J’allais avoir trente-cinq ans. J’habitais assez loin de Paris. Pour me rendre au collège Sainte-Barbe, où j’enseignais le français à mes élèves de Lettres supérieures, je devais me réveiller tôt. Les événements de Nanterre sont venus à moi par la radio matinale. Dans la journée, je n’y pensais guère ; chaque matin, par contre, je suivais leur progression avec une attention qui me surprenait moi-même. Je ne sais plus exactement quand j’ai commencé à les prendre au sérieux. Ce qu’ils avaient ému en moi d’obscur et d’essentiel, il faudrait un roman pour l’élucider. Des étudiants, je n’avais ni l’âge, ni les préoccupations, ni les idées. J’imagine que ce qui me frappait – j’étais naturellement bien loin de me l’avouer -, c’était la jonction toute nouvelle qui s’établissait entre la réalité politique et la sexualité. Sans doute attendais-je secrètement une collusion de ce genre, qui sortait la sexualité du silence de la vie privée et des problématiques asphyxiantes. Bien au-delà de la question du sexe, mais à partir d’elle, s’ouvrait une perspective infiniment désirable de relations plus simples, moins posées, moins comptables, plus vivantes peut-être, plus profondes.
Au début, à Sainte-Barbe, personne ne semblait beaucoup s’émouvoir. Quand la révolte commença à prendre de l’ampleur, la plupart de mes collègues dénoncèrent avec agacement ce que Charles de Gaulle allait bientôt nommer la chienlit. Les plus à gauche étaient, à ce stade, les plus virulents contre les « émeutiers ». Cela me surprenait, me troublait. Assez éloigné de leurs opinions, je me sentais une sympathie, sinon pour les étudiants de Nanterre, du moins pour ce qui me paraissait sous-tendre leur résistance. Sans faire vraiment de politique, j’avais à cette époque quelques amitiés chez les gaullistes de gauche. J’étais frappé de voir un homme comme Stanislas Fumet, qui n’avait rien d’un agitateur, prendre très au sérieux, et sans rancœur, le mouvement qui se développait ; il y retrouvait l’écho de ses débats anciens avec certains surréalistes.
Mes élèves de Lettres supérieures étaient les enfants d’une moyenne bourgeoisie assez éclairée et classiquement bien-pensante, souvent des fils ou des filles d’universitaires. La plupart parlaient des événements avec une grande circonspection, sans hostilité systématique pour la contestation, mais avec des réserves sur les méthodes de leurs camarades : leur discours restait très prévisible. J’observais, par contre, que certains de ces jeunes gens, qui n’allaient pas, ou peu, sur les barricades, trouvaient dans ce climat d’agitation l’occasion d’une réflexion sur eux-mêmes et sur le monde dont la naïveté ne me faisait oublier ni la sincérité ni la lucidité. Ils étaient deux ou trois à comprendre, hors de toute doxa, hors de toute logomachie partisane, et bien au-delà des questions immédiates soulevées à Nanterre, que cette mise en cause de la « société de consommation » à quoi semblait se résumer tragiquement la supposée civilisation occidentale avait quelque chose d’inaugural, et qu’elle laisserait des traces. Je me rappelle la formule que l’un d’eux avait risquée, et qui m’avait fait sourire : « Nous sommes des cadavres qui marchent. » Quarante ans après, toute ironie usée, il m’apparaît que ce garçon avait raison, et que la complicité collective avec la mort est la plus effrayante passion de notre société et de celles qui lui ressemblent : rien de ce qu’on nous a jusqu’ici proposé ou promis ne nous en a guéris.
Champagne-sur-Seine, où j’habitais, était le siège d’une importante usine Jeumont-Schneider. Je parlais souvent avec des ouvriers ou des cadres qui y travaillaient. J’avais également noué des relations d’amitié avec un syndicaliste CGT très écouté par sa fédération. L’évidence qui ressortait de ces conversations était que le mouvement social de 68 devait sa puissance, et surtout son élan, à l’inspiration qui avait porté, consciemment ou non, les étudiants. C’est au prix d’un formidable contresens qu’on nie ou qu’on occulte cette filiation, si désagréable qu’elle soit aux oreilles positivistes et pragmatiques. Je me rappelle mes conversations avec le syndicaliste admirable qu’était Jean Audin. J’ai toujours au cœur son extrême sensibilité aux ressorts secrets de la contestation. Je l’entends encore en écarter avec humour les excès, les rodomontades, les tirades scolaires, pour mieux en percevoir le cœur secret, l’élan intérieur, l’indicible simplicité. On eût fait injure à cet homme en séparant son action syndicale de cette inspiration-là : privée de cette ressource et de ce sens, il l’aurait jugée aussi insignifiante que l’avidité patronale. Il est infiniment triste que la mémoire des innombrables Jean Audin qui peuplaient, en mai 68, les ateliers et les bureaux, ait été à ce point trahie et vendue.
