Intervention à l’Hommage national de l’Algérie à Jacques Berque
(Alger, 5-6 juin 2004)
« Puisque vous avez eu la chance, m’a-t-on dit, de bien connaître Jacques Berque, parlez-nous donc de l’homme qu’il était. Sans doute pourrez-vous nous raconter plus d’une anecdote à son sujet. »
Pourquoi pas ? Mais les anecdotes sont rarement innocentes. Le plus souvent, elles ont pour fonction de banaliser le sens d’une existence, ou d’en réduire la portée, en y isolant une zone privée pittoresque, où chacun sera censé retrouver la bonne vieille nature humaine et le scepticisme forcément souriant auquel elle conduit.
Peut-être me méfiais-je de cette trahison par l’anecdote ? Toutes celles que j’ai trouvées étaient liées, en tout cas, à des aspects profonds de la pensée et de l’œuvre de Jacques Berque.
Notre première rencontre se fit à Tunis, en 1968, où il présidait un congrès universitaire international sur l’éducation. S’adressant à un parterre de recteurs, de doyens et de professeurs d’université de toute la francophonie, il proposa d’emblée à ce beau monde un constat des plus réalistes : « Pour la plupart d’entre vous, leur jeta-t-il d’emblée à la tête, vous êtes des forts en thème ou des fils à papa ; le plus souvent, les deux à la fois. » Ayant ainsi attribué leur juste place aux puissances d’établissement, il leur fit cadeau du plus beau propos sur l’éducation que j’aie jamais entendu. Tout Jacques Berque était déjà là. À l’écrit comme à l’oral, une pensée pleine et exigeante, mais toujours attentive aux interlocuteurs : une pensée adressée.
Aucun des souvenirs que j’ai retrouvés, même le plus inoffensif, même le plus drôle, ne m’a semblé anodin. Tous m’ont ramené au centre de ses préoccupations. Il y a un Jacques Berque gratuit et ludique : il n’y a pas plus de Jacques Berque désinvolte que de Jacques Berque cynique. Je me rappelle ce petit déjeuner de Saint-Julien, où je n’avais accepté que mes occidentales tartines, et où j’avais été stupéfait de le voir attaquer, à plus de quatre-vingts ans, une superbe assiette de couscous au mouton. Il vit mon regard admiratif. L’assiette terminée, il s’en resservit donc une seconde avec un air d’affirmation silencieuse et, peut-être, de défi. Affirmer. Il m’avait dit un jour : « On répétait en 68 qu’il était interdit d’interdire ; moi, je n’interdis rien, même pas d’interdire : j’affirme. »
Cette affirmation venait de loin, de l’affrontement de situations difficiles qui avaient affiné une sensibilité exacerbée qu’il lui arrivait de masquer derrière une certaine solennité. Loin de laisser en lui la moindre amertume, les épreuves avaient renforcé sa pugnacité. S’il n’était indifférent à rien, c’est que rien ne lui semblait indifférent. Catholique romain ami de l’Islam, je le sentais, sinon par la pensée, du moins par le tempérament, proche d’autres grands affirmatifs du XXe siècle français, Paul Claudel ou François Perroux, par exemple.
Alors que nous nous promenions sur le rivage de Contis-Plage, il évoqua un incident qui, enfant, l’avait opposé à sa mère. Elle l’avait surpris, ce jour-là, absorbé une fois de plus dans une lecture, s’en était agacée et lui avait dit d’un ton sarcastique : « Monsieur se cultive… » Il éprouvait encore de la colère en me racontant cette querelle, mais surtout, me sembla-t-il, une commisération rétrospective non seulement pour lui-même mais encore pour sa mère, pour l’idée qu’une femme comme elle pouvait avoir de la culture, pour l’incompréhension majeure que cela révélait non seulement entre elle et lui mais entre ceux qui ont eu accès très tôt aux livres et ceux à qui cette chance ne fut pas accordée. Jamais je ne sentis dans cet homme immensément informé la vanité de la culture cultivée ; avant d’être cultivé, disait-il, il faut être culturé, le reste ne vient qu’après. Il soutenait, par exemple, que les travailleurs nord-africains en France, s’ils étaient généralement peu cultivés au sens bourgeois du mot, étaient, le plus souvent, profondément culturés, au contraire de beaucoup de ceux qui les recevaient.
