelque chose change : telle est la leçon de cette apparente docilité et de l’extrême ténacité qu’elle dissimule. Nous sommes au bout, et c’est parce que nous sommes au bout que nous sommes à bout. Aucun retour n’est possible et le présent est intenable. Les références historiques ne nous sont plus d’aucun secours. Il nous faut changer de niveau d’analyse ou nous pétrifier. Vivre le présent, c’est relier l’avenir à l’avant-passé, à l’inaugural. Nul besoin de science ni d’informations. Encore moins de révélations mystiques plus ou moins fumeuses. L’audace de la présence. Le goût de partir d’ailleurs.

Cette jeune femme se rend à l’ANPE où on lui parle d’un poste d’assistante de communication. Elle n’a pas les moyens de se montrer difficile. De quelle entreprise il s’agit, de quels interlocuteurs, elle ne le saura pas. Il convient d’abord qu’elle fasse une lettre de motivation. De motivation pour quoi ? Pour le poste. Dites pourquoi, au tréfonds de votre être, vous vous sentez habitée par le désir de devenir assistante de communication.

La lettre de motivation qu’exigent les entreprises, mais aussi toutes sortes d’écoles, instituts, administrations ou associations, est l’un des rites les plus significatifs de la décivilisation occidentale. Cette pénible cérémonie constitue l’épreuve initiatique par laquelle le candidat renonce à sa subjectivité, c’est-à-dire à lui-même, et se présente humblement à ceux qui vont peut-être le recruter comme fondamentalement menteur. La lettre de motivation n’a qu’un but : tenir celui qui l’écrit en le contraignant à manifester publiquement sa soumission et à s’en sentir vaguement déshonoré. Le cinéma nous l’a assez appris, les grands truands et les petits voyous n’agissent pas autrement : les nouveaux venus dans le gang ou dans la bande, ils les mouillent dans un crime ou un vol de mobylette. Désormais universelle, cette pratique contribue efficacement à la fabrication de ce que Winnicott appelle la « personnalité rapportée ». En reconnaissant d’emblée que la réussite excuse, justifie, nécessite le mensonge, le candidat se livre tout entier aux intérêts du groupe qu’il sollicite, s’agenouille devant ses valeurs, autre nom de ses intérêts, et se déclare prêt à célébrer sans réticence son esprit de corps. Cette lettre, qui le tient quitte de lui-même, va être la mère de ses démissions ultérieures. Naturellement, toute passion inférieure tâchant de s’arrimer à une raison supérieure, les membres du groupe en question ne manqueront pas de mettre en avant les intentions les plus pures et le feront avec d’autant plus de conviction qu’ils éprouvent l’obscur besoin de conjurer l’amertume secrète que leur vaut leur propre sujétion. Quant au candidat, porté et assourdi par la satisfaction bruyante des siens, il se dit in petto qu’après tout personne n’échappe à la formalité et qu’il serait assez prétentieux d’être le seul à la contester. Si rien ne vient modifier les paramètres de son intelligence, il lui restera alors quelques décennies de platitude plus ou moins prospère pour se raconter que cette page d’écriture n’était qu’une ruse inévitable et que son vrai moi flotte bien au-dessus de ces contingences, en un mot pour contresigner et valider son irrémédiable défaite.

Le cerveau humain n’est pas un ordinateur mais il y a des raisons puissantes, au pays des Lumières, pour faire croire aux salariés des entreprises qu’il en est un, et des plus sommaires. Des consultants sansonnets les persuadent qu’ils sauront sonder les reins et les cœurs quand ils leur auront révélé ce qu’ils appellent pompeusement la Théorie de la communication. L’émetteur, le récepteur, le message : voilà, plus ou moins savamment déclinée, toute la science de ces oiseaux. Le calcul de leurs honoraires ne leur laisse pas le temps de songer que, si le lien entre les humains n’est que le message, la solitude est notre indépassable destin. Que nous ne nous rencontrons plus ni dans les bases ni sur les sommets. Que nous vivons dans une prison technico-commerciale. Que la culture, la morale, l’éthique, l’idée du bonheur ne sont que des aérosols destinés à en renouveler l’atmosphère dans l’intérêt de la productivité. Qu’en un mot, le monde est une entreprise et que l’entreprise, c’est le monde. Voilà trente ans que les salariés du privé et du public font semblant d’avaler ces sottises. Mais c’est précisément cela qu’on veut d’eux : qu’ils fassent semblant. Leur quant-à-soi ne gêne personne : la seule chose qui importe, c’est que leur quant-à-nous se taise.

Un ami formateur m’appelle, tout remué. Il sort d’une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l’interrompt poliment et lui dit son étonnement de l’entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient la même question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu’ils sont l’échafaudage qu’on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu’ils gâchent un discours, qu’il faut les éviter. Puisqu’on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s’est étonnée. Non seulement cet ami pré-communicationnel emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. « Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l’affirmation. Être positif. Toujours positif. » Mettre ses sales pattes sur la structure de la langue, seul le nazisme a osé le faire. Aussi faut-il que, tels de nouveaux Victor Klemperer, il se trouve des salariés vigilants pour dénoncer le massacre de la langue par les forcenés ignares du management.

À Alger, les théoriciens de l’action psychologique prétendaient s’inspirer de la stratégie du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de la complicité du peuple avec les combattants, dont ils avaient fait, au Viêt-nam, la cruelle expérience. Ils ne doutaient pas que quelques services rendus à la population par des militaires organisés en brigades de bienfaisance leur vaudraient sa gratitude et son appui. Ils mirent sur le compte de l’islam ou du communisme international l’obstination avec laquelle les paysans réservaient leurs faveurs au FLN. Quarante ans après, comme on conquiert l’Himalaya, les managers se hissent au niveau intellectuel du Cinquième Bureau. Des sinologues leur ont révélé la nature de l’efficacité chinoise, la propension des choses, le non agir. « Ce qui marche pour la Chine va marcher pour l’entreprise » ont aussitôt salivé quelques malins. Et en avant pour une formation au tao des yaourts, au wou wei des shampooings.

Les déprimes, les suicides, mais aussi les films, mais aussi Pierre Legendre et d’autres qui entrent en lice : la propagande managériale commence à être sérieusement harponnée. Observons ce qu’elle oppose à ces attaques inédites. Pas question pour les managers de mettre en cause la Doctrine dont ils sont les hérauts, les prophètes, les prêtres, puisque l’alpha et l’oméga de cette Doctrine, son seul article de foi, c’est l’infaillibilité de ce qu’ils entreprennent. Si dysfonctionnement il y a, ce ne peut être la faute des grands cerveaux ni des top managers, mais celle du terrain, des petits dirigeants, des cadres, de tous ceux qui ont une responsabilité immédiate sur les travailleurs. Des rafales de pieuses critiques s’abattent donc sur ces modestes responsables. Leur balourdise, leur manque d’humanité, leur incurable ignorance de la psychologie et, surtout, leur défaut d’attention à l’évolution des mentalités portent préjudice à l’image des entreprises et à la cause sacrée de l’économie mondialisée. Ces irresponsables devront faire amende honorable et intégrer à leurs mœurs professionnelles la prise en compte de la dimension morale de l’entreprise. Cette réaction est typique du management : il fait sienne la revendication de la conscience pour la retourner à son profit. Jusqu’à présent, les travailleurs étaient tenus par le salaire, le chantage au licenciement, les fantasmes de puissance, les promesses de réussite. Cette nouvelle exigence morale – gageons qu’on parlera bientôt de la NEM, la nouvelle entreprise moralisée – va aggraver leur sujétion. Ils devaient mettre leurs pensées et leurs actes en adéquation avec l’entreprise : désormais, ils reconsidéreront leur conscience à la lumière de l’efficacité. L’entreprise deviendra leur mère et leur maîtresse, mater et magistra, comme disait de l’Église une encyclique papale. Les dirigeants joueront les maîtres spirituels. Un salaire convenable contre un travail bien fait, cet échange de bon sens ne satisfait pas la démesure vaniteuse de l’entreprise. Plus encore qu’hier, elle voudra soumettre les salariés à sa pensée : comme elle n’a pas de pensée, et ne peut pas en avoir, elle multipliera les simulacres, les cérémonies, les solennités. Ainsi naîtra un cléricalisme d’affaires dont les ouailles seront dressées à fournir constamment des gages de leur piété. Cette compétition de moralité ne manquera pas de procurer mille et une occasions de jalousie, d’espionnage, de délation, de haine, de guerre ; elle fournira ainsi une nouvelle grille d’évaluation, elle suggérera une nouvelle hiérarchie, elle installera au cœur de la cité une chevalerie d’illuminés. Ce qu’on appelait naguère la Grâce se servait des faiblesses, des erreurs, des fautes pour exhausser l’humain. Le management, qui est sa dénaturation grotesque, s’en sert pour l’humilier davantage. Pourquoi ? Pour permettre aux patrons de multiplier leurs revenus par quarante plutôt que par quatre ? Pas surtout, pas d’abord. Par méchanceté ? Pas surtout, pas d’abord. Pour assurer le triomphe de la Cause ? Tout le monde se moque de la Cause, il n’y a pas de Cause, il n’y a que Rien ! Sous les pompeuses âneries qu’on rabâche, le but, c’est de flairer l’odeur de ce que Baudelaire appelait la joie de descendre !

On peut travailler dans une entreprise et être animé de nobles idéaux. On peut vouloir y développer son énergie et sa créativité. Ou y protéger ses droits et ses intérêts. Mais ces ambitions sont de plus en plus insuffisantes. Bientôt, on ne pourra plus éviter d’y poser les questions premières dont le refoulement empoisonne l’atmosphère. Cette entreprise, que fabrique-t-elle ? Est-ce utile ou nuisible ? Sert-elle le bien commun ou, au contraire, aggrave-t-elle la violence, l’injustice, la folie ? Ce qu’elle fabrique, à qui est-ce destiné ? Pour satisfaire quels besoins ? Et comment le fabrique-t-elle ? Les travailleurs peuvent répondre que ces questions les dépassent, qu’il leur faut avant tout gagner leur vie : personne ne saurait le leur reprocher. Mais, dans ces conditions, peuvent-ils encore s’étonner de voir le malaise général s’aggraver et les troubles individuels se multiplier ? Leur idée de la liberté est-elle alors autre chose qu’une guirlande ? Le supporteront-ils longtemps ?

Deux journalistes interrogent des gens qui ne veulent plus jouer le jeu. Ceux-là, je les reconnais sans les connaître. Des salariés d’EDF, de la Poste, des clients en pétard contre leur banque, beaucoup d’autres… Chez eux, pas de solennités creuses. Leur truc, c’est la litote. « On veut juste pouvoir se regarder dans la glace. » Ils veulent bien plus, mais s’ils l’avouaient, ils se sentiraient aussi solennels que les importants. Ils choisissent donc le mode mineur, ils chuchotent. Ceux-là n’ont pas trouvé avant de chercher, ceux-là ne savent pas d’avance quelle direction indique la boussole, dans quel sens doivent tourner les aiguilles de leur indignation. Ils sentent seulement qu’ils ne peuvent plus se taire, qu’ils n’en ont plus le droit. Ils n’aiment pas se faire remarquer, la pub pour les idées ne les passionne pas, mais leur silence les ronge. Ils ont la modestie désolée des gens qui n’ont pas d’autre solution que d’intervenir. À moins de tout salir, de tout gâcher. Ils vont être de plus en plus nombreux à parler. « C’est comme un mouvement d’ensemble, mais où chacun serait seul », commente un président de tribunal. Oui. Nouveauté absolue, retour de la réalité. Révolution pointilliste : c’est dans et par ce qui se passe au fond de lui que chacun rejoint les autres. Narcissisme, mais à l’envers, retourné, narcissisme oblatif. Oser vivre, oser être, rien de plus, rien de moins. Alors les autres sont là, forcément, chacun des autres, tous les autres. Alors, forcément, ce qui est à refuser, on le refuse. L’évidence. L’héroïsme, c’est de se rendre à l’évidence : et l’évidence, pour ceux qu’interrogent les deux journalistes, c’est que l’absurdité est trop absurde, l’avidité trop avide, le mépris trop méprisant et trop méprisable. Quand j’expliquais à mes supposés collègues que notre travail de formateurs, c’était d’aider les gens à se réconcilier avec le sentiment d’évidence que tout le monde porte en soi, et que tout découlerait de là, morale, politique, culture, et le reste, ils disaient que j’étais un poète égaré dans la formation : ainsi pouvaient-ils laisser la formation dans les poubelles et envoyer la poésie dans la stratosphère.

Le jour où le plein-emploi descendra du ciel ou montera de la colère accumulée, le jour où les horaires et les relations humaines seront aménagés au mieux des intérêts de chacun, le jour où les salaires escaladeront convenablement leurs échelles, le jour où la promotion, la formation, l’information, la communication enlaceront harmonieusement leurs bons effets et déploieront leurs étendards à la gloire de la croissance et de la tolérance, ce jour-là portera un nom et un seul : l’enfer sur terre. Car l’enfer, c’est la séparation, et les entreprises les mieux gérées du monde, les plus respectueuses de ceci et de cela, se sont fondamentalement séparées de la vie en s’enchaînant à l’idéologie du management. La crise en fait la démonstration : loin d’aider les entreprises à résister, la logique agressivement autiste des managers leur est un boulet. Rivés à l’égoïsme par la peur, les salariés, du haut en bas de la hiérarchie, n’ont pensé qu’au jugement de leurs supérieurs ; des clients médusés ont vu des employés de banque, tous sourires avalés, se faire plus féroces que nature. Il est à craindre que les dirigeants, pour qui la pensée semble n’être qu’une sorte de courtisane habile à caresser leurs passions, ne tirent pas le moindre profit de cette expérience. S’ils avaient un instant de lucidité, ils se demanderaient pourquoi les entreprises se sont vendues avec cette docilité à une propagande qui les fait chaque jour plus frigides, plus étrangères à la vie, et qui installe entre les travailleurs des relations de mensonge et de haine ; pourquoi tout ce que le management prétend améliorer, développer, humaniser, il le dessèche et le dévitalise. Ils n’auront pas cette lucidité. Ils ne veulent pas qu’elle les conduise à eux-mêmes, qu’elle dévoile ce qui se cache sous le clinquant dérisoire de la réussite ; ils n’avoueront pas que le destin de l’entreprise telle qu’ils la conçoivent, c’est la folie. Que ce qui la tue n’est pas loin de ce qui lui réussit, de ce qui lui fait des bons comptes et des bons amis, de ce qui la met au niveau, au sommet, à la pointe, au top. Ils n’auront ni assez de lucidité ni assez de courage. Et leur intelligence elle-même leur sera inutile : dès leur sortie de l’école, ils l’ont enfermée comme une épouse frivole.

V.

Pas de code-barre sur la pensée

Un ancien ministre socialiste de l’éducation ironise. Son successeur de droite a expliqué que le but de l’éducation, c’est la réussite des élèves. Autant dire qu’il fait jour en plein midi, sourit-il. Là-dessus, solidarité républicaine : l’école est un grand four où se prépare la vie professionnelle ; réussie, elle en sortira dorée à la surface et saignante à l’intérieur. Je n’ai jamais cru cela, je ne le crois toujours pas, je ne le croirai jamais. Mon expérience de gosse s’y oppose. Je n’ai jamais aimé dans l’école et dans le lycée que ce qui m’arrachait au monde lugubre où je me voyais jeté. Les bons souvenirs que j’en ai gardés sont des instants de pure gratuité : la découverte de la poésie, une réflexion serrée sur des choses essentielles, l’échappée contagieuse qui se fait soudain dans la parole d’un professeur et le rend plus proche que les proches. Sans doute était-ce le privilège de la pauvreté : de toute ma scolarité, je n’ai pas consacré une seconde à penser à mon avenir. À Louis-le-Grand, à partir de la seconde, et surtout en khâgne, j’ai découvert avec tristesse et désarroi chez beaucoup de mes condisciples, qui n’étaient pas mes camarades, cette obsession de la carrière qu’ils avaient trouvée dans leur héritage, cette constante anxiété de ce qu’ils appelaient leur avenir, manière codée de parler de l’argent, du pouvoir, de la frime. Dans les propos de ces deux ministres cousins qui s’étriperont aux prochaines échéances électorales, je retrouve la logique de ces fruits secs. Et je me désole de voir qu’elle l’a emporté, et je pense que les riches ont corrompu les pauvres. Et je pense que les riches ont refilé aux pauvres la vérole de leur angoisse. Et je pense que c’est un grand malheur. Et je pense que les riches sont deux fois coupables. D’avoir fabriqué une société selon leur angoisse, une société d’argent, donc forcément de bassesse. Et de feindre de venir au secours de ces pauvres qu’ils ont enfermés dans l’impuissance, qu’ils veulent se soumettre plus étroitement en les contraignant à partager leur folie, d’assez près pour qu’elle les fascine, d’assez loin pour qu’ils ne les menacent pas. Là où j’ai senti une trace de vérité, je n’ai jamais entendu prétendre que l’école soit d’abord faite pour réussir. Ils n’avaient guère réussi, les ouvriers de cette usine miteuse sinistrement plantée dans une friche de la région rémoise ; pourtant, dès notre première journée de formation, ils me disaient leur joie de retrouver la liberté et la ferveur de l’école et m’appelaient gentiment « le maître ». Dans ma carrière de formateur, je n’ai pas vu grand monde se passionner pour la réussite. Les salariés voudraient gagner convenablement leur vie, sentir qu’ils font des choses utiles, travailler dans un climat potable : à l’ombre de ces grandes et fortes banalités se tissent les existences humaines. Encore faut-il accéder à ces évidences. Donner pour titre à un rapport sur l’école ce slogan de supermarché, La réussite pour tous, c’est montrer qu’on en est fort loin, c’est faire la preuve que la pensée des élites est un café infiniment plus clair que celui du premier venu. Ainsi tout le monde va réussir ? Vraiment ? Qui peut croire cela ? Et de quelle réussite parle-t-on ? Peut-on en montrer les exemples, en afficher les modèles avant maquillage ? La vie comme réussite ! Pauvres gens.

Train de banlieue. Trois adolescentes pomponnées, pieds sur la banquette. L’une d’elles ôte ses chaussures, les fourre parmi ses cahiers dans son cartable, d’où elle tire une paire de baskets et une feuille de papier. « Quinze lignes pour résumer ça, dit sa copine, elle est dingue, la prof ! J’lui en fais dix, et c’est marre ! » Ça, c’est un texte d’un rappeur à la mode. La prof connaît sa pédagogie : elle part docilement des centres d’intérêt des élèves. Hélas ! Elle est mal renseignée : deux des trois gamines ignorent tout du poète en question. « On va mettre que c’est vachement actuel, hein, on parle un peu des mecs des quartiers, tout ça… » C’est ainsi que se construisent les tanks. C’est ainsi que je devient une brute fière de se ressembler. Lamartine ou Marot, vous comprenez, c’est trop différent d’elles, le courant d’air les enrhumerait. Délit de non initiante. Conspiration contre l’imagination.

Certes, les quartiers sont déshérités : chômage, solitude, logement, violence, rien ne va. Si j’étais sociologue, plutôt que d’entonner cette antienne, je préférerais pourtant comparer les comportements et les préjugés de ces jeunes aux représentations majeures de la modernité telles que les répercutent les médias, la publicité, les vedettes à la mode, etc. Hypothèse à confirmer ou à infirmer : les jeunes des banlieues sont les meilleures éponges et les premières victimes de l’inculture dominante. Les privilèges des gosses de riches les protègent de la violence ; c’est sans risques pour eux – sans risques immédiats, car la suite peut être terrible – qu’ils sont dressés à l’exercer sur les autres. La modernité chimiquement pure, on la trouve chez les jeunes des banlieues. C’est pourquoi ils fascinent et effraient à ce point, c’est pourquoi on les étudie, c’est pourquoi on les injurie. Leurs indignations mécaniques, leur façon de prendre les mots au rebond, de chercher l’effet, de vouloir faire choc et chaud, tout ce zapping émotionnel, c’est de la pub, c’est du mauvais journalisme. La banlieue est colonisée au-delà de ce que peuvent imaginer ses colons, au-delà de ce qu’ils avaient prévu pour elle. Ce n’est pas parce qu’ils sont des pauvres, ni des petits-enfants d’immigrés que les élèves des Quartiers sont quasiment impossibles à enseigner, c’est parce que leur pauvreté et leur déracinement ont été des voies d’entrée toutes trouvées pour le virus de la société de communication : il m’est insupportable d’en voir les chantres et les profiteurs venir jouer les sauveurs dans les banlieues, je ne sais rien de plus infâme que cette imposture, il me faut m’accrocher à moi-même pour ne pas céder à la haine. Ces enfants sont devenus des réclames furieuses : si innocentes qu’elles soient de ce qu’on a fait d’elles, on ne fait pas la classe à des réclames. Je me suis souvent répété la belle formule de Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous avons fait de ce qu’on a fait de nous. » Je crains malheureusement que la vérité de ce propos n’ait du mal à franchir le périphérique. Au-delà d’un certain seuil d’intoxication, il devient héroïque de distinguer ce que l’on est de ce que l’on a subi.

Plus l’éducation conduit les jeunes à dresser des barbelés entre leur subjectivité et le monde, moins ils pourront échapper à cette schizophrénie douce et apparemment aimable où ronronnent les citoyens des démocraties occidentales. D’un côté, avec un zest de revendication conforme, adhérer au monde en tant que système dont la rationalité supposée garantit le sens ; de l’autre, nourrir des fantasmes de liberté, d’autonomie, de bonheur individuel. La recette conduit infailliblement à une tolérance ennuyée et sans générosité, fondée sur la célébration des choses. Une fois douchés les premiers enthousiasmes, la tolérance se transformera non moins infailliblement en un ressentiment qu’on masquera sous une sagesse fatiguée et un altruisme de façade.

Creux, formels, vaguement frottés d’actualité, la plupart des sujets qu’on propose au baccalauréat me navrent. Je fais trois propositions. La première. Commentez cette phrase tirée du roman de Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour : « Il laissa toutes ses pensées s’apaiser comme les cailloux lorsqu’ils touchent le fond du fleuve. » La deuxième. Que pensez-vous de cette réflexion qu’on trouve dans le Journal de Paul Claudel : « Les jeunes gens d’aujourd’hui ne rêvent que d’arriver ; moi, je n’ai jamais rêvé que de partir. » ? La troisième, pour l’épreuve de philosophie. « La véritable affirmation d’un être par lui-même ne saurait être en aucun cas le raidissement dans un état accidentel, mais bien l’abandon, la reddition au secret jaillissement de sa propre origine, aux sources de l’être. » Inciter les jeunes gens, par l’une ou l’autre de ces propositions, à chercher en eux ce qui n’est pas un état accidentel, c’est sans doute les inviter à prendre leurs distances avec la modernité. Mais quoi ! Les professeurs ne sont pas chargés de sa communication.

Encore un sujet. Commentez cette réflexion que la mère de Lamartine confie à son journal intime à propos de la propriété familiale du Mâconnais : « Milly est bien petit ; mais c’est assez grand si nous savons y proportionner nos désirs et nos habitudes. Le bonheur est en nous ; nous n’en aurions pas davantage en étendant la limite de nos prés et de nos vignes. Le bonheur ne se mesure pas à l’arpent comme la terre ; il se mesure à la résignation du cœur. » Qu’est-ce que cette résignation du cœur ? Vous semble-t-elle encourager la paresse et la servilité ?

Vive la séparation des pouvoirs ! Allergie totale aux associations de parents d’élèves, de quelque inspiration qu’elles se réclament. Si cette calamité avait existé à mon époque, il ne me serait rien resté des pauvres miettes de liberté que je ne picorais précisément que dans le no man’s land qui séparait les deux monstres, le brontosaure familial et l’ichtyosaure scolaire. Allez donc vous construire un imaginaire s’il n’est plus possible de mentir ! Peut-être faudrait-il fonder des associations d’enfants de parents d’élèves ? À la télé, un pur produit de la coalition brontosauro-ichtyosaurienne. Elle a dix ans, une bonne frimousse ronde. Elle dit que, quand elle était jeune, elle rêvait ; maintenant, elle doit penser à son avenir.

Mon supermarché veut m’éduquer. Une voix féminine surgit au micro. Assez joli timbre, distinction demi luxe, ton familier, mais de quelqu’un qui sait des choses. La semaine dernière, elle dispensait un cours de bronzage. Cette fois, c’est plus sérieux : sexualité. Les enfants ne doivent pas entrer dans la chambre de leurs parents sans frapper, dit la dame. Les adultes, qu’ils le sachent bien, ont droit à leur intimité. Soit, soit, où sont donc les spaghettis ? Mais la formatrice élève le propos et hausse le ton. Elle nous enseigne maintenant que les psychologues s’accordent à penser qu’il est absolument nécessaire qu’un adolescent mette un nom sur ses émotions. L’idée ne semble troubler personne, ni les clients, ni les caissières, ni les deux malabars en costume de pompes funèbres qui surveillent tout le monde. Puis soudain, ça vous poigne ! Mettre un nom sur ses émotions quand on a douze ans ! Crétins ! J’ai profité de ce que les malabars regardaient ailleurs pour prendre une sanction économique immédiate : j’ai dissimulé trois paquets de spaghettis derrière des boîtes de conserves. Puis je suis rentré chez moi à petits pas en songeant à ces bouts de papier sur lesquels les enfants écrivent leurs incompréhensibles secrets, et qu’ils cachent sous les marches mal jointoyées des escaliers. Le monde réel est bâti là-dessus, dit Aragon. Le monde est-il encore réel ?

En face de nous, dans le TGV, un couple de la trentaine, tous deux farcis d’écouteurs et de jeux électroniques. Durant trois heures, ils ne se diront pas un mot. Pas de doute, ils sont ensemble : deux ou trois fois, elle s’est penchée vers lui et a boutiqué quelque chose dans son oreillette. À gauche, un couple et deux enfants remuants. La peine que se donnent ces gens vous arracherait des larmes. Double peine en vérité : tenir tête aux petits monstres et faire savoir aux voyageurs qu’ils sont des parents modèles. Et démocratiques. Le plus petit pleurniche pour que Papa ouvre la fenêtre. Bref conciliabule de Papa avec Maman, puis de Maman avec le grand frère. La ministre de l’intérieur peut alors communiquer au wagon le résultat de la consultation : trois voix contre une, la fenêtre restera fermée.

Gandhi pensait qu’il fallait vouloir pour soi ce qu’on voulait pour les autres. Et donc ne pas vouloir pour les autres ce dont on ne voudrait pas pour soi. Si les services publics, et d’abord l’éducation, ne sont pas envisagés dans cette perspective, l’égalité est un vain mot et la démocratie une entourloupe. Je ne peux penser que l’urgence, pour les enfants des autres, soit de devenir le plus vite possible caissières ou vigiles et, pour les miens, d’acquérir la vaste culture générale qui leur permettra, etc. Naturellement, le principe de Gandhi s’impose d’autant plus fortement que son objet est plus élevé. Il n’est pas grave que les enfants des pauvres n’aient pas les mêmes godasses que ceux des riches, qu’on ne leur donne que peu d’argent de poche, que leur télé soit plus épaisse, leur portable moins sophistiqué, qu’ils bricolent eux-mêmes leur vélomoteur. La richesse n’est pas une chance. Mais il est grave qu’ils n’accèdent pas, comme d’autres, aux grands textes, aux grandes œuvres, aux grandes pensées.

Que demande-t-on aux jeunes qui aspirent à devenir des élites ? Non pas, caporalisme primaire générateur de révolte, de penser et d’agir selon les ordres. À eux d’inventer, on ne leur fera pas grâce de leur créativité. On exige seulement qu’ils s’interdisent, quand il s’agit de leur activité professionnelle, tout ce qui n’est pas conforme à la logique de développement infini que suppose la rationalité fonctionnelle. Pour le reste, on ne saurait assez les encourager à se cultiver, à s’intéresser aux arts, à jouer d’un instrument. Mais la cloison doit rester étanche, sauf s’ils sont assez habiles pour trouver dans leurs préoccupations culturelles des justifications de leur activité professionnelle. Ainsi, ce n’est pas dans un moule qu’on les invite à entrer, mais dans un broyeur. On leur demande d’éradiquer eux-mêmes, en eux-mêmes, les fondements vivants de leur pensée : une pensée sans penseur, voilà ce qu’ils doivent produire. Non pas une pensée conforme : une pensée, au contraire, qu’alimentent leurs idées personnelles et leur tempérament propre, à condition que, de ces idées et de ce tempérament, ils renoncent à être les sujets, qu’ils soient si profondément à la disposition de l’utilitarisme mercantile qu’il puisse se nourrir de leurs spécificités, se repaître de leurs différences. Tous les aspects d’eux-mêmes sont les bienvenus pourvu qu’ils aient renoncé à cet eux-mêmes. Il faut qu’ils soient des kits, des kits à l’air dégagé, dégagé d’eux-mêmes.

Je ne puis entendre sans éclater de rire que « le métier de parents, ça s’apprend ». Ainsi existe-t-il, pour l’enseigner, des gens plus malins que d’autres, des sujets supposés savoir, comme disait Lacan, nantis d’une licence de psychologie ou d’une maîtrise de sociologie et, surtout, d’une sérieuse expérience de terrain validée par une publication dans une revue scientifique ! Le beau créneau démagogique ! Le beau piège à culpabilité où le même élan de frustration fera se précipiter, réconciliés dans la satisfaction de l’impuissance, les cathos du dimanche matin et les dévots de la rationalité sociale ! Je raye de mes papiers les pères et mères qui prêteraient une seconde d’attention à ce délire. Après la trousse d’écolier de deux à seize ou vingt-cinq ans, après l’entreprise qui leur enseigne le savoir faire et le savoir être, après les corbeaux qui leur montrent comment faire leur deuil, après les baisologues brevetés qui leur signifient quand et combien de fois et avec qui et pourquoi et comment, après le tri sélectif des ordures et des comportements démocratiques, les dignes citoyens consommateurs vont aller se rencarder auprès de l’autorité scientifique pour savoir quoi faire de leurs mômes, de leurs moutards, de leurs morveux, de leurs chiards ? Diogène, vite, ouvre-moi ton tonneau !

Ne pas se faire penser. Trouver en soi-même le principe actif de son existence et décider, quoi qu’il arrive, de s’y tenir. Je ne crois pas qu’on puisse le découvrir si l’on feint d’ignorer ce qu’on a d’un peu fêlé. Personne ne peut aujourd’hui penser sérieusement sans sa paille. Je ne parle pas ici de la paille dans votre œil et de la poutre dans le mien. Je parle de la paille dans l’acier, qui le fragilise. Mais l’être humain est d’un étrange métal : ses faiblesses le fortifient. Sans elles, ses idées sont plates et ses mots vides. Les gens qui travaillent dans les idées ont un besoin vital de leur paille. Sinon, les idées les mènent par le bout du nez et ils sont comme des maîtres promenés par leurs caniches. Elles ont l’air de se laisser gentiment manier, les idées : peu à peu, elles prennent le manche à balai et vous momifient. Elles fonctionnent si bien ! On les dirait montées sur roulements à billes, elles s’articulent, elles s’emboîtent, elles s’imposent en toute rationalité démocratique. Et vous déposent. Les intellectuels ont intérêt à s’accrocher à leur paille s’ils ne veulent pas dégringoler le toboggan du néant avec, de chaque côté, les militants en rang d’oignons qui les regardent filer, goguenards et méchants, vers leur cassage de gueule. Si tu es amateur d’idées, mon ami, attention à l’arthrose. Désarticule-toi. Cherche la tangente. Prends-toi à contre-pied. Embraye sur l’énorme. Dis ce que tu penses, mais ne pense plus ce que tu viens de dire. Fréquente les clowns. Méfie-toi de ce qui te rassure. Bluffe.

Le travail intellectuel n’est pas celui du tribunal, pas celui de l’infirmerie, pas celui de l’école, pas celui du chantier. Il consiste à mieux comprendre quelle partition nous a été attribuée dans « l’opéra fabuleux », et à la jouer, même si elle tient en trois mesures.

Le vocabulaire sociologique du pauvre. Le terrain, tenir compte du terrain. Le terrain, c’est les autres vus d’un bureau.

Dans ma tête, comme des refrains, des idées simples qu’on semait autrefois. Secret et mystère, par exemple. Vanité du secret. Vous savez que Mme Dupont couche avec M. Durand ? À peine révélé, le secret s’évanouit. Le mystère, au contraire, plus je le regarde, plus il s’approfondit ; plus j’y puise, plus il me donne ; plus je le comprends, plus il m’échappe. On me parlait aussi du sérieux et du grave. Le sérieux marche avec le secret : effort volontaire, langage social, construction. Le grave est du côté du mystère, il a l’odeur de la vie. Par exemple, pour le héros du Nom de la rose, le sérieux, c’est l’activité intellectuelle, la recherche philosophique. Mais le grave, dans la vie de ce moine, c’est cette servante dont il vit à peine le visage, dont il ne sut jamais le nom, et avec laquelle, pour la première et dernière fois, il connut l’amour, tout jeune homme, dans l’obscurité d’une cuisine de couvent.

Sincérité et authenticité, l’inusable cas de conscience. Être sincère : dire ce qu’on sent, et d’abord se l’avouer. Il y faut de la lucidité, du courage. Si l’on y réussit, on se retrouve à peu près correctement en face de soi-même : c’est un légitime sujet de fierté. Mais la conscience veut allumer le second étage de la fusée. Elle susurre : « Tu as compris que tu étais ceci, et non cela, ainsi et non autrement. Parfait. Et alors ? » Dans cet et alors ? il y a l’essence de l’humain. « Et ta sœur ? » demandaient poètes surréalistes ou militants ouvriers quand quelqu’un venait d’établir, dans un domaine ou un autre, la cartographie définitive de ses positions. J’aime cette interpellation familière. « Tu n’es pas seul, mon ami, souffle-t-elle, tu ne peux te penser seul, tu es avec. Tu es avec et tu ne peux parler qu’avec. » Parler avec ta sœur, précisément, raccourci pudique pour désigner le monde fraternel. Sinon, c’est la naïveté moderniste qu’Aragon, dans Les Aventures de Télémaque, prête à son héros : « Je suis Télémaque, un homme, libre mouvement lâché sur la terre, pouvoir d’aller et de venir. » À quoi Mentor répond : « On jurerait entendre une boule de billard. » Sincérité sans authenticité : langage de boule de billard, peu importe où elle roule. Une animatrice de radio cherchait l’autre jour à percer les secrets d’un couple. Lui, il était comme ci, pas comme ça. Elle, comme ça, pas comme ci. « Mais alors, constatait l’innocente avec une désolation piquée de perversité light, mais alors, entre vous, ça ne peut pas fonctionner ? » Dans le Montrouge de mon enfance, on l’aurait regardée avec indulgence, on lui aurait fait un petit coucou de la main et on lui aurait dit gentiment : « Patate, va ! »

Dans sa Lettre sur le commerce de la Librairie, Diderot fonde le principe du droit d’auteur : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? » J’entends bien. Mais, sans vouloir provoquer personne, j’écoute quelque chose me dire que c’est cela, précisément, qui lui appartient le moins. Ce qui ne signifie pas que d’autres aient le droit de s’en emparer. Allons, je ne me passionne pas pour le droit d’auteur. De gros tirages m’auraient-ils fait changer d’avis ? Je ne crois pas. L’argent est le seul domaine de mon existence où l’instinct marche bras dessus bras dessous avec la raison. Beaucoup de gens sont ainsi aujourd’hui. Mais, le plus souvent, ils marchent dans l’autre sens.

Sortir son revolver quand on entend parler de culture ? Ringard. Aujourd’hui, marchandisée comme elle est, c’est elle qui le tient.

Le désespoir n’est jamais qu’un bavardage sur la souffrance, une façon de la tenir à distance, de ne pas éprouver trop directement, trop intimement sa morsure. Il est nécessairement théâtral, verbeux et discoureur, jusque dans ses silences. Nous entrons en désespoir parce que nous sommes des enfants raisonneurs, parce que nous ne pouvons ni ne voulons affronter l’injustifiable ni, derrière toute souffrance, le profil de la mort. Plus encore que de notre vanité, le désespoir témoigne de notre faiblesse : c’est par là qu’il est touchant, non par ce qu’il clame, non par ce qu’il veut démontrer. Sous le mensonge du désespoir, perlent la vérité de la souffrance et le désir de bonheur dont elle est le négatif. Rien n’est vraiment sérieux dans le désespoir ; il y a pourtant en lui la totalité de notre condition humaine, son impatience, ses peurs, sa passion toujours déçue, l’impossibilité où elle est de se résigner. Le désespoir est un mentir vrai.

Réversibilité. Dans le lieu que je trouve le plus ingrat, l’entreprise, j’ai vécu quelques-uns de mes plus beaux moments. Et grâce à une pub pour je ne sais plus quoi, je vois partout l’image de ces angelots de Raphaël qui me consolent de tout et de moi-même. Personne ne sera jamais plus terrestre que ces deux-là, même après le triomphe du capitalisme, même après sa déroute. Ces potelés, ces bien nourris, ces habitants de la chair, ces coquins malicieux, ces innocents très avertis dont la perversité naissante semble avoir été aussitôt repêchée et annulée par une contre-perversité ironique, légère, gentiment majestueuse, le voilà dans son imprenable enfance, l’homme réalisé : tout recueilli dans sa chère enveloppe charnelle, son regard confiant cherche ailleurs, plus haut, revient sur son esprit qu’il interroge, anime son corps d’une jouissance délicate, peut-être ce « doux plaisir de ne rien faire », le sommet de la sensualité, disait-on autrefois.

Le peintre Michel Thompson, entre deux tableaux, méditait sur le De natura rerum, et surtout sur l’étrange clinamen dont parle Lucrèce. Les atomes tombent, solitaires et parallèles, images du destin, de la mort inéluctable, de la nécessité aveugle ; soudain – pourquoi ? – la trajectoire de l’un d’eux prend une minuscule inclinaison : sa course rencontre celle d’un autre atome et, de proche en proche, le monde se crée. Le peintre disait que c’était notre chance, ce clinamen, et que ses effets ne cessaient de nous sauver. Il annule le destin, nous restitue à nous-mêmes, nous rend la vie possible. Michel Thompson pensait souvent à ce petit décalage dont il voyait une image dans les rencontres humaines. Il se demandait s’il n’y avait pas, dans ce clinamen, la trace des dieux, de Dieu, si se recueillir, prier, ce n’est pas chercher cette infime nouveauté.

D’accord, la femme est l’avenir de l’homme. Mais il faut regarder les textes de près. Dans le même Fou d’Elsa où a fleuri la formule, il est parlé de « l’imparité merveilleuse qu’il y a entre l’homme et la femme ». On trouve ce blasphème contre la modernité dans un commentaire que Zaïd, le jeune disciple du personnage central du livre, le Fou, le Prophète, ajoute à un poème de son maître, L’Aube. La construction et les rimes de ce poème sont étranges, incertaines. On y retrouve cet être perdu dans le monde qu’Aragon disait avoir été avant la rencontre d’Elsa : « Il ne roulait en moi que les dés de l’écho/Dont les hasards m’étaient écoles ». Il en était ainsi avant pour le poète, avant qu’elle ne vienne, elle, avant Leïla, ou Elsa, ou Elvire. Avant la compagne d’imparité, ni pire ni meilleure, inassimilable au même, ni infirmière de l’âme, ni reposoir à fantasmes, ni apparition céleste, ni image sublimée de la mère. Étrange poème. Plus le chant d’amour monte, plus les vers se disloquent. À ceux qui reprochent à son maître la bizarrerie de son chant, Zaïd répond : « Est-ce que le soleil levant rime suivant la règle avec la terre qu’il inonde ? » Ainsi l’homme et la femme. « Il dit encore, plus tard y revenant, que la seule rime parfaite est l’homme et la femme qui ne riment point selon les traités. »

Laissés à eux-mêmes, les mots tiennent debout. Ils vous accueillent comme le fait une secrétaire bien formée, vous conduisent à l’idée, qui est l’assistante du sens, qui vous mène à lui. Tout cela gentiment, sans histoires. La communication, elle, veut du mal aux mots. Dans sa logique, ils se décomposent, se dégonflent comme des pneus. Elle les rogne, elle les lime, elle les peint de couleurs criardes, elle colle ses codes-barres dessus. Elle en fait des jetons que n’importe qui échange contre n’importe quoi.

Plus je vais, plus il me semble que l’essentiel, tout le monde le connaît. En tout cas, tout le monde patauge dedans. Ce sont les détails que nous ignorons, les choses secondaires, accessoires, celles qu’on peut trouver dans les livres, sur Internet. La perversion de la prétendue culture occidentale, c’est de nous faire croire que cet essentiel, que nous connaissons, n’est rien, et que ces détails, que nous ignorons, sont tout. C’est là aussi une définition de la mondanité. La modernité, c’est la mondanité pour tous. On nous fait honte de savoir ce qui est important et d’ignorer ce qui est subalterne. Naturellement, plus l’information prolifère et plus l’accessoire recouvre l’essentiel, plus nous devenons savamment idiots. Secouer à la fenêtre la couette de la modernité, si possible un jour de grand vent. Et cesser de fuir le « grand lieu commun des banalités humaines ».

Un article pourfend l’illusion de l’Andalousie. Selon l’auteur, cette enclave de compréhension et de paix miraculeusement apparue dans le temps et l’espace ne serait qu’un mythe. À mes yeux, l’Andalousie sort plutôt grandie de l’épreuve. Il y a légende quand quelque chose doit être lu, quand quelque chose est à lire, quand on ne peut rendre compte d’une situation par une addition de faits, quand, au-delà du constatable, il se fabrique du sens, il se tisse du rêve, il se trame du complexe. Cette dimension ne peut être perçue par un esprit que mutile un souci exclusif d’information, ou une vision chosiste de l’histoire. Ce n’est pas le mythe de l’Andalousie que cet article cloue au pilori, c’est la logique du signe. Il s’agit moins de savoir si musulmans, juifs, chrétiens se comportaient constamment comme des frères réconciliés que de s’interroger sur ce que leur coexistence, même difficile, a bien pu produire d’étonnant pour porter de tels fruits. Aucune légende de l’Irak bushien ni de la principauté de Monaco ne sera jamais à démystifier. Les grands moments de l’histoire se dévoilent grâce à l’adhésion intime qu’on donne au mystère qu’ils révèlent, qu’ils trahissent. En va-t-il jamais autrement ? Le hasard d’un petit séjour à l’hôpital me fit partager la chambre d’un artisan de Saint-Arnoult-en-Yvelines qui avait travaillé dans le Moulin d’Aragon et d’Elsa. Il me confiait que, quelquefois, ça chauffait très fort entre eux. Des gens comme tout le monde, en un sens ! « Mais, quand même, concluait-il, M. et Mme Aragon, c’est quelque chose ! » Le quelque chose de l’Andalousie ou du Moulin se reconnaît à ce que nous le fabriquons en même temps qu’il nous fabrique.

La question n’est pas d’être transparent, mais de ne pas arrêter la lumière, d’être translucide. Il y a du plomb dans les vitraux ; dans les êtres humains, bien davantage. Aucun d’eux pourtant qui, en dépit de ce plomb, ne puisse laisser passer quelque reflet dont il est l’unique dépositaire : ne pas le renier, ne pas en priver les autres, toute la morale est là. La transparence est une illusion narcissique : non seulement personne ne peut vouloir être vraiment transparent, mais encore personne ne peut l’être réellement. Il n’est aucune sincérité qui n’échappe à la complaisance, même douloureuse, même masochiste, qui ne se satisfasse, même amèrement, du rôle qu’elle interprète. La transparence radicale obligerait à renoncer à cette complaisance : aucun homme ne peut vraiment le vouloir. Et puis tout aveu entraîne nécessairement une suite infinie de questions nouvelles, de plus en plus complexes. Être transparent, ce serait vite avouer qu’on ne sait pas, qu’on n’a plus rien à dire : aucune sincérité n’accepterait cela. C’est pourquoi encombrer les autres de ses obscurités et de ses vertiges, ou se plaire à les comparer avec les leurs, relève d’une hypocrisie plus perverse que la discrétion, et même que la dissimulation. Personne ne doute des boulets qu’il traîne, ni que les autres n’en traînent aussi : chacun devine pourtant qu’ils ne sont pas le dernier mot, que là n’est pas la vérité des existences. Qui veut sa vie transparente, ou exige de celle des autres qu’elle le soit, témoigne surtout de sa propre inquiétude. Que répondre ? Qu’il ne faut pas s’étonner des zones d’ombre, et tourner plutôt son regard vers les espaces, ou les interstices, où brille la lumière. Nous ne nous comprenons pas nous-mêmes, notre sincérité ne fait que griffer des apparences plus mensongères que le silence, nos intentions nous échappent : en nous, nous ne trouvons jamais que ce que nous connaissons déjà. Si l’introspection a un sens, c’est de nous conduire à faire à la fois le deuil heureux de la transparence et le pari de vivre, cela sans illusions excessives et sans hésitation, en souriant. Prétendre se faire transparent, c’est se penser comme une chose, renoncer au mystère fondateur, s’imaginer maître de soi ; c’est se nier dans sa transcendance, mais aussi dans sa contingence et sa simplicité. Peut-être même est-ce choisir secrètement la mort, en faire son modèle : de là, dans notre société, le succès de cette ambition douteuse. Finalement, la transparence ne vaut que pour les registres de comptes. Mais là, c’est un mot inutile. Il suffit qu’ils soient clairs et ceux qui les tiennent honnêtes.

La vie n’est pas une construction individuelle. Une société n’est pas une addition d’individus. Le monde n’est pas une juxtaposition de sociétés. Le bonheur n’est pas une addition de réussites. Le malheur n’est pas une addition d’échecs. Il y a plus dans la marche qu’une suite de pas, dans l’amour qu’une suite de gestes, dans la pensée qu’une suite d’idées. Et plus dans une vie qu’une suite d’événements. En moi et hors de moi, entre chacun de nous et chacun des autres, existe cette forte et mystérieuse logique du passage, ce grand fleuve qui s’alimente de tout et que je veux bien que vous appeliez relation si vous ne prenez pas, pour prononcer ce mot, l’air idiot de l’expert en nature humaine, s’il rameute en vous l’étrange et l’injustifiable, le diamant et le caillou, s’il vous laisse silencieux et hébété, mais pourtant non accablé, si un peu d’eau sale dans une flache de banlieue, loin de vous pousser à la rumination morose de l’absurde et du contingent, vous reconduit à l’immensité, à l’Amazonie de la pensée, au Sahara du sentiment, au premier jour de tout. Comme le saint Jacques du Soulier de satin, nous existons « dans cet état de transport ». Une vie individuelle n’a de sens que rapportée à l’intraduisible mouvement qui, malgré tout, en dépit de tout, tel un pilote habile et ironique, la conduit. Et ce mouvement de moi à moi, quand je l’éprouve, je le vois tissé de A à Z de la présence des autres, une présence qui déborde, et de très loin, la conscience que j’en ai. Et la vie d’une société, la vie du monde, n’est rien d’autre que cette cascade de débordements incontrôlables qui fait jubiler les cœurs de ceux qui se savent pauvres (c’est très bien !) et grincer les dents de ceux qui se croient riches (c’est parfait !). Vivre, c’est contempler cet excès primordial, se faire docile au mouvement qui y conduit. Vivre ensemble, c’est découvrir dans le scintillement charnel des rencontres le signe chaud du mouvement et de l’inachevé ; c’est se familiariser avec ce mystère inapprivoisable qu’il n’est même pas utile d’appeler réalité.

À mon retour d’Algérie, en 1961, pour panser, comme tant d’autres, quelques blessures de l’âme, j’ai pris rendez-vous chez un neurologue de l’île Saint-Louis. J’ai encore dans l’oreille les mots qu’il sut trouver et qui m’apaisèrent. Mais, plus encore que de ses mots, je me souviens de la salle d’attente où l’on me fit patienter. Ce médecin en avait fait une cabine de navire. Malles, hublots, cartes, gravures élégantes, instruments de navigation, tout y était invitation au voyage, affirmation du voyage. À peine étais-je entré que je me rappelais que quelque chose, d’où je venais, existait avant mon angoisse et que quelque chose, où j’allais, lui survivrait. Ce tourment qui me dévorait était un bouchon sur les flots. En quelques instants, mon attention se détourna de ses imprévisibles et absurdes soubresauts, dont je m’escrimais en vain à chercher la logique, et s’accorda en souriant à l’océan qui le portait. Rendre quelqu’un à lui-même, c’est le rendre à l’océan.

L’enfance pervertie, celle qu’on prend à contresens, absurde refuge. Quand même on voudrait oublier le mélange de sottise précautionneuse, de férocité satisfaite, de sadisme méticuleux et de vicieuse vertu en quoi se résume généralement une éducation, quand même on pourrait retenir de ses jeunes années une vraie pépite de bonheur, un vrai germe de sens prêt à s’épanouir, cet instant-là ne serait encore signe de rien. Quand la mémoire ouvre son cercueil, ce cadavre se décompose. On ne peut jamais remonter à la source de l’enfance. On ne peut que recueillir le torrent ou le mince filet d’eau qui, encore ici, encore maintenant, nous accompagne. Recueillir : retrouver son enfance est un exercice de recueillement, nullement de nostalgie. La source de l’enfance ne se confond ni avec le lieu mystérieux où elle a surgi, ni avec les terres, ingrates ou fertiles, que ses eaux ont traversées. Elle est antérieure à tout ce que peut retrouver la mémoire, à tout instant qu’elle entreprendrait de ressusciter. Elle marque de son signe, de son point blanc, chacun de nos souvenirs ; ce jour de bonheur ou de malheur que nous voulons revivre, elle nous dit qu’il est mort, mais qu’elle, la source, coule en nous comme au premier jour, aussi neuve, aussi vive. Que rien ne l’interprète, que tout s’interprète en elle.

