Intervention à l’Institut du monde arabe, le 26 mai 2003,
à l’occasion du colloque Algérie-France
« Hommage aux grandes figures du dialogue des civilisations »
En 1968, Jacques Berque est professeur au Collège de France depuis douze ans. Il a intitulé sa chaire Histoire sociale de l’Islam contemporain. Cet arabisant illustre – évitons le mot d’orientaliste, chargé de trop d’ambiguïtés – pour qui la fidélité était une vertu première, est alors tenté par un projet surprenant : s’intéresser de plus près à un aggiornamento de la culture française, et accorder à cette tâche une part au moins du temps qu’il consacre aux études arabes. Les événements l’y poussent, bien sûr. « C’était une grande idée, dira-t-il, que celle d’une révolution culturelle qui dépassât la stricte critique économique ou économiste. » Mais il sent que le mouvement de Mai, tourbillonnaire, manque d’une pensée organisatrice ; il explique que la révolte de ses leaders tient plus « aux vapeurs de l’âge ou aux esprits animaux » qu’à une analyse critique aboutie ou à un « sentiment véritablement moteur » ; il devine qu’ils se laisseront aimablement condamner à prendre du galon « à raison du reniement de leurs révoltes adolescentes ». Toutefois, même s’il n’y avait pas finalement renoncé, ce projet n’aurait détourné Jacques Berque ni des Arabes, ni des études arabes. Ce n’est pas seulement pour l’Occident, en effet, qu’il est soucieux d’infléchir la culture occidentale. C’est aussi pour permettre aux non Occidentaux, et tout particulièrement aux Arabes, d’avoir accès à une modernité dans laquelle il leur faut absolument entrer, mais qui leur est par trop étrangère. Critiquer la culture française, c’est aider l’Occident à faire un pas en direction du monde. À ce pas devra correspondre le pas du monde arabe, le pas du monde non occidental, si l’on veut du moins que la rencontre se fasse autrement que dans le conflit, le ressentiment, la confusion.
Jacques Berque a publié Dépossession du monde en 1964. Il publiera, en 1970, un de ses plus grands livres, L’Orient second. L’accueil qui lui est fait le déçoit un peu, sans toutefois le surprendre. Il sait sa position intenable. Il n’est pas de ceux qui acceptent la société technologique. Il n’est pas non plus de ceux qui veulent l’abolir. Il n’est surtout pas de ceux qui masquent leur impuissance sous des propositions de réformes formelles, des arrangements verbaux, des protestations morales. Cette société technologique, il faut, pour lui, au sens hégélien du mot, la dépasser, c’est-à-dire l’assumer en l’englobant et en la contredisant. « Savez-vous en quoi je suis un fondamentaliste ? demandait-il en souriant. En ce que je veux aller à la racine des choses. » Il voit clairement que l’avenir de l’Occident n’est à chercher ni dans la domination, ni dans sa cousine triste, la repentance, mais dans une démarche des grands fonds qui mette en question l’homme occidental et la société occidentale jusque dans leurs bases les plus secrètes : telle est la thèse qu’il défend dans L’Orient second. « Cela suppose, écrira Jacques Berque avec le sens de la litote qui le caractérise, un ensemble de notions difficiles à faire entrer dans la pratique, et peut-être même trop complexes pour être clairement théorisées. » Le temps n’est pas encore venu, dans les années 70, d’exprimer ni même de percevoir nettement ce que devrait être la révolution culturelle de l’Occident. Il pressent qu’elle ne se prépare ni dans les réunions d’experts ni dans les clandestinités enfumées mais au cœur des esprits, au cœur des corps, au cœur de la relation de chacun avec soi, avec les autres, avec le monde. Encore une fois, le temps n’est pas venu. L’Occident, fébrilement paresseux et éloquemment immobile, n’est pas prêt à dire qui il est.