Je me souviens aussi du plaisir taquin qu’il prit un jour, dans le salon de Saint-Julien, à suggérer au beau chien airdale couché à ses pieds, sur le ton le plus doux et le plus courtois du monde, d’aller mordre un peu les mollets de ma compagne, son étudiante. Certes, il prit la précaution de s’exprimer en termes fort abstraits, en sorte que le chien, dont le vocabulaire restait limité, n’en fît rien ! On pourrait méditer l’anecdote à la manière des anciens chroniqueurs chinois. Qu’ils sont vides et vains les mots qui, ne s’adressant à personne, ne reposent que sur eux-mêmes ! Il nous montrait ce que c’est que parler pour les chiens. En une phrase cocasse, il avait tout mimé : la rhétorique creuse, les messages sans destinataire, les savoirs que les ânes confondent avec la connaissance, ces savoirs qui, disait-il « sont bien les fruits de la connaissance, mais en sont les fruits secs ».
Penser, pour lui, c’était mettre en relation des faits ou des éléments apparemment étrangers les uns aux autres. En cela, il pouvait souscrire à la définition surréaliste de la beauté comme « rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie. » Son intelligence puissante et sensible faisait correspondre des modes de l’existence que le siècle sépare ou dissocie. Puis, cette relation établie, il les prenait ensemble comme par-dessous, dans un mouvement semblable à celui du vérin, en sorte de les exhausser en même temps. Si extérieurs que fussent les modes en question, si étrangers à son existence, c’était dans sa propre expérience qu’il trouvait le principe de cette mise en relation et de cet exhaussement. Le mouvement, d’ailleurs, ne s’achevait jamais et ne se résolvait pas en solution ; il éclatait, au contraire, en dépassements multiples, latéraux et verticaux. Jacques Berque croyait aux problèmes et à la problématique ; il n’y avait pour lui de solution qui ne fût, en réalité, l’étape provisoire d’une question plus profonde ou plus large. « C’est le vaste qui commande », aimait-il à dire.
Sa pensée s’inscrit dans un faisceau de réalités elles-mêmes plurielles, et dont les correspondances multiples donnent chair et esprit à l’existence des hommes. On peut dire qu’elle est constamment ternaire : la personne, la société, le monde sont, chez Jacques Berque, les thèmes distincts et constamment associés d’une même réflexion. C’est dans cette triple perspective que son œuvre, comme sa personne, doivent être considérées.
La personne ? Il était un savant, un penseur, un poète même. Un homme apparemment autonome, superbement indifférent à l’opinion, à qui n’étaient étrangers ni les délices de l’égotisme stendhalien ni ceux de l’exotisme. Mais cette culture du moi, si française, débouchait chez lui sur autre chose que le moi, quelque chose qui était débordement, enjambement rapide, enchaînement, analogie, différence à reconnaître et à dépasser, transgression. La passion de l’autre et des autres dominait tout. Non qu’il s’effaçât ni qu’il se voulût plus petit que nature. Une économie sainement dépensière le conduisait, contre toute morale sacrificielle et contre toute sagesse bourgeoise – c’est la même chose, vue à l’envers – de l’intérêt qu’il se portait à soi-même à l’intérêt qu’il portait aux autres. « Finalement, lui fit un jour aimablement remarquer un de ses collègues, vous n’êtes un spécialiste de rien ! ». Quelle erreur, mais quel hommage ! Il est vrai qu’il ne faisait pas de la connaissance une manière de posséder le monde, d’y marquer son territoire, d’y gérer le domaine privatif de sa science.