Le nous n’est pas à chercher ailleurs que dans l’étrange et imprévisible vibration qui, à l’improviste, saisit l’âme du solitaire, et la console, et la conforte, et la réjouit. Le nous n’est présent qu’aux espérances naïves. Le chercher dans les complicités d’intérêt, même légitimes, même sublimes, c’est le manquer, c’est l’offenser.

« L’amour qu’un homme se donne à lui-même est comme l’exemplaire de celui qu’il donne à autrui. Mais comme le modèle est plus que la copie, il est convenable que les hommes s’aiment eux-mêmes plus qu’ils n’aiment autrui. » C’est du saint Thomas d’Aquin. L’espace intérieur qu’ouvre l’amour de soi, et qu’il ne cesse d’élargir, est le jardin où poussent, comme autant de fleurs variées, nos affections et nos amitiés.

Un des plus grands poèmes du XXe siècle, Le Fou d’Elsa, est construit sur une faute de français trouvée dans une chanson. « La veille où Grenade fut prise… » y était-il écrit, et non, comme il eût fallu, « la veille du jour où… ». C’est ce jour absent que la poésie va retrouver. Comme l’eau, comme la vie, elle s’engouffre par les brèches ; c’est par nos défauts qu’on nous aime.

« La perception, dit Deleuze, pas la morale. » Il a raison. Le plus vif de notre rapport au monde se trouve dans la perception que nous en avons, dans quelques données immédiates auxquelles la morale devrait se contenter de donner forme, alors que tout son effort, dès qu’elle se rigidifie en quelque solennelle institutionnalisation, est d’obstruer la source d’où elle procède. La seule morale qui vaille est celle qui nous aide à sentir plus finement ce que nous sentons, qui nous élargit l’âme en nous faisant entendre les lointains harmoniques de nos perceptions solitaires et qui nous donne le goût de travailler, avec la même ardeur, à notre progrès et à celui du monde. C’est le contraire que nous voyons. Toutes les instances de pouvoir, grandes et petites, font de la morale un marchepied pour leurs ambitions. Elles se servent d’elle pour interdire à leurs fidèles l’accès à leurs perceptions : ce barrage est la condition sine qua non de leur autorité. Sur ce point, la modernité mondialisée restera longtemps inégalée. Ses moyens économiques, politiques, techniques concourent au même objectif : empêcher les citoyens de sentir ce qu’ils sentent, les convaincre de respecter, quand il s’agit de leurs perceptions, la même ligne de courtoisie qu’ils se gardent de franchir à la perception du percepteur. Ce qu’ils perçoivent ne les regarde pas plus que les affaires des autres contribuables. Ils doivent rester étrangers à eux-mêmes. Jeter un regard sur le chéquier d’autrui ou sur les intuitions de son propre cœur, c’est la même indiscrétion, la même vilenie, la même trahison. Il n’est pas interdit aux citoyens d’exercer leur faculté de perception, mais à condition qu’ils acceptent qu’on la leur bride comme un moteur trop puissant entre des mains novices. Ils ne doivent pas sentir tout ce qu’ils sentent, ils ne doivent pas sentir tout à fait ce qu’ils sentent. Pour les y aider, on a déguisé la morale en maîtresse d’école. Elle leur montre comment, le plus proprement du monde, on peut se séparer de soi.

L’instant est beaucoup plus qu’un fruit à cueillir. C’est une porte ouverte sur de l’absolument autre, sur de l’entièrement nouveau que pourtant je reconnais. Un basculement imprévu dans un mystère qui m’est à la fois étranger et familier. À l’évidence, l’instant me désigne quelque chose, m’invite à aller plus loin. En repliant ses ailes sur le sentiment qu’il me révèle, je le trahis. Non qu’il se cache au-delà de ce sentiment : il s’y tient tout entier, au contraire, mais comme invitation, comme proposition. Ce qu’il désigne, je l’ignore ; mais je sais qu’il désigne. Rien en lui à décrypter, à utiliser. La puissance dont il est porteur est une invitation à contempler, à espérer ; la jeter dans le cabas de l’expérience, la peser sur la balance des plaisirs, c’est la faire s’évanouir. L’instant s’offre en appelant. Il se rapporte à un commencement absolu, proclame un commencement absolu. Vivre un instant comme s’il était le dernier, c’est le prendre à contresens ; ce contresens, plus lugubre que la mort, c’est la seule mort que nous puissions réellement rencontrer. Chaque instant est nécessairement le premier, même et surtout le dernier.

Les citations déplaisaient beaucoup, après 68, à certains jeunes gens qui se prétendaient spontanéistes, spontex comme ils disaient alors. Ils y voyaient une manière odieusement réactionnaire de dissimuler sa pensée et ses sentiments. Peut-être n’avaient-ils pas grand-chose à cacher ? Quand elles ne servent pas de culture aux mondains, les citations sont comme des étoiles qu’on choisit de ficher dans son ciel. Passant de l’une à l’autre, on apprend peu à peu qui l’on est. Ce sont des prises pour l’esprit, des diapasons pour l’âme. On les tient, on les lâche, on en change. Elles rappellent que penser n’est jamais une affaire solitaire et que se référer est souvent le plus sûr moyen de s’inventer. De même que les enfants les plus libres ne sont pas ceux à qui les marques d’affection ont été comptées, les esprits les plus ouverts sont souvent ceux que de fortes relations d’amitié intellectuelle ont jetés au-delà d’eux-mêmes.

Ainsi, de Maurice Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, un livre de 1945, ces lignes qu’on peut apprendre par cœur et se réciter quand on se sent tout près de céder au poison du bavardage : « La parole constituée, telle qu’elle se joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »

C’était un personnage singulier, Jean Sulivan. Il donnait ses rendez-vous au Champ de Mars, on parlait en marchant. Il disait que, pour pouvoir dire « bonjour », il fallait toujours commencer par dire « au revoir ». Il conseillait aussi de vivre comme on conduit la nuit, sans prétendre éclairer la route plus loin que ne le peuvent les phares : quelques semaines, quelques mois devant soi, c’est assez. Parfois, au milieu de la promenade, il vous plantait là avec un mot d’excuse et continuait tout seul. Voici quelques perles qu’il avait pêchées. De Malebranche : « Porter assez de mouvement en soi pour aller plus loin. » De Mallarmé : « La mort est un peu profond ruisseau calomnié. » Et, de Chestov, ce raccourci effrayant : « La pensée est fille de la peur. »

« Sept siècles avant Jung, expliquait encore Jean Sulivan, saint Bonaventure a écrit que l’espérance s’enracinait dans l’agressivité. » Si l’espérance chrétienne avait compris cela, si elle s’était souciée d’autre chose que de son confort spirituel, Nietzsche aurait été inutile. L’agressivité, premier étage de la fusée espérance, voilà qui réhabilite cette vitalité que l’éducation chrétienne a amollie, édulcorée, enrobée de pieuses confiseries, ravalée à l’organisation d’une « charité » dont l’humanitarisme moderne, sa copie laïque, a montré la platitude. Et, de même que l’agressivité propulse l’espérance, l’espérance empêche l’agressivité de se retourner contre elle-même, ivre de solitude, dans un geste théâtral et creux ; elle l’incite fermement à produire toujours davantage d’énergie, jusqu’à ce qu’elle parvienne à cette sorte d’incandescence qui désigne à l’humain la frontière du divin, où il se réalise en brûlant.

Autre perle, plus limpide encore, cette pensée de Max Scheler : « L’essence nous attend au cœur de l’émotion. » Quand je lui ai cité cette phrase, cette amie n’a pas pu dissimuler un sursaut où il y avait à la fois du soulagement et du refus, de la joie et de l’inquiétude.

Il y a aussi les citations contradictoires. « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin », affirme Kierkegaard. En temps de crise, voilà un paradoxe fort utile. Mais Claudel, moins aigu et plus large, parle tout autrement : pour lui, c’est le bien qui est facile, le mal demande des efforts compliqués et tordus. Aucune obligation de croire l’un ou l’autre ; le mieux est encore de préparer sa tisane avec ses propres herbes.

« Penser, disait superbement Stanislas Fumet, c’est céder. » Céder, pourtant, ne lui ressemblait guère. Résistant, incarcéré à Fresnes, chrétien d’une intrépide liberté intellectuelle, il aurait répondu par un rire éclatant à qui lui aurait demandé devant qui ou devant quoi la pensée doit céder. Certainement pas à l’opinion d’autrui, surtout pas à celle des puissants, ni à celle du plus grand nombre, ni à celle des savants. Encore moins à la très hypothétique pensée de l’Histoire, encore moins à l’esprit du temps. À quoi l’on choisit, au fond de soi, de se rendre, on est seul à le savoir ; encore n’est-on pas certain de pouvoir en rendre compte. Céder, déposer les armes : dans le domaine de l’esprit, c’est l’acte le plus libre, le plus secret, le moins récupérable, le seul qui ne frustre pas, le seul qui permette de combattre sans ressentiment, sans recherche de justification ni de gloriole, sans retard ni impatience, ce qui doit être combattu. Sans cette reddition intime dont j’ignore la nature, sans cette distance un peu farouche qui me rapproche des autres plus qu’elle ne m’en éloigne, je suis le jouet des circonstances, je suis une boule de billard qui proclame sa liberté. Comme ces mondains stupides qui pensent « créer des événements », je me bricole un sens de papier, je m’invente des instants sans écho, vaguement reliés par des chevilles d’opportunité où je feins de voir mes valeurs, ou par une continuité de nécessité mollasse que je baptise liberté. Flottant dans le non-sens, dans ce que Fumet appelle le contre-être, je me raidis dans une affirmation de moi-même d’autant plus virulente que je la sais plus fragile, plus factice, plus puérile.

Je ne manquais jamais de citer aux  stagiaires cette phrase de Montaigne : « Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Et je l’accompagnais rituellement du même boniment. L’amour, je le craignais, ne serait pas au programme de la session, et il nous faudrait nous contenter du vin de la cantine. Qu’au moins nous profitions de la parole ! Mais qu’est-ce qu’un parler ouvert ? Quelle différence entre un parler ouvert et un parler fermé ? Celle-ci, peut-être : si vous me parlez fermé, vous cherchez à me conduire là où vous voulez que j’aille ; si vous me parlez ouvert, vous me reconduisez à un départ. Le parler fermé est nécessairement inauthentique. Seule compte pour vous la conclusion à laquelle vous voulez que je parvienne ; vous m’attendez à ce tournant. Naturellement, pour me faire oublier que vous me parlez fermé, et pour l’oublier vous-même, vous vous faites le fondé de pouvoir d’une grande cause, d’une idée noble, d’un sentiment immense ; vous me vendez de la civilisation, de la liberté, de la religion, de la justice. Si, au contraire, vous me parlez ouvert, vous n’avez rien à me vendre, vous ne cherchez à me conduire nulle part. Vous m’invitez à soupeser avec vous le poids de votre pensée. Même si je suis en désaccord avec elle, je peux me sentir d’emblée partie prenante de votre recherche. Vous m’invitez à parcourir ma durée intérieure et à en nourrir ce présent que nous partageons. Nous ne sommes plus dans le simulacre. Nous ne sommes plus des acteurs.

Une chose lue je ne sais où et qu’au fond de moi j’ai toujours sentie : quand je fais quelque chose de mal, je sais que c’est moi qui le fais ; quand je fais quelque chose de bien, je sais que ce n’est pas moi. Ce que je fais de mal est trop petit pour moi, ce que je fais de bien trop grand.

Un mot superbe d’Aragon trouvé dans un livre de Jean Ristat. Un journaliste leur demande à tous deux si l’écriture est un plaisir. Ristat répond un peu vite : « Oui, mais c’est un plaisir solitaire. » Et Aragon de corriger : « Non, c’est une solitude. » Cette nuance est vertigineuse, et Jean Ristat fort élégant de ne pas nous en avoir privés.

Pour le philosophe chinois Möng-tseu, dont le nom fut latinisé en Mencius, le grand homme est celui qui « garde le cœur rouge de l’enfant ».

Deux textes auront tenu le coup toute ma vie, l’un pour me redonner le moral, l’autre pour m’aider à me débrouiller dans la morale. Le premier est de Claudel, dans Le livre de Christophe Colomb, découvert à quinze ans. Les caravelles sont perdues. Il n’y a plus d’eau, plus de bœuf salé. (Heureusement, remarque Christophe Colomb, ça donne soif, le bœuf salé. Comme il n’y a plus d’eau…) Dans l’équipage, ça gueule sec. Les matelots ont de l’idée : ils forment un syndicat. Mais le capitaine leur annonce que les choses vont encore plus mal qu’ils ne le pensent : la boussole s’est affolée et il a jeté à la mer cette petite boîte inutile. Les matelots : « Il a jeté la boussole à la mer ! » Christophe Colomb : « Il nous reste le soleil. » Et, à cet instant, de tout là-haut, la voix du mousse : « Terre ! » Le second texte est un propos des stoïciens : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer. Avoir le courage de changer celles qu’on peut changer. Avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » Tout ce qui, dans ma vie, s’est à peu près inspiré de ces deux textes m’a rendu heureux. Le reste, beaucoup moins, ou pas du tout. Mais s’il n’y avait pas ce reste, pourquoi aurais-je besoin de textes ?

VI.

Les signes morts de la modernité

Ce qui reste de l’expérience humaine quand, privée de sa singularité vivante, coupée de ses arrière-plans, châtrée de sa contradiction intime, en un mot dévitalisée, elle devient un produit qu’on colporte, Tchouang-tseu le désigne d’un mot sans équivoque : les excréments. Dépouillée de sa tension vitale, toute réalité – matérielle, intellectuelle ou spirituelle -, devient excrémentielle. Par bien des aspects, notre société me semble encourir un jugement de cette nature. Une triple pétrification – de la réalité matérielle par l’objectivation économique, de la réalité intellectuelle par l’objectivation médiatique, de la réalité spirituelle par l’objectivation des valeurs – rend presque incompréhensible la « recherche de la base et du sommet » dont parlait René Char, principe vivant de l’existence individuelle et de la vie collective. La réduction à l’excrémentiel n’est pas liée à la vulgarité de telle ou telle préoccupation mais à la trahison, par son objectivation, de ce principe vivant. Cette trahison transforme toute réalité, si noble et riche de sens qu’elle pourrait être, en résidu. Rien n’empêcherait théoriquement un film porno d’être vraiment vivant s’il se trouvait habité, ne serait-ce qu’une seconde, par ce je ne sais quoi, ce presque rien – ce mystère retrouvé – qui rendrait ce qu’il présente à sa vérité. Et rien ne garantit, à l’inverse, qu’un spectacle hautement culturel ne puisse devenir excrémentiel. L’excrémentiel est le résultat de la trahison de l’être, de l’évacuation de l’être, de la reconduite de l’être à la frontière. Devant cet excrémentiel, qu’on peut appeler plus gentiment le fané, l’indignation et la révolte ne marquent pas une énorme différence avec l’indifférence et l’acceptation. Si, comme je le crois, l’ensemble du discours médiatique, politique, culturel, relève aujourd’hui de cette catégorie du fané, ce qu’on en pense et ce qu’on en dit est de peu d’importance : la vraie question, dans l’entreprise, dans la politique, dans les médias, est celle de la relation qu’on entretient, au fond de soi, avec ce fané, et de l’audace avec laquelle on dévisage les culpabilités qu’il nourrit, les élans qu’il interdit ou dont il protège, la mort qu’il garde au chaud, la vie qu’il laisse au frigo.

« On ne me fera jamais avaler, écrit Maurice Bellet, que ce monde d’hyperpuissance technique n’est pas un monde fondamentalement fou. » Ce qui ne commence pas par ce constat élémentaire est dépourvu d’intérêt. Le mouvement de la modernité – management, communication, challenge, compassion, etc. – nous conduit dans la cour de l’hôpital psychiatrique. Et il ne suffira pas, pour conjurer cette menace, de répartir plus équitablement la folie. Sur ces bases, nous pouvons commencer à réfléchir, et d’abord sur nous-mêmes. Car la fêlure collective fêle chacun d’entre nous, ou révèle ses failles. Douloureuse et vaguement humiliante, cette expérience irrécusable est finalement bénéfique. Plus il triche avec la question du sens, plus le monde moderne nous oblige à nous la poser, et de la façon la plus personnelle qui soit. Plus il nous isole, plus il nous conduit à nous demander ce qui nous relie vraiment aux autres.

Nous avons quadrillé, du même mouvement, le monde et la conscience. Nous les avons coupés, l’un et l’autre, de leurs racines et de leurs sources. Faisant d’une rationalité déraisonnable le tout de l’être, nous avons décidé, contre toute évidence, que cette folie nous ferait faire des progrès et que la frustration qu’elle nous vaudrait serait une libération. Nous avons fait de cette folie et de cette frustration les deux ressorts de ce que nous appelons le développement, concept magique et confus où nous voyons désormais non seulement le principe de l’évolution du monde, mais encore la règle de vie qui nous conduira au bonheur. Et quand, revenant à nous, nous doutons de notre raison, nous nous reprochons aussitôt notre orgueil et rions de notre démesure.

Entre la réalité vécue et la jacasserie publicitaire où sombre la parole publique, le joint est définitivement cuit. Les parlotes sur la question ne sont utiles qu’aux fournisseurs de petits fours. Tous ceux, conservateurs ou progressistes, qui disposent d’un pouvoir, grand ou petit, politique ou économique, culturel ou social, syndical ou patronal, officiel ou officieux, cynique ou humaniste, laïque ou religieux, travaillent aujourd’hui, volontairement ou non, consciemment ou non, à l’enfermement général et à la régression collective. Non que je rêve d’une société sans pouvoir ! Vivant depuis quelque temps à la campagne et découvrant les joies paisibles et exigeantes du bricolage, je raisonne en plombier : le joint est foutu, voilà tout, changez-moi ça, ou ne me dérangez plus.

« L’homme et la génération d’hommes qui, dans un éclair de lucidité, discernent la nature du danger, savent que s’ils acceptent de s’insérer dans le système, celui-ci les broiera. » Cette phrase décisive de François Mitterrand a été citée à la télévision par sa femme. Peu m’importe de savoir comment on peut tenir un tel langage et s’installer au sommet du système en question : ceux qu’épargnent les contradictions jetteront la première pierre. Je préfère me pénétrer de ce propos et le commenter d’un mot : vrai.

Première erreur : nous sommes vivants, donc le monde est vivant. Deuxième erreur : le monde est mort, donc nous sommes morts. Réalité : nous sommes encore vivants dans un monde déjà mort. Je n’imagine personne en qui la joie d’être vivant serait un sentiment moins fort que la tristesse de vivre dans un monde mort. Je n’imagine pas non plus un vivant qui s’accommoderait de cette situation.

Ce vieux Papou qui tire tranquillement sur sa pipe en contemplant les allées et venues de monstrueux engins de déblaiement parle comme les moins tricheurs des penseurs occidentaux : « Contre ces choses-là, dit-il, il n’y a rien à faire. » Il n’en est pourtant nullement abattu.

« L’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. » Empoisonnement interne : ce mot de Claude Lévi-Strauss, prononcé à 96 ans, fait sursauter Philippe Sollers. « Et ce n’est pas un métaphysicien ! » s’écrie-t-il. Juste. Empoisonnement est un mot de médecin, de praticien, de formateur : il décrit de l’incontestable. Il est frappant de constater à quel point la modernité mondialisée fédère contre elle des oppositions venues de tous les horizons. C’est l’être humain lui-même qui est désormais à défendre en tant que sujet de sens, pouvoir d’initiative, liberté créatrice. Deuxième version de La rose et le réséda, celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas combattent encore côte à côte.

Les vols se multiplient dans ce supermarché, les clients sont désormais invités à présenter leurs sacs aux caissières. La mesure est illégale et, de surcroît, aussi inefficace que désagréable. Mais tout le monde connaît tout le monde dans ce village, pas question d’ouvrir des conflits. J’observe avec intérêt les stratégies de contournement des clients. Beaucoup laissent leurs cabas dans leur voiture et entassent leurs achats dans le caddie. Ce matin, un homme a levé très haut ses trois sacs et les a rapidement agités devant la caissière, dans un geste à la fois conciliant, agacé et impérieux. Si le personnel politique n’était pas empêtré dans son supposé pragmatisme, paralysé par l’archaïsme de ses ambitions et asphyxié par sa vision comptable, il s’interrogerait, toutes affaires cessantes, sur le sens de ce geste. Une fois, au moins. Une toute petite fois : et tout changerait.

« Nous, scientifiques, écrit avec quelque emphase un éminent savant, savons combien notre condition humaine, équilibre entre le corporel, le cérébral, le spirituel, est à la fois vulnérable et aléatoire. » J’en suis resté à SO4H2 mais cela, je le sais aussi.

En 1948, alors que la reconstruction du pays et le progrès de l’économie, sans oublier divers règlements de comptes, occupent tous les crânes, Jacques Ellul, dans un texte intitulé Présence au monde moderne, écrit ceci : « Ce n’est pas en s’attaquant directement [aux structures], en essayant de faire des modifications spectaculaires, en voulant reconstruire un monde de toute pièce que l’on peut arriver à un résultat. La seule attaque efficace contre les structures, c’est d’arriver à leur échapper, d’arriver à vivre en marge de cette société totalitaire, non pas en la refusant simplement, mais en la passant au crible. » Ellul avait vu juste. On n’arrêtera pas le bulldozer technico-économique. Il n’est pas susceptible d’être moralisé. Il donne une forme et une puissance nouvelles aux vieux démons de l’humanité. Il les déguise en valeurs. Il est « le nœud de la véritable religion moderne, la religion du fait acquis – religion de qui dépendent les religions inférieures du dollar, de la race ou du prolétariat, qui ne sont que des expressions de la grande divinité moderne, le Fait-Moloch. »

On annonce que deux cents chercheurs vont se rassembler à Grenoble pour étudier la crise de la société française. L’ambassadeur des chercheurs a la voix douce et le parler nuancé. Oui, la société française est en crise. Non, cela ne peut plus durer. Oui, il faut la gouverner autrement. Comment ? demande la journaliste. Très simple. Il faut que les gens adhèrent aux analyses et aux constats qui s’imposent. Devant une réponse comme celle-là, je choisis mon camp. Je suis du côté des citoyens que la science des chercheurs n’éblouira pas plus de trente secondes. Qui se diront qu’il y a des gens qui ont le cerveau vraiment bien irrigué, voilà, que d’autres sont meilleurs pour jouer au foot. Et qui, sur cette bonne pensée, reviendront à leurs activités. Je suis du côté de ces paumés, de ces paumés ignorants et lucides. Non pas par populisme. Par instinct et par raison. Je ne crois rien de ce qu’on me raconte quand on veut me vendre du crédit ou une bagnole. Encore moins quand on veut me fourguer des idées. Plus vite que le cochon ne sent la truffe, je flaire derrière tout cela les intérêts d’une équipe et, ces intérêts-là, comme il est dit à la fin du Traité du style, je les conchie dans leur totalité. Proposeraient-elles la solution miracle pour volatiliser la mondialisation que je ne verrais rien d’autre dans ces équipes-là que les meilleures vendeuses de cette mondialisation. J’entends d’ici les chercheurs hurler à l’obscurantisme, à l’irrationnel, au complot contre la démocratie, contre l’intelligence, sûrs, naturellement, que l’intelligence, c’est eux. Cris inutiles. On ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres. S’ils parlent à l’homme moderne sur ce ton de suffisance, si l’absorption de quelques livres les a écartés du sentiment commun et comme centrifugés de ses angoisses, c’est qu’ils n’ont pas trouvé grand-chose. « Boîtes à fiches », disait Péguy.

Faute d’un renouvellement presque impossible, la pensée bourgeoise doit choisir entre les deux artifices cousins que sont le cynisme et la dénonciation vertueuse. La fureur affairiste et le prurit moralisateur ont ceci de commun qu’ils font perdre, un à un, tous les points de contact avec la réalité. Fuite dans l’action, fuite dans la pureté, deux façons d’exalter le moi qui rejettent au second plan ce qu’on pourrait appeler une sensibilité actuelle, c’est-à-dire un effort constant, fervent, pour sentir, sous les affûtiaux sordides qu’on lui impose, battre le cœur d’un peuple, pour deviner ce dont il souffre, ce qu’il désire, pour chercher ses aspirations secrètes, pour entrevoir, à l’infini, l’horizon qu’elles désignent. Ce cœur à cœur, ce corps à corps avec le monde, la révolution industrielle et ses suites nous l’ont rendu inimaginable en nous encombrant de toutes sortes d’obligations inutiles, de sujétions, de révérences qu’une meute de larbins diserts ne cesse de multiplier et de commenter. Que faire ? L’activité fébrile de la bourgeoisie n’est pas la réponse : elle tisse ce qu’il faudrait défaire. La morale de la bourgeoisie n’est pas la réponse : elle n’est plus qu’un saupoudrage de principes desséchés ou de vertus fabriquées à la chaîne. L’inspiration bourgeoise classique, de droite ou de gauche, n’est plus capable d’étreindre le monde.

