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Jacques Berque, ce clandestin officiel

Intervention au colloque « Jacques Berque, artisan du dialogue des civilisations »
(Collège des Bernardins, 5 octobre 2017) 1

Nous parlons aujourd’hui d’un opposant. D’un opposant amical, d’un opposant généreux, d’un opposant qui ne cesse de proposer. Mais d’un opposant.

Alors que nous préparions un livre d’entretiens, Jacques Berque me disait en 1992 : « Ma vie tout entière a été une vie oppositionnelle, depuis mes vingt-deux ans où je me révoltais contre la Sorbonne jusqu’à mes quatre-vingt-deux ans où je m’oppose à la politique officielle de mon pays. 2 » Et encore : « Je n’ai pu, toute ma vie, me poser que sous les différentes formes de la négativité : l’opposition, l’altérité, l’altercation, l’ambiguïté, la métamorphose, je n’ose pas dire la dialectique puisque c’est trop démodé 3 ! »

À la même époque, dans un document alors inédit qu’il me communiquait, il précisait : « Aussi bien l’Occident, qui m’a principalement formé, je ne le conçois plus à part de cela qui lui fait face, et lui répond, et le contredit et postule avec lui des synthèses. »

Opposant, Jacques Berque l’a été dans toutes les époques de sa vie. Il l’a été à vingt ans, quand les deux petites années qu’il passe à Paris mûrissent son refus des études classiques, mais surtout, comme avant lui des esprits aussi différents que Romain Rolland ou Paul Claudel, sa détestation de la Sorbonne d’alors et, par-dessus tout, du climat de positivisme rance qui étouffe le monde intellectuel. Il l’a été au Maroc – j’y reviendrai – où il affronte sans ménagement, et à ses dépens, toute l’administration coloniale. Sa thèse, elle-même, sur les Seksawa du Haut-Atlas, est une contestation d’un trop facile déterminisme économique.

Opposant, il l’a été durant ses vingt-cinq années d’enseignement au Collège de France, pendant lesquelles il renouvelle la vision de l’islam et du monde musulman tout en faisant entendre une voix dissonante dans les combats politiques de l’époque. La retraite venue, outre une implication constante dans le débat politique qui le conduit, par exemple, à s’opposer sévèrement à la Guerre du Golfe et à servir les causes qu’il croit justes, il publie une traduction du Coran qui est immédiatement saluée comme un « génial attentat ».

Je voudrais donner idée de l’homme que j’ai rencontré à Tunis, en décembre 1968, au congrès de l’Association des Universités entièrement ou partiellement de langue française, l’Aupelf. « En 68, disait-il justement, nous n’étions pas en 68 4. » Et, en ce sens, ce jour-là, Tunis, elle aussi, était plus que Tunis. Je me rappelle à quel point j’ai été frappé par la disponibilité souriante de Jacques Berque. La langue française a raison de donner au mot hôte un double sens. Berque était l’hôte de la Tunisie mais, d’une certaine manière, il était lui-même l’hôte qui accueillait les pensées, les projets et les questions de chacun.

Il ouvrit le congrès par une éblouissante conférence sur l’éducation qui me fit sentir ce que peut être une érudition habitée. Et j’admirais sa manière de faire rire son public quand il invitait ce parterre de recteurs, de doyens et de grands professeurs à admettre qu’ils appartenaient soit à la catégorie des fils à papa, soit à celle des forts en thème, quand, du moins, comme on dirait aujourd’hui, ils ne cochaient pas les deux cases.

Un hasard un peu arrangé me fit être son voisin dans l’avion du retour. La conversation commença par une série de variations sur la forme du nez de l’hôtesse de l’air qui préluda, le plus naturellement du monde, à de savantes considérations sur l’esthétique arabe. Mais, l’écoutant parler, une chose, surtout, me frappait. Il s’exprimait en savant, mais son langage était allusif. Il y avait son propos et autre chose que ce propos : des traces, des signes qui lui donnaient une formidable actualité. Il n’évoqua pas directement les événements que nous avions vécus en Mai, ni le séisme qu’ils avaient provoqué dans les consciences, y compris en celles qui s’en doutaient le moins. Et pourtant, la tonalité particulière de Mai 68 était présente dans sa parole. À tel point que je trouvai naturel de demander à cet inconnu ce qu’il dirait à un homme de trente-cinq ans qui n’avait pas été sourd aux événements et qu’ils avaient laissé dans la perplexité. Il me regarda en souriant. « Augmentez votre poids spécifique », me répondit-il.

Je venais, sans le savoir, d’éprouver la méthode intellectuelle de Jacques Berque. Je le compris vingt-quatre ans plus tard quand je l’interrogeai sur le sujet. Il me fit une double réponse. Un vers de Victor Hugo, d’abord : « La fixité calme et profonde des yeux ». Puis une allusion à Rousseau, dont il se sentait proche : « La méthode d’Émile, m’expliqua-t-il. Les idées les plus simples, les idées qui montent de la nudité des situations, et de soi-même en face de ces situations 5. » L’attention, l’attention pure, sans intention, celle qui refuse toute instrumentalisation. Favorisée, à coup sûr, par la paix et l’abandon confiant que propose la nature, par le soleil d’Algérie, par la contemplation de la mer, par la surabondance et la diversité de la vie, par le souvenir des quatre langues qui résonnaient dans la cour de l’école de Frenda.

Trois moments berquiens

Je souhaite donc proposer d’abord trois moments berquiens, un souvenir et deux références. Ils tenteront de saisir la pensée de Jacques Berque dans son mouvement. Ce ne sera là qu’un croquis. Complet, de toute façon, n’est pas un mot du vocabulaire de Berque.

Un souvenir de Saint-Julien-en Born, d’abord. Quand nous y préparions dans sa maison familiale un livre d’entretiens auquel il eut la belle idée de donner pour titre Il reste un avenir, nous allions souvent, en fin de journée, nous promener au bord de la mer, sur la plage voisine de Contis. Ce jour-là, il me confia un instant de son enfance qui lui avait été pénible. Ses parents, je le savais, avaient commis, aux yeux de la bourgeoisie d’Alger, le crime de mésalliance. Sa mère, immigrée espagnole, était loin d’avoir le statut de son mari, Français de France, fils d’officier supérieur, et promis à une belle carrière dans l’Administration coloniale.

Je ne sais de quelle amertume sa mère était ce jour-là envahie mais, quand elle vit son petit garçon plongé, comme d’habitude, dans un livre, elle ne sut pas retenir son ironie. « Monsieur se cultive », lui dit-elle. Ce passé, de toute évidence, n’était pas passé. J’en fus étonné, un peu peiné. Puis autre chose m’apparut. Le chemin de ce souvenir pénible décrivait ce que serait l’ambition intellectuelle de Jacques Berque. Peu à peu, les différents plans de cet incident ou, pour parler comme lui, ses étagements, ses sortes, s’étaient rapprochés, toute cette diversité unificatrice qui nous constitue en êtres humains s’était révélée à lui. Cet accès de mauvaise humeur avait dû, d’abord, lui sembler incompréhensible, et même injuste. Mais ensuite, sans doute, au fur et à mesure que sa mère devenait à ses yeux autre chose que sa mère, au fur et à mesure que son histoire lui devenait lisible, quand il commença à déchiffrer la famille, la société, l’Algérie d’alors et ses lourds conflits silencieux, quand le monde lui révéla une cruauté tellement plus cruelle, l’incident prit une tout autre dimension et un tout autre sens, même si la peine n’en fut pas entièrement effacée.

Nous voici peut-être arrivés au cœur de la manière de Jacques Berque. Il y a gros à parier que le souvenir de cet incident familial ne le quitta pas de sitôt. Et c’est peut-être en réfléchissant à ce petit événement ou à d’autres de la même sorte, en en découvrant peu à peu toutes les dimensions, tous les aspects, qu’il eut l’idée de ce que Paul Klee appelait la « cofluidité des secteurs de la vie », que s’affirma dans son esprit cette volonté d’authenticité large qui nous conduit à reconnaître et à accepter les empilements de plans qui nous constituent, dans la recherche singulière, toujours singulière, universellement singulière, des liens secrets ou mystérieux qui les relient. L’injuste ironie maternelle l’avait ainsi conduit, à sa manière, à prendre conscience de ces dénivellements dont nous sommes faits, qui nous installent à la fois dans notre indépassable solitude et dans notre relation aux autres, à tous les autres, à chacun des autres. Peut-être la force de ce souvenir a-t-elle contribué à l’empêcher de céder à ce mal moderne qu’il appelle l’élusion, à cette négation et à ce refus sur lesquels aucune construction n’est possible, ni celle du monde ni celle de soi-même, et qui conduit à la lugubre accumulation de fusions et de confusions que nous voyons triompher dans cette modernité hagarde à laquelle Jacques Berque, il faut bien le comprendre et l’accepter, s’oppose radicalement, de toutes ses forces et par toutes ses fibres.