L’homme face à la société ? Il était un républicain jacobin historisant, un « patriotard” comme il s’amusait à le dire ; il voulait voir dans la France « une couleur du monde, vibrante et palpitante ». Pourtant, aucun nationalisme ne l’animait, ni quelque manie impérialiste dérisoire. Il désirait seulement, dans l’intérêt de la France et du monde, faire vibrer un pays qu’il ne sentait plus vibrer : il souhaitait le voir encourager les autres à trouver eux aussi, ou à retrouver, leur propre musique. S’il voyait bien qu’un minimum de puissance est nécessaire pour se faire entendre, il ne croyait pas que la force tiendrait jamais lieu de sens. C’est pourquoi, s’il mettait très haut la politique, celle de son temps lui paraissait souffrir d’un formalisme mortel : il voulait l’ouvrir sur un au-delà d’elle-même – ou sur un en deçà – qui n’était pas seulement, dans son esprit, une intention à proclamer, mais surtout une pratique à instaurer.
« Être d’une terre, disait-il, c’est la dépasser. » En ce sens, son horizon n’était rien d’autre que le monde. Il se plaçait passionnément du côté du surgissement des peuples écrasés, exploités, offensés. Mais, dans cette lutte, il ne cherchait ni la vengeance, ni la satisfaction obscure d’une passion logée trop à l’étroit dans la mauvaise conscience. Ce qu’il défendait chez les humiliés, c’était l’homme même, où qu’il se trouvât, l’homme dans son universalité. C’est pourquoi il croyait que les combats de l’indépendance valaient non seulement pour ceux qui les menaient, mais aussi par ce qu’ils émouvaient de fondamental dans le monde entier et, finalement, dans chaque homme ; et donc dans cet homme qu’il était, lui, debout sur la rive sud de la Méditerranée, considérant la mer avec « la fixité calme et profonde des yeux » que suggérait le vieil Hugo, et qui, songeant à la rotondité de la terre, comprenait que la méditation sur l’autre rive et le reste du monde le ferait nécessairement revenir à la méditation sur lui-même. Et que le cycle recommencerait, la spirale ascendante de la vie, son inachèvement, cachette de toute vérité.
Tout cela est déjà présent, ce 11 novembre 1930, quand, pour la première fois, laissant sa famille à Alger, il vient à Paris pour y continuer ses études en Sorbonne. Les pages des Mémoires des deux rives qui évoquent cette période sont très fortes. J’y vois comme un raccourci de l’existence de Jacques Berque, mais j’y vois surtout un regard si juste, si profond, sur notre monde qu’il nous fournit, maintenant encore, l’essentiel de la problématique de l’époque, telle que peut la sentir, à partir de l’Occident, une conscience attentive. Il est froid et triste ce 11 novembre. Ces façades noirâtres, cet encombrement des rues dont il dit superbement qu’il est « sans miséricorde », cette touffeur qu’il attribue aux émanations du chauffage central mêlées à celles des voitures, et qu’il croyait respirer en permanence, tout cela faisait un lugubre décor.
Mais la vraie tristesse n’est pas là. Elle vient, sans doute, de l’absence, de l’arrachement à l’univers familier, du souvenir de la jeune fille laissée à Alger. Elle vient, plus profondément encore, d’une autre absence, celle du pays abandonné où s’entrecroisent trois ou quatre langues, où la nature est invitante, où la mer renouvelle les pensées. Rien, à Paris, pour rappeler la qualité modeste et délicate que Sindbad s’attribue à lui-même, ce bon vouloir qui fait tranquillement écho à la nature et aux autres, par lequel l’existence personnelle se glisse avec souplesse dans l’existence collective, comme pour une fête ou une cérémonie. Et surtout, au-delà de toute cette absence qui s’entasse dans son cœur, une désillusion plus redoutable encore : cette France qui, en Algérie, lui était comme un sur-moi, comme un surplomb d’espérance, qu’elle est glacée, qu’elle est empruntée, qu’elle est frigide !