Mai 68 est pour moi indissociable d’une belle figure injustement oubliée, Henri Hartung. Ce fils de général, petit-fils de banquier suisse, gendre de Wilfrid Baumgartner qui fut ministre des Finances du Général de Gaulle, n’était pas précisément un naïf. Dans les années cinquante, son livre L’Éducation permanente fut l’un des premiers à prôner la formation des adultes. Il en proposait une vision large et profonde, radicalement opposée à l’utilitarisme imbécile où les marchands ont précipité cette institution. En 1968, il dirigeait un institut de formation qui faisait référence. De son bureau du cinquième étage, il régnait sur le grand immeuble qu’il avait acheté près de Montparnasse. Je venais d’animer deux ou trois sessions pour son institut, sans grande conviction. Je me sentais désormais trop proche des contestataires pour continuer à exercer une activité qui me semblait, au moins telle qu’elle était le plus souvent pratiquée, ne favoriser que le « système ». L’époque était assez théâtrale : je voulus faire part de mes analyses et de ma colère à ce M. Hartung lui-même, à qui je n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté. Il m’écouta avec cet air impassible qu’il devait, au moins pour une part, aux traditions indiennes qu’il connaissait parfaitement et qui l’alimentaient. Je me rappelle avoir été assez véhément. Hartung ne manifesta rien. Quand j’eus terminé, il m’annonça seulement, après un silence : « Monsieur, je fais comme vous. Je m’en vais. Voulez-vous que nous allions ensemble au quartier Latin ? » Nous nous levâmes. Quand il passa devant sa secrétaire, il lui lança, comme une évidence : « Madame, si quelqu’un me demande, veuillez dire, s’il vous plaît, que je suis sur les barricades. » La pauvre femme s’étouffa à demi. Je la crus en danger quand, revenant sur ses pas, Hartung ajouta cette utile précision : « Du bon côté, naturellement ! » Cinéma ? Non. Dans les jours qui suivirent, Henri Hartung céda son bel institut, pour un prix symbolique, à l’un de ses collaborateurs, quitta son appartement de la rue de Valois, vendit sa grosse voiture et se retira dans sa maison de Fleurier, en Suisse, où il passa le reste de sa vie à méditer, écrire ses livres et recevoir ses amis. Je conseille vivement la lecture d’un de ses ouvrages, Ces princes du management, le pamphlet le plus direct jamais écrit sur les dirigeants des grandes entreprises.
Les positions fracassantes d’Henri Hartung suscitaient naturellement chez la plupart de ses collaborateurs plus de scepticisme ou de colère que d’adhésion. Ronald Creagh et moi étions les seuls à soutenir ce patron qui se dépossédait lui-même. Tous les trois, nous parlions de tout, et toujours. Le vieux monde était derrière nous, même si nous le disions de façon polie. Sans doute, dans l’exaltation de l’époque, Hartung se montrait-il parfois un peu manichéen et portait-il sur les gens des jugements trop rapides : son intransigeance et sa totale authenticité n’en avaient pas moins le mérite de débusquer les alibis ordinaires. Dans nos efforts désespérés pour inventer une formation digne de ce nom, dans nos interminables discussions avec des grands patrons que la peur rendait plus cyniques que nature, j’ai compris, une fois pour toutes, que le monde économique condamne à la marginalité ou à la clandestinité toute démarche tant soit peu loyale et ouverte.
En mai 68, la rue n’était ni éclatante de poésie ni lourde de passions basses. Les slogans étaient tantôt géniaux, tantôt débiles. La jeunesse étalait sa vigueur, mais aussi sa légèreté ; la sagesse des vieux était toute doublée de conformisme frileux. La société parlait à s’en soûler, mais les analyses fébriles et les rêveries pas toujours inédites laissaient surtout entrevoir des abîmes d’anxiété silencieuse. Le plus grand message de 68, c’était de désigner la – ou les – dimension(s) refoulée(s), de mettre le doigt sur le substrat mystérieux de toute existence. Sur ce point encore, Mai hésitait : tantôt on jetait un regard sur le gouffre, tantôt on conjurait son angoisse par une surenchère d’organisation et un délire de « concret » : on sait de quel côté, depuis, la balance a penché.