« Il faut savoir si tu es dedans ou dehors. » Cette phrase déclenche en moi une insurmontable répulsion. Les seuls bons souvenirs qu’elle rameute sont ceux de l’enfance. Sur la cour de l’école ou dans les tourbillons de poussière du patronage, on demandait à qui passait à portée de croche-patte ou de ramponneau : « T’es avec nous ou contre nous ? » C’était un jeu et, pour le jouer, tout le monde était d’accord avec tout le monde ! Quand il ne s’agit plus de jouer, la même phrase devient une vilenie. Me demander si je suis dehors ou dedans, c’est m’obliger à choisir entre la prison ou le bannissement. Un homme libre ne parle pas ainsi à un homme libre.

Ce n’est pas le déploiement des attitudes soignantes, avec ce qu’elles charrient de résignation secrète et de volonté de puissance compensatoire, qui rendra l’air respirable. Quand soixante-cinq millions de Français, au hasard de leurs marottes, de leurs soucis, de leurs passions se transformeront en autant d’intervenants pressés d’oublier leur douleur pour courir soulager celle de leurs voisins, ils ne formeront pas l’admirable société mi-technique mi-humaniste que les patrons célèbrent à la fin des banquets sous le regard taquin et complice des syndicalistes invités, mais le plus formidable hospice d’aliénés que la terre ait jamais porté.

Un peuple, une société, un monde est en train de crever d’un cancer qui lui court de partout ; les spécialistes se demandent s’il vaut mieux soigner d’abord le cor de son pied gauche ou l’œil-de-perdrix de son pied droit. Et les citoyens d’envoyer des fonds au pédicure. Ils n’ont pas encore compris, ces braves dépanneurs universels, que les malades, c’est eux. Ils souffrent d’un manque de fer, ils doivent manger des lentilles ! Et, pour les yeux, des myrtilles ! Carence de fondamental, carence gravissime, carence létale. Entre eux et les choses, entre eux et les autres, trop de préservatifs mentaux. La vie ne leur va plus au cœur et ils ne vont plus en son cœur. Ils sont désamorcés. On leur raconte qu’ils sont des acteurs ! Les pauvres ! Des pétards abandonnés qui se tortillent sur la prairie pour la distraction des vaches !

« On ouvre ! », dit le chirurgien. Et, comme toute ouverture, ça saigne. Mais ne pas se laisser prendre à la métaphore. Dans l’ordre de l’existence ou de la société, le passage sur le billard n’est pas la préparation à la guérison : c’est la guérison elle-même. L’ouverture n’est pas l’acte de chirurgie esthétique, ou culturelle, ou sociale, ou politique, ou morale, qui remettrait le train sur les rails, les pendules à l’heure, les compteurs à zéro. C’est la vie. Non pas le moyen : le but ; le but dans le moyen, le moyen reconnaissant et engendrant le but. Vivre, c’est se laisser opérer, se laisser ouvrir. C’est accepter que le sens et les sens soient en relation vectorielle, c’est chercher le sens que les sens appellent. Le personnage que la modernité appelle acteur est un homme qui triche avec l’ouverture. Il aménage en lui un domaine réservé grâce auquel il pense se distancier de son jeu social névrotique, un domaine qu’il voudrait baptiser authenticité. Il se raconte qu’en se comportant à l’extérieur de manière ouvertement factice, il protège en lui cette zone d’authenticité. Ainsi pense-t-il gagner sur les deux tableaux : être un agent social efficace, d’un côté, une conscience autonome, de l’autre. Mais plus l’acteur joue, plus il se heurte à cette zone de lui-même qui ne joue pas, qui ne s’exprime pas. Et moins il peut y entrer. Il s’aperçoit alors qu’il est prisonnier à l’extérieur de lui-même. Et plus il joue, plus il s’enferme. Et plus il s’enferme, plus il a besoin de jouer pour oublier la prison. Comédien famélique, il accepte toutes les pannes.

On peut constater ce qui a été – ou ce qui s’est – réalisé dans une existence humaine, mais la réalisation, avec ce qu’elle suggère de développement purement endogène, ne saurait être un principe de vie ; cette idée mercantile et racoleuse porte en elle la lourdeur de la société narcissique et fébrilement défaitiste qui tente de la vendre. Un homme n’est pas une firme, son existence ne consiste pas à dérouler une chaîne de possibilités, puis à le faire savoir. L’autonomie de la personne humaine, parce qu’elle est de nature spirituelle, est immédiatement ouverte et partageable. La réalisation comme principe de vie implique forcément le temps mort de la stratégie, de la tactique, du choix des objectifs. L’existence humaine ne peut accepter de tels désengagements. Les autres ne sont ni le terrain de notre volonté de puissance, même tempérée de compassion, ni le champ de manœuvres de nos vertus. La présence des autres nous impose l’horizon de l’inachevé ou de l’infini. Elle nous interdit l’installation dans le temps et la réalisation par et dans les choses. Dans les parages de l’installation et de la réalisation, c’est la mort qui fait son beurre : qui ne veut pas le comprendre consent inutilement à un grand malheur.

Si je pense que ma tête va mieux que le mois dernier parce que j’ai mangé davantage, je suis un imbécile. Si je pense que le moral des Français est en hausse parce qu’ils consomment plus, je suis un expert.

Marquer des points, voilà le sens de la vie, l’honneur de l’humanité, sa mission sacrée ! Des points pour le fric, des points pour le pouvoir, des points pour la bienfaisance, des points pour la justice, des points pour mon image, des points pour la gloire, des points pour mon cul, des points pour mon gang, mon parti, ma culture, ma révolte. La même histoire, tout ça, aveugle et inerte : surtout pas de faille dans ma motivation, pas de contradiction dans ma conscience, pas de nœuds à ma chaîne ! Surtout que je ne soit pas un autre ! Le confort du tank.

Je ne puis éprouver une vraie sympathie pour les gens que je ne sens pas taraudés par la sourde passion d’échapper à la décourageante pesanteur qui nous accable. Sans cette mise à distance du monde, qui ne s’exprime pas forcément par des mots, les plus belles vertus, le courage, la générosité elle-même, s’entachent d’une résignation qui les annule. En revanche, rien ne peut me rendre plus d’énergie que de sentir en quelqu’un la volonté de ne pas se laisser dévorer par ce mensonge diffus, ces séductions captieuses, ce langage mielleux, toute cette débâcle peinturlurée en victoire. La fierté de vivre, le goût des autres, la rage de ne pas sombrer, voilà les mouvements élémentaires qui fondent cette résistance ; elle s’exprime par une colère dépourvue de haine et par un parti pris d’affirmation dénué d’orgueil.

Dans une émission sur la dépression, une jeune femme témoigne : « Je vis dans un monde à part ; pour en sortir, il faudrait que ma vie me plaise, et elle ne me plaît pas. » Elle dit aussi : « Je suis bien dans ma bulle, là on ne m’atteint pas, là on ne me fait pas de mal. » Elle n’est pas malade. Elle a raison. Même dans l’angoisse, même dans les pleurs, c’est elle qui tient le bon bout. Jusqu’au dernier pâté de maisons, résister.

Être dans le monde, dans l’époque : pas du monde, pas de l’époque. S’étouffer dans le polochon du temps, en faire son terrain, sa pelouse, son champ de bataille, quelle platitude, quel ennui ! S’imaginer d’un autre monde, quelle folie ! Il nous faut l’aller et le retour, l’« état de transport », l’échappée pour on ne sait où. Le grand écart.

Entre tolérance et intolérance, qui hésiterait ? Mais mon cœur ne bat guère plus pour la première que pour la seconde. La tolérance, je la tolère faute de mieux. Quelque chose me dit que c’est la version policée, diplomatique, sceptique, intelligente, de l’intolérance. J’ai beau faire, je n’aime pas ce vieux couple. Il y manque l’amour, l’étreinte, la rencontre, l’audace, la liberté, la vie. Je cherche autre chose. Intolérance, tolérance, rance…

Non, Monsieur le Contrôleur que j’ai interrogé sur le quai de la gare de Lyon pour vous demander si c’était bien là le train de Nevers, je n’ai pas commencé par le bonjour obligatoire. Je vous ai parlé poliment, gentiment même, mais je n’ai pas commencé par bonjour. Bien m’en a pris puisque cela vous a permis de m’articuler en pleine poire un bon-jour Mon-sieur où il y avait des envies de meurtre. Ah ! Monsieur le Contrôleur, c’est tellement plus compliqué que vous ne le pensez ! La gare de Lyon, pour des gens comme moi, c’est une affaire de famille. Tout gosse, j’y venais voir partir et arriver les trains en compagnie d’un copain natif du Nivernais. Et mes vacances d’alors – troisième classe, banquettes de bois – ont toutes commencé là. Donc, à la gare de Lyon, pour le rêve et pour la réalité, c’est la même voie. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, Monsieur le Contrôleur, mais ce que vous faites, je le sais depuis toujours. Vous êtes dans mon paysage, vous n’êtes pas un étranger. La conversation avec vous, je la prends en marche : il y a si longtemps que nous sommes là, vous à contrôler mon billet, moi à craindre de rater mon train. Quand je vous dis « Pardon, c’est bien le train de Nevers ? », il y a des tonnes de choses là-dedans, des paquets de réalité, une histoire si solide, tant de confiance ! Quand un mot en sous-entend d’autres, les grammairiens appellent cette figure synecdoque. Peu importe le terme : ce qu’il signifie, je n’arrive pas à croire que vous ne puissiez plus le sentir. Une gare, ce n’est plus cette magie, ce lieu de lourde attente enfumée où les adieux fabriquent autant de commencement que les retrouvailles ? On n’y célèbre plus, au beau milieu de la ville, les noces de la solitude et de la foule ? Il n’y a plus rien à y sentir, à y rêver, à y retrouver ? Il faut y apporter, comme autrefois son pain et son jambon, ses signes et son bonjour calibré ? Je veux bien vous dire, Monsieur le Contrôleur, le mot qui va reposer vos nerfs. Mais prenez garde, il sent la défaite.

Une fois admis qu’il y a un bon ou un moins mauvais usage de tout, y compris du diable, il faut accuser le téléphone portable d’attenter à la fois à notre solitude et aux aspects les plus profonds de nos relations avec les autres. La solitude oblige, à certains moments, à se condamner à soi-même : la possibilité d’ouvrir un portable transforme l’expérience en simulacre. L’engin maudit annule tout, triomphe de tout, de la forêt vierge, du désert, de la marche anonyme dans un quartier de Paris. De surcroît, il entretient chez son propriétaire un sentiment d’importance encore plus délétère que ridicule. Chaque sonnerie fait de lui le commandant d’un paquebot qu’on réveille au milieu de la nuit, le responsable d’un service d’urgences médicales, l’employé dévoué d’un SOS quelque chose. Cet allô ? angoissé et démonstrativement attentif qu’on entend désormais partout se paie comptant en vacuité mentale et en accumulation d’angoisse. J’imagine deux amoureux qui en sont à la rupture. Ils ont besoin de silence et de paix : la petite boîte noire leur est un méchant prétexte aux bavardages inutiles, elle les incite à gratter leurs plaies et leur suggère d’inventer de dérisoires arrangements. Toute ma vie, comme on dit dans les quartiers pauvres, j’ai pris les transports, bus, métro, train de banlieue. La diversité des êtres dans leur lassitude tranquille, dans leur souriante résignation, a toujours eu pour moi un grand sens. J’aime ces situations ordinaires, superficielles avec profondeur. J’aime ces histoires mensongères qu’on plaque sur des inconnus, ces instants d’intérêt soudain, ce désappointement de voir disparaître un visage qu’on contemplait, un corps qu’on désirait presque. J’aime ces banalités immenses que le silence tient en suspens et où l’on sent flotter un mystère familier. Nous nous y engloutissons ensemble, nous les provisoires ; ensemble, nous nageons entre apparence et réalité, entre illusion et vérité. Là est notre vrai pays, nous y sommes moins méchants qu’ailleurs. Mais ce pays-là ne vit que de notre silence, de notre indifférence patiente, de notre incognito, de notre fatigue posée à côté d’autres fatigues. Une sonnerie mal élevée et il s’évanouit aussitôt ; nous redevenons des étrangers masqués.

La hiérarchie catholique n’a pas trouvé que l’abbé Pierre avait perdu la tête quand il craignait qu’un non au référendum sur la constitution européenne ne fût une mauvaise action. Par contre, quand il a avoué avoir connu l’amour charnel, les cadres dirigeants de la foi ont crié haro sur le pauvre homme ! Depuis, en révélant post mortem qu’elle aussi avait connu le plaisir, Sœur Emmanuelle s’est mise à l’abri des reproches. Un évêque était allé droit au but et avait déclaré l’abbé Pierre gâteux. Un autre se montrait plus vicieux : pour lui, de telles révélations susciteraient dans le peuple chrétien la joie mauvaise et rassurante de voir « un héros fauter ». On ne peut avoir une idée plus méprisante de ses frères et sœurs. Décidément, toutes les boutiques se ressemblent. Je ne crois pas que l’humanité de l’abbé Pierre incite les gens à la facilité. Ils l’aiment, cet homme. En finir avec les mômeries d’une pureté imaginaire, apprendre de sa bouche même qu’il est du même bois qu’eux, très inflammable, voilà qui doit suggérer à beaucoup que, s’il est comme eux, c’est qu’ils sont comme lui. La réversibilité des mérites, la communion des saints, on m’avait dit que c’était là le fond même du christianisme. Sans doute en est-on maintenant au marketing de la vertu.

La dame ou le monsieur a mal dormi. Des rêves comme des godasses. Trop de fromage au dîner, peut-être, les impôts, un point perdu sur le permis, le sentiment d’inutile laissé par une autre dame ou un autre monsieur, la pluie au petit matin, une journée de plus… La dame ou le monsieur secoue sa torpeur, range ses états d’âme. Aujourd’hui, on boucle le magazine, il faut le titre de couverture. La dame ou le monsieur ouvre son ordinateur, contemple la corbeille à papier, songe à ce qui l’aura remplie ce soir, et écrit en grosses lettres rouges : « Vivez votre sexualité ! »

Réception dans un organisme culturel dont j’ai autrefois bien connu le patron. Un petit couple à qui il n’a pas échappé que je bénéficiais du tutoiement présidentiel multiplie les attentions à mon égard, s’indigne de mon verre vide, me bourre de petits fours, m’interroge sur mes projets littéraires, etc. Le vin est bon. Je leur raconte que je prépare un livre sur Patrick Poivre d’Arvor. Ces deux-là, que l’ambition rend idiots, encaissent tout. Parfait. Le grand chef nous aperçoit. Il s’empresse de venir me témoigner l’affection indulgente, nostalgique et rassurante qu’on réserve aux copains de la communale qui n’ont pas trop bien réussi. « Alors, mon petit vieux ? » s’exclame-t-il. Le petit vieux ne va pas louper son coup. « Tu sais, répond-il en désignant les deux oiseaux, je viens d’avoir une passionnante conversation avec cette dame et ce monsieur. Nous sommes tout à fait d’accord, eux et moi. Les projets culturels n’ont plus aucun intérêt. Il n’y a que Baudrillard pour y voir clair. Le gouvernement se plante, mon ami, et l’opposition avec. Tous les trois, nous sommes des libertaires mystiques et nous n’attendons plus qu’une chose : le grand bordel final. » Voir ces tourtereaux se décomposer ante mortem est une délicieuse volupté. Le visage féminin se défait plus vite ; ce qu’il a de laid l’emporte instantanément sur ce qu’il a d’agréable. Le masculin, lui, s’alourdit lentement, irrémédiablement, bovinement. « Vous savez, leur dis-je en prenant congé de ce qui reste d’eux, je vais vous faire une confidence : après le Poivre, je pense à un Christine Ockrent. Bonne réussite, mes amis ! »

Docteur Jekyll et M. Hyde, en voilà une bonne affaire. Elle était autrefois largement exploitée. De braves types s’imaginaient diaboliquement schizophrènes parce que des envies bizarres leur poussaient aux marges de leurs existences d’employés fidèles et de maris dévoués. La version moderne est plus inquiétante. On la trouve chez des patrons et des hommes d’affaires portés à la religion ou entichés de révolution. Plus critique qu’eux, plus zhumain, tu meurs. Des gens à tu et à toi avec la vie. Vibrants comme des perceuses électriques. Le cœur sur la main, la main sur le cœur. Puis, le lundi matin, bourrés de liberté, ils s’en vont tout gaiement, la tête hors du doute, aggraver la cruelle absurdité du monde.

J’apprends de ce spécialiste des randonnées pédestres que ne s’intéresser ni à la topographie du terrain ni aux noms des plantes, c’est marcher idiot. J’aurai décidément tout raté. La prochaine fois, j’emporterai des manuels d’onomastique végétale et je prierai les ânes de rencontre de valider mes connaissances.

Ainsi, pour que la victime ou la famille de la victime puisse faire son deuil, il faut que le coupable ait été condamné au maximum. Si moitié de peine, moitié de deuil. Si quart de peine, quart de deuil. Si pas de peine, pas de deuil. Les charlatans qui ont inventé cette ânerie et ceux qui la répètent avec cet air d’importance que donne la proximité de la science, peuvent être contents d’eux : ils enchaînent des malheureux à une haine qui ne les lâchera jamais. Aujourd’hui enfin, une femme a donné la réponse que j’attendais. Il y a trente-neuf mois, sa fille a été assassinée. Le verdict a été rendu, le coupable condamné au maximum. Une écervelée lui plante un micro sous le nez et, comme à l’accoutumée, lui demande, l’air entendu, si elle va pouvoir enfin commencer son deuil. C’est son job de poser cette question : pas plus compliqué que de faire poinçonneuse aux Lilas. « Depuis trente-neuf mois, répond cette femme, je pense que cette formule n’a pas de sens. » Me voici aux anges. Aux anges pleurant, disait Rimbaud.

Cet ouvrier parle d’une journaliste célèbre chez qui il a travaillé. Il dit, propos accablant pour le monde où nous sommes, qu’elle a un côté humain. Jadis, une interview de Jacques Brel, dans laquelle il énonçait des vérités premières sur l’amitié, avait pris des allures de révélation messianique. Après quelques millénaires de civilisation, l’humanité est devenue une disposition qu’on salue, une particularité qu’on signale.

Dans cette grande demeure, là-bas, dit l’agent immobilier en baissant la voix, s’est installée une sorte de secte. Vivent là des gens, des gens… disons-le sans hésiter, des gens d’une autre couleur. Laquelle, cela n’a pas été nettement établi, mais une autre couleur. La maison n’est pas sans charme : la visite a duré un bon moment. L’agent immobilier est heureux de se confier. Il a parlé avec ces gens, avec la femme surtout, qu’il a trouvée fort aimable. « Vous savez, me dit-il soudain, comme soulagé, elle raisonne comme vous et moi… » Aucune arrière-pensée, aucune mauvaise ironie n’effleure cet homme. Il annonce une bonne nouvelle, il est heureux de partager une magnifique découverte. À la cinquantaine, une dimension inattendue de l’humanité lui est révélée. Aller d’abord à l’explication la plus simple. L’épingle, disait Alain. Quand un nourrisson pleure, chercher d’abord l’épingle.

Il y avait une fabrique de fleurs artificielles dans la petite rue du Soleil, proche de la Place des Fêtes, où j’ai vécu quelque temps au début des années quatre-vingt. Le chauffeur de taxi qui m’avait conduit à mon nouveau domicile avec mes trois valises croyait savoir que, de tout Paris, c’était la rue où l’on assassinait le plus. Je n’y fus pourtant témoin que d’une seule violence. Un automobiliste avait laissé sa voiture sous mes fenêtres en oubliant un autoradio qui, de toute sa puissance, envoyait la Symphonie héroïque à l’assaut du quartier. La porte de la fabrique s’était brusquement ouverte. Un gros homme en blouse blanche, qui semblait au comble de l’anxiété, en était sorti. S’était dirigé furieusement vers la voiture. Collait son nez contre les glaces. Tentait vainement d’ouvrir les portes. Comme un loup, en faisait le tour. Revenait secouer, l’une après l’autre, les poignées des portières. Du plat de la main, frappait sur la carrosserie. Et, se croyant seul, grommelait : « Je déteste la musique ! Ah ! Que je déteste la musique ! » Aucune ferveur de mélomane ne m’aurait touché à ce point.

La pensée d’un tel est trop rose, celle d’une telle trop noire. Les citoyens consommateurs veulent une pensée à leur goût, al dente, ou chambrée, ou sexy, ou cool. Ils se réservent le droit d’en choisir la couleur, comme celle de leur voiture ou de leur salle de bains.

Un aveu. « Diana, dit le commentateur de la radio, était médiatique ; Camilla est plus énigmatique. » Ce qui est médiatique est-il donc sans énigme, univoque et plat ? Faute avouée, faute à moitié pardonnée.

Les signes morts conduisent à la mort. Malaparte rapporte dans Kaputt que l’armée allemande, durant la campagne de Russie, enfonçait dans la neige, le bras droit tendu, des cadavres de soldats russes tués au combat : elle aurait dû se douter que ce qu’elle appelait sa « police silencieuse » n’indiquerait finalement à ses camions et à ses tanks que le chemin de la défaite. Il en est ainsi de tous les signes morts, même en temps de paix relative. Ceux que nous jette au visage la modernité, signes de violence, signes de jouissance désordonnée, signes de vanité agressive, ne peuvent mener qu’au désastre nos existences personnelles et notre vie collective. Dire cela, ce n’est nullement prétendre qu’on s’exempte de la séduction de ces signes, ni qu’on ne cède pas à leurs avances. J’y cède, oui, comme un autre et peut-être – qu’en sais-je ? – plus qu’un autre : mais, quand j’y cède, c’est à la chiennerie que je cède, à rien d’autre.

J’ai souffert de voir la gêne de la ministre de l’Intérieur quand elle nous a vanté les mérites du nouveau portique de sécurité qu’on prétend installer dans les aéroports, et dont la particularité est de déshabiller les passagers au profit des contrôleurs. Veut-on nous obliger à imiter le philosophe Giorgio Agamben qui refuse de se soumettre aux contrôles biométriques imposés par les États-Unis, et n’y met plus les pieds ? Devrons-nous boycotter l’avion ? Rester chez nous ? La question posée par ces portiques n’est pas d’abord celle de la pudeur, mais plutôt celle de l’intrusion du pouvoir dans l’intime. Ce droit, je ne le reconnais pas à l’État. Ses exigences sont illégitimes et le refus des citoyens est légitime. Sous prétexte de sécurité, c’est le symbolique lui-même, qui n’appartient pas à l’État, que sa communication veut ici atteindre, humilier, traquer. Les caractères faibles auront du mal à résister, la lâcheté se fera passer pour une innocente gauloiserie, les protestataires essuieront des sarcasmes : « Alors, quoi, mon gars, t’es pas fait comme tout le monde ? » Sur ce point, les réactions enregistrées sur Internet sont édifiantes : dans ce cas, parler de racaille, c’est parler français. S’imaginer que sa servitude le libère, c’est le rêve obscène de l’esclave volontaire. Une collusion sale s’établira entre quelques technocrates décervelés et une population qui prendra un plaisir amer à se déguiser en populace ; pendant ce temps-là, les importants, naturellement insoupçonnables, passeront à côté des portiques en devisant gaiement. Eh bien, non ! Et qu’on ne nous fatigue pas avec ce qui se fait ou non dans d’autres pays, qu’on ne nous raconte pas que nous sommes les derniers de la classe. Les derniers de la classe ne veulent pas êtres matés par l’État, voilà tout. Les derniers de la classe ne se mettront pas à poil devant l’État, voilà tout. Esprits faux, sans puissance ni droiture, esprits vides ceux qui feindront de trouver la question secondaire. Agamben a raison : il ne faut pas prendre le risque « d’avoir honte d’être un homme ».

« Cette part de l’obscur comme une grande rame plongeant dans les eaux. ». Michel Cournot avouait que ces mots de René Char l’avaient constamment suivi. Que je le comprends ! Mais il est de plus en plus difficile à cette société de distinguer le bon irrationnel du mauvais. Le mauvais irrationnel plonge ses racines dans la frustration d’une humanité obsédée par ses peurs, et qui cherche tous les moyens, même les plus absurdes, même les plus cruels, de les conjurer. Il y a une relation évidente entre cet irrationnel de ressentiment, tel qu’il s’est exprimé dans les idéologies ignobles du XXe siècle, et la prison où veut nous enfermer la modernité aveugle et servile. L’obscur dont parle René Char est juste le contraire de cet irrationnel d’inspiration sectaire qui est à la fois le contrepoint et la meilleure garantie de la tyrannie. Le bon irrationnel ne s’oppose pas à la raison : il en est tellement le cœur qu’il en est le dépassement ; s’il la déborde, c’est de l’intérieur. Il en est le soutien, le garant, l’accompagnateur ; il ne la combat que lorsque, devenue folle, elle prétend se refermer sur elle-même. Il est là, le reproche majeur qu’il faut faire au monde moderne : cette part de l’obscur dont il a peur, il la poursuit de sa haine, il ne rêve que de l’anéantir. Il la travestit, il la viole, il la quadrille de ses infamies marchandes, de ses obsessions subalternes. Son seul vrai désir, c’est de nous couper de nos bases et de nos sommets, de nous interdire d’engager le combat spirituel « aussi brutal que la bataille d’hommes », ce grand djihad tellement plus grave, tellement plus urgent que le petit djihad de toutes les guerres saintes. Cette atmosphère de meurtre sournois, il me semble l’avoir toujours sentie. C’est pourquoi je n’ai jamais pu aimer le monde moderne, c’est pourquoi je ne l’ai jamais cru, c’est pourquoi je ne me suis jamais soucié de son fonctionnement, et encore moins de son développement. Je ne crois pas qu’on puisse aimer à la fois ce monde-là et ses habitants : avec eux, il ne peut s’agir que d’une amitié de codétenus, toute tendue vers l’évasion. Je ne l’ai pas aimé, ce monde, par ce que j’ai de religieux. Je ne l’ai pas aimé par ce que j’ai de païen. Ce qui m’a précipité vers le bas m’a entraîné en lui. Ce qui a voulu me conduire vers le haut ne l’y a pas conduit avec moi. Je ne souhaite pas que ceux que j’aime l’aiment. Dès mon plus jeune âge, je ne l’ai pas aimé. Chaque épisode de ma vie m’a fait l’aimer moins encore. Je mourrai sans l’aimer, accablé des leçons d’amour que n’auront cessé de me fourguer de lugubres moniteurs du malheur. Cette grande rame plongeant dans les eaux, voilà la seule certitude que j’aie toujours voulu sauver : en moi, à chaque fois que je sombre ; dans les autres, dès qu’il me semble qu’ils me prêtent un peu de leur confiance. Je ne peux en dire plus. Je ne peux mettre aucun mot sur ce mystère, je ne peux me recommander de lui, je ne peux édifier sur lui aucune complicité.

Enfant, je projetais mes rêves dans un monde qui me semblait infiniment vaste, et qui l’était. Sa largeur rendait tolérable la médiocrité du présent ; mieux, se projetant sur ce moment sans grâce, elle tirait de lui toutes sortes d’étincelles inattendues qui, sans le rendre vraiment beau, lui donnaient une allure de sens, en faisaient une base de départ secrète et forte. « La foi est la substance des choses que nous espérons » : ma banlieue m’était un tremplin pour l’espérance et une invitation à la foi. Il me suffisait de marcher dans les rues de Montrouge pour être saisi d’une ivresse qui ne devait rien à aucune drogue. En moins de cent mètres, les criailleries familiales s’étaient éteintes. Cent mètres plus loin, j’avais oublié les façades grises, le HBM, le ciment. Encore cent mètres, et je flottais dans le bonheur. Alors je sentais « être mon être ». Tout devenait allusion à une immensité impénétrable et généreuse. Parfois, rarement, je retrouve ce sentiment. Mais je ne peux plus compter sur le monde pour m’y aider, c’est cela qui a changé. Sans doute personne n’est-il assez fou pour tout exiger du monde, ni même pour lui demander beaucoup. On est pourtant en droit d’attendre de lui, de temps à autre, un signe encourageant, un reflet qui rassure. Il n’en est plus capable. C’est sans lui ou contre lui que se transmet l’espérance.

Il n’y a plus, entre le monde et nous, cet espace de négociation profonde où, tout à la fois, s’individualisent et se solidarisent les destinées. Les choix que nous tentons de faire, revenant sur nous comme des boomerangs, soulignent notre solitude. Incapables de fonder ces choix en nous-mêmes, puisque nous ne sommes plus garantis par aucune correspondance avec le monde, nous cherchons fébrilement à les amarrer à ceux des autres ou, ce qui revient au même, à les en distinguer. Dès lors, deux possibilités. Ou bien nous choisissons comme le plus grand nombre, au nom de je ne sais quelle sagesse supposée, moderne ou ancestrale. Alors nous étouffons, nous souffrons de notre authenticité méprisée. C’est l’angoisse de mélange. Ou bien nous choisissons contre ce plus grand nombre. Alors la solitude nous étreint, alors le regard critique d’autrui nous devient insupportable. Nous projetons sur lui, comme un reproche, le désir terrible que nous avons de sa présence. C’est l’angoisse de séparation. Tant que notre liberté n’a pas retrouvé la relation au monde forte et secrète sans laquelle elle s’assèche, tant qu’elle n’a pas affirmé son humble mais réelle transcendance sur les choses et les situations, tant qu’elle continue à chercher en dehors d’elle le pays des autres, nous sommes lugubrement renvoyés de l’angoisse de séparation à l’angoisse de mélange et de l’angoisse de mélange à l’angoisse de séparation. Dans l’entreprise, la rapidité de l’alternance est vertigineuse. S’isoler parce qu’on se sent mélangé. Se mélanger parce qu’on se sent isolé. Malheur sur malheur.

Chacun a le devoir de comprendre comment fonctionne la mécanique sociale. Mais chacun a le droit de décider de s’y comporter comme elle ne fonctionne pas. Il faudra qu’on m’explique, si l’on accueille cette idée par des éclats de rire sous-tendus d’indignation contenue, à quel genre de liberté on croit.

VII.

La solitude centrale

Plutôt que celle du Mc Donald’s, c’est la baraque de l’acteur social qu’il est urgent de démonter. Cette réduction de l’être humain à ce qu’il fabrique et organise, avec toutes les normalisations qu’elle suppose, voilà la forme moderne de la tyrannie qu’ont inventée les démocraties occidentales. Ne pas l’aggraver, ne pas la cautionner. Les autres, c’est beaucoup plus que la vie sociale. Nos interventions dans la société ne sont qu’une partie de notre existence. Et elles sont privées de sens et potentiellement dangereuses si elles cessent de se référer et de s’alimenter à ce que nous comprenons, sentons, aimons sans le moindre recours à aucune perspective collective formelle. C’est par ce qui n’est pas elle et ne lui doit rien que la vie sociale prend son sens. Elle est une expression provisoire, un témoignage modeste, un essai, un brouillon d’amitié : elle ne grandit que de la distance que nous mettons entre elle et nous. Sans les subjectivités qui la fondent, la société n’est plus qu’une forme morte. Une foule, c’est un réservoir d’intime. Plus l’on zoome sur la vie sociale, plus on déploie d’énergie, de subtilité et de science pour la radiographier et l’agencer, plus elle devient irrespirable. Le paradoxe n’est qu’apparent. Le résultat de ces rationalisations est de mettre en évidence tout ce dont elles sont incapables de rendre compte, tout ce qui les surplombe ou les déborde, tout ce qu’elles laissent sur le bas-côté de leurs analyses, tout ce qui les rend inadéquates à la réalité vécue. C’est à cette inadéquation que l’esprit de 68 aurait pu remédier si la frilosité publique n’avait pas été si vite saisie de terreur devant la logique de la vie et si les discours de Mai eux-mêmes, puérilement idéologiques, ne l’avaient désertée. Depuis quarante ans, le poids de tout ce laissé pour compte ne cesse de s’alourdir et rend de plus en plus dérisoires les divagations technocratiques qui tentent de l’enserrer dans leurs abstractions, faisant de la vie une sorte de hernie monstrueuse qu’elles ont de plus en plus de mal à dissimuler.

L’immense majorité d’entre nous mène aujourd’hui un combat confus, le plus souvent secret, contre la grosse bête qu’est devenu le monde. Grosse bête sans visage et sans nom, en vérité introuvable, et qui ne ressemble à aucun des boucs émissaires que l’angoisse nous fait inventer. Ce qu’elle déchaîne en nous, pourtant, ou ce qu’elle y ranime, nous ne l’avons pas inventé. Nous souffrons vraiment. Quelques-uns restent en deçà de l’affrontement, provisoirement protégés par un itinéraire atypique. Mais d’autres sont déjà bien au-delà. Précipités d’emblée dans le remous, ils ont coulé. La plupart de ceux-là sont des pauvres, des faibles : des appauvris, plutôt, des affaiblis. Écrasés par les difficultés quotidiennes, découragés par les obstacles, amollis par les facilités, ils ne savent plus, ne peuvent plus, et souvent ne veulent plus qu’aggraver ce qui les détruit : ils passent de la violence du non-sens au non-sens de la violence. Il est une autre catégorie de victimes, les victimes glorieuses, celles qui se sont envasées dans la richesse, la réussite, la frime, celles qu’unissent à la fois des rivalités haineuses et la terrible illusion, validée et partagée par ceux qui les envient, d’être les enfants chéris du destin. Dans ce groupe, à peu près tout ce qui frétille dans le bassin des élites.

Les prophéties d’Orwell pâlissent devant la réalité. L’incertitude économique, le cauchemar du chômage, la vie-de-bureau déprimante, les mille et une tracasseries de la vie quotidienne, les contrôles, les guichets, les caméras, le bruit, la barbarie au coin de la rue, cette jeunesse impossible à éduquer qui fait peur et pour qui l’on a peur, la crainte de ne pas être assez moderne, assez conforme, la sourde inquiétude que perfuse l’évolution des mœurs et l’obligation citoyenne qu’on se fait de la masquer, ce numéro de narcissisme méfiant que tout le monde inflige à tout le monde, sans parler de la santé de la planète, des épidémies, des menaces de toutes sortes, réelles ou imaginaires : on ne parle que de cela. Pourtant, le pire n’est pas là. Dans Les Voyageurs de l’impériale, Aragon évoque ce jeune Boniface qui a péri écrasé par sa charrette de pierres. Le corps est méconnaissable. Les jambes, elles, n’ont pas souffert mais, d’avoir été épargnées, elles sont plus effrayantes que la poitrine broyée et le visage ensanglanté. Qu’on allonge à son gré la liste des souffrances et des terreurs de l’homme moderne, elle restera toujours dérisoire au regard d’une révélation qui lui est insoutenable : toutes ces épreuves réunies n’entament pas d’un iota sa liberté. Dix fois, cent fois, mille fois plus nombreuses, elles ne l’entameraient toujours pas : elles pourraient même la faire encore plus large, encore plus forte, encore plus incontestable, encore plus lumineuse, encore plus triomphante, encore plus redoutable. Personne n’a préparé le citoyen consommateur à une telle découverte. Elle décuple son désarroi, elle le laisse pétrifié. Il sent confusément que c’est à sa liberté, et seulement à elle, qu’il résiste de toutes ses forces. Et qu’il ne lui échappera pas. Qu’elle est déjà plus vivante, même anesthésiée, et plus forte, et plus active que la propagande dont on l’accable. Sans le bouillonnement clandestin qu’elle suscite en lui, sa vie ne serait plus une vie.

Dans ce déferlement d’angoisse, chacun cherche quelque point d’appui rassurant. La passion moderne de l’identité, quête fébrile d’une garantie intérieure, d’un consensus avec soi-même, d’un lieu premier, clos, irréfutable, fraternel, est une tentative de protection contre l’intrus indélogeable installé en nous depuis toujours : nous voulons dire à cet étranger que nous savons qui nous sommes, qu’une terre, une couleur de peau, des coutumes, une religion, une langue, une histoire, des guerres, des souffrances l’attestent devant Dieu et/ou devant les hommes. Tentative compréhensible, souvent naïve, parfois cruelle, forcément vaine : l’étranger que je chasse, c’est moi. Ce lieu que j’invente pour l’en exclure et l’habiter, je suis incapable d’y vivre sans lui.

Les responsables politiques ont beau faire, l’idée de pouvoir et l’idée de valeur ne se croisent plus que par hasard ou par mégarde : d’où la nécessité où ils sont de produire à la chaîne des valeurs de contrefaçon. Le sentiment grandit dans le citoyen qu’il ne peut jouer sa partition dans le monde qu’au prix d’une mauvaise foi permanente qui le met à la torture. D’autant que la modernité parle d’elle, mais aussi de beaucoup d’autres choses. Elle est comme un rétroviseur dans lequel défilent les conceptions antérieures du pouvoir, comme un miroir à plusieurs faces où se réfléchissent toutes les formes politiques. En la considérant, le citoyen se demande en secret si la folie a jamais cessé d’être l’essence du pouvoir. Cette pensée l’obsède. Elle est légère, furtive, à la fois fracassante et étonnamment discrète. La mondialisation de la petite planète bavarde l’installe peu à peu en lui comme une perception fondamentale, une donnée première, irrécusable. On appelle majorité silencieuse la partie de la population, pas toujours majoritaire, qui a décidé de cadenasser en soi cette embarrassante évidence, qui s’en étrangle en silence.

Je n’ai jamais rien fait d’autre dans les entreprises que de prendre, au vu et au su de tout le monde, le contre-pied des logiques en place. Je ne m’opposais pas par provocation. Je disais ce que je pensais, et avec d’autant plus de vigueur que je sentais que cela trouvait un écho chez les stagiaires. J’évitais, autant que possible, les éclats inutiles, mais je n’y réussissais pas toujours et il m’arrivait de franchir, sans trop de déplaisir, les limites admises par l’entreprise. Je tenais alors, devant des cadres de « très haut niveau », des propos qui, rapportés à la direction, m’auraient valu des ennuis. Je quittais certaines séances fort perplexe : assez fier de moi et un peu inquiet. Mais personne ne rapportait jamais, personne ne saisissait jamais l’occasion d’un de mes déboulés pour me mettre en difficulté. Je n’avais pourtant pas que des amis dans ces séances. Alors pourquoi ? Ils n’osaient pas ? Ils n’étaient pas si pleutres. La tolérance ? Ils n’étaient pas si généreux. Ils se taisaient parce qu’ils étaient, au fond d’eux-mêmes, mes complices. Tant que mon action ne suscitait pas dans l’entreprise quelque contestation visible, je pouvais tout dire : au-delà, naturellement, tout le monde me lâchait. J’ai compris la raison de ce comportement quand Pierre Mari m’a lu quelques lignes de Borges et le commentaire qu’en avait fait Jean Baudrillard. « Le nazisme, écrit Borges, souffre d’irréalité comme les Enfers d’Origène. Il est inhabitable. Les hommes ne peuvent que mourir pour lui, mentir ou tuer pour lui. Personne, dans la solitude centrale de son moi, ne peut souhaiter qu’il triomphe. Hitler veut être battu. D’une manière aveugle, il collabore avec les inévitables armées qui l’anéantiront. » Et Baudrillard de commenter : « Ceci s’applique mot pour mot à la civilisation mondiale, confortable et impériale. Dans la solitude centrale de ceux mêmes qui en profitent, elle est invivable. Et tous sont strictement acquis à ce qui la détruira. » Tout est dit. Ceux qui bâtissent et dirigent le monde moderne se haïssent de le bâtir et de le diriger ainsi. Avant de le construire contre les autres, ils le construisent contre eux-mêmes. Ils n’ont pas honte d’en tirer profit : ils en tirent profit pour avoir honte.

Dans la foule guadeloupéenne en colère, un jeune homme a poussé ce cri que ni le pouvoir ni le LKP n’ont peut-être bien entendu : « Après le Code noir, le code-barre ! » La politique perçoit rarement ces appels-là, ou s’en détourne, ou s’en méfie ; ils parlent d’autre chose, elle a d’autres urgences. Mais ce jeune homme a raison. Souhaitons que sa phrase fasse le tour de la terre. Surtout si on la fait suivre d’un point d’interrogation plutôt que d’exclamation : « Après le Code noir, le code-barre ? Vous voulez cela ? » Il est juste de poser la question. À la différence de l’autre esclavage, même s’il a eu ses marrons, celui-là ne peut pas être imposé par la force brutale. Il ne peut rien sans l’assentiment de ses victimes : c’est l’immense faiblesse de son immense force que de se heurter nécessairement à l’infranchissable barrière que chaque conscience peut lui opposer du seul fait qu’elle le veuille, quand bien même elle n’aurait rien de très clair à proposer. Là est le sérieux de l’époque, là fleurit l’espérance.

Parfois, dans le paysage désolé où il est installé, l’homme moderne est tenté par un grand rêve de beauté qu’il repousse comme une tentation. Chacun des blasés, chacun des apprentis cyniques, chacun des meurtriers en puissance que la modernité fabrique – dans les entreprises, avec quelle considération ne parlait-on pas des tueurs ! -, chacun de ces êtres niés dans leur vérité sent en lui, tel un démon inversé, une enfance sauvage qui le menace. Elle lui souffle qu’il y aura toujours plus de naissance que de ruines, que les désastres élargissent l’avenir, que la vie est plus pure d’être filtrée par la folie. Le citoyen consommateur hoche la tête. Vrai, tout cela, sans doute, mais excessif ! Par habitude, il cherche une solution moyenne : pas trop de cruauté, pas trop de liberté. Beaucoup de boutiques lui en offrent. Les officiels de la vertu et les experts agréés en humanité moulinent leurs protestations rituelles et ciblent les indignations de la semaine : très rassurant. Faute de trier ses idées, on peut toujours trier ses ordures : excellent, imparable, incontestable, terrestre, cosmique ! Le citoyen consommateur se dit que tout est en ordre. Et n’en croit rien. Au fur et à mesure que sa raison lui distribue des satisfecit, son cœur pressent que, cet hiver, il aura encore du petit bois pour la haine de soi. N’importe. Quelque chose en lui commence à se lasser de grignoter du néant.

Un jeune artiste algérien ne veut plus parler de socioculturel, mais de culturosocial. Par cette formule, il tente d’exprimer le renversement profond, inimaginable, dont il a l’intuition confuse. La société, le social, le sociétal, en un mot la bête sociale, ne peut rien inspirer : la société n’est personne, personne n’est la société. Dans la conscience de cette impasse, dans le rejet de cette facilité, se trouve le retournement décisif, la métamorphose de la pensée, la reconversion existentielle. Après la responsabilité truquée, après la posture sociale avantageuse, après la générosité régressive, l’humble, l’intraitable, l’exigeante acceptation de soi. Non pas de sa supposée différence. De son irréfutable transcendance dont l’affirmation n’oblige nullement à défiler sur les boulevards, à quémander quelque validation officielle, à commander des sondages, à attendre le moment favorable. Marcher est possible puisque l’on marche. Vivre autrement est possible puisque l’on vit autrement. Ailleurs est ici puisque l’on est ici mais que l’on n’est pas d’ici, puisque l’on a changé de régime de la pensée et de la sensibilité, puisque l’on a viré son espérance comme on vire sa cuti. Puisque l’on est un Diogène, peut-être même un Diogène croyant, un Diogène qui reprendrait à son compte, au milieu de la décharge de la modernité, le mot génial du Partage de midi : « Ce n’est pas la chair qui complote contre l’esprit, c’est l’esprit qui complote contre la chair. »

Les gens ne sont pas aussi dociles et moutonniers que le supputent les managers. Ils ne sont pas aussi épris de liberté que l’imaginent les idéalistes. Et ils ne sont pas quelque chose d’intermédiaire entre ceci et cela, ils n’habitent pas une moyenne. Tiraillés entre la liberté et son contraire, ils savent que le compromis bonasse où ils feignent d’être installés est inhabitable. Ce qui les caractérise, c’est une tension à craquer, insupportable, pathétique, qu’ils entourent d’un blindage sur lequel rebondissent dans leur totale totalité, comme autant de petites balles de caoutchouc, les discours qu’on leur adresse. Savoir ce qu’on désirerait être, le vouloir, n’en être pas entièrement incapable et soutenir pourtant, de toutes ses forces, ce qui empêche à jamais de s’en approcher, voilà leur drame. Ils ne peuvent lui échapper et ils ont perdu depuis longtemps le moindre espoir de voir la solution venir de l’extérieur. À chaque nouvelle poussée de diarrhée communicationnelle, ils opposent le même sourire vide et la même émotion périphérique : leur blindage est à l’épreuve du néant. Ils savent que si quelqu’un s’intéressait vraiment à eux, celui-là ne chercherait à leur fourguer aucune camelote. Il ne leur parlerait pas de leur différence. Il se tiendrait près d’eux en silence. Peut-être alors quelque chose, on ne sait quoi, presque rien… En attendant, ils doivent s’y faire : dans ce monde, rien n’est pour de vrai.

Une praticienne de l’âme se désole de voir ses confrères psychanalystes et comportementalistes s’empoigner comme des chiffonniers. Des psys agressifs, s’écrie-t-elle, c’est aussi absurde que des vampires végétariens ou des diététiciens obèses ! Je ne sais de quelle école se réclame cette conscience offusquée, mais elle ne m’aura pas pour patient. Les psys teigneux, les prêtres libidineux, les médecins tabagiques et les juges influençables ne m’empêchent pas de dormir. Ce qui me troublerait, m’angoisserait, m’affolerait et me ferait douter du ciel comme de la terre, ce serait imaginer, ne serait-ce qu’un quart d’instant, qu’il puisse se trouver un seul psychiatre sans vanité, un seul prêtre sans fantasmes, un seul juge sans parti pris, un seul serviteur de l’État qui ne soit d’abord le serviteur de soi-même, un seul écologiste non polluant, un seul quelque chose enfin qui ne soit constamment titillé par son envers détesté, harcelé par son démon, persécuté par sa bête noire. Non que je me réjouisse cyniquement des contradictions de l’humain. Mais ce sont les nôtres et le meilleur moyen de ne jamais les dépasser, c’est de commencer par les nier. Un rôle social ne dispense heureusement de rien.

Quand on parle d’eux, les papillons médiatiques pensent qu’ils existent. Exister, pour eux, ce n’est pas émerger du néant, c’est émerger dans le néant : négocier son importance dans la tournée, la durée de son numéro, sa place dans le programme, le montant du contrat ; chercher en quoi on peut intéresser, se déguiser en cas, travailler son image, repriser son relationnel ; verser dans la même casserole son meilleur, son moins bon, son mauvais, son dégoûtant ; bien lier la sauce, sa sauce, sa sauce à soi ; en la liant, se lier à elle ; chercher à la vendre, à se vendre ; s’y noyer, y clapoter, y claboter. Pour émerger du néant, il leur faudrait s’apercevoir qu’il existe. Impossible. Ils sont bourrés d’eux-mêmes.

Dans les chromos de Saint-Sulpice comme dans les bouffées d’enthousiasme révolutionnaire, on voyait encore du ciel. Aujourd’hui, le ciel est au secret dans le cœur des hommes. Le sens s’est retiré à des profondeurs que nous ne pouvons même plus explorer. Il a déserté la fine couche d’apparence que nous nommons réalité. Il est prisonnier en nous, et nous supplie de le libérer. Il ne nous demande pas de jouer les citoyens appliqués, les belles âmes militantes, le Samu de toutes les injustices. Il ne nous demande pas de recopier des bons principes sur le cahier de l’absurde. Le sens en nous, c’est ce qui, parmi tout ce qui fait semblant, ne fait pas semblant. Une chanson d’exilé, tendre, un peu hautaine, puissamment et généreusement indifférente.

Rien à prêcher à personne, rien, rien à personne. Je ne peux prêcher que ce que je ne crois pas, ou que je ne crois plus, ou pas assez. La vie n’est pas une mission qui m’est confiée, c’est un cadeau qui m’est fait. « Nous sommes venus sur cette terre pour bénéficier des leçons de la vie », disent les Cree. Il m’a fallu réprimer un sourire bien triste quand, rendant visite à l’un de mes amis que le cancer allait emporter, j’ai entendu ce militant, aussi courageux devant la mort que devant la vie, déplorer de devoir quitter cette terre alors que tant de tâches urgentes l’y attendaient encore. Je n’aurai pas de soucis de ce genre.

Il y a ce que la modernité produit volontairement, l’imbécile concurrentiel, le gogo médiatique, le cocu du progrès, le dindon de la force économique, l’ânonneur de valeurs, le réaliste de la bourse et de la bouse, le maniaque de la repentance. Et il y a ce qu’elle suscite malgré elle au cœur de chacune de ses victimes : un affrontement inédit et effrayant des forces élémentaires, de la faim, de la violence, du sexe, du religieux, de la folie. Parmi ceux qui en ont l’âge, je ne connais personne qui n’éprouve quelque nostalgie d’une époque plus aimable. Il suffit pourtant d’y repenser un instant pour sentir sur sa peau la morsure des chaînes dont était entravé ce paradis, et qu’elles vous meurtrissent encore. Pas possible, cela ne pouvait finir qu’ainsi. On se moquait trop de la vie, on faisait trop les malins avec elle, elle s’est refermée sur elle-même, elle s’est ébrouée comme un chien mouillé, elle a pris ses grandes distances, elle est redevenue sauvage. S’en attrister ou s’en réjouir, question de tempérament ou de circonstances, les deux réactions sont légères. Au beau milieu de la stupéfiante sophistication du monde, sous l’implacable tyrannie de l’artificiel et de l’agencé, nous voici affrontés, sans délai ni échappatoire possibles, au nécessaire, au primitif, à l’implacable.

C’était l’obsession de Jacques Berque : comment l’humanité, écartée de la nature par la révolution technique et ses suites, allait-elle retrouver une nature seconde, un Orient second ? La réponse est sous nos yeux. Elle la retrouve dans le retour de la violence. Elle la retrouve non pas à son degré zéro, riche de promesses, prêt à accoucher d’un avenir : infiniment en dessous, à un degré zéro stérilisé, conditionné, blindé de néant. Elle la retrouve dans l’abominable brutalité qu’orchestre la servilité asservissante de la technique, elle la retrouve dans l’écartèlement que les voyous de l’argent imposent aux désirs, dans ces enfants qui tiennent des couteaux, dans leur façon d’être blasés avant d’avoir rien connu, dans cette sorte de certitude négative qui est devenue leur point de rencontre. C’est une chose infiniment pitoyable que de voir ce désastre fournir aux politiques l’occasion de gratter quelque fond de confiance dans la casserole de la crédulité publique. La pose du donneur de leçons, diront-ils, n’ajoute qu’un peu de ridicule au désastre. C’est vrai. Ils ont raison. S’ils savaient comme c’est à contrecœur qu’on prend le risque de ce ridicule ! S’ils savaient ce qu’ont été ces années d’écoute tranquille des gens des entreprises, s’ils devinaient quel bonheur c’était de n’aspirer à rien quand ils ne pensaient, eux, qu’à une chose, à la plus bête, à la plus crasseuse des choses : gagner ! Désolé pour la pose. On n’a pas l’habitude, voyez-vous. On ne sait pas rigoler à la buvette après avoir gueulé à la tribune. On ne sait qu’une chose. C’est non. C’est le plus définitif des non : le non qui vient du cœur.

Entre aimer la modernité et aimer ceux qui y vivent, il faut choisir comme entre oui ou non, comme entre vrai ou faux. Mais est-il nécessaire de la combattre ? Le mieux ne serait-il pas de la dédaigner ? Un petit pas de côté, et on la voit galoper comme une idiote derrière ses performances, crachant ses slogans de tous ses médias, rameutant les névroses qui traînent, fraternelle à toute suffisance. Un petit pas de côté comme celui qu’enseignent les professeurs de tango, et par quoi commence la figure appelée déboîté : en un clin d’œil, l’espace se décompose et se recompose ; la même cavalière est devenue une autre. Se déboîter, sortir de la boîte, belle perspective pour les travailleurs, non ? Dans ses Leçons sur Tchouang-tseu, Jean-François Billeter évoque ce sage surnommé Le Grand Caché qui passe son temps à se taper sur les cuisses et à sautiller comme un moineau. Et qui, tout à coup, assène : « Je vais au hasard, je divague et, dans mon errance, je vois cela qui ne trompe pas. » Il ne discuterait pas avec la modernité, lui. Il l’enverrait se faire commenter ailleurs. Il saurait que cette énorme chose est peu de chose, qu’elle tient presque toute la place mais que ce qui reste, si on n’en détourne pas les yeux, la fait grotesquement minuscule.

Tant que nous n’avons pas dévisagé l’esprit du temps, tant qu’il ne nous est pas, pour ainsi dire, tombé des mains et du cœur, tant que nous ne sommes pas passés outre, tant que, pour l’apercevoir, il ne nous faut pas regarder loin derrière nous, nous ne sous sommes pas débarrassés de lui. Tant que nous n’avons pas trouvé dans cet éloignement une chance, un bonheur qui, loin d’alimenter la haine, nous permet de jeter un regard sans passion sur ce que nous refusons, notre contestation reste rhétorique, elle est fondée sur le ressentiment, elle est en complicité avec ce que nous prétendons attaquer. Quand nous nous condamnons à la revendication, les accents lyriques dont nous l’assaisonnons ne nous font pas oublier que nous ne cherchons qu’un meilleur accès à ce que nous disons mépriser. Alors l’impossibilité où nous sommes de choisir entre un refus que nous sommes incapables d’assumer et une adhésion que nous ne pouvons sincèrement donner, nous l’appelons de beaux noms menteurs : sagesse, modération, patience, bon sens. Ou dialectique, cette facilité.

Aucune idéologie, aucun engagement politique ne nous fera échapper à la pression de la modernité. Il n’existe aucune recette de libération. On ne se débarrasse de l’esclavage moderne qu’en marronnant sur les cheminements incertains que suggère le cœur, en écoutant ce que les événements heureux ou malheureux de l’existence dévoilent de la vie, de sa profondeur et de son agilité, de sa simplicité et de sa complexité, de sa puissance et de sa ténuité. Les aventures qui changent le monde commencent en nous. Nous y engager loyalement, c’est commencer à vaincre l’esprit du temps, c’est déjà le vaincre. Devant ces expériences véridiques, la modernité, déshabillée de la propagande, n’est plus que ce qu’elle est : une expérience de nigauds qui a tourné au tragique.

Gaston Miron :
Ce monde a peu de réalité
Je suis fait des trous noirs de l’univers
Mais parfois, parfois seulement
En quelque lieu, un seul instant
Brille une splendeur devant soi
Qui repose là dans sa migration
Et l’amertume d’être un homme se dissipe

Parfois, parfois seulement… Le soir du 29 mai 2005, jour du référendum sur le projet de Constitution européenne, nous suivions les résultats chez notre ami, le peintre Michel Thompson. Bien avant 22 heures, des coups de fil nous avaient renseignés. Restait le score, nous avons patienté quelques minutes. 54 ? Tant mieux. Un peu de bois jeté dans la cheminée, nous avons tourné le dos à la télévision. Le non que nous disions à ce projet n’était celui d’aucun parti. Seulement une nécessité intérieure, l’intuition d’un chemin à ne pas prendre. Personne ne songeait à triompher. Nous avons renoué la conversation interrompue. « Je commence une peinture, disait Michel. Une tache de couleur. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne veux rien. Je ne peux en parler ni après ni avant. Une force en moi, peut-être Dieu, me pousse à peindre. Il y a de longues périodes de sécheresse. » « Le don, disait-il encore, c’est l’amour qu’on porte à ce qu’on fait. » Dans notre dos, on annonçait les résultats officiels, les importants livraient leurs commentaires. Soudain Michel : « Très jeune, j’ai compris que je ne voulais pas travailler. » Il avait alors quatre-vingt quatre ans, il était tous les jours dans son atelier. Ce soir-là, nous étions en paix, nous n’en voulions à personne. La peinture, la politique, l’amitié, la vie, tout allait du même pas, le bon.

Parfois, parfois seulement… L’Abécédaire de Gilles Deleuze. Il y parle de « la majorité qui est personne et [de] la minorité qui est tout le monde ». Il dit que l’amour n’est possible que si l’on saisit le point de démence de l’être aimé. Il épingle l’hypocrisie des Droits de l’homme. Il soutient que l’écriture est affaire universelle, non pas individuelle. Il a la haine des colloques, des lieux où l’on va « parler ». Il propose « l’être aux aguets ». Il décrit ces humains qui n’ont pas de monde, et ces animaux qui en ont un. Il voit en Mai 68, contre toutes les abstractions, une intrusion du réel, donc du devenir. Il pense que si les révolutionnaires agitent, contre les abstractions réductrices de ceux qu’ils veulent combattre, d’autres abstractions réductrices, ils sont pires qu’eux et crèveront plus vite. Il diagnostique que la boisson, la drogue, les trucs peu avouables, bien plus qu’à la faiblesse de l’humain, renvoient à ce quelque chose dans la vie que nous sentons trop fort. Deleuze semble épuisé. Dans le miroir, le visage de Claire Parnet le surplombe. On est heureux. On est si heureux quand on peut dire oui !

Parfois, parfois seulement… Jean Mambrino : « Les souvenirs sont du passé qui espère. »

Cette « splendeur devant soi » dont parle Gaston Miron, c’est parce qu’elle « repose là dans sa migration » qu’elle est splendeur. Ignorante de son origine, elle dit qu’elle a une origine. Ignorante de sa destination, elle dit qu’elle a une destination. Ce mouvement, c’est son être. Son être, c’est ce mouvement. Ce qui la fait splendide n’est pas une addition de qualités, c’est l’adéquation entre ce qu’elle est et ce qu’elle devient. Quand le visage d’un être humain, ou sa voix, ou son corps, ou sa démarche, ou son rire, donne à sa présence une vérité plus touchante qu’à l’ordinaire, à la fois plus forte et plus fragile, incontestable, transcendante, irradiante, bouleversante, c’est cette splendeur qui se dévoile un instant. Le privilège de cet instant, c’est qu’il nous montre cet être à la fois tel qu’il est et tel que le changement le fera advenir. Nous le voyons passer dans le ciel de notre existence comme une étoile filante qui dit l’origine et le terme, comme un présent scintillant que rien ne peut dissoudre, ni l’éphémère, ni la nostalgie, ni le projet, ni le désir.

Rien à chercher d’autre. L’homme, c’est ce que dit Gaston Miron. S’il travaille, ce n’est pas pour être libre, comme chez Hitler, comme chez Staline. Le travail n’a jamais libéré personne. C’est le contraire : c’est parce qu’on est libre qu’on travaille. Et c’est parce qu’on est libre que ce travail ne peut pas être n’importe quoi, que l’esprit et le cœur doivent s’y reconnaître. Aucun cri n’est plus véridique que celui de Karl Marx constatant avec tristesse que ce qui est vrai pour chaque personne humaine devient inexplicablement faux pour la société. Sa perplexité deviendrait aujourd’hui de l’indignation, de la colère, de la fureur. Le discours dominant ne se contente plus d’ignorer ce que les êtres humains sentent vrai, juste, désirable. Il ne lui suffit même plus d’en prendre le contre-pied. Il prétend désormais conquérir et coloniser leur intériorité, l’infecter, la pourrir. Il est dévoré de haine pour ce qui, en nous, lui échappe. Dans ces conditions, il serait absurde d’imaginer que nous puissions nous désintéresser du monde et nous retirer sur quelque Aventin esthétique, ou nous enfermer dans la distraction, ou grimer notre soumission en sagesse. Sans doute nos relations avec la société sont-elles loin d’épuiser le champ de notre liberté. Mais capituler devant elle quand sa poussée est aussi violente que celle que nous subissons, c’est accepter de ne plus vivre.

Comme démocrates, comme républicains, nous avons deux manières de participer au désordre de la société. La première est de ne pas reconnaître et de ne pas respecter l’autorité quand elle s’exerce sur le terrain qui est légitimement le sien. La seconde est d’accepter qu’elle s’exerce sur le terrain qui n’est pas légitimement le sien. La ligne de partage entre l’exercice légitime et l’exercice illégitime de l’autorité se situe à la limite de ce qu’on appelait autrefois le for interne et le for externe. Le for interne, c’est notre conscience en tant qu’elle s’interroge sur la conduite de notre existence, sur la formation de notre pensée et de notre sensibilité, sur ce que nous voulons recevoir des autres, ou échanger avec eux, ou leur transmettre. Le for externe, c’est le débat que nous menons avec les autres comme citoyens d’une nation, comme membres d’une association ou de quelque autre forme de société, en tant que nous sommes, comme eux, concernés par cette dimension extérieure où peut s’exercer démocratiquement l’autorité légitime.

Défendre la liberté et les libertés, défendre la civilisation occidentale, défendre l’humanisme, défendre l’influence de la France et de l’Europe dans le monde, toutes ces grandes intentions qu’on nous rabâche, et qui servent le plus souvent d’alibis à des manœuvres infiniment moins glorieuses, se résument pour chacun d’entre nous à ceci : garder pacifiquement et fermement la portion de frontière qu’il peut contrôler entre le territoire du for interne et celui du for externe.

La violence et les glapissements idéologiques ne sont pas des cautères sur des jambes de bois : c’est de l’acide sur les plaies. Ce qui se passe dans les sociétés occidentales et que la France, comme souvent, pour son honneur et du fait de la fragilité particulière qui en est toujours la conséquence, manifeste encore plus vivement que d’autres, est infiniment grave. Non que nous soyons en période prérévolutionnaire ou que quelques cerveaux irrigués de trotskisme puissent susciter un nouveau Mai 68 : laissons ces vieilles histoires. Nous sommes plutôt dans un bloc chirurgical, durant une opération délicate. Le patient sur le billard, c’est chacun de nous et nous tous ensemble. Les chirurgiens, les infirmières, les soignants de toutes catégories, c’est chacun de nous et nous tous ensemble. Nous restaurons ensemble, par nous-mêmes et pour nous-mêmes, la frontière exacte de notre liberté. L’instant n’est pas aux gestes inconsidérés, aux mots inutiles, aux exaltations narcissiques, aux règlements de comptes avec les autres ou avec soi. L’instant est à la gravité commune avec l’espoir – si tout se passe bien – d’échanger un sourire.

« Il est à la masse », me dit un étudiant en parlant d’un personnage qui comptait faire travailler chez eux les malades et les femmes en congé de maternité. Un mot parfois vous saute au cœur. À la masse. Tous les démagogues sont à la masse. Ils sont branchés non pas sur une multitude d’individus dont chacun est une oscillation entre la vie et la mort, la joie et le ressentiment, la liberté et l’enfer, mais sur le point de fuite de toutes leurs peurs et de toutes leurs haines. C’est ainsi que le pouvoir leur procure la plus grande jouissance dont ils soient capables : touiller les déjections avec une cuillère en or. Puis, la cuillère levée comme une férule, faire la morale au peuple.

Il arrivait dans les sessions de formation, après de trop longs débats sur le devenir de l’entreprise ou les mérites respectifs des diverses théories sociales, qu’un incident, ou un lapsus, ou une confidence qui outrepassait légèrement les limites qui lui avaient été assignées, voire un frémissement inattendu dans une voix casse le cours trop prévisible des discussions et fasse apparaître quelqu’un dans sa fragilité, dans son incertitude, dans son embarras, dans sa nostalgie. Piètre événement. Dans un conseil d’administration, une assemblée politique, un colloque, un café littéraire, dans un bureau feutré de manager, dans un comité de rédaction, nul ne s’en serait avisé. L’idée que j’avais de la formation me faisait attacher à un bronchement de ce genre toute l’attention dont j’étais capable. Je faisais tout pour saluer cet instant, pour lui ouvrir les portes toutes grandes, pour empêcher qu’il ne s’enfuie, qu’on ne s’en débarrasse comme d’une erreur, d’une faute, d’une faiblesse. Je savais qu’il y avait en lui un principe de vie, qu’il commencerait par disperser nos opinions comme des feuilles mortes puis que, ces feuilles mortes, il les réanimerait. Être formateur, c’était être le traître qui fait entrer l’espion dans la citadelle. J’étais ce traître, et de tout mon cœur, et autant que je le pouvais. Non, je ne cherchais pas, comme un voyou, à envelopper mes stagiaires dans les délices captieux d’une petite musique apaisante qui les ferait plus dociles au fouet de la compétition ! Ce n’est pas une petite musique que le recours à la parole intérieure fait entendre au monde, c’est une symphonie puissante, une fanfare tonitruante dont les accords, harmonieux ou non, sont comme un gigantesque coup de balai dans ce qui reste, sans elle, de la pensée humaine, de l’intelligence humaine, de la volonté humaine : ce reste, saint Paul, relayant efficacement Tchouang-tseu, dit, sans décisive originalité sur ce point, qu’il est ut stercora. Non pas, ainsi qu’ont longtemps voulu traduire les bons pères, « comme de la balayure ». Plus simple. « Comme de la merde ».

On peut penser ce qu’on veut de cette parole intérieure, de cette transcendance de l’intime, de cette liberté si essentiellement, si amoureusement liée à chacun de nous. On peut la référer à ce qu’on veut, à ce qu’on désire, à ce qu’on imagine, à ce qu’on regrette, à ce qu’on croit. Ou à rien. Ou à tout. Bagatelles. Amuse-gueule pour un prochain symposium international. Mais on ne peut pas la nier, on ne peut pas la mépriser, on ne peut pas porter sur elle le regard sans yeux du cynique. Même si on est très intelligent : surtout si on est très intelligent. Même si on est un brave type : surtout si on est un brave type. Sans elle, on va à l’égout, à l’égout le plus proche. Sans elle on est un vélo aux pneus crevés qui tâche de se faire tirer par le plus gros camion qui passe, par le gros cul de la croissance, du pouvoir, de la carrière, du fric. Sans elle on ne sait que péter de trouille, de trouille démocratique, de trouille managériale, de sainte trouille. Je me rappelle les sessions, quand une minuscule bavure de langage ou de sentiment avait fait s’asseoir parmi nous, ironiquement fraternelle, une invisible étrangère qui ressemblait à la fois à ce que chacun de nous avait de plus secret et à ce que nous étions tous ensemble. Nous peinions à reprendre nos débats, nous faisions héroïquement semblant, puis nous éclations de rire. Nous ne nous sentions pas partis dans les nuages. Nous étions bien là où nous étions. Nous y étions tellement que nous étions ailleurs. Nous étions de passage, nous étions inquiets, nous étions heureux. Nous n’étions pas en congé de Monde, ni de Société, ni d’Histoire, ni de Progrès, ni d’aucun autre sujet de bachot : nous en avions seulement déchiré les affiches. Nous étions à bonne distance de tout, à distance d’amitié.

L’entreprise démaquillée

Tirées de divers textes publiés sur Résurgences, voici des notes sur l’entreprise. Elles ont un but et un seul : s’efforcer de faire sentir le climat de ce lieu hautement représentatif du monde moderne lorsqu’on ose l’envisager indépendamment de toutes les contingences. Pour lui-même, en quelque sorte.  Sans hostilité et sans indulgence. À hauteur d’homme, comme dit Senghor, comme on le ferait pour n’importe quel autre lieu, cathédrale ou musée, hôpital ou mairie. Je l’ai vu avec mes yeux : je n’ai que ceux-là.

Même si l’on devait leur y promettre toutes les sécurités du monde, je ne pourrais pas conseiller à des jeunes d’entrer dans une grande entreprise. Je dis cela sans colère, sans parti pris. J’ai eu le temps de m’en forger la conviction : l’entreprise n’est pas un bon terreau pour le végétal humain. Les médiocres s’y enferment dans leur médiocrité, les meilleurs y perdent leurs qualités ou sont contraints de les mettre en veilleuse. De la base au sommet, elle développe les petites habiletés et cisaille les grands élans. Il faut s’y montrer plus avisé qu’intelligent, plus calculateur que volontaire, plus opportuniste que sensible. Ou se taire, ronger son frein, se préparer sa dépression ou son ulcère. L’entreprise est le paradis des fausses rencontres, de l’expression truquée, des enthousiasmes mimétiques, de la soumission à la force des choses ou, plutôt, à ceux qui se sont soumis, pour en tirer avantage et gloriole, à la force des choses. On s’accoutume à l’entreprise comme à une drogue : moins par plaisir ou par goût que parce qu’on se croit incapable de s’en défaire. Il serait léger, et même injuste, de rendre les dirigeants responsables de cet état de choses. Ce serait aussi leur faire trop d’honneur : la plupart d’entre eux sont des suiveurs qui se prennent pour des prophètes. Mieux vaut chercher les raisons de la faillite du côté du destin, ou de l’histoire des deux derniers siècles. La grande entreprise est probablement la première institution au monde où la logique des choses, loin d’être contrebalancée, comme elle le fut presque toujours, par des instances de l’humain, est devenue la voie, la vérité, la vie.

L’entreprise est une serre à l’envers, un lieu pour empêcher de mûrir. On y paye de douleurs réelles les certitudes imaginaires qu’on y achète ; cet échange inéquitable, chaque jour qui passe rend plus difficile de le dénoncer. Fabriquer et vendre des produits utiles pourrait être une activité heureuse, stimulante, inventive, source d’amitié et de bonne humeur. Mais la logique économique, dont le management est le bras armé, pervertit tout. J’enfonce des portes ouvertes ? Rien n’est plus important, dans l’entreprise, que de les laisser ouvertes. Sur la vie, sur le rêve, sur soi-même, sur les autres tels qu’on les voit. La première urgence, pour les salariés, c’est de garder leurs distances, leurs grandes distances. D’aménager en eux des caches, des réserves de sens à quoi l’entreprise n’aura pas accès. De se dire et de se redire que le voisin d’atelier ou de bureau, lui aussi, a sa cache, et aussi le concurrent, et aussi le chef.

Rien de commun entre l’insécurité comme liberté et l’insécurité comme loi de l’argent. Les « responsables » économiques encoconnés dans leur fortune et leurs privilèges qui osent prêcher aux travailleurs la loi, et peut-être les vertus, de l’insécurité, ne font qu’exhiber leur égoïsme, leur inculture, l’étroitesse de leurs âmes. Rien n’est plus étranger à ce cynisme que l’effort difficile, secret, audacieux qui pousse quelqu’un, dans un monde qui veut l’en dissuader, à marquer son existence de la couleur de son âme. La sécurité matérielle n’est le dernier mot de rien. Peut-être les itinéraires les moins absurdes et les moins décevants de ce temps sont-ils faits d’errance, de consommation spartiate, de recherche constante d’authenticité, voire d’une connaissance approfondie du vocabulaire de Cambronne. Ceux qui choisissent de se confier à une voie hasardeuse, loin des objectifs de production, des exhortations à la compétition et du lyrisme gras des décideurs économiques, ne sont nullement amoureux de l’insécurité à laquelle ils s’exposent : ils ne l’acceptent qu’au nom d’une sécurité qu’ils jugent supérieure.

Une jeune Africaine raconte que, dès l’adolescence, les troubles de son pays l’ont contrainte à porter les armes, que des soudards l’ont maltraitée, violée, humiliée. Elle dit que pour offrir le moins de prise possible au désespoir, « il fallait que tout soit mort à l’intérieur ». Cette phrase m’évoque étrangement des confidences entendues dans les sessions de formation ; des gens que l’entreprise ne maltraitait ni ne violait trouvaient des mots très voisins pour parler de l’anesthésie qu’il leur fallait s’infliger s’ils voulaient persévérer dans la logique imbécile de la compétition économique et de la servitude volontaire. À ces instants-là, je sentais que j’avais sous les yeux l’étrange maladie dont souffre l’entreprise, et je ne doutais pas qu’elle la transmettrait peu à peu à toute la société. Je devinais aussi que si tout le monde contribuait à sa contagion, personne n’était entièrement responsable du mal. Sous les désaccords sociaux et politiques, se tisse un accord beaucoup plus profond pour accepter de vivre une existence tronquée ; des arguments contradictoires et des énergies venues de tous les horizons se mobilisent pour transformer cette mutilation en un destin inexorable. Et la société finit par ressembler à un corps qui fonctionnerait presque normalement, mais avec une angoissante altération du souffle. À un esprit capable de raisonner, mais à qui toute interrogation sur lui-même serait interdite. À un cœur dépourvu de tout sentiment gratuit. À un texte sans points d’interrogation. À un enfer qu’on n’oserait jamais appeler par son nom, tant il exhiberait de bonnes raisons d’exister.

Dans les cas les plus violents, le travailleur impose lui-même une limite à sa réflexion. Comme le dit ce jeune policier de la Police de l’air et des frontières, il met la barrière. C’est un très bon jeune homme, il aime son métier, il veut bien faire. Il parle avec un peu de naïveté de son désir d’humaniser la police, de donner d’elle une image moins grincheuse. Il bavarde avec les passagers dont il contrôle les passeports, leur demande s’ils ont bien bronzé, bien dansé, et toutes choses charmantes. Raccompagner un clandestin dans son pays l’est beaucoup moins. Il faut mettre le gars de force dans l’avion, il se débat, il hurle, il pleure, il crie qu’on le conduit à la mort. Ce jeune policier avoue que s’il entrouvre la porte à son débat intérieur, il n’a plus à choisir qu’entre la dépression et le chômage. C’est pourquoi, il le proclame inlassablement, terriblement, il met la barrière. Il est là pour faire ce travail-là, il est payé pour ça, il ne veut pas en savoir plus. Sinon, dit-il, je pleurerais avec ceux que je reconduis. Pleurera-t-il un jour de n’avoir pas pleuré ? Je ne connais pas un salarié qui ne soit contraint un jour ou l’autre, même dans une situation moins dramatique, de mettre la barrière, qui ne doive se chasser de lui-même à l’instant où il est censé se mettre au service des autres. À moins que je n’aie rien compris à ce que j’ai vu pendant plus de trente ans, cette souffrance secrète, qu’on devine irrémédiable, est infiniment plus pénible à supporter que les contraintes ordinaires de l’organisation et de la discipline. Mais personne n’en parle jamais.