Il ne cessera pourtant jamais de l’aimer, mais il l’aimera comme il l’a rêvée, c’est-à-dire comme elle est vraiment. Non, il ne se berce pas d’illusions ; l’idée qu’il se fait de la France n’est pas un fantasme. C’est bien ainsi qu’il la retrouve dans son histoire, dans ses artistes, dans ses penseurs, dans ses savants. Qu’importe au fond si, de cette France, il ne découvre, au début des terribles années trente, que la jeunesse bourgeoise, c’est-à-dire la fraction qui se donne pour la plus glorieuse, mais qui, en dépit de ses succès et de ses privilèges, n’est que la première victime, consentante il est vrai, de la décadence naissante? Jamais il ne sera de ce monde-là ; les honneurs eux-mêmes ne l’y feront pas entrer. Il les recevra comme il se doit : avec hauteur, avec une pointe de dédain amusé.
Nous ne sommes pas ici devant l’adaptation malaisée d’un jeune provincial très doué à la vie sauvagement normée de la capitale. Ni devant une jeunesse turbulente qui veut, un temps, casser du bourgeois pour que le remords qu’elle escompte de cette transgression lui confère le droit, et même le devoir, de devenir elle-même plus bourgeoise encore. J’ai mieux compris cette détresse de jeune homme quand je l’ai mise en parallèle avec la détresse toute semblable d’autres jeunes gens, ses aînés. Ce que ressent Jacques Berque en 1930, Paul Claudel et Romain Rolland l’ont éprouvé à la fin du XIXe siècle et, comme lui, l’ont raconté. Par des voies différentes, voire opposées, cette effroyable arrivée à Paris déclencha en tous les trois une révolte à laquelle ils ne renoncèrent jamais parce qu’ils sentirent, tous les trois, qu’au-delà de leur trouble et de leur nostalgie, elle les avait jetés d’emblée au cœur du drame collectif.
Histoire banale, sans doute, et dont, plus savamment que je ne le fais, auraient pu disserter les condisciples du jeune Jacques Berque, ces jeunes gens sagement indifférents à tout, sauf à leur future réussite. Ils auraient pu tout comprendre, ces désamorcés de la vie, des affres de ce camarade émigré du soleil. Leurs enfants, à leur tour, comprendraient eux-mêmes tout des petits Jacques Berque éventuellement à naître ; et leurs petits-enfants comprendraient mieux encore : il est une forme d’intelligence qui porte intérêt. Elles auraient tout compris, toutes ces générations, et toujours plus finement ; elles auraient tout compris, mais elles ne se seraient pas révoltées, mais elles ne se révoltent toujours pas, mais elles ne se révolteront jamais. Elles comprennent, mais elles cèdent car, au fond, elles ne comprennent pas ce qu’elles comprennent. Jacques Berque, lui, comme ses aînés Paul Claudel et Romain Rolland, s’est révolté. Et cela change tout car cela fait de l’intelligence un ferment d’existence et non pas un passeport pour le confort. Et cela change tout, car cela fait d’un jeune homme un homme et non pas un fonctionnaire du destin. Et cela change tout, car cela produit de l’être, et non pas du néant.
Peut-être l’essentiel de la pensée de Jacques Berque s’est-il formé durant ce séjour parisien d’un an et demi, avant qu’il n’y mette fin subitement et ne regagne Alger sur un coup de tête. Sans doute n’y a-t-il rien de contradictoire dans cette double fidélité à la patrie de ses ancêtres et au pays où il est né, et qu’il aime passionnément. Mais, comme à tous ceux qui se sentent divisés dans leurs origines, il lui faudra, pour vivre, quelque chose de plus que l’appartenance : l’adhésion. « Adhérer est bien plus fort qu’appartenir », écrira-t-il à la fin de sa vie. Or, s’il est des appartenances plus ou moins collectives, ou qui s’en donnent l’air, l’adhésion est toujours personnelle, et d’abord solitaire.
