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Vous avez dit “sanitaire” ?

Même si peu de gens ont l’air de s’en apercevoir, les mesures prévues pour le confinement des personnes qui ont contracté le virus font problème. Font même, pour parler le bafouillon, problématique. Toute l’argumentation de M. Olivier Véran repose sur sa complexion psychologique : il ne peut pas imaginer qu’une personne à qui son médecin vient de révéler son état et de prescrire le confinement puisse ignorer ce conseil et s’en aller vagabonder dans la nature. Cette disposition est étrange. M. Olivier Véran peut très bien, j’en mets ma main au feu, imaginer un chauffard qui méprise les lignes de séparation des voies, snobe les limitations de vitesse et s’engage à contresens sur une autoroute. Si je ne vois pas pourquoi la folle du logis déserterait le cerveau de M. Olivier Véran en période d’épidémie, je vois très bien, par contre, que flatter les Françaises et les Français comme on le ferait de charmantes petites filles ou de très bons petits garçons les attendrit bien inutilement quand il paraît trop compliqué et/ou trop coûteux de prendre la mesure qu’imposerait la raison si on avait la sagesse de lui concéder un peu de pouvoir. Énième resucée du même comportement depuis la tragi-comédie des masques, les beaux sentiments donnent un air de grandeur aux petites volontés.

Eh oui ! De nobles citoyennes et d’impeccables citoyens vont prendre la poudre d’escampette. Ils ne seront sans doute pas très nombreux mais les dégâts ne seront pas minces. La peur, pour la plupart. L’angoisse. Mais aussi, dans le 92 comme dans le 93, le défi stupide de quelques personnages fragiles. La vanité d’être un héros aux yeux des imbéciles. Les fumeuses motivations des excités qui, une fois de plus, justifieront par ce qu’ils appellent leur liberté le risque qu’ils prendront de se faire les instruments de la mort et le droit qu’ils se reconnaîtront de le nier. Plus que les mesures elles-mêmes m’effraie l’adhésion résignée qu’elles vont susciter. Il y a de la débâcle dans cette soumission. Au mi-chèvre mi-chou des autorités répond la feinte absence d’intérêt des citoyens, leur indifférence inquiète et timide, comme si le virus s’était trompé de planète. Commentant le premier acte de l’imbroglio des masques, Jean-Pierre Chevènement affirmait récemment : « En demandant aux entreprises de constituer leurs propres réserves – ce qu’elles n’ont pas fait, pour la plupart -, l’État s’est défaussé de sa responsabilité fondamentale. Il a rompu le pacte de base : les citoyens reconnaissent l’autorité de l’État, en échange de quoi ce dernier leur assure un certain nombre de services, au premier rang desquels la garantie de la sécurité. » Les dispositions prises sur les modalités du confinement dans la période qui s’annonce n’assurent pas, elles non plus, cette garantie.

« Allons, direz-vous, la plupart des citoyens seront raisonnables, et la question se posera autrement… » Peut-être. Autrement, sans doute. Mais pas mieux. Le cas le moins compliqué est celui des personnes qui vivent seules. Elles peuvent rester chez elles, voilà tout, pourvu que quelqu’un laisse devant leur porte un panier repas et les médicaments éventuels. Je me vois parfaitement dans cette situation, qui fut longtemps la mienne : c’est sans déplaisir, et avec une certaine fierté, que je signe la déclaration sur l’honneur qui confirme ma promesse de ne pas bouger d’un poil pendant la quatorzaine.