La question à poser, Jacques Berque la formule en 1972. Elle est claire et précise : « Y a-t-il une culture française ? Si oui, répond-elle aux exigences intrinsèques d’une culture et aux intérêts de la société française ? Sinon – et c’est le cas – que faire ? » Et ce que faire ? – il ne cessera de le répéter – conduit nécessairement à un qui être ? Avec quelques autres, Jacques Berque a, dès cette époque, le sentiment que quelque chose est fini : ce constat ne le conduit pourtant ni au fatalisme, ni à la dérision, ni au désespoir. La fin d’un moment historique en appelle, pour lui, à l’intérieur et de l’intérieur de l’Histoire, à une sorte de commencement absolu, à une thématique de naissance qui renvoie au non-sens le fatalisme, la dérision et le désespoir si, du moins, on a le courage de ne pas tricher avec une négativité qui devient, dans cette circonstance, la seule dépositaire des promesses de la positivité. S’épargner le feu de la négativité, de quelque logomachie humaniste ou humanitaire qu’on se pare, de quelque prétendu réalisme qu’on se targue, c’est se faire complice du désastre.
Quand, à vingt ans, arrivant d’Alger, Jacques Berque aborde Paris, c’est ce feu-là qui s’embrase en lui. Comme, bien avant lui, Romain Rolland, Paul Claudel, tant d’autres, la solitude parmi le provincialisme parisien lui est occasion d’un rapatriement intérieur ; le dégoût affine sa singularité et son désir ; être tenu à l’écart parce qu’on ignore les codes des « conventions partagées et des familiarités fonctionnelles » oblige à « circuler en scaphandre » mais conduit à l’authentique par la voie de l’imaginaire. Il sent vite en tout cas qu’il n’y a rien de sérieux à trouver dans l’impavidité du fort en thème, ni dans la gesticulation du politisé, camelot du Roi ou militant d’extrême gauche.
Il vient d’ailleurs. Dans la cour de l’école de Frenda, résonnaient trois ou quatre langues. Cette pluralité familière élargit le cœur. Elle ouvre l’ici sur l’ailleurs. Elle convie à jeter un regard bienveillant sur la diversité des gens, des pays, des cultures. Elle enseigne la modeste et souriante vertu chère à Sindbad, ce bon vouloir que l’Hexagone, fier de ses contours, regarde avec condescendance. Un rapport plus simple au corps, à la vie physique « ne pousse pas à ses limites l’opposition de la culture et de la nature ». Et surtout, rappellera constamment Jacques Berque, cette société, en dépit de tout, se sent commencer ; et lui-même se sent commencer avec elle. La France est loin d’être absente. Elle n’est pas seulement le pays d’origine ; elle est présente comme idéal, comme impératif catégorique, presque comme sur-moi. C’est la terre à laquelle on ne s’habitue jamais, parce qu’on l’aime. Que l’on ne réduit pas à une donnée, à une contrainte, à un état de fait, à une manière de juger des choses. Qui peut décevoir, qui déçoit. Qui a droit au respect, mais à l’exigence aussi, à la colère parfois. Être français, pour Jacques Berque, n’est pas une formalité. C’est à la fois l’obligation et le bonheur de jeter sur le monde entier un regard large, généreux, amoureux. Et donc toujours neuf ou, pour reprendre le mot qu’il empruntait aux grammairiens, inchoatif. C’est-à-dire, forcément, combatif.
Il avait vu la misère de trop près pour être un adversaire du progrès. Il s’en disait parfois, avec un brin d’ironie, le dernier partisan. Jamais tenté par la déploration du temps passé, il souhaitait voir s’épanouir, dans l’intérêt de la France et du monde, une culture industrielle, une civilisation industrielle, ou postindustrielle, dignes de ce nom. Les faire advenir, c’était son désir, sa volonté, son effort. Mais il avait trop compris et trop senti son époque, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Hexagone, pour se dissimuler la réalité. Cette civilisation-là existera sans doute un jour : aujourd’hui, elle n’existe pas. Ce qu’on appelle civilisation européenne, cette « vieille soupière qui survit aux assiettes creuses », comme disait Aragon, ne tient guère qu’à des blocs de cultures antérieurs à la civilisation industrielle qui, cahin-caha, tâchent d’y survivre, de s’y rendre vaguement utiles, le plus souvent d’assurer, avec une dignité fatiguée, les fonctions de représentation qui leur sont assignées. Il y a une société industrielle, une société postindustrielle : pour Jacques Berque, il n’y a pas de culture ou de civilisation industrielle, ni postindustrielle. La société ne s’est pas harmonisée aux besoins fondamentaux de l’homme. Elle n’y parviendra ni par des bêlements consensuels, ni par les injonctions moralisatrices que les riches adressent machinalement aux pauvres.