À quoi songe-t-il durant ce séjour ? Du côté de la Méditerranée qu’il a quitté, une société dont il a déjà compris et la grandeur et la souffrance, lourde à la fois d’un passé scellé et d’un avenir tumultueux, fondamentalement liée à la nature non seulement par le territoire mais encore par la culture, et dont il dira qu’au-delà de tout, il la sentait commençante et qu’elle le faisait commencer avec elle. Du côté qu’il vient de découvrir, l’écart terrible, l’insupportable écart entre la certitude que cette vieille terre est habitée par le sens et l’évidence qu’elle est en train de le trahir. D’un côté, un monde qui a des difficultés à naître; de l’autre, un monde qui a des difficultés à ne pas mourir. L’amour ne choisit pas. Le monde où il a vécu sa jeunesse, il faut qu’il naisse ; cet autre, qu’il découvre, il ne faut pas qu’il meure. Passer de l’un à l’autre, physiquement ou par la pensée, lui est une épreuve et un salut. Une épreuve, parce que la distance à quoi contraint cette double appartenance interdit l’illusion, l’anesthésie, les boniments rassurants : à vif, ce mot berquien, tout est à vif. Chaque rive exige qu’il ne manque pas à l’autre, et d’abord qu’il ne lui mente pas. Mais cette épreuve est aussi un salut : une telle exigence protège des haussements d’épaules fatalistes, des renoncements distingués, des balivernes scientistes, des objectivités salonnardes, des satisfactions de bons élèves, des fanatismes compensateurs, des certitudes en carton, des faux droits, des faux devoirs.
Le passeur des deux rives, disait-on de lui. Mais le passage est en lui-même : c’est cela qui rend sa parole significative. De ce passage, il a d’abord goûté le plaisir ; il en a éprouvé ensuite la douleur, au temps de cet affrontement qu’il avait prévu, compris d’avance, et qu’il aurait tant voulu empêcher. Ce qui l’écartait du désespoir, c’était la certitude que l’affrontement ne serait pas le dernier mot ; qu’il était lui-même, à sa manière, si terrible qu’elle fût, la continuation du dialogue. Ce pressentiment l’écarte des préoccupations ordinaires. Au sens le plus immédiat, le plus physique du mot, il est un témoin de l’espérance ; son sort personnel est lié à la relation entre les deux rives. À ce niveau d’implication et de conscience, on ne transige pas, on ne mâche pas ses mots. Parle-t-on, au Maroc, de l’ordre de la colonisation ? « Le vrai ordre ici serait que nous n’y fussions pas.” », répond-il dans son fameux rapport de 1946.
La tension qu’il subit du fait de ce grand écart, hors de lui et en lui, en même temps qu’elle l’expose constamment, lui est une immense chance de renouvellement. Chacune des deux rives, en lui, est une invitation à vivre adressée à l’autre : tout à la fois altercation et appel. « Vous avez vu dans la décolonisation “un rebond de la Terre”, lui demande Christian Dedet dans une interview de 1979 ; ce schéma est-il spécifique des Arabes ou serait-il plus général ? En particulier, pourrait-on le voir réutilisé à l’intérieur de nos sociétés occidentales quand l’uniformisation planétaire aura dépassé le seuil du tolérable ? » Jacques Berque prend soin de reformuler la question avant d’y répondre : « Le sort des Arabes diffère-t-il des autres ? Non. Il ne diffère ni de celui d’anciens autres colonisés, ni du nôtre. Nous avons à nous forger des personnes de dépassement. »
Ce propos de Jacques Berque est de grande importance. D’une part, nonobstant leurs différences, il assigne aux deux rives une perspective commune. D’autre part, il s’oppose radicalement à l’idée, de plus en plus répandue en Occident, selon laquelle il n’est plus ni raisonnable ni possible de rêver de changer le monde, et qui assigne désormais aux citoyens des pays riches, comme à ceux des pays pauvres, le seul devoir de gérer et d’organiser une société dont les règles sont fixées par la production et la consommation et par les contraintes externes et internes qu’elles imposent.
La condition de ce dépassement est donnée dans sa dernière leçon au Collège de France : « L’angoisse de la personne et du groupe nous apparut comme la tête chercheuse de l’action collective. » Se dépasser, c’est affronter l’angoisse. L’Occident fait le contraire. Il élude l’angoisse de plus en massive qu’il accumule dans les consciences et dans les cœurs et qui, à la manière du cadavre de la pièce d’Eugène Ionesco, Amédée ou comment s’en débarrasser ? grandit au fur et à mesure du zèle qu’on déploie pour la dissimuler. Combler le vide que crée cette angoisse, l’Occident ne sait le faire qu’en y précipitant les produits de cette angoisse : non seulement ils ne guérissent rien, mais ils surinfectent le mal. « Pour beaucoup de sujets, écrit sobrement Jacques Berque, l’extérieur est devenu un intérieur. »
La culture, le plus souvent, n’est elle-même qu’une activité d’élusion. Collectivement, la célébration de la puissance, le rêve d’un progrès infini, la fuite en avant. Individuellement, le choix du conformisme pour se protéger contre l’angoisse de la solitude. C’est ainsi que se détériore la relation fondamentale entre la personne, la société et le monde. C’est ainsi que tout devient faux, même le vrai. Et c’est à ce jeu malsain et masochiste que Jacques Berque oppose la définition de la culture qu’il n’a cessé de retoucher et de peaufiner durant ses dix dernières années : « La culture, c’est l’instance d’une société en tant qu’elle se cherche un sens et se donne une expression. »
L’oasis, l’antre, la grotte, ces lieux qui sont à la fois recours et points de départ, sont fréquemment évoqués dans l’œuvre de Jacques Berque. C’est à propos de l’oasis qu’il pousse le plus loin la métaphore : « La vérité de l’oasis n’est autre que le geste initial de l’homme créant l’irrigation dans le désert, organisant l’échange entre le terroir, le végétal et le groupe. Elle est cet échange même : or on voit bien qu’il s’était interrompu… Il faut donc détruire la tradition fausse pour rétablir la continuité vraie. L’histoire est un retour aux à vif. Et ce retour n’est possible que par une méthodique destruction. »
Il y a dans ces lignes comme un résumé de la pensée de Jacques Berque, et également une belle illustration de son existence. Nous ne transformons le désert, le désert de la nature, le désert de l’esprit, le désert du cœur que par les retrouvailles que nous célébrons avec les autres, avec la nature, avec le monde. C’est cet échange même qui fertilise la totalité du monde et, avec elle, chacune de nos sociétés, chacune de nos existences. Pourtant, depuis deux siècles environ, en dépit de tous les progrès décisifs qu’on peut recenser, cet échange se trouve menacé. Il s’est interrompu, sinon rompu. La continuité vraie a laissé la place à une tradition fausse : les valeurs ne signifient plus héritage et permanence, mais utilité immédiate et bricolage. Rétablir cet échange, ce n’est pas revenir à quelque hypothétique âge d’or ; c’est réfléchir sur l’instant où le fil s’est rompu, se retrouver dans la nudité de l’à vif. C’est cesser de tricher. C’est refuser ce que nous ne pourrions accepter qu’avec une résignation discoureuse. C’est ne pas nous contraindre à tisser en nous-mêmes, avec une lâcheté fatiguée, une contrefaçon de destin. Le mouvement par lequel nous reconstruisons la continuité vraie et nous détruisons la tradition fausse procède de la même analyse, du même désir, de la même joie créatrice. « La nouveauté apparaît d’abord, écrit l’homme dont nous voulons nous souvenir aujourd’hui, comme la fin d’un monde. »
Le choix est clair ; les propagandes qui nous harcèlent, surtout celles qui se réclament trop facilement de la démocratie, ne parviendront pas, en fin de compte, à le brouiller : ou bien nous détruisons de nos mains les « ciments pétrifiés » des sociétés, des cultures et des consciences, ou bien nous entrons dans un mouvement de mort. En ce sens, l’Occident a à se décoloniser de soi-même, décolonisation qui, comme celle des peuples naguère colonisés, ne peut se faire que par un surgissement individuel et collectif qui est aux antipodes de ce que proposent, ou imposent, les logiques de la communication. L’expression des citoyens est la condition sine qua non de cette sorte de décolonisation ; cela, non seulement dans les pays riches, mais aussi dans les pays pauvres. Elle consiste beaucoup moins dans les réponses que donnent les citoyens aux questions posées par des manipulateurs que dans leur libre production d’idées, dans leur imaginaire, dans leur désir, dans leur perception simple et profonde du monde où ils vivent. « Organiser, comme le préconise Jacques Berque, l’expression et la déstabilisation », c’est donner à chacun et à tous l’occasion de se réintégrer, de retrouver « leurs signes et leurs choses », c’est-à-dire créer les conditions de la paix ; c’est reconstruire des passerelles entre l’intérieur et l’extérieur, entre les contenus et les contenants.
Car si l’Occident élude, s’il triche avec le fondamental de l’angoisse, propédeutique de toute liberté, il triche aussi, par voie de conséquence, avec les apparences elles-mêmes. Les Occidentaux ne regardent plus le monde avec « la fixité calme et profonde des yeux » ; ils projettent sur les apparences les lourdes constructions que leur suggère une inquiétude non affrontée. Pas plus le fond ne livre son véritable sens que les apparences ne déploient leurs véritables suggestions. Le meurtre de l’intériorité et le meurtre de l’imagination sont les deux faces du même crime. On tente de faire de la forme un message lisible par les seuls savants habilités ; mais, à chercher le sens qui justifie, on perd celui que suggère l’évidence ; à donner à l’action trop d’objectifs, on la châtre de son élan naturel. Il est significatif qu’un journal comme Le Monde ait cherché, au plus fort de la guerre d’Irak, à faire croire que l’équipe au pouvoir aux États-Unis brillait par sa culture et ses dimensions intellectuelles. Comme s’il était devenu impossible d’appeler sottise la sottise.
Ainsi Jacques Berque tente-t-il de sauver à la fois le fondamental et l’apparence, et surtout leur rapport dialectique, source de toute existence. C’est que la fin de la métaphysique serait nécessairement aussi, à brève échéance, celle de la poésie. Pas d’intelligence qui ne soit aussi étonnement, élargissement de la sensibilité, gratitude. L’analyse n’est jamais le dernier mot de rien : « Et si le vivre, se demande Jacques Berque, était exotique à ce qui l’analyse, le conditionne ou le suscite? Quand j’en poursuis l’analyse jusqu’aux sous-sols, je n’ai fait au mieux qu’en découvrir les pilastres superposés. Mon doute devrait commencer lorsqu’il s’agit de parcourir en sens contraire ces studieux étagements, lorsqu’il s’agit de remonter des sous-sols jusqu’aux jardins suspendus de Babylone où s’agite la grandiose et fragile existence des hommes. »
De toutes les façons possibles, et dans tous les domaines, le combat doit être engagé entre l’esprit de relation et la tentation de sclérose : solitude solidaire contre isolement, liens libres contre indépendance, créativité contre interprétation, mystère qui éclaire contre secret qui opacifie, sens du destin personnel contre sécurité plate, affirmation et invention contre réponse programmée, etc. Combat où sont engagés les individus, mais naturellement aussi les sociétés, les uns et les autres se nourrissant réciproquement de leur authenticité. Ainsi autour de ces Méditerranées que Jacques Berque disait nombreuses à la surface de la terre ; ainsi, en particulier, autour de celle qui relie nos deux rives. Si l’urgence est désormais la décolonisation de l’Occident, en quoi l’Orient peut-il l’aider dans cette aventure ? Berque répond ainsi : « Que nous donnent les pays d’Orient ? Les Orientaux et, au premier chef, les Arabes, eh bien ! ils nous donnent leur colère. »
(25 juin 2004)