J’ai souvent déjeuné avec de hauts responsables des entreprises. Je les comparais en secret aux hannetons dont me parlait ma grand-mère. Les petits campagnards de son temps prenaient un vilain plaisir à baigner ces pauvres insectes dans les encriers encastrés dans leurs tables d’écoliers, puis à les lâcher dans la classe après avoir attaché un long fil à l’une de leurs pattes. Le hanneton explorait alors les contours de sa liberté ; affolé et bourdonnant, il se posait sur un cahier, sur un rideau, sur le bureau du maître en signant d’un beau pâté violet chacune de ses tentatives d’évasion. Les dirigeants d’entreprise sont ces hannetons-là : leur liberté ne va pas plus loin que le fil. D’où, dans les zones d’eux-mêmes autorisées, une propension compensatoire au lyrisme. Nos déjeuners réanimaient en eux le goût adolescent de l’impossible. Ils se mettaient en devoir de célébrer la liberté avec un enthousiasme qui me laissait pantois. Jamais je n’aurais trouvé de tels accents. Pour moi, obscur combattant de l’existence, c’est une femme bien difficile à vivre, et fort ingrate ; le lien qui m’attache à elle doit être noué bien serré pour que je ne l’aie pas plantée là depuis longtemps. Je n’ai pas la moindre envie de célébrer ses mérites ni de m’extasier sur ses formes. Ces coléoptères supérieurs, eux, ne cessaient d’en chanter les louanges. J’en ai vu des dizaines, tous prompts à s’émouvoir, ivres d’idéal, affamés de ce qu’ils appelaient les relations vraies, flatulents d’humanisme. Leur vie était une légende dorée. Leur premier patron avait été l’éveilleur de leur âme, leur carrière un itinéraire initiatique, une leçon de philosophie. Ils me prenaient à témoin, pathétiquement : quoi d’autre que l’humain qui ait quelque valeur ? Ils étaient souvent touchants, un instant. Car, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent pour s’évader, je ne voyais dans leurs élans désespérés que le fil qui les attachait à l’entreprise, à sa morale plate, à la peur qui dégouline. J’attendais le moment où, pour donner naissance à ce double d’eux-mêmes dont ils prenaient soudain une conscience aiguë et puissamment spirituelle, ils allaient crever la poche aux confidences. Quand nous en arrivions au fromage, il arrivait que les hannetons me laissent deviner, après d’immenses protestations de tendresse à l’endroit de leur légitime, voire de leur régulière, les affres de leur humaine sexualité. Je comprenais à ce signe qu’ils étaient parvenus au bout de leur expression : le fil n’allait pas au-delà, c’était leur ultime pâté violet. Alors commençait la retraite désenchantée, le retour dans l’atmosphère économique. Ils se redressaient, sortaient leur calepin, retrouvaient un ton plus ferme. Ils étaient vraiment contents de s’être exprimés aussi librement et ils espéraient bien que les stagiaires auraient l’occasion d’en faire autant. Mais évidemment, ajoutaient-ils à l’instant où ils déposaient leur carte de crédit dans le pli de l’addition, évidemment, ce serait dans les limites que pourrait tolérer l’entreprise.

Dans la prison de suffisance des grands patrons, un mince filet de frustration, un rai d’insatisfaction par où pourrait s’infiltrer quelque chose qui ressemblerait à de la vie : ils ne sont pas des artistes, ils ne le seront jamais. Qu’on remédie à ce dysfonctionnement, vite, qu’on étale l’emplâtre du mensonge sur cette blessure de vanité, qu’on leur fasse croire qu’ils sont les Bach du nucléaire, les Fra Angelico de la grande distribution, les Verlaine du pétrole ! Des pinceaux, valets, et qu’on veille à ce qu’ils ne tachent pas des mains si blanches ! Et l’orchestre, pas encore arrivé ? Allons ! Confiez la baguette du chef au grand manager, il l’agitera comme il pourra, les musiciens connaissent leur affaire. Je n’invente rien. Cela existe. Et je ne sais qui je plains le plus fort des gogos décorés qui se font prendre à ce jeu, des salsifis qui l’organisent ou des artistes qui s’y résignent.

Ce cadre va partir en retraite. D’un ton las, il évoque d’anciens patrons de la banque, des collègues, des militants syndicalistes. Puis se prend à rêver. Ce qui a changé, finalement, c’est qu’au temps de la monstrueuse répression sexuelle dont les bourgeois libertaires ont guéri l’humanité, les gens, dans la boîte, en parlaient, en parlaient même tellement, et de si drolatique manière, que le futur retraité, bousculé par ses souvenirs, s’en étrangle. Avant d’entrer dans certains bureaux, raconte-t-il, il était indiqué de tousser plusieurs fois. Aujourd’hui, ça bamboche comme pas possible tous les week-ends, mais rien ne filtre jamais. Pas la moindre gaudriole pour dérider les partenaires sociaux. De la vertu à tous les rayons, un concours de sérieux. Il ne s’y trompe pas, ce cadre, il connaît la maison : c’est un sale climat. Il a raison. La dissociation absolue, le rhumatisme unidimensionnel, la castration fondamentale. Si, pour que la beauté surgisse, il faut que des réalités apparemment sans lien entrent soudain en relation, comment y aurait-il encore beauté, ou vie, ou vérité, quand rien ne rencontre plus rien ?

De jeunes retraités inondent les associations de leur CV dûment accompagné d’une lettre de motivation pour y solliciter des postes de bénévoles. À cette drogue-là aussi, on s’accoutume. Je le pressentais vaguement. La nécessité de gagner sa vie, cette évidence trop évidente, n’est pas tout à fait le fond du problème. On demande en secret à la société de raisonnables occasions de soumission. Je m’étonnais de l’attachement un peu excessif, quoique largement fondé, que les cadres dirigeants des entreprises nationales portaient à leur activité professionnelle. S’il était difficile d’entrer dans ces sanctuaires de la République, il ne semblait pas toujours plus facile d’en sortir. Pour beaucoup de ces responsables, l’entreprise nationale prenait des allures de couvent ; elle était le centre ardent de leur existence, le point d’attache de leurs amitiés, l’aliment de leur pensée. Dans L’emprise de l’organisation, livre capital, Max Pagès a montré, à propos d’une entreprise privée, quel poison secret distillent les sociétés qui prétendent donner réponse à tous les désirs des travailleurs. Elles se comportent en mères possessives : Maman comprend tout, Maman permet presque tout, Maman arrange tout. Mais Maman doit tout savoir et être aimée plus que tout.

L’attachement des grands cadres n’a pas faibli, s’il a changé de nature, quand les entreprises nationales sont passées de la logique classique du service public à la logique de résultats, perspective purement financière. L’entreprise était une gigantesque famille, elle est devenue un camp d’entraînement. Signe des temps, l’agressivité l’a emporté sur la solidarité. Ce n’est pas par son contenu idéologique que le libéralisme a séduit toute une génération de dirigeants : la plupart d’entre eux ne s’intéressent guère à ce genre de débats. Mais le volontarisme que proclame la mondialisation libérale les a incités à se montrer autoritaires et suffisants devant leurs subordonnés, complaisants et serviles devant leurs supérieurs : quoi de plus confortable, quoi de plus rassurant ? Ceux qui ont un penchant pour le cinéma du pouvoir l’assouvissent. Les autres, s’ils ne l’acquièrent pas, restent en porte-à-faux. Exaltation de la compétition, infantilisme de l’équipe soudée et prête au combat, cette sorte de scoutisme tardif devient, pour ces dirigeants, un parfait alibi. Ils oublient leur immaturité en tapissant leur existence de mots d’ordre économiques. Ils privilégient les chiffres, les statistiques, toute cette vêture mathématique qui protégeait déjà leur studieuse adolescence de l’air trop frais des passions et de la liberté. L’entreprise leur donne du pouvoir en leur rendant leurs quinze ans, de l’importance en allaitant leur irresponsabilité : les malheureux n’y résistent pas, ils s’y grillent tout vifs. Sans s’apercevoir que ce narcissisme collectif a lourdement aggravé le climat de l’entreprise : il était étouffant, il est devenu meurtrier.

Le malaise – le malheur – qui, depuis une vingtaine d’années, ne cesse de grandir dans les entreprises n’est ni la somme ni la conséquence des difficultés qu’on y repère aisément. Les insatisfactions et les colères touchant aux salaires, aux horaires, à la promotion, aux contrats, à la précarité, à la formation, aux problèmes de sûreté et de sécurité, etc. ne suffisent ni à le provoquer ni à l’expliquer. Il atteint de la même manière des travailleurs régis par des statuts très différents. Les salariés des entreprises publiques n’y échappent pas plus que ceux du privé. Les cadres en éprouvent autant, et parfois plus que d’autres, la morsure. Certains hiérarchiques de très haut rang sont parfois sur le point de s’en expliquer. Le travail moderne blesse. Il peut tuer. Il a tué. Il tue.

Chesterton disait qu’un fou est quelqu’un qui a tout perdu, sauf la raison. La rationalité fonctionnelle, tout ce qui reste aux entreprises, n’est que le squelette de la raison. Un élève moyen de terminale doit être capable de distinguer rationalité et raison. Quand je rappelais cette évidence aux patrons des entreprises, ils la découvraient avec un enchantement qui, pour un peu, m’aurait fait croire à ma science. Ces aimables polytechniciens m’ouvraient ainsi d’intéressantes perspectives sur leur formation. À l’ombre d’une image de philosophe entièrement usurpée, je rêvais à leur itinéraire. Une jeunesse enfermée à triple tour : rationalité technique, morale conventionnelle, bridge. Puis, un jour, par la grâce d’une copie de concours réussie, cet amalgame de formalismes divers débouche sur la vie économique et le pouvoir qu’elle offre. Le toboggan !

Le malheur propre au travail moderne ne vient pas des choses. Il n’est pas fait d’accidents. Pas plus que les choses, ce n’est pas le temps qu’on passe avec elles, même s’il est excessif, qui le tisse. Personne ne veut ce malheur, ni les patrons ni les salariés, mais tout le monde préfère le subir en silence plutôt que d’aller voir de quoi il est fait. Stress est un mot d’évitement, rien d’autre. Un travail digne de ce nom peut fatiguer, il ne stresse pas. Il est vain de suivre la piste frauduleuse du stress, plus vain encore de chercher quel massage, quelle gymnastique, quelle pitrerie en délivrera les travailleurs. Le stress du monde du travail est la conséquence directe de l’idéologie du management, elle-même conséquence directe de la mondialisation économique, elle-même conséquence directe de la maladie de l’intelligence occidentale. Il existe un seul et unique remède à ce supposé stress. Il est radical. Il tient en trois lettres qui forment un mot, il est vrai, de moins en moins usité : Non. Libre aux partenaires sociaux de ne pas le prononcer pour ne pas nuire aux intérêts du progressisme économique qu’ils servent avec ferveur et discipline. Libre à eux de couper les dépressions en quatre. Libre à eux, patrons et syndicats, de rivaliser d’ingéniosité dans l’aménagement de salles de repos, de détente, de relaxation, dans l’organisation du décrassage physique matinal ou des jeux de construction censés améliorer les relations. Libre à eux de gaspiller leur temps dans ces sottises, de capituler devant une maladie illusoire et de valider le système qui la crée. Un fauteuil de relaxation n’a jamais empêché personne de broyer du noir. Au contraire. La détente qu’il procure favorise la réflexion. Tandis que les muscles se détendent, les évidences s’accumulent dans la tête. On comprend qu’il n’est pas possible de s’habituer agréablement à l’absurdité. On quitte le fauteuil un peu plus malade que lorsqu’on s’y est assis. On a reposé son malheur.

Quand des bataillons de psychologues, dont on ne sait plus s’ils sont des secouristes ou des CRS de l’esprit, sont appelés d’urgence pour lutter contre ce qu’on appelle pudiquement le malaise des salariés, c’est la société tout entière qui se joue la comédie. Faudra-t-il poster un soignant derrière chaque travailleur dans le seul but de l’empêcher de savoir de quoi il souffre vraiment ? Ceux qui font appel à ces renforts psychologiques ne devraient-ils pas en être les premiers patients ? Et ces thérapeutes, où dessinent-ils la frontière de leur lucidité ? Jusqu’où leur contrat les autorise-t-il à comprendre ?

Les conflits visibles de l’entreprise, ceux qui sont liés aux salaires et aux conditions de travail, cachent un conflit plus secret, plus profond, dont personne n’a intérêt à parler et qui alourdit les confrontations classiques. Ce conflit-là n’oppose pas les patrons aux salariés, les cols blancs aux cols bleus, les puissants aux faibles : il oppose à eux-mêmes tous ceux qui travaillent dans l’entreprise. Il y a les conflits sociaux et économiques. Et il y a le trouble de tout un groupe humain qui ne sait pas pourquoi il fait ce qu’il fait. S’il est insensé de prendre prétexte de ce doute pour nier ou minimiser des injustices criantes, l’éluder toujours et partout relève de l’aveuglement et de la malhonnêteté. En ne l’abordant jamais, on condamne l’entreprise à un discours de propagande auquel personne ne peut croire, on la condamne à vivre de mensonge et à y entraîner toute la société. Cette dénégation collective révèle un pessimisme effroyable, une peur de l’avenir, une étroitesse intellectuelle, un mépris de la pensée et de la vie qui sont les causes directes du malheur des salariés, et qui rendent dérisoire, et même obscène, l’optimisme tapageur que les patrons font proclamer à grands frais par leurs esclaves joueurs de flûte. Personne dans l’entreprise qui, du matin au soir, ne s’efforce de refouler l’évidence qui s’impose à tous : elle pourrait être un lieu de sens, elle est un lieu de non-sens. Consacrer son existence au fonctionnement d’une machine économique tout entière soumise à la loi de l’argent : non-sens. Chercher des valeurs, de la dignité, des raisons de vivre dans la soumission à la logique des choses : non-sens. Espérer fonder là-dessus des relations dignes de ce nom : non-sens. On le sait, tout cela, on se dit qu’il faut l’oublier. Et on l’oublie.

On est étonné, et vite terrifié, par le nœud de passions silencieuses qui enserre l’entreprise, par cette fureur rentrée, ces émotions convenues, cette insincérité organisée, ces mots mécaniques, ces jeux de rôles constants, ces fausses confidences, ces commérages, ces éclats calculés, ces enthousiasmes en toc, cette lucidité suspendue au-dessus du vide. Ce lieu ne peut rien inspirer de vivant. On ne s’y intéresse qu’à des choses inertes ou abstraites, on feint d’attendre d’elles le salut. Toutes les entreprises fabriquent le même produit : le faire semblant. Puis, du patron au technicien de surface, chacun apporte son talent à sa promotion. La parole y est le déguisement du mensonge, du silence, du secret. Comme le sucre dans certaines boissons, l’humain dont parle l’entreprise est un humain ajouté, plus meurtrier que l’inhumain. Si les salariés disaient tranquillement ce qu’ils pensent, l’entreprise en serait anéantie, dissoute par l’acidité que sécrèterait leur parole. Personne ne peut vouloir cela, ni même l’imaginer. Infiniment plus forte que les conflits qui l’agitent, la complicité de résignation qu’elle suscite la protège.

Quand on ne veut même pas imaginer qu’un refus pur et simple soit possible, quand l’idée de planter là les managers est vécue comme une pulsion terroriste, il ne reste qu’à prendre la pose qui justifie la résignation. Presque tous les travailleurs la prennent. Ils se racontent, via la peur domestiquée, que tous ces efforts leur feront une vie heureuse. Ou, via la peur moralisée, qu’ils doivent préparer l’avenir de leurs enfants. Ou, via la peur démocratisée, que les prochaines élections remettront les choses d’équerre. Ou, via la peur marxisée, que tout cela est une partie de qui perd gagne. Ou, via la peur sanctifiée, qu’ils travaillent à leur rédemption. Ou, via la peur esthétisée, qu’ils regardent tout cela de si loin, de si haut qu’ils s’en foutent, s’en foutent, s’en foutent…

Je ne voudrais pas être à la place de ces travailleurs qui doivent accepter, pour survivre, le chantage que leur impose leur direction. L’autre nuit, j’étais pourtant l’un d’eux. Vingt ans avaient passé, et j’écrivais à mon fils, né pendant la crise. « Mon cher fils, lui disais-je, il y a vingt ans, j’ai eu tort. Pardonne-moi de n’avoir pas eu le courage de te plonger, avec ta mère et tes frères et sœurs, dans l’incertitude et peut-être dans la misère. Tout aurait mieux valu que de dire oui au patron… » Même réveillé, je le crois encore. Et pourtant, presque tous cèdent. Je ne suis pas dans leur situation. Je ne puis que m’efforcer de comprendre leur choix. La seule idée de leur donner un conseil me fait honte. Qu’ils fassent comme ils peuvent mais qu’au moins, ensuite, ils se taisent ! Ces cortèges où l’on promène le cercueil de l’entreprise, ou de la prime attendue, ou de je ne sais quoi encore, sont d’une effroyable tristesse, d’une inutilité délétère, d’un insupportable masochisme. Surtout quand le délégué syndical, au premier rang, explique aux caméras qu’il espère au moins que le patron ne licenciera pas dans trois ans. Trois ans ?

Le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la docilité infantile, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu les hommes s’y décomposer, et auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste de l’effort héroïque des hommes pour ne pas ouvrir les yeux ou de l’effort héroïque des femmes pour les fermer.

J’étais frappé par la facilité et la souplesse avec lesquelles les cadres issus de la bourgeoisie catholique entraient dans les perspectives de l’entreprise, y compris les plus dures. Des femmes et des hommes élevés dans la religion de l’amour et de la pauvreté se prenaient de passion pour le charabia prétentieux et guerrier qu’on leur enseignait et en faisaient leur langage. Ils étaient bien loin d’être les seuls, mais la juvénilité, l’ardeur, la conviction avec lesquelles ils le défendaient me troublaient. Le discours de l’entreprise les rassurait, il créait entre eux une complicité de combat qui leur faisait croire à leur force et leur imposait des efforts qui atténuaient la violence de leur culpabilité. Le tout, naturellement, en harmonie parfaite avec leurs intérêts personnels : le paradis, le paradis du confort.

Je lis La Croix dans l’avion. Un peu d’altitude fait du bien aux journaux. Soudain, le trou d’air. Une photo montre le visage ouvert, le regard intelligent, le sourire à la Zazie d’une assistante sociale devenue une religieuse fort savante dont les compétences vont de la théologie et la philosophie à l’anthropologie et l’épistémologie. De surcroît, elle travaille à mi-temps comme coach spirituel et managérial. Ses clients sont des dirigeants d’entreprise qui « essaient de ne pas se laisser enfermer dans une logique seulement comptable ». L’un d’eux témoigne. Il explique qu’elle l’a aidé à comprendre que l’entreprise, c’est comme le conjoint dans le mariage : il faut sans cesse la re-choisir. Grâce à Sœur Zazie, le voici vraiment heureux, sa vie est unifiée. Une belle photo couleurs le montre avec son équipe : une petite blonde a dégagé son épaule gauche de sa robe, son soutien-gorge est noir. Réconciliation de la foi et de la modernité. Ce que vous ferez au plus performant des miens… Sur deux pages, un titre agressif : « Pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? » Tout est écrit en minuscules, mais le mot entreprises, dans un corps plus gros que le reste, doit mériter une vénération particulière. Au fond, oui, pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? L’hôtesse de l’air est près de moi à distribuer ses plateaux, je lui demande son avis. Rien ne surprend une hôtesse. « Dieu ne déteste personne, Monsieur, me dit-elle en souriant. Enfin, s’il existe ! Que prendrez-vous comme boisson ? » Bravo, Dieu ne déteste probablement personne. Mais une entreprise, est-ce quelqu’un ? Dieu aime les grands patrons, les banquiers, les souteneurs : aime-t-il les entreprises, les banques, les bordels ? Vingt centilitres de vin de table aident peu à y voir clair, mais assoupissent. Voici que descend une grosse voix grondeuse : « Sœur Zazie, sœur Zazie, tu es religieuse, pas de coachonneries ! »

La complicité de silence, qui est la peste noire de l’entreprise, seuls les salariés peuvent la briser. Qu’ils parlent ! Qu’ils parlent donc ! Qu’ils parlent enfin ! Sans demander avis à personne ! Ils en ont le droit ! Et le devoir ! Ne serait-ce que pour leurs enfants : dans dix ans, dans vingt ans, que leur racontera-t-on ?

Le livre noir de la formation est à écrire. Un reportage télévisé montre un animateur qui fait travailler les stagiaires d’un supermarché sur la gestion des stocks. Comme ils ne parviennent pas à trouver la formule la plus avantageuse pour la société, donc, logiquement, pour eux, il leur lance : « Quoi, vous n’aimez pas l’argent, non ? » Dans les années 90, EDF avait ouvert ses portes à des consultants québécois dont le programme d’individualisation des salariés avait séduit les dirigeants les plus éclairés de l’entreprise. Leur méthode consistait à persuader les agents que chacun d’entre eux devait être à lui-même sa « petite entreprise personnelle » sa PEP, et qu’il devait avoir pour objectif son BIN, son « bénéfice individuel net ». On ne peut mieux dire que l’entreprise performante est une coexistence d’égoïsmes. Appuyées par l’autorité, devenues des vérités stratégiques, contrôlées lors des entretiens d’évaluation, ces sottises coûtent très cher à ceux qui les subissent. Formateur est pourtant un beau mot. Former, c’est donner forme. Consultant aussi est un beau mot. Consulter, c’est à la fois délibérer en soi-même et prendre conseil auprès des autres. Un consultant digne de ce qu’il prétend être pratique une activité de liberté, d’inquiétude active, d’imagination en alerte. Par contre, s’il est assez veule pour quémander ses « objectifs » auprès des directions, il n’est plus qu’un esclave joueur de flûte, un imbécile affamé de pouvoir, un con sultan.

Il y a une dizaine d’années, une grande surface proposait à ses caissières et à ses livreurs de s’initier aux arts, à la photographie et même, carrément, à l’œnologie. Le but de la manœuvre était d’améliorer leurs relations avec les clients. Le responsable de cette formation s’était senti superbement récompensé de ses efforts quand, au sortir d’un séminaire sur Picasso, un magasinier était précipitamment revenu dans son atelier pour le ranger de fond en comble. Les entreprises firent un triomphe à ce pédagogue : grâce à lui, les travailleurs comprenaient que le but de l’art, c’est de mettre de l’ordre dans les boutiques.

La directrice du service culturel d’un grand institut de formation m’avait fait l’honneur de me faire savoir qu’elle envisageait de solliciter ma collaboration. Nous venions de parler trois heures, et j’avais mauvaise conscience. Cette femme était l’intelligence même, comment avais-je pu me montrer si méfiant ? Ce fut presque avec honte que j’accueillis sa proposition. Puis je pris congé, assez confus. Elle me rappela. Elle avait oublié une petite formalité. Puisque j’allais peut-être devenir un nouveau collaborateur, l’habitude était, enfin ce n’était pas obligatoire, mais souhaitable quand même, très souhaitable, parce que, n’est-ce pas, chaque société a ses habitudes, enfin, si je voulais bien écrire quelques lignes de ma main pour qu’à l’occasion, seulement à l’occasion, un ami graphologue qu’elle serait d’ailleurs très contente de me présenter un jour, puisse, mais vraiment à l’occasion… Elle me tendit une feuille, se détourna pudiquement. J’écrivis quatre lignes d’un jet, pliai le papier, et, retrouvant soudain mes esprits, la remerciai avec chaleur de son accueil, certain que le contenu du message lui épargnerait les frais d’une analyse graphologique.

Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il voit dans ses relations avec l’entreprise autre chose que ce qu’elles sont : un travail correctement fait échangé contre un salaire correct, et bien le bonsoir. « Rien de plus, s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large. Il paraît d’ailleurs que les jeunes ne marchent plus pour l’idéologie de l’entreprise, qu’ils comptent leurs heures, prennent leur salaire et rigolent des laïus pompeux des managers. Bravo ! Formidable progrès ! Attention, toutefois. Si l’adversaire vous a refilé le virus de l’individualisme cynique, c’est lui qui a gagné. Non à l’idéologie de l’entreprise : d’accord. Mais oui à quoi ? Question effroyablement difficile. Tout ou presque tout, aujourd’hui, fonctionne comme l’entreprise : production, résultats, image. Oui à quoi ?