Le deuxième moment berquien m’est fourni par un court extrait d’un article, L’algébrique et le vécu, paru dans la revue Diogène en 1974. Le voici : « Et si le vivre était exotique à ce qui l’analyse, le conditionne ou le suscite ? Quand j’en poursuis l’analyse jusqu’aux sous-sols, je n’ai fait, au mieux qu’en découvrir les pilastres superposés. Mon doute devrait commencer lorsqu’il s’agit de parcourir en sens contraire ces studieux étagements, lorsqu’il s’agit de remonter des sous-sols jusqu’aux jardins suspendus de Babylone où s’agite la grandiose et fragile existence des hommes… 6 « 

Cette fois, ce n’est pas de l’individu qu’il s’agit, mais de la société. Apparemment, là aussi, on retrouve niveaux et étagements. Pourtant la différence est gigantesque. À parler vrai, la société n’a pas d’existence. C’est une construction, une abstraction, peut-être une supposition, une hypothèse. La société n’est personne, elle est faite de traces, de souvenirs, d’archives, de discours. Sa réalité nous glisse entre les doigts au fur et à mesure que nous tentons de la saisir.

Ce passage me semble un admirable exemple de la méthode berquienne. Émile et Victor Hugo nous y attendent. Il nous faut, pour regarder la société, « la fixité calme et profonde des yeux. » Vit-elle, la société ? Elle n’est vivante que de la vie des humains. Alors, faut-il l’analyser ? Analysons-la. Faut-il la sociologiser ? Sociologisons-la. L’archéologiser ? Archéologisons-la. Mais plus nous voulons l’objectiver, plus elle nous échappe. Un peu, sans doute, comme l’enfance, comme notre enfance : non seulement les souvenirs que nous en retrouvons ne nous la restituent pas, mais ils la pétrifient. Nous voyons la société comme nous voyons l’enfance : dans le rétroviseur. Si notre enfance existe vraiment quelque part, c’est en nous, vraiment en nous, si vieux que nous soyons, de si loin que nous la voyions. L’enfance et la société ne se constatent pas. Elles n’existent réellement que dans le mouvement qu’elles suscitent en nous.

Ainsi les mah’ârem dont parle Jacques Berque, ces friches qui entourent le territoire agricole du campement marocain, et qu’il est interdit de labourer sous peine de sanctions. Elles sont le lieu, dit-il superbement, de « l’indéfriché et de l’indéchiffré ». D’un côté, le site agricole « où l’on organise, où l’on définit de soi-même », de l’autre la virginité des friches : illustration vivante du dialogue de la raison avec la nature, de l’activité économique avec ce qui la permet et la dépasse, du projet de l’esprit avec la « vivace racine », la « chose originelle ambiguë », les « bases ». De même, il n’est pas de réflexion qui vaille sur la société, c’est-à-dire sur la vie des hommes ensemble, qui ne plonge d’abord dans l’indéchiffré et dans l’indéfriché. Non pas par l’invention perverse de quelque démarche ésotérique ni par quelque prétention idéologique stupidement totalisante. Bien plus simplement. Dans l’évidence intellectuelle qu’une société ne fait jamais que continuer de commencer, que nous ne pourrons jamais la saisir autrement que dans la logique de son commencement absolu et donc par notre propre ouverture, par notre propre porosité au mystère, à l’inconnu, à l’infini. Car nous commençons, nous aussi, avec elle. Et l’authenticité, ce n’est pas « l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. »

Le troisième moment que je veux évoquer, c’est cette longue aventure marocaine de dix-neuf ans, entre 1934 et 1953, chargée de découvertes et de combats, qui lui fournit deux occasions majeures de s’opposer frontalement à la politique française. Chercher dans cette opposition je ne sais quelle surdétermination idéologique ou je ne sais quel parti pris politique serait un contresens. Quand, en 1946, il entre dans la contestation et quand, en 1953, il renonce à ses fonctions d’administrateur, Jacques Berque ne se doute pas un instant qu’il deviendra un jour le théoricien de l’indépendance des peuples autrefois colonisés. Pas plus que Francis Jeanson, que j’ai eu la chance de bien connaître lui aussi, n’imaginait, quand il décrivait les traitements auxquels étaient soumis ceux qu’on nommait alors les Indigènes ou les Musulmans, qu’il aurait un jour à porter des valises. L’un devant le spectacle de la misère et de la honte, l’autre confronté à l’absurdité d’une politique devenue un simulacre arbitraire, mettent en œuvre la méthode d’Émile. Ils proclament « les idées les plus simples, les idées qui montent de la nudité des situations, et de soi-même en face de ces situations. »