La critique qu’adresse Jacques Berque à la société technique est puissamment originale. Sans doute y trouve-t-on des éléments que d’autres ont aussi repérés. Mais le propos de Berque ne se contente jamais de décrire et d’analyser. C’est toujours d’un homme vivant, d’une société vivante qu’il s’agit ; d’un homme, d’une société qu’il cherche à restaurer en se postant à la racine de leur malheur, à l’origine de leur mutilation ou de leur humiliation. Il s’avance dans l’histoire avec l’outil de l’imaginaire, avec l’outil de la poésie, avec l’outil de la sympathie. Quand il se penchera sur les problèmes de l’immigration, il dira préférer à ce mot d’immigration, comme à celui d’émigration, le terme d’en-migration qui suggère un mouvement vers les autres en soi, vers soi dans les autres. C’était là chez lui une attitude constante, la posture naturelle de son esprit : il pensait qu’on ne pouvait rencontrer les autres que par cette double recherche d’eux en nous, et de nous en eux. La raison peut rendre compte d’une telle exigence, ou plutôt elle pourrait en rendre compte si, pour le plus grand nombre, et surtout pour les élites, elle ne s’était pas dégradée en rationalité. La rationalité, c’est une raison qui a perdu tout contact avec son contenu, une forme vide et tyrannique, une perfection unidimensionnelle, ce qui, pour Jacques Berque, constitue la définition même du terrorisme. La raison occidentale a été réduite à une forme organisationnelle qui se présente – dans l’action comme dans la connaissance – sur le mode stratégique, c’est-à-dire sur le mode de la domination, de l’accaparement, de la conquête incessante. Peu importe quelles paroles on met sur cette musique : si amicales, si entraînantes qu’elles se veuillent, c’est toujours la guerre qu’elles chantent.
La technique a favorisé l’hypertrophie du fonctionnel et de l’opératoire. Entre les hommes, entre les activités humaines, dans la conscience elle-même, elle n’a pas distingué pour unir, mais classé pour séparer. Elle a accordé aux fonctions et aux rôles, qui ne sont que des modes d’existence dévitalisés, une importance désordonnée. La priorité accordée au fonctionnel a donné le pas, dans tous les domaines, au visible sur l’invisible, au schématique sur le complexe, au chiffre sur le langage, au statique sur le mouvant, au mort sur le vivant. « La vie n’est pas un bouquet de conséquences », disait pourtant Léon-Paul Fargue. En mettant trop fortement l’accent sur les enchaînements des causes et des conséquences, la technique a tari les sources de la vie et de l’imaginaire dans les humains et entre les humains. Elle a frappé de soupçon, en tout être, le sentiment familier et fondateur, non pas certes d’être la totalité, mais d’avoir accès à la totalité, accès original, direct, immédiat. Elle laisse les hommes dans un choix absurde : ou bien faire mine d’ignorer ce qui n’est pas elle, l’imaginaire, le ludique, l’érotique, ou bien marginaliser tous ces modes, les vivre comme des abcès de non-sens, comme des instances annexes, archaïques, frauduleuses. Le religieux lui-même échappe mal à son étau.
