À quatre-vingt-dix ans, mon cousin de Grasse se sent de monter à Paris pour nous faire la bise. Avec Titine, bien sûr, sa petite Renault. De même, il y a des gens qui se sentent d’enrichir la langue française : je ne conseille à personne de monter dans leur bagnole. À l’origine de l’affaire, un certain Donald qui a lancé sur le marché mondial une expression qui cartonne, fake news, à laquelle il importait absolument, et urgemment, de fournir un équivalent français qui s’imposerait à nos autorités administratives. Si quelque nouveau Roland Barthes s’emparait de l’affaire, il se poserait sans doute une question préalable sur ce volontarisme linguistique et sur l’étrange rapport à la langue qu’il suppose. Mais venons-en au fait. On s’est réuni, on a commissionné et, finalement, comme pour l’Oscar ou le César, il y a eu des nominés. Cinq, si j‘en crois les gazettes : craque, fallace, infaux, infausse, intox. J’imagine qu’infaux et infausse ont fait long feu, qu’intox a été renvoyé aux archives de l’Armée, que fallace a été jugé savamment farfelu. Restait craque, qui s’emploie le plus souvent au pluriel, un peu démodé peut-être. Et le gagnant fut : infox. Un mot venu de nulle part, pas plus français qu’anglais, épinglé d’une grosse astuce ambiguë qui nous ramène en douce chez Donald : quand on entend fox, si l’on a plus de soixante ans, Movietone n’est pas loin, et le tout-puissant cinoche américain du bon vieux temps…
Infox ou pas, il y avait un mot, un vrai mot français. Et là, le Roland Barthes à venir aura du pain sur la planche quand il se demandera pourquoi le comité d’enrichissement a écarté le substantif qui s’imposait, qui a de la branche et de la chair, qui vient de loin, qui a laissé sa trace dans la politique, dans la littérature autant que dans l’âme populaire. Certes, je ne vais pas dire « Ils ont écarté bobard !» comme on disait « Ils ont tué Jaurès ! ». Ni le dire ni le penser ! Mais si, un instant, en moi, cette connexion inattendue s’est faite, je vois trop bien pourquoi. La société occidentale a peur de la vie. Dans les gens comme dans les mots, elle l’aime, mais pas trop vivante. Au fond, elle la trouve un peu vulgaire. C’est pourquoi, les mots, elle les préfère plutôt ternes et, en France, si possible, anglais, donc moins chargés. Chaque fois que se murmure un mot d’amour, que résonne un mot vivant qui n’a demandé à personne une autorisation de séjour, la civilisation occidentale a deux réactions. D’abord, elle s’oublie de terreur dans sa culotte virtuelle. Puis, se ressaisissant, se débarrasse du mot en l’embaumant. Quand le futur prince de la sémiologie cherchera pourquoi bobard a été éliminé, il trouvera, à mon avis, que ce mot-là, comme on dit, il était trop… Il n’avait pas la légèreté du vide. Il n’était pas éligible pour un passeport diplomatique.
Bobard, nous dit pourtant le Centre national de ressources textuelles et lexicales, est attesté depuis le XIIe siècle. Il se rattache à l’ancien français boban, qui signifiait vanité. Au XIIIe siècle, on trouve le verbe bober, qui veut dire tromper, et l’adjectif bobert, pour présomptueux, sot. Au XVIe siècle, pour mensonge, on dit bobeau. Ainsi nous avons cette bouteille dans la cave et nous servons une piquette ? Trop chargé d’histoire, bobard, non ? Pas assez de savoir vivre ? Pas assez de savoir être ? Un peu trop physique aussi peut-être ? Voyez son radical bob- : c’est une onomatopée, il sonne comme le mouvement des lèvres quand elles font la moue, quand elles expriment le dégoût. Bobard, c’est du tout vivant, c’est du trop vivant, un mot trop riche peut-être pour le comité d’enrichissement. Je l’entends encore dans la bouche de ma mère, parlant, furieuse, de la ligne Maginot. Ou du bobard de Paul Reynaud, en 1939 : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Ou, du même Paul Reynaud, un an après, l’autre bobeau cynique quand il explique que « la ligne du fer est coupée ». Trop de vérité dans ce mot bobard, vraiment, vérité et graisses animales sont néfastes aux citoyens. Infox, ce nom tout couillon de médicament, voilà qui est malin et sautillant, relax et branché. Bobard n’est pas assez convivial et trop intrusif. Jamais de réalité, voilà tout le programme des réalistes ! Et, côté mémoire, juste les séquences autorisées. Sans compter, entre nous, que fake news, à côté de bobard, ça fait un peu léger, un peu raplapla, un peu cucul, on ne peut quand même pas faire ça à Donald ! Et puis, c’est si gentil, infox ! Il est si mignon ce petit toutou tout libre au bout de sa grande laisse ! 1
1er février 2019
Notes:
- Note du 9 décembre 2019 – Le Premier ministre parle, lui aussi, de fake news. Il reconnaît loyalement que c’est du bon anglais mais du mauvais français. Mais alors? Pourquoi choisit-il, sur un plateau de télévision parisien, de s’exprimer en mauvais français? Il importe beaucoup d’éclairer cette inquiétante bizarrerie. Elle dit des choses profondes sur la France, les Français, leurs élites. Psychanalystes, linguistes, psychosociologues, au travail s’il vous plaît ! Quelle est cette pudeur qui nous autorise fake news mais fait sa chochotte devant bobard? Craindrions-nous quelque connotation un peu trop populaire? Redouterions-nous l’ironie si toxique de quelques supposés Grands talents qui ne rougissent pas de honte d’être aussi grotesquement désignés? La bonne nouvelle, c’est que le ridiculissime infox semble avoir sombré. La bonne nouvelle, c’est que nous n’avons plus de nouvelles de lui ! Sans doute la commission qui l’a enfanté n’était-elle pas assez nombreuse ! ↩