1946, c’est le coup de semonce. Jacques Berque écrit un mémoire qu’il intitule « Pour une nouvelle politique de la France en Algérie » et qu’il a l’imprudence de diffuser généreusement. On y lit ceci : « Il n’y a plus pour nous au Maroc de solution dite de bon sens, de calme ou de prétendu réalisme, comme il y en avait encore il y a dix ans. L’effraction, l’aventure à certains égards, à coup sûr l’audace, le risque, l’effort d’imagination ou de volonté nous ouvrent la dernière voie. Cette voie n’est peut-être pas celle de l’ordre, de cet ordre apparent dont nous faisons désormais notre seul argument, notre seule raison d’être. Suprême erreur ou suprême hypocrisie, le vrai ordre ici serait que nous n’y fussions pas 7. »

On sait la suite. Jacques Berque est envoyé dans le Haut-Atlas, dans le poste sous contrôle militaire d’Imintanout. Il y travaillera à sa thèse sur les Seksawa, dans laquelle il montre que la créativité et la volonté humaines fondées sur le projet constituent le moteur le plus profond et le plus efficace de l’action. Jacques Berque restera six ans à Imintanout puis, en 1953, quittera définitivement l’Administration coloniale. Évoquant ce départ dans les Mémoires des deux rives, il écrira : « Vrais ou faux, les prestiges ne jouaient plus. Servir devenait inutile ou nuisible 8. » Une dernière phrase qui, selon moi, pourrait être méditée dans toutes les grandes écoles si l’on y enseignait que le destin d’un peuple et l’âme d’une nation rendent souvent grotesque et parfois honteuse la puérile dévotion à un corps.

L’homme est à déployer

Pour Jacques Berque, l’homme est quelque chose qui doit être déployé et non pas, comme le proclamait Nietzsche, surmonté ou dépassé. Et ce déploiement, comme nous venons de le voir dans deux exemples choisis dans des ordres différents, est l’autre face d’une intériorisation. Là se trouve la racine de son optimisme, fait de confiance et d’affrontement. L’enfant qui subit la brusquerie maternelle et la met peu à peu en relation avec des réalités plus vastes fait du même coup l’expérience du monde et l’expérience de lui-même, s’intériorise en même temps qu’il se déploie. Connaissant mieux sa mère, il se connaît mieux lui-même, et la réciproque jusqu’à l’infini, comme si l’ouverture appelait la bienveillance et la bienveillance l’ouverture. De la même manière, le citoyen qui s’affronte à sa société, même s’il désire son bien et parce qu’il le désire, découvre en lui un niveau de liberté qui, en même temps qu’il l’élargit, enrichit l’expérience de cette société. Dans les deux cas, nous pouvons parler d’authenticité, non pas comme d’un signe hypocritement nostalgique adressé à un passé puérilement idéalisé, mais comme de l’attitude la plus créatrice et la plus réaliste qui soit, celle qui nous place, sans aucune possibilité de fuite ni d’élusion, en face de nous-mêmes, en face d’un autre ou des autres, en face du monde. Celle qui, selon le vœu de Jacques Berque, forge en nous des personnes de dépassement.

Je lui ai demandé un jour ce qu’il pensait de la convivialité, mise à la mode, durant les années soixante-dix, par l’œuvre d’Ivan Illich. Il me répondit : « Une gentille couronne mortuaire. » Il voulait dire, je crois, qu’une proposition morale, si sympathique qu’elle fût, et celle d’Illich l’était, ne saurait être prise en considération si, ayant renoncé à changer un état de choses, elle se contentait de le saupoudrer de ses excellentes intentions. Parlant ainsi, Jacques Berque se montrait fondamentaliste au seul sens où il acceptait de l’être : il choisissait d’aller à la racine des choses. Je ne fus donc pas surpris par sa réponse. Mais aujourd’hui je songe avec perplexité à ce qu’il me dirait si je l’interrogeais sur les absurdités du management, sur l’obsession de la compétition, sur la manie du contrôle et de la surveillance, sur ces valeurs qu’on fabrique comme des gaufres et dont on nous farcit la conscience, sur ce savoir-être que des niais mégalomanes prétendent imposer à la terre entière, sur cette morale plate et servile dont veulent nous tartiner des responsables sans culture ni imagination. Je sais bien ce que Jacques Berque y verrait : des feuilles pourrissantes tombées de la couronne mortuaire de la convivialité. Et il ne trouverait rien de plus consistant dans ce pâlichon vivre ensemble que nous psalmodient à l’unisson des sacristains sans doute plus télégéniques que ceux de ma jeunesse et des chaisières certes moins moustachues, mais les uns et les autres, à l’évidence, moins désintéressés et, finalement, moins crédibles encore que leurs dévots prédécesseurs.