Pour panser les plaies dont elle se meurtrit, la société technique a inventé une pharmacopée faite de faux-semblants, d’illusions, d’avenantes dégradations. L’art de Jacques Berque, c’est, en décrivant ces produits de remplacement, de nous suggérer ce à quoi ils se réfèrent, l’endroit que dissimule cet envers, le non-dit qu’évoque le trop dit de la technique. La nature n’est plus le grand lieu commun où les corps et les rêves hument leur origine, pressentent leur mystère et leur finitude, expérimentent l’élargissement de leur désir : c’est le site où s’organisent les divertissements des citadins ; dans les parcs et jardins, les enfants du béton explorent la circularité de leur narcissisme. Pour aider les plus puissants, il a été fabriqué une sorte d’humain arbitraire, un humain de courtoisie dont les faibles eux-mêmes se sentent contraints de saupoudrer leur révolte et leur ressentiment. La propagande de la technique s’est dotée d’un arsenal de pseudo-valeurs qui n’ont plus rien à voir ni avec la recherche ni avec la perception du vrai ; uniquement destinées à rendre plus fluide le fonctionnement de la machine globale, elles ne sont gagées ni sur la raison ni sur le sentiment, mais sur des intérêts et des accommodements tactiques. Ainsi la technique a-t-elle arraché l’homme à ses racines et les sociétés à leur musique. Ainsi a-t-elle quadrillé le monde infiniment mieux que n’aurait pu le faire une organisation policière. Elle l’a quadrillé contre l’espace, contre l’errance, contre la liberté. Alors tout s’adultère. Et l’on confond l’objectif, toujours fixé par d’autres, toujours prescrit par l’autorité de données invérifiables et le projet, fruit du libre choix d’une finalité. Et l’on confond le savoir, qui est « rencontre et apprentissage de soi, appropriation singulière du monde » et les savoirs, où Berque voyait bien des fruits de la recherche, mais des fruits secs.
Ce fut pour lui un événement de grande importance que de découvrir un penseur indien sunnite du XVIIIe siècle, Al-Dihlawi. Grâce à cet auteur, il comprend ce qui aurait pu se produire si le déchaînement technologique n’était pas survenu ; il voit comment des cultures « diverses mais non adverses auraient pu s’épauler. » L’ère technologique n’était pas une fatalité. Cette évocation ne suscite pourtant en lui aucune nostalgie. Elle le raffermit encore dans la certitude que la société technique est bien incontournable, et que la technique n’est pas intrinsèquement perverse. La question est, d’une part, de comprendre comment elle a pu limiter à ce point l’univers mental de l’Occident et en verrouiller les sociétés, d’autre part de chercher les moyens de triompher de cette épreuve à la fois terrifiante et salvatrice : terrifiante puisque, si elle n’est pas surmontée, elle réduit au simulacre toute activité humaine ; salvatrice, si elle l’est, puisqu’elle rend alors l’Occident à lui-même et, sans nullement le condamner au passé, restaure en lui la riche multiplicité des commencements.
Tâche plus que difficile. Personne n’échappe, en Occident, à l’emprise du classificatoire, à la stérilité qu’il provoque, aux frontières qu’il dessine. Personne, estime Berque : ni ceux qui soutiennent l’ordre établi, ni ceux qui soutiennent l’ordre de la revendication. Le progrès, sans doute, a heureusement contribué à y effacer la pénurie. Mais, en l’effaçant, il a, en même temps, effacé les valeurs fondées sur cette pénurie, ces « compagnes fidèles de l’homme depuis la préhistoire » qui étaient bien autre chose que la simple traduction spirituelle d’une détresse matérielle. Il a ainsi privé l’homme d’un manque essentiel, constitutif, qui ne justifiait certes nullement la pénurie, pas plus qu’il ne l’exigeait, mais qui la débordait très largement. Du fait du progrès, l’homme manque de l’essentiel, c’est-à-dire de son manque. Et non seulement il en manque mais, au nom du fonctionnel et du classificatoire, on lui enseigne la nécessité d’en manquer. Peu de cris de poètes ont épousé aussi étroitement la misère humaine que cette phrase terrible de Jacques Berque qui renvoie à leur honte le positivisme plat et le pragmatisme mesquin qui nous encombrent : « La pédagogie est sûre qui tend à priver les démunis des surabondances de leur soif. »
Alors ? Alors, rompre avec le terrorisme délirant de la causalité, dont l’image caricaturale nous a récemment été offerte par le pays le plus puissant de la planète. Cesser de déduire l’avenir du présent. En appeler du présent non pas au passé mais au commencement continu qui lie ce passé et ce présent, et rend ainsi l’avenir possible. « Non pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles », écrit Jacques Berque. Notre base anthropologique est forte, est sûre. Elle dépasse en ampleur, dit Berque, l’Histoire et la technologie. Elle se moque des poses maniérées de la modernité, des fabriques de petits maîtres où de jeunes vieillards cruels s’initient aux jeux de société du néant civilisé. La technique a détruit les orients, tous les orients, ceux de l’Occident, ceux de l’Orient ? Nous les projetterons à nouveau : en orients seconds, cette fois. Nos racines nous ramènent à l’exaltation dérisoire du passé ? Nous les retournerons vers l’avenir. De nos soleils éteints, nous tirerons, comme le dit Adonis, des soleils seconds. Les harmoniques de cette sensibilité à la fois anthropologique, historique, poétique, Jacques Berque les trouve et dans la tradition occidentale et dans la tradition arabe, se faisant ainsi lui-même comme le témoin de l’enlacement qu’il préconise.