Mais si je ne suis pas seul ? Si je vis en couple ? Si nous avons des enfants ? Est-ce un grand cadeau qu’on me fait en me laissant pendant quatorze jours avec l’angoisse constante, lancinante, grandissante de ne pas transmettre mon mal à un gamin imprudent ? Certes, si je loge au château des Mille et un marchés tout ira bien : les petits feront du skate dans les couloirs pour déposer un succulent plateau devant mon bureau et nous en rirons ensemble, le plus élégamment du monde, de part et d’autre de la porte. Mais si je suis un Français médian, avec une micro-salle de bains médiane où les serviettes se mélangent gaîment, avec une pièce à vivre encombrée où chacun installe comme il le peut ses jouets d’enfant ou d’adulte ? Je me serais senti tellement plus en paix dans l’hôtel simple et convenable où la République m’aurait logé pour deux semaines, et qu’il ne me semblerait d’ailleurs pas illégitime – pourvu que j’en aie les moyens – de l’aider un peu à payer. Naturellement je pourrais décider moi-même de me cloîtrer à l’hôtel mais quel intérêt pour la communauté si les autres ne le font pas ?  Pourquoi impose-t-on aux miens l’angoisse que créera forcément ma présence et qui sera d’autant plus violente que je mettrai plus de cœur à la faire oublier ? Et ceux-là qui vivent avec moi (et qu’on ne va pas tester tous les matins, n’est-ce pas ?), à quoi penseront-ils, eux qui auront le droit de sortir, sinon au danger que je leur fais courir et que peut-être, malgré eux, ils feront courir à d’autres ?

Et puis. Certes, comme tout le monde, je me tiens pour le plus remarquable des hommes. Mais suis-je certain, même si cela dépasse les capacités imaginatives de M. Olivier Véran, suis-je certain de rester sage ? Peu de chances, inch’Allah, que je devienne un tueur maniaque et solitaire, d’accord. Mais l’occasion, l’herbe tendre de la cigarette fumée dehors, quelque diable déguisé en Bon Dieu, naturellement, comme il sied au diable, et me soufflant à l’oreille – je ne dis pas quelque rendez-vous secret, non, non et non – mais une urgence au bureau, ce vieux copain dont je ne peux pas ne pas écouter les soucis, ou tout simplement les courses – tu es trop fatiguée, ma chérie, laisse-moi m’en charger, s’il te plaît – et me voici, moi, piètre champion de la liberté, transformé en boule tuante.

Je ne pense pas nécessaire de développer davantage ces évidences. Je veux, par contre, signaler l’important travail réalisé par les chercheurs de l’Institut Montaigne sur les réponses données au virus par l’Asie orientale 1On y verra notamment confirmé le caractère décisif de l’isolement individuel comme alternative au confinement général. Appelé au téléphone par Le Point qui publie un article sur ce sujet, l’un des auteurs de ce rapport, François Godement, le confirme : « L’isolement est un élément essentiel. » Avant d’ajouter : « Malheureusement, on n’en parle pas en France, c’est un tabou. » Je tiens pour ma part pour des calembredaines les indignations cérébrales de ceux qui hurlent à l’assassinat des libertés à propos de ces isolements. Le ton de ce site suggère probablement qu’on n’y est pas tout à fait indifférent à cette vertu cardinale de l’existence qu’est la liberté et si plusieurs de ces belles âmes voulaient se frotter à mon expérience, il pourrait apparaître clairement qui, d’elles ou de moi, s’est battu pour cette dame le plus fermement ou, si elles tiennent à ce mot idiot, le plus concrètement. Mais il est hors de propos, il est malsain, il est proprement honteux d’opposer, dans la circonstance actuelle, la vie et la liberté. Et la honte est plus profonde encore quand, à l’instant où geignent ces délicats, des appartements de pauvres, comme dans certains quartiers de Marseille, sont devenus de redoutables foyers de la maladie (pourquoi clusters, pourquoi ? je ne vois pas la valeur ajoutée si je vois bien l’aliénation aggravée – l’idée de feu est tellement plus juste, plus forte!), d’invraisemblables enfers auxquels associations et soignants tâchent d’arracher un à un leurs damnés. Ils font comme moi, ces héros, mais plus dangereusement : ils défendent les vivants, qu’y a-t-il jamais d’autre à défendre ? Je ne me retiendrai pas de rire quand quelqu’un ira pleurnicher dans la robe d’un magistrat parce qu’on l’empêche de prendre le risque de bouziller d’autres êtres humains. N’aggravez pas mon pessimisme. Une civilisation qui oppose la vie et la liberté est foutue. Ne me dites pas que nous en sommes déjà tout à fait là.

Un mot encore. Les chercheurs de l’Institut Montaigne le précisent : « Les contrôles aux frontières (comme les contrôles de température ou les dépistages PCR à l’arrivée), et les interdictions d’entrée apparaissent comme les réponses immédiates les plus évidentes à une épidémie qui a débuté ailleurs ». J’aurais voulu rester sur la satisfaction que j’ai ressentie quand j’ai appris que le gouvernement avait instauré ces contrôles. Je suis passé, comme beaucoup d’autres j’espère, de la satisfaction au dégoût quand j’ai su que les voyageurs européens s’en trouveraient exemptés. Est-ce que je me trompe quand je pense qu’il s‘agit d’une affaire sanitaire, non pas d’un programme de développement du tourisme européen ? Est-ce que je me trompe si je pense que l’Europe est le foyer principal du virus ? Est-ce que je me trompe si je pense qu’un Italien et un Espagnol, même si je ne mets nullement en doute leur bonne foi, sont actuellement plus dangereux qu’un Canadien et un Marocain ? Est-ce que je me trompe si je pense que cette décision confond tout et emmêle tout ? Impéritie, j’entendais ce mot dans le poste quand j’avais huit ans. Il m’évoquait quelque chose d’à la fois terrifiant et très ballot.

Parmi mes vices, défauts et aberrations dont un jour je ferai la liste si mon fournisseur d’accès à Internet se montre généreux, je ne parviens pas à trouver le parti pris. Confucius, sur ce point, m’a convaincu : « L’honnête homme n’approuve pas un individu parce qu’il soutient une certaine opinion, ni ne rejette une opinion parce qu’elle émane d’un certain individu. » Je ne suis nullement un partisan du Rassemblement national (pas plus d’ailleurs que je ne suis un dévot de l’institut Montaigne) mais quand Marine Le Pen et Jordan Bardella s’indignent de cette invraisemblable faveur faite aux chouchous Européens, sans doute protégés de toute contagion par un mystérieux onguent bruxellois, j’approuve hautement leur propos. Il en a toujours été, il en est, il en sera toujours ainsi. Pour tous les partis et pour tous les partisans. Sans la moindre exclusion. Je refuse d’installer mille et une stratégies dans mon crâne pour ne pas m’avouer ce que je sens de plus évident. Je hais cette répression de moi-même qu’exigèrent successivement à peu près toutes les instances qui m’ont déformé avant de me former et, ce faisant, m’ont obligé à passer le plus clair de mon temps à déformer la déformation. Je n’ai jamais flairé de très suaves parfums dans les cercles bourgeois mais celui qu’ils sécrètent dans ces circonstances, et dont l’origine est absolument garantie et radicalement inimitable, me lève le cœur avec plus de violence encore que la bourdaine que l’on m’imposait quand j’étais enfant. Dans le passé, je me suis battu avec une certaine droite, ce qui s’appelle battu. Et pas seulement avec elle. Je sais ce que c’est qu’avoir été viré par le fric. Je sais ce que c’est qu’avoir été snobé par les journaux. Je n’ai aucune forteresse à prendre, ni aucune à défendre. Ceux qui disent leur colère à l’égard d’une mesure d’épicier sectaire – à lire les gazettes, ils ne sont pas nombreux -, d’où qu’ils viennent, foi de Cyrano, ils ont raison. Et je le dis. Peut-être les retrouverai-je demain sur le pré. Nous verrons bien. En attendant, ce soir, tous chez Ragueneau !

5 mai 2020

Notes:

  1. https://www.institutmontaigne.org/publications/covid-19-lasie-orientale-face-la-pandemie