Devant ces simulacres, sa réaction serait prévisible. L’histoire, il n’a cessé de le répéter, est pour lui un « retour aux à-vif », c’est-à-dire aux situations qui, d’une manière ou d’une autre, mettent en présence du fondamental et de l’historique et, par là, somment l’être humain d’être ce qu’il est vraiment. Ce qu’il appelle la « tradition fausse », et qu’il oppose à la « continuité vraie », c’est la tentation – et la tentative – d’éluder cet affrontement, cette exigence de dépassement. Inutile d’insister sur l’éclatante modernité de cette dialectique, nous la voyons continuellement à l’œuvre. Et impossible de nous y dérober : nous sommes embarqués.

La tradition fausse, c’est la tyrannie de la répétition, elle fabrique des domestiques et des esclaves volontaires. La continuité vraie, c’est quand chaque matin périme et renouvelle en l’approfondissant le matin de la veille. La tradition fausse, c’est quand la liberté radote. La continuité vraie, c’est quand elle se cherche en balbutiant. La tradition fausse, c’est la vanité de savoir déjà. La continuité vraie, c’est la grâce de chercher toujours. La tradition fausse, c’est la satisfaction. La continuité vraie, c’est le désir. La tradition fausse, c’est l’objectif. La continuité vraie, c’est le projet. La tradition fausse, c’est le désordre établi. La continuité vraie, c’est le désordre créateur. La tradition fausse, c’est l’identité comme explication et justification. La continuité vraie, c’est l’identité comme référence et élargissement. La tradition fausse, c’est le slogan. La continuité vraie, c’est le signe. La tradition fausse, c’est la propagande. La continuité vraie, c’est le parler ouvert de Montaigne, celui qui « ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. »

Face au monde moderne

Les antithèses de cette sorte, j’ai eu tout loisir de les accumuler quand j’exerçais dans les entreprises mon métier de formateur indépendant tout en fréquentant assidûment l’œuvre de Jacques Berque. D’autres auteurs pouvaient m’aider dans ma réflexion mais aucune pensée n’épousait mieux que la sienne la réalité que j’avais sous les yeux, n’en révélait mieux la logique, n’en explorait mieux les souterrains et ne proposait, pour la dépasser, de plus fortes et plus amples perspectives. La pertinence de ce discours d’orientaliste et d’islamisant, quand on l’appliquait à la société française, m’étonnait. Je dus attendre les années quatre-vingt-dix pour apprendre que Jacques Berque avait sérieusement envisagé, après 68, de consacrer une bonne partie de son temps à ce qu’il appelait un « aggiornamento de la culture occidentale ». En partageant ses efforts entre l’Orient et l’Occident, il pensait contribuer plus efficacement encore à leur dialogue. La publication de L’Orient second avait été le premier pas dans ce sens. Mais ce livre eut peu de succès. De toute évidence, une fois retombée la fièvre de 68, personne ne voulait prendre le risque de la faire monter à nouveau. Edgar Faure avait réformé. Prestidigitateur funeste, disait Jacques Berque.

Je n’ai cessé, pendant des années, de confronter sa pensée à ce que j’entendais, voyais, comprenais et parfois suscitais dans les entreprises. Au fur et à mesure que j’avançais, je sentais que cette étude un peu sauvage dépassait de beaucoup l’univers du travail. Certains textes totalement étrangers aux soucis des managers me donnaient le sentiment de toucher à l’à-vif de notre société. C’était le cas, notamment, de six lignes que j’avais trouvées dans le préambule de L’Orient second. Je les récitais souvent aux stagiaires, parfois aussi aux grands dirigeants : « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche ? Alors le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances 9. »

Chacun en était touché à sa manière. Les dirigeants refusaient ce texte comme le cheval l’obstacle. Les stagiaires l’écoutaient en silence et le commentaient peu, mais il faisait des ronds dans leur tête et leur cœur. Par quatre aspects au moins il était, dans l’entreprise, un intrus. Par la langue, d’abord, par quoi tout commence, haute, souveraine, imagée, le contraire du charabia performant des technocrates. Par son sujet, ensuite, le rêve, entièrement proscrit en ces lieux d’efficacité réaliste, et qui lui conférait un air d’obscénité à l’envers. Par le ton, bien sûr, par cette largeur, par cette liberté qu’il s’octroie de circuler du passé à l’avenir mais aussi, ce que ne peut supporter la féroce pudibonderie des puissants, à l’intérieur même d’une conscience. Mais, surtout, par le tragique de la dernière phrase, par le to be or not to be qu’elle proclame. On peut envaser sa vie. C’est très facile : il suffit de ne jamais refuser. Il suffit de ne pas « s’affranchir de terribles respects, plus coûteux que des servitudes 10. » 

La conception de l’histoire que développe Jacques Berque, synthèse de plusieurs apports dans lesquels la poésie a largement sa place, n’est pas sans faire penser à celle de Péguy, même s’il n’oppose pas l’histoire des historiens à l’histoire vécue, à la durée historique, mais plutôt l’histoire authentiquement considérée et vécue à celle qui ne le serait pas. Et, par là, il réintroduit une perspective anthropologique fondamentale qui lui fait prendre un grand intérêt aux thèses de Frantz Fanon dont il reconnaît et admire la lucidité. La colonisation, bien sûr, c’est « l’occupation militaire, l’administration directe ou indirecte, l’exploitation avouée, la coercition joviale des empires ». Mais le pire, il le sent, n’est peut-être pas là, mais, plus sournoisement et profondément, dans la « dépersonnalisation de l’individu, des groupes, des classes, des natures. » Une certaine rumeur de silence quand je lisais, dans une entreprise, les six lignes sur le rêve que j’ai citées, ou quand je parlais de leur auteur, me faisait sentir que le pire, en ces lieux, n’était peut-être pas ce dont les travailleurs se plaignaient le plus, la caporalisation hypocrite, le chantage poli, la menace larvée, l’angoisse savamment entretenue, l’inquiétude de l’avenir. Le pire, ou en tout cas le moins supportable, c’était, paradoxalement, ce que je leur mettais sous les yeux. Ils sentaient que cet auteur qui traitait pourtant d’autres sociétés que la leur, s’adressait fortement à eux. Ils en étaient troublés. L’entendre en ces lieux leur semblait parfois déplacé, presque insupportable. Trop de simplicité, trop de largeur, trop de vérité. Propos trop sensible, comme disent les politiques de ce qu’il est opportun d’éluder. Dans chaque salarié, il y avait un Ponce Pilate pour condamner cette inadmissible intrusion. Avec, au cœur, une étincelle de regret, furtive, violente, mais déjà résignée.

Jacques Berque m’a été un formidable allié pour m’aider à comprendre le monde du travail et, au-delà, le monde moderne tout entier. De quoi nous protège-t-il ? De la simplicité, de la largeur, du goût de la vérité. Le salaire, la sécurité, l’image, le statut, ne sont pas les seules protections que demandent les travailleurs à l’entreprise. Ils finissent par lui demander l’anesthésie, ils la lui demandent pour échapper à l’effroyable difficulté de vivre libres dans notre monde, ils la demandent à son écrasante médiocrité, au cynisme de ses méthodes et de ses procédures, au mensonge auquel elle n’échappe jamais, à ce culte de l’argent qui est sa seule réalité, sa seule vérité, et qui l’est plus que jamais quand elle se badigeonne d’humanisme.

Tous ces dénivellements, ces étagements, ces strates que repère Jacques Berque dans la conscience humaine, l’entreprise et le monde moderne les écrasent impitoyablement. Il est naturel que le travail et l’action mènent la danse dans une entreprise, et non pas, bien sûr, la méditation ou l’activité artistique, mais il n’est pas naturel que le travail et l’action dégradent les dimensions qu’ils ont provisoirement déclassées, ou les colonisent. Or, l’entreprise ne se contente plus d’exiger de ses salariés le travail de leurs mains ou de leur esprit auquel elle a droit. Elle exige désormais d’eux l’adhésion de leur conscience et de leur cœur à laquelle elle n’a pas droit, et qu’ils ne peuvent lui accorder que librement, pour autant qu’elle la mérite. En témoignent toutes ces procédures sur lesquels les médias sont infiniment discrets, et qui leur assureraient pourtant une très belle audience s’ils décidaient de les explorer : la liturgie de l’embauche, bientôt confiée à des robots, le rituel morbide de l’entretien d’évaluation, le formalisme kafkaïen de la lettre de candidature, et des légions d’autres âneries dûment validées et constamment améliorées par toutes sortes d’autorités ubuesques.