Je ne puis parcourir ici, aussi longuement et d’une manière aussi précise qu’il le mérite, l’itinéraire de surgissement et de plénitude que Jacques Berque propose à nos sociétés occidentales. Je voudrais seulement, pour finir, en suggérer deux aspects, l’un et l’autre d’une brûlante actualité.
L’Occident a sommé le reste du monde de s’occidentaliser via la technologie. Dès qu’une culture autre qu’occidentale s’avance, à sa manière, dans le champ technologique, elle doit, sous peine de disparaître, s’affilier à la rationalité économique, c’est-à-dire s’occidentaliser. Ce jeu effrayant, il ne suffit plus de le constater, il faut maintenant le refuser. Il ne s’agit pas seulement de l’intérêt de la France ni de celui de l’Europe. Et pas plus de l’intérêt qu’un altruisme un peu suspect nous ferait porter à d’autres sociétés. Le monde entier souffre de la blessure que lui a infligée l’Occident, et qu’il s’est d’abord infligée à lui-même quand il s’est laissé submerger par l’idéologie de la technique. Que cette souffrance ait été l’accompagnement d’indiscutables bienfaits ne change rien à l’affaire : on ne peut accepter qu’elle en soit la rançon. « Seule guérit la blessure l’arme qui la fit », trouve-t-on dans Parsifal. Un philosophe iranien vient de nous rappeler fort opportunément cet avertissement. La démesure occidentale a fait entrer le monde entier dans une sorte de solidarité négative ; cette solidarité négative, il faut désormais la retourner en solidarité positive. Parce qu’il avait la passion de la France, et qu’il était fier des cultures européennes, Jacques Berque songeait surtout, songeait d’abord à ce que la France et l’Europe devaient entreprendre. Il n’est plus possible d’ignorer, en effet, que toute domination fait deux victimes, le dominé et le dominant. Si l’Occident se décidait à parier sur la vie et le renouvellement, les conséquences en seraient sans doute heureuses pour d’autres, mais elles le seraient aussi, et d’abord, pour lui-même. Le peuple français est légitimement fier de la position adoptée par la France lors de l’invasion de l’Irak. Casser les solidarités négatives, c’est le seul moyen de chercher et, un jour, de trouver une solidarité positive avec tous, anciens amis, nouveaux amis.