En tout cas, on ne s’embarrassait plus des catégories ni des appartenances. J’ai publié, dans un numéro des Lettres françaises, un article qui attaquait une déclaration tiédasse du cardinal Marty. Comme les postes ne fonctionnaient plus, Aragon m’a téléphoné et m’a demandé de le lui dicter au téléphone. « Rien de tel que le feu pour mélanger les genres », écrit-il dans Le Traité du style : ce mot était fait pour mai 68. J’étais frappé de constater que tout le monde parlait, mais qu’on discutait peu. Aucune trace de ce ping-pong verbal qui fait les délices des médias. Parler, c’était, aux deux sens du mot, s’exposer : dire ce qu’on a en soi, et prendre le risque d’être jugé. Les plus prudents finissaient par se laisser prendre au jeu. Tout était terriblement signifiant, signifiant à s’y brûler ; l’imagination de 68, c’était une étincelle échappée du feu de cette omniprésente signifiance. Et si, la plupart du temps, la signifiance retombait en cendres d’insignifiance, elle n’en laissait pas moins à chacun le poids d’un secret inaliénable : ce qu’on avait vu durant un instant ne cesserait pas d’exister.
J’avais ouvert les portes de ma vieille Ford, au début de l’autoroute, à deux filles magnifiques parées à la mode hippie. Elles m’avaient remercié en me conviant à la fête qu’elles donnaient le soir même dans leur maison de l’Yonne. Tout y était pauvre, mais somptueusement. Elles parlèrent longuement du point qu’elles s’étaient fait tatouer, l’une et l’autre, à l’indienne, entre les yeux. Il scellait leur amitié, leur amour, leur union spirituelle. Leur bicoque de l’Yonne en prenait des allures d’ashram. Elles étaient si belles ! Immatérielles et désirables ! Leur conversation n’était que danse, musique, poésie. Le lendemain, ramenant l’une d’elles à Paris, je l’interrogeais encore sur ce tatouage mystique. Elle ne répondit pas tout de suite. Je la sentis, à côté de moi, réfléchir vaguement, comme si elle changeait de costume, ou de personnage. Puis elle tourna la tête et me dit avec un pur accent parigot : « Ces trucs-là, tu sais, quand t’en as marre, tu les fais virer ! »
Une autre fois, c’était un autostoppeur d’allure assez misérable. Il m’avait tout dit : il était prêtre et vivait la révolution comme une grâce. Tirant du coffre le sac qu’il y avait déposé, je fus surpris de son poids. « Des pavés, me dit-il en rougissant. Je les poserai sur l’autel de mon église. »
À quarante-cinq ans, le personnage qui m’invite dans ce grand restaurant parisien est déjà l’auteur de quatre-vingts volumes. Prudent, ce polygraphe, cet incontinent de l’écrit tient à fréquenter un peu les contestataires : qui sait comment les choses peuvent tourner ? Ce superbe repas me donne des ailes, je lui brosse un tableau apocalyptique de ce qui va lui arriver : ruiné, il sera ruiné, et peut-être condamné. L’idiot me croit et tâche de se justifier. Il sent tellement bien l’époque, lui ! Son dernier livre porte justement sur la sexualité des enfants de cinq ans. Il me raccompagne à mon tacot, s’accroche à la portière quand je démarre : « Un type comme moi peut toujours être utile, me crie-t-il, je connais beaucoup de monde ! – Continuez à travailler sur la sexualité, lui dis-je, écrivez un autre livre ! – Quel thème me conseillez-vous ? – La sexualité des enfants de six ans ! Et merci pour le casse-croûte ! »
Mai 68 tournant de l’individualisme, comme dit Max Gallo ? Non. Pour quelques-uns seulement, ceux qui ont profité des événements pour construire leur pouvoir, leur image : d’assez pauvres gens finalement, ils ont pris le train dans le mauvais sens. Mai 68 n’appartient pas à ceux qui le revendiquent pour eux, pour leur groupe, pour leur clan, pour leurs intérêts chéris. Mai 68 est à ceux qui n’en parlent pas, ou avec une attention lucide et fervente. Il n’a dit qu’une chose : tout est à recommencer, tout recommence. Pour tous et pour chacun. Vraiment pour chacun, donc vraiment pour tous. Vraiment pour tous, donc vraiment pour chacun.
(avril 2008)