Et ce rouleau compresseur n’épargne pas davantage les étagements du temps. Ceux-là aussi sont méprisés par l’entreprise comme ils l’étaient par la colonisation. L’entreprise n’engage pas des personnes humaines porteuses d’une histoire et d’une expérience, elle achète ou loue des compétences. Elle escamote le passé des êtres, elle prétend constituer pour eux un présent absolu, une référence transcendante. Et, par là, elle rend toute authenticité impossible, elle incarcère la liberté humaine dans une intemporalité truquée où l’avenir n’est plus qu’un déjà passé. Elle regarde le monde comme s’il était une sorte de parc d’attractions dont il faudrait essayer tous les manèges et, pour cela, raisonner comme ce marmot assis au milieu de ses jouets, qui les serre contre lui, et les suce, et les lèche.

Le monde est malade, dirait peut-être Jacques Berque, parce qu’il a peur du srâb, ce presque mirage que connaissent les Arabes du sud, où tout n’est pas imagination, où le vrai et le faux coexistent. Lorsqu’il miroite sur la plaine torride, l’horizon faux et l’horizon vrai y paraissent indissolublement liés. C’est de cette ambiguïté-là, pour eux insupportable, que nous écarte le monde moderne. Parce qu’il a perdu tout accès au langage signifiant. Pas de doute, jamais de doute. Surtout pas d’entre-deux, cette fenêtre sur l’infini. Un discours, un seul discours, émietté, adapté de toutes les façons possibles à toutes les situations possibles, à toutes les catégories possibles, à toutes les résistances possibles. Se demander s’il est vrai ou s’il est faux, c’est ne rien comprendre à ce film lugubre : tout ce qui compte, c’est que ce discours soit unique, efficacement unique. Même s’il est changeant, cyniquement changeant et contradictoire. Comment s’en étonnerait-on? Les gens qui parlent ainsi ne distinguent plus le contraire de l’identique. C’est pourquoi, s’il est naïf de penser que le monde moderne nous fourgue ses divagations pour nous persuader de sa vérité, il est tout aussi naïf d’imaginer qu’il veut nous faire valider son mensonge. Le monde moderne ignore la vie, c’est un infirme volontaire qui veut imposer son infirmité, qui s’est interdit d’accéder au vrai comme au faux. Il ne connaît ni l’un ni l’autre parce que, les connaître, c’est savoir qu’on n’est jamais vraiment ni du côté de l’un, ni du côté de l’autre. C’est se reconnaître hésitant et inachevé, mais savoir qu’on va en appeler de cette hésitation, qu’on va questionner cet inachèvement. Le monde moderne ne veut plus de faiblesse parce qu’il sait que la faiblesse, dans un cœur d’être humain, renvoie, via l’espérance, à la vie. Le monde moderne veut être tout, toute sa violence est là, et toute sa sottise. Lui, tout, tout de suite, partout, malgré tout, par tous les moyens : voilà ce qu’il inscrit sur les murs de la prison où il s’est enfermé et où il a besoin de nous enfermer jusqu’au dernier. Et dont nous avons besoin, nous, et dont nous avons raison, nous, de vouloir sortir.

Le monde où nous vivons ne sait plus rien de cet homme affronté au srâb dont Jacques Berque décrit la marche anxieuse parmi les lacs illusoires et le reflet des palmiers. Coincé dans son simplisme carcéral, il ne peut concevoir que le srâb soit à la fois l’ami et l’ennemi, que le marcheur « risque ainsi de perdre sa route » mais qu’il « n’irait pas loin s’il n’était guidé par cette fraîcheur des yeux 11. »

J’ai raconté un jour à Jacques Berque ce que m’avait dit David Rousset, un soir de mai 68 où nous nous étions rencontrés dans une réunion. Il sortait de l’Élysée où il avait été appelé par le général de Gaulle. Ils avaient parlé de la France, et du monde. Dans un style militaire et un vocabulaire que ma banlieue natale n’eût pas désavoué, le Général avait esquissé une sorte de bilan de ses combats. Londres, la Résistance, la victoire, la décolonisation, la terrible Guerre d’Algérie : rien n’avait été facile, mais on n’avait pas sombré. Puis il avait regardé David Rousset droit dans les yeux. « Contre le fric, Rousset, on ne gagnera pas. » Jacques Berque avait hoché la tête, lentement.