Mais le monde ne peut entrer dans cette perspective de renouvellement si les habitants du monde n’y entrent pas. C’est ici que la culture prend une importance décisive. Le rôle de la culture, selon Jacques Berque, c’est de construire une civilisation industrielle, ou postindustrielle, digne de ce nom. Cela ne peut se faire que si chacun de nous a le désir, la volonté et les moyens de transformer les solidarités négatives de la compétition, de la violence, de l’exclusion, de l’exaltation excessive des différences en solidarités positives. C’est là un mouvement à la fois individuel et collectif puisque c’est à tous les niveaux de l’existence que cette transmutation doit s’effectuer. « La culture, écrit Jacques Berque, c’est l’instance d’une société en tant qu’elle se cherche un sens et se donne une expression. » Se chercher un sens, c’est placer au centre de l’existence, non pas un conformisme peureux, non pas la célébration des contraintes, non pas un réalisme sans réalité, mais l’humanité, l’humain premier, non pas ajouté. La culture n’est pas la crème dont une aimable tradition de goût nous fait recouvrir la pâte ingrate de la vie réelle. La culture n’est pas une cérémonie. La culture n’est pas l’accaparement, l’émiettement, la dévitalisation de formes prestigieuses, leur démantèlement en éléments culturels, en données culturelles qui n’ont plus rien à voir avec les souffrances, avec le langage, avec la conscience du peuple, et qui, à leur manière comme, à la leur, l’argent et la puissance, contribuent à le détourner de soi-même et de la vie. Il n’est pas possible qu’un peuple tout entier continue à passer ses journées à célébrer le culte archaïque de la compétition pour les choses dans la menace et le chantage, et ses loisirs à contempler, dans leurs défilés de haute culture, des mannequins moralisateurs dont les savoirs rémunérés n’ont pour but que de calfater les défauts d’étanchéité de sa soumission. « Il faut, dit Jacques Berque, organiser l’expression et la déstabilisation. » L’expression, ce n’est pas de faire dire au peuple ce qu’il pense des arrangements toujours renouvelés des élites et des médias avec les demi-vérités, ou les mensonges entiers. Ni de le sonder pour tirer de lui ce qu’on veut en tirer. Ce qu’il faut entendre, c’est ce qui vient de lui, ce qu’il pense du monde que fabriquent, sans lui, contre lui, des cabinets d’experts et des relais intéressés qui s’enrichissent à éluder ce qu’il porte de profond, de souterrain, de vrai, de complexe en souffrance de simplification.
Si l’on voulait appliquer à la vie d’une nation la droite raison dont témoigne la position française sur l’Irak, si l’on voulait, après avoir osé s’élever contre la violence du dehors, s’élever symétriquement contre la violence du dedans, alors, oui, on organiserait l’expression et la déstabilisation. Et la culture, ce serait cela. Jacques Berque savait que ce mot de déstabilisation choquerait. Mais comment ne choquerait-elle pas, l’expression, puisqu’elle fait sauter les « ciments pétrifiés » dont parle Fourier, puisqu’elle rouvre au cœur des pauvres, des pauvres pauvres et des pauvres non pauvres, la blessure de la pénurie et du désir ? Préférera-t-on à un peu de tumulte le lent étouffement du sens où toute une société agonise au seul bénéfice de la névrose de quelques-uns, où les travailleurs agonisent en tant que travailleurs, les étudiants en tant qu’étudiants, les maîtres en tant que maîtres ? Où prospèrent les spécialistes quand prolifèrent les misères? Où les constructions pharaoniques censées célébrer la culture semblent viser surtout à en décourager la timidité des citoyens ? C’est sous la pression des mêmes peurs infantiles qui l’ont fait installer, entre lui et les autres, les barrières de la puissance que l’Occident a dressé, dans le cœur des siens, des barrières plus infranchissables encore. Abattre, sans égards excessifs, ces sinistres précautions, c’est retrouver, pour soi, pour les autres, pour le monde, dans la nudité de la fragilité humaine, cette notion d’authenticité, si familière à notre cher Jacques Berque, et qui était si proche de sa vie qu’il ne pouvait l’évoquer sans évoquer immédiatement sa correspondante arabe, l’açâla. Authenticité, donc. Mais attention. Il n’avait pas en vue les aimables vapeurs dont aime à s’entourer, pour masquer son indifférence, une modernité qui se croit sensible quand elle n’est que chatouilleuse. L’authenticité, c’est ce qui nous relie à nos sources et nous vient d’elles et, par là, nous donne accès, sans autorisation d’aucun pouvoir, à chacun de nos semblables, et à tous. C’est ce qui nous met en situation non pas de tolérer nos limites, mais de les repousser ; non pas de commenter nos peurs, mais de les fracasser. C’est ce qui nous conduit à être tout ce que nous sommes, d’emblée présents aux autres, à ce monde et à cette Histoire que nous n’avons pas inventés, présents d’une présence humble mais non négociable, attentive mais irrépressible.
(juin 2003)