J’ai parfois proposé à des journalistes de venir dans une de mes sessions de formation ; ces trois jours ne seraient pas du temps perdu. Ils ne cachaient pas leur intérêt mais, finalement, refusaient. L’un d’eux m’a répondu avec franchise : « Trois jours comme cela pourraient tout fausser. » Réponse honnête, réponse terrible. On ne saurait donc vivre dans notre société sans s’être fabriqué une armure, un blindage ? Sans s’être bardé d’une « vision du monde » qu’un contact trop direct avec la réalité vécue mettrait en danger ? Il existe différentes sortes de cuirasses mentales. Beaucoup sont sordides. Plusieurs sont infiniment prétentieuses. D’autres, comme celle de mon interlocuteur, sont le fruit d’un effort désespéré pour plaquer sur le monde, malgré tout, une hypothèse de sens. Mais l’hypothèse est si fragile qu’on préfère ne pas la vérifier ; il suffirait, pour l’anéantir, d’écouter des techniciens, des cadres, des ouvriers, des secrétaires, des employés parler du monde où ils vivent, de les laisser ouvrir leur cœur sans exhibitionnisme ni souci de démonstration. Je n’ai pas eu besoin de dire à ce journaliste qu’une expérience de ce genre ne peut fausser que ce qui est faux. Une vérité qu’on protège est une vérité morte ; pour les choses sérieuses, il n’est jamais nécessaire de sauver les apparences. Cet homme honnête savait tout cela. Mais il n’est pas venu.

Les dirigeants me disaient que j’étais bien trop pessimiste. Ils me le disaient avec un sourire rassurant. Un sourire d’optimisme. Un optimisme de mesure. Une mesure de sagesse. Une sagesse de vaincus. Et je me demandais comment ils pouvaient ignorer quel stock d’espérance il faut avoir accumulé en soi pour s’attaquer à ce monde blockhaus.

Pour que rien ne vienne contrebalancer leur toute-puissance, les entreprises doivent se protéger des jugements critiques, des résistances, des oppositions, des aspirations déviantes qu’elles risquent de rencontrer chez les travailleurs. Cette opération de lavage de cerveau porte un nom précis : le management. Manager, ce n’est ni diriger une entreprise, ni l’administrer, ni la gérer, ni la piloter, ni la développer ; rien de tout cela ne suppose le moins du monde qu’on ait recours au management : ni à la chose, ni au mot. Le management est une activité d’un autre ordre. C’est une méthode de gouvernement des esprits. C’est l’ensemble des moyens de pression collectifs et individuels, constamment révisés, par lesquels on s’efforce de soumettre les salariés à la volonté d’une direction elle-même dominée par les intérêts économiques plus vastes auxquels elle participe et qui lui fixent sa ligne de conduite. « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Ce propos de Carlos Ghosn n’a rien de neuf, ni moteur ni carrosserie. Je l’ai entendu, dans toutes les entreprises où j’ai eu à intervenir, assené, proféré, chuchoté par des patrons de toutes sortes, gros et maigres, jansénistes et jouisseurs, colombes et faucons : partout, leurs disciples se pâmaient devant l’immense originalité de l’idée, devant la grandeur inouïe de la doctrine. Comme l’adhésion en question n’est jamais spontanée, c’est le rôle des méthodes managériales que de créer chez les salariés l’angoisse qui, en les déconcertant, les rend disponibles aux leçons qu’on veut leur dispenser. L’invraisemblable profusion des thèmes managériaux, fourre-tout d’inepties, brocante d’idées fausses ou sommaires, souvent contradictoires, fiévreusement glanées dans l’actualité, ne renvoie à aucun contenu de pensée ni à aucune stratégie cohérente. Ce bazar n’a pour objet que de transmettre, hâtivement et servilement, l’expression passionnelle d’un appétit de domination. Le management ne connaît que la loi de l’avidité instantanée. Il ne sait rien du passé et se moque de l’avenir. La nécessité où il se trouve de faire oublier la bassesse de son inspiration l’oblige à se prévaloir de grands mots : je n’ai jamais rencontré un travailleur, même modestement formé, qui ne pressente que le langage souvent ésotérique du management porte en lui la négation de toute réflexion désintéressée et de toute action sensée. Seuls proclament le contraire ceux qui bénéficient de la manœuvre ; il n’y a pas de managers bénévoles.

Jeremy Bentham a inventé le Panopticon, figure majeure de la prison et, au-delà, de toute organisation totalitaire. Au centre d’un immense camembert dont les portions – les cellules – sont séparées par de hautes cloisons, le Surveillant. Dans les portions, se découpant en ombres chinoises sur la vitre arrière éclairée par la lumière du jour, les prisonniers. Un système de panneaux protège le Surveillant de leurs regards. Voir sans être vu. Les prisonniers, eux, passent leur vie sous la menace d’un observateur hostile. L’individualisation des objectifs qu’ont installée les entreprises, c’est le Panopticon intériorisé. Le salarié s’enferme tout seul. Il est à lui-même sa prison et son surveillant. Il invente ce qui le menace. Il est victime et bourreau. Il place lui-même la barre de ses objectifs au-dessus de la hauteur qu’il sait pouvoir sauter ; ainsi devient-il son propre sur-moi de poche. « Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même », lui disait-on quand, enfant, il se brûlait avec les allumettes. C’est fait. Il s’en prend à lui-même. Il est bouclé, et il le sait. Il traîne ce secret dans les réunions électorales, au lit, au cinéma, à la plage.

Une employée de banque est assassinée par l’un de ses clients, un tout jeune homme. La radio nous apprend qu’il y avait eu de la dispute entre eux, notamment au téléphone. Les employés, nous dit-on, ont souvent à affronter l’agressivité, ils sont même formés à la supporter. Là, j’enrage. J’enrage comme client d’une banque, j’enrage parce que je connais la formation comme ma poche. C’est tellement plus compliqué ! Pauvre femme, pauvre garçon ! Sait-on ce que sont ces séances de formation, en tout point aimables, certes, et conviviales, et séduisantes ? L’apprentissage de la guerre. Les salariés, sans toujours s’en rendre compte, en sortent armés de la violence que les humbles redoutent le plus : la violence du miroir, du miroir parfaitement poli, la violence de l’indifférence glaciale, de la patience affectée, de la courtoisie exhibée, de la gentillesse grinçante, la violence de la répétition, la violence du mur aimable qui a toujours raison ; c’est cette panoplie qu’ils déploieront durant les entretiens ou, mieux encore, au téléphone, sous le contrôle de l’appareil qui enregistre « pour garantir la sécurité et la confidentialité de l’entretien ». J’imagine ce jeune homme. On ne l’a pas formé, lui. Il s’y prend mal, peut-être ne sait-il pas trop s’expliquer. Et s’il est déjà fragile, un peu violent ? Si des ennuis d’argent le terrifient ? Il demande l’impossible, probablement : l’impossible, c’est qu’on l’écoute. Le statut de mécanique soignée imposé à son interlocutrice le surprend, le trouble, l’affole, le rend furieux. Ce n’est pas ainsi que les filles lui parlent dans la vie, elles sont simples, elles sont proches, même quand elles disent non. Il se sent méprisé, humilié. Impuissant. Impuissant devant cette femme revêtue, malgré elle, de son effrayante armure bancaire. Et elle, que peut-elle faire pour supporter ce client-là ? Quoi d’autre, la malheureuse, que de répéter sa leçon ? L’angoisse la gagne, la lassitude, la crainte de laisser monter sa colère, sa détresse, de perdre les nerfs. Elle voudrait être gentille avec ce pauvre gars, bien sûr, ça la tue de jouer les vaches distinguées, ça la tue de parler comme ça. Alors elle en remet, la pauvrette, elle se reverse un autre verre de cynisme. C’est que le patron n’est pas loin, ou que la saleté de machine enregistre, enregistre, enregistre. Tout va se savoir, son emploi est en jeu. La suite, la fin, je ne sais pas. Une jeune femme est morte, un jeune homme l’a tuée. On les a fracassés l’un contre l’autre.

J’ai vu la propagande des thèses managériales bouleverser toutes les relations du travail, exercer sur les salariés, dans tous les aspects et toutes les circonstances de leur activité, une pression formidable qui les jette dans une perplexité sans fond. L’habileté du management, c’est de s’appuyer sur les vieux réflexes de soumission des travailleurs. À la révérence craintive pour l’autorité que leur a le plus souvent léguée une éducation précautionneuse, il ajoute, comme un nouveau tour de verrou, l’obligation qu’il leur fait de « jouer le jeu de l’entreprise », de s’identifier à leurs rôles sociaux, de se considérer comme des « acteurs ». On voit dans les sessions de formation les conséquences de cette intimidation constante : sur tout ce qui compte, les gens y sont comme muets. Si quelqu’un se risque à jeter un jugement personnel dans le silence inquiet de ses collègues, c’est avec un luxe inouï de précautions verbales, comme s’il encourait le bûcher pour propos hérétiques, comme s’il lui fallait s’excuser de ne pas parler comme un spécialiste, de ne pas savoir tout de tout, de ne pas être à lui seul une émission de télévision. Et quand, au prix d’un douloureux accouchement, il livre une pensée qu’il a mûrie dans la solitude, il y a un tremblement dans sa voix, un embarras, une gêne, la crainte d’avoir proféré comme une obscénité.

Au supermarché de mon quartier, je demande à un grand gaillard vêtu de bleu s’il est du rayon. Il prend un air offensé. Il me dit que non : il n’est pas du rayon, il est du magasin. Il me laisse le temps d’apprécier la différence puis, le coude sur un chariot de haricots, consent à m’expliquer. Le magasin est un navire. Sans doute suis-je déjà monté sur un navire. Tout le monde y est solidaire. Pareil dans le magasin. Surtout à notre époque, où c’est si dur pour le commerce. Il faut que je comprenne qu’il y a deux catégories de marins dans l’équipage, aussi importantes l’une que l’autre pour la vie du navire. Les matelots à poste fixe, et les autres, disons… disons les mousses. Lui, il est un mousse, le pauvre gars, il fait ce qu’on lui dit, il va où on l’envoie, il est au service du capitaine.

Ce technicien travaille dans une de ces grandes sociétés dont on cherche chaque matin dans son journal jusqu’à quel point on peut encore les dire nationales. C’est un homme aimable et sérieux, un esprit attentif, estimé de tous, que j’ai rencontré quand j’animais des sessions de formation dans l’entreprise qui l’emploie. Je lui suis grandement redevable de la leçon d’humilité qu’il m’a administrée. Il me disait en effet apprécier mes séminaires d’expression, et qu’ils avaient des effets favorables sur son existence. Il eut la gentillesse, au début de l’année 2004, de m’envoyer, pour me présenter ses vœux, un document qu’il communiquait à ses nombreux amis et connaissances. Il s’agissait d’un bilan de ses activités et de ses projets, bizarrement rédigé sur le modèle de ceux qu’établissent les entreprises. Dans ce surprenant mémoire, il explique d’abord, rationalisation des tâches oblige, que sa correspondance de fin d’année représente un véritable travail (« plus de cent lettres, cartes et e-mails »), et qu’il a donc décidé d’écrire un message de vœux commun sur lequel, en bon communicateur, il regroupe « l’ensemble des informations » qu’il souhaite apporter à ses ami(e)s. Suivent des précisions sur ses activités. Il a changé de poste et de région et s’en montre satisfait ; il « se sent bien » dans sa nouvelle situation. Vient alors le cœur du message, sa philosophie comme disent les managers. Cet homme, qui paraît être à lui-même sa propre société, s’exprime ainsi devant le conseil d’administration de ses correspondants : « L’enrichissement des acquis et l’évolution personnelle qui en découle se traduisent par la recherche, puis l’atteinte, d’un équilibre souhaité pérenne entre toutes les composantes de ma vie : le travail, auquel je consacre toujours beaucoup de temps et d’énergie ; la santé, que je préserve : c’est un capital vital ; la famille, au sein de laquelle je me ressource et dont je profite de tous les instants comme s’ils étaient les derniers ; la vie amicale – dont l’existence même représente une richesse, une aide et un appui permanent – que j’entretiens par une correspondance soutenue et de nombreuses rencontres ; une vie sentimentale équilibrée et harmonieuse. » Puis on passe aux projets. Ils se rapportent tous aux loisirs : ski, voyages divers, etc. Avec un regret d’organisateur scrupuleux : « Le programme d’activités de 2004 demeure pour l’instant plus flou que celui de 2003 à la même époque. » Et le message se termine ainsi : « Quel que soit l’ordre des événements, je souhaite que l’existence nous fournisse les occasions de partager encore en 2004 des moments vrais et mémorables qui impriment favorablement le souvenir d’une vie. »

Cette jeune femme se rend à l’Anpe où on lui parle d’un poste d’assistante de communication. Elle n’a pas les moyens de se montrer difficile. De quelle entreprise il s’agit, de quels interlocuteurs, elle ne le saura pas. Il convient d’abord qu’elle fasse une lettre de motivation. De motivation pour quoi ? Pour le poste. Dites pourquoi, au tréfonds de votre être, vous vous sentez habitée par le désir de devenir assistante de communication.

La lettre de motivation qu’exigent les entreprises, mais aussi toutes sortes d’écoles, instituts, administrations ou associations, est l’un des rites les plus significatifs de la décivilisation occidentale. Cette pénible cérémonie constitue l’épreuve initiatique par laquelle le candidat renonce à sa subjectivité, c’est-à-dire à lui-même, et se présente humblement à ceux qui vont peut-être le recruter comme fondamentalement menteur. La lettre de motivation n’a qu’un but : tenir celui qui l’écrit en le contraignant à manifester publiquement sa soumission et à s’en sentir vaguement déshonoré. Le cinéma nous l’a assez appris, les grands truands et les petits voyous n’agissent pas autrement : les nouveaux venus dans le gang ou dans la bande, ils les mouillent dans un crime ou un vol de mobylette. Désormais universelle, cette pratique contribue efficacement à la fabrication de ce que Winnicott appelle la « personnalité rapportée ». En reconnaissant d’emblée que la réussite excuse, justifie, nécessite le mensonge, le candidat se livre tout entier aux intérêts du groupe qu’il sollicite, s’agenouille devant ses valeurs, autre nom de ses intérêts, et se déclare prêt à célébrer sans réticence son esprit de corps. Cette lettre, qui le tient quitte de lui-même, va être la mère de ses démissions ultérieures. Naturellement, toute passion inférieure tâchant de s’arrimer à une raison supérieure, les membres du groupe en question ne manqueront pas de mettre en avant les intentions les plus pures et le feront avec d’autant plus de conviction qu’ils éprouvent l’obscur besoin de conjurer l’amertume secrète que leur vaut leur propre sujétion. Quant au candidat, porté et assourdi par la satisfaction bruyante des siens, il se dit in petto qu’après tout personne n’échappe à la formalité et qu’il serait assez prétentieux d’être le seul à la contester. Si rien ne vient modifier les paramètres de son intelligence, il lui restera alors quelques décennies de platitude plus ou moins prospère pour se raconter que cette page d’écriture n’était qu’une ruse inévitable et que son vrai moi flotte bien au-dessus de ces contingences, en un mot pour contresigner et valider son irrémédiable défaite.

Un ami formateur m’appelle, tout remué. Il sort d’une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l’interrompt poliment et lui dit son étonnement de l’entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient la même question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu’ils sont l’échafaudage qu’on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu’ils gâchent un discours, qu’il faut les éviter. Puisqu’on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s’est étonnée. Non seulement cet ami précommunicationnel emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. « Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l’affirmation. Être positif. Toujours positif. » Mettre ses sales pattes sur la structure de la langue, seul le nazisme a osé le faire. Aussi faut-il que, tels de nouveaux Victor Klemperer, il se trouve des salariés vigilants pour dénoncer le massacre de la langue par les forcenés ignares du management.

À Alger, les théoriciens de l’action psychologique prétendaient s’inspirer de la stratégie du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de la complicité du peuple avec les combattants, dont ils avaient fait, au Viêt-nam, la cruelle expérience. Ils ne doutaient pas que quelques services rendus à la population par des militaires organisés en brigades de bienfaisance leur vaudraient sa gratitude et son appui. Ils mirent sur le compte de l’islam ou du communisme international l’obstination avec laquelle les paysans réservaient leurs faveurs au FLN. Quarante ans après, comme on conquiert l’Himalaya, les managers se hissent au niveau intellectuel du Cinquième Bureau d’Alger. Des sinologues leur ont révélé la nature de l’efficacité chinoise, la propension des choses, le non agir. « Ce qui marche pour la Chine va marcher pour l’entreprise » ont aussitôt salivé quelques malins. En avant pour une formation au tao des yaourts, au wou wei des shampooings.

Jusqu’à présent, les travailleurs étaient tenus par le salaire, le chantage au licenciement, les fantasmes de puissance, les promesses de réussite. On prétend maintenant leur imposer des exigences morales. Gageons qu’on parlera bientôt de la nouvelle entreprise moralisée, et qu’on exigera d’eux qu’ils mettent leurs pensées en adéquation avec ses volontés, qu’ils reconsidèrent leur conscience à la lumière de l’efficacité. L’entreprise deviendra leur mère et leur maîtresse, mater et magistra. Les dirigeants joueront les maîtres spirituels. Un salaire convenable contre un travail bien fait, cet échange de bon sens ne satisfait pas la démesure vaniteuse de l’entreprise. Plus encore qu’hier, elle voudra soumettre les salariés à sa pensée : comme elle n’a pas de pensée, et ne peut pas en avoir, elle multipliera les simulacres, les cérémonies, les solennités. Ainsi naîtra un cléricalisme d’affaires dont les ouailles seront dressées à fournir constamment des gages de leur piété. Cette compétition de moralité ne manquera pas de procurer mille et une occasions de jalousie, d’espionnage, de délation, de haine, de guerre ; elle fournira ainsi une nouvelle grille d’évaluation, elle suggérera une nouvelle hiérarchie, elle installera au cœur de la cité une chevalerie d’illuminés. Ce qu’on appelait naguère la Grâce se servait des faiblesses, des erreurs, des fautes, pour élever l’humain, pour l’exhausser. Le management, qui est sa dénaturation grotesque, s’en sert pour l’humilier davantage. Pourquoi ? Pour permettre aux patrons de multiplier leurs revenus par quarante plutôt que par quatre ? Pas surtout, pas d’abord. Par méchanceté ? Pas surtout, pas d’abord. Pour assurer le triomphe de la Cause ? Tout le monde se moque de la Cause, il n’y a pas de Cause, il n’y a que Rien ! Sous les pompeuses âneries qu’on rabâche, le but, c’est de flairer l’odeur de ce que Baudelaire appelait la joie de descendre.

Le jour où le plein-emploi descendra du ciel ou montera de la colère accumulée, le jour où les horaires et les relations humaines seront aménagés au mieux des intérêts de chacun, le jour où les salaires escaladeront convenablement leurs échelles, le jour où la promotion, la formation, l’information, la communication enlaceront harmonieusement leurs bons effets et déploieront leurs étendards à la gloire de la croissance, salut de l’humanité, ce jour-là portera un nom et un seul : l’enfer sur terre. Et le diable, c’est que tout le monde le sait.

Dans une séance de formation, une jeune cadre, interrogée par ses collègues, tente de dire ce qu’elle ressent. Elle y parvient mal. Un poids, balbutie-t-elle, un poids. Et elle répète. Un poids. Et le mot lui-même s’alourdit dans sa bouche. Un poids.

Un employé de banque fait le bilan

(Entretiens de Gilbert Soury avec Jean Sur)

« Cette année, j’ai eu droit à la médaille du travail « grand or ». Quarante ans de boulot ! J’ai cru pendant longtemps que travailler, c’était gagner sur tous les tableaux : réussir sa vie, donc se sentir bien, donc être bien avec les autres. J’arrive à la fin de mon activité professionnelle et je révise mon jugement. »

Cette banque où Gilbert Soury travaille depuis longtemps, j’allais une fois par mois y animer une journée de formation. Avant qu’une série de fusions, absorptions ou autres passionnantes manœuvres de ce genre ne lui ait retiré toute originalité, je l’ai vue se préparer, telle une fiancée, à ses épousailles avec la modernité. Au début des années 80, il y régnait un climat vaguement suranné, mais aimable et courtois. Les patrons étaient des gens de culture, de vrais amateurs ; exigeants mais nullement cyniques, épris de tradition mais, pourvu qu’elle ne les brusque pas, curieux de nouveauté. Une bourgeoisie modérément généreuse mais attachante, sérieuse comme un grand vin ; une bourgeoisie comme dans les livres.

En dix ans, j’ai vu arriver la barbarie et les barbares. Sur leur bannière était inscrite leur fière devise : productivité. Moi qui n’attendais nul avantage de cet épisode navrant, j’ai eu tout loisir de le contempler ; je ne trouve pour l’évoquer que des métaphores chirurgicales. Amputation, trépanation, ponction, pose systématique de prothèses, jamais je n’ai vu tant de haine obtuse, tant de méticuleuse sottise. Un attentat systématique au bon sens. Jamais je n’ai vu tant d’ignorants bouffis de ressentiment piétiner avec une telle rage tout ce qui, en eux ou dans les autres, ressemblait à de la liberté. Jamais je n’ai vu d’aussi près ce que c’est que haïr l’esprit. Et la gauche était au pouvoir ! Il y avait de quoi en pleurer un peu et en rire énormément.

Pendant deux ans, Gilbert Soury fut l’un de mes stagiaires. Mon rôle était plutôt de parler : je parlais. Le sien plutôt d’écouter : il écoutait. Mais son silence me parlait. J’ai vite repéré en lui un homme de l’espèce la plus dangereuse pour le totalitarisme : un homme attentif. Au fur et à mesure que se succédaient les groupes, le non-dit ne cessait d’enfler et les mots de se détacher des choses : les silences, eux, devenaient de plus en plus loquaces. Gilbert Soury n’avait pas fait de grandes études ; loin d’être un handicap, cela l’aidait à sentir beaucoup plus finement qu’un autre ce qu’un kit d’idées creuses aurait masqué. De ces béquilles, d’ailleurs, il n’avait pas besoin : l’expérience de vivre, la tendresse pour autrui, un enracinement profond, une sensibilité toujours en alerte lui étaient d’infaillibles pierres de touche.

Quand, à cinquante ans, il se lança dans des études, ce fut moins pour collectionner les vanités que pour communiquer ce qu’il sentait ; moins pour le plaisir de recevoir que pour la joie de donner. J’appréciais sa conversation allusive, ironique, moqueuse. Je le sentais travailler à un jardin secret, à un canevas sur fond de paysage limousin. « Pour faire son solo, dit un écrivain africain, on s’appuie sur un coussin de paroles. » Je me demande souvent ce qu’ils ont fait de leur coussin, mes concitoyens, et s’ils en ont même jamais eu un. Au fur et à mesure qu’ils étaient censés se réconcilier avec l’entreprise, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’ils la détestaient davantage, les salariés se réduisaient de plus en plus tristement à eux-mêmes. Ils ne savaient que braire les indices économiques, glousser comme des collégiens boutonneux autorisés de libido, réciter le journal, compter leurs points de retraite. De cette période en chute libre, Gilbert fut l’une des rares figures montantes. Il se développait. Non pas au sens des indices boursiers. Au sens photographique. L’obscurité de l’époque le révélait. Du dessous apparaissait au-dessus. Je me disais que la ressource humaine, c’étaient les gens comme lui, pas les zozos du DRH. Et la ressource humaine, avant même d’y avoir réfléchi, savait qu’elle était en désaccord absolu avec le nouveau cirque. En désaccord ? Même pas. Elle le regardait à peine. Elle n’en tenait pas compte. Elle ne le calculait pas, comme dit Sabrina. La modernité n’était pas pour Gilbert un adversaire idéologique, une erreur philosophique, une atteinte à ceci ou à cela : c’était une décalcomanie, c’était un rien du tout, une occasion de rire.

Quand il est venu chez moi pour notre premier entretien, il m’a parlé de son voyage en train, de la neige sur la campagne, de quelques instants heureux. Après le travail, il a préparé lui-même le déjeuner. Où s’est-elle barrée, mes enfants, votre réalité, où la laissez-vous traîner, malheureux ? Puis nous avons repris le dialogue. Sans nostalgie, sans illusions, il revivait des pans de son existence. Ce qui filtrait de ce café, c’était du tonique, du vrai, du costaud, du sympa, de l’ensemble. Son texte a pris forme tout de suite : du simple qui venait de loin.

Ce qui m’a fasciné quand j’ai relu ce petit livre, c’est la netteté du propos, sa hardiesse tranquille. Quelqu’un qui regarde sa vie, qui en soupèse les tranches. Le Limousin, ça valait quelque chose. Le syndicalisme, pourvu qu’on ne le pratique pas en apparatchik soucieux de faire du cinoche avec le patron, ça vaut quelque chose. Et puis, entre les deux, l’entreprise : quarante ans pour rien, ou si peu ! « Trop désespérant, ce constat, me dit-on avec cette logique pubassière qu’on prend pour une catégorie de l’esprit, il faut nuancer, c’est trop triste ! » Comptez là-dessus : on va récrire la vie selon vos envies ! Quarante ans pour rien, voilà ! Mais, si j’ai bien compris, Gilbert Soury s’en fout : on peut attendre quarante ans et plus si on a un canevas en train. C’est ça, la bonne nouvelle. Il la tient des pauvres, rois de la terre.

Gilbert Soury, Un employé de banque fait le bilan, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006

(25 septembre 2006)

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