L’inchoatif

Un terme de grammaire qui lui était cher : l’inchoatif. Quand on nous appelle, nous disons je viens, mais nous ne venons pas encore, nous allons venir. Dans l’esprit de ceux qui nous attendent, durant ces instants, il se fait comme un vide, un écran noir. La mer des images se retire de leur conscience, les laisse aux prises avec des impressions ordinaires, vagues, anonymes : le tuf, les bases, les racines, l’açâla. Moment de singularité absolue et de présence au monde comme jamais. Ils sont dans l’inchoatif. Non pas dans le lâcher prise, comme disent les bonimenteurs : un instant, l’attente leur rend l’avenir, ils reprennent les vraies commandes du vrai navire, ou se disent que ce ne serait pas impossible.

« Il faut organiser l’expression et la déstabilisation », écrivait Jacques Berque dans l’Orient second. Mais l’expression n’est pas un numéro de cirque. L’expression n’est pas le crachat de soi-même dans les médias. S’exprimer, ce n’est pas déverser des confidences arrangées, s’émouvoir de son émotion et repartir avec sa poubelle vide. L’expression est un remuement des intérieurs, peu importe s’il est prometteur ou inquiétant, une construction dont on est le terrain plus que l’architecte, qu’il faut saisir, dit Berque, « dans ce qu’elle met à jour, dans ce qu’elle révèle de profond et de souterrain ». L’expression est inchoative. Elle a commencé avant de commencer et ne finit pas quand elle finit. C’est une aventure, pas un rôle. Un affleurement permanent. Une présence au monde, sans doute, mais seulement si c’est une présence à soi : sinon, si haut qu’elle s’égosille, si fort qu’elle s’indigne, si chaud qu’elle s’exalte, c’est Guignol, ou Tartuffe.

Je ne m’étonnais pas d’entendre Jacques Berque parler d’expression. Sous sa plume, la déstabilisation, par contre, m’intriguait. Il me répondit ceci : « La déstabilisation fait sauter ce que Fourier appelait déjà les « ciments pétrifiés » de la civilisation. Toute organisation sociale, toute bâtisse, produit des « ciments pétrifiés » que des pousses plus vivaces doivent faire sauter pour que la vie jaillisse, quitte à devenir elles-mêmes, par la suite, pétrifications 12. »

Qu’est-ce qui me pétrifie ? Et ces ciments-là, comment les faire sauter ? Et pourquoi toute une société en est-elle à se poser de telles questions ? Qu’est-ce qui la pétrifie elle-même ? Quatre questions urgentes. Il y en a bien d’autres aujourd’hui, dira-t-on, et qui sont loin d’être vaines ! C’est vrai. Mais si ces quatre-là sont éludées, les autres sont sans réponses. Ces questions-là, il faut se les poser à soi-même et les poser à d’autres, bien sûr, mais toujours à des consciences : jamais à des équipes, jamais à des clubs, jamais à des clans, jamais à des gangs, quelque produit industriel, commercial, culturel, politique, scientifique, spirituel qu’ils proposent. Et non pas sur la foire médiatique. Dans les catacombes, dans l’entre deux portes, dans l’entre deux mots, dans l’entre-deux de l’inquiétude. J’avais dit un jour à Jacques Berque qu’il était un clandestin officiel, l’idée lui avait plu. La pétrification commence avec le renoncement, chacun a besoin de porter en lui-même sa clandestinité amicale et ironique, jamais méprisante, toujours intraitable. Les ennemis d’une telle insurrection pacifiquement pointilliste sont aisément identifiables : publicitaires barbouillés de valeurs ou révolutionnaires d’avant-hier, ce sont ceux qui voudraient en prendre la tête.

26 mai 2018

Notes:

  1. Colloque organisé par le Pôle de recherche du Collège des Bernardins, l’Observatoire d’études géopolitiques et le Centre Maurice Hauriou de la Faculté de droit de Paris Descartes.
  2. Jacques Berque, Il reste un avenir, entretiens avec Jean Sur, Paris, Arléa, 1993, p. 108.
  3. ibid. p. 11.
  4. ibid., p. 29.
  5. ibid., p. 209.
  6. Jacques Berque, L’algébrique et le vécu, revue Diogène, n°86, avril-juin 1974, p. 10
  7. Jacques Berque, Une cause jamais perdue, Paris, Albin Michel, 1998, p. 9.
  8. Jacques Berque, Mémoires des deux rives, Paris, éd. du Seuil, 1989, p. 143.
  9. Jacques Berque, L’Orient second, Paris, Gallimard, 1970, préambule.
  10. Jacques Berque, L’algébrique et le vécu, revue Diogène, op. cit., p. 18.
  11.  Voir Jean Sur, Un homme matinal, in Jacques Berque et Jean Sur, Les Arabes, l’islam et nous, Paris, Mille et une nuits, 1996, p. 39.
  12. Il reste un avenir, op. cit. p. 83.