(Entretiens de Gilbert Soury avec Jean Sur)
« Cette année, j’ai eu droit à la médaille du travail « grand or ». Quarante ans de boulot ! J’ai cru pendant longtemps que travailler, c’était gagner sur tous les tableaux : réussir sa vie, donc se sentir bien, donc être bien avec les autres. J’arrive à la fin de mon activité professionnelle et je révise mon jugement. »
Cette banque où Gilbert Soury travaille depuis longtemps, j’allais une fois par mois y animer une journée de formation. Avant qu’une série de fusions, absorptions ou autres passionnantes manœuvres de ce genre ne lui ait retiré toute originalité, je l’ai vue se préparer, telle une fiancée, à ses épousailles avec la modernité. Au début des années 80, il y régnait un climat vaguement suranné, mais aimable et courtois. Les patrons étaient des gens de culture, de vrais amateurs ; exigeants mais nullement cyniques, épris de tradition mais, pourvu qu’elle ne les brusque pas, curieux de nouveauté. Une bourgeoisie modérément généreuse mais attachante, sérieuse comme un grand vin ; une bourgeoisie comme dans les livres.
En dix ans, j’ai vu arriver la barbarie et les barbares. Sur leur bannière était inscrite leur fière devise : productivité. Moi qui n’attendais nul avantage de cet épisode navrant, j’ai eu tout loisir de le contempler ; je ne trouve pour l’évoquer que des métaphores chirurgicales. Amputation, trépanation, ponction, pose systématique de prothèses, jamais je n’ai vu tant de haine obtuse, tant de méticuleuse sottise. Un attentat systématique au bon sens. Jamais je n’ai vu tant d’ignorants bouffis de ressentiment piétiner avec une telle rage tout ce qui, en eux ou dans les autres, ressemblait à de la liberté. Jamais je n’ai vu d’aussi près ce que c’est que haïr l’esprit. Et la gauche était au pouvoir ! Il y avait de quoi en pleurer un peu et en rire énormément.
Pendant deux ans, Gilbert Soury fut l’un de mes stagiaires. Mon rôle était plutôt de parler : je parlais. Le sien plutôt d’écouter : il écoutait. Mais son silence me parlait. J’ai vite repéré en lui un homme de l’espèce la plus dangereuse pour le totalitarisme : un homme attentif. Au fur et à mesure que se succédaient les groupes, le non-dit ne cessait d’enfler et les mots de se détacher des choses : les silences, eux, devenaient de plus en plus loquaces. Gilbert Soury n’avait pas fait de grandes études ; loin d’être un handicap, cela l’aidait à sentir beaucoup plus finement qu’un autre ce qu’un kit d’idées creuses aurait masqué. De ces béquilles, d’ailleurs, il n’avait pas besoin : l’expérience de vivre, la tendresse pour autrui, un enracinement profond, une sensibilité toujours en alerte lui étaient d’infaillibles pierres de touche.
Quand, à cinquante ans, il se lança dans des études, ce fut moins pour collectionner les vanités que pour communiquer ce qu’il sentait ; moins pour le plaisir de recevoir que pour la joie de donner. J’appréciais sa conversation allusive, ironique, moqueuse. Je le sentais travailler à un jardin secret, à un canevas sur fond de paysage limousin. « Pour faire son solo, dit un écrivain africain, on s’appuie sur un coussin de paroles. » Je me demande souvent ce qu’ils ont fait de leur coussin, mes concitoyens, et s’ils en ont même jamais eu un. Au fur et à mesure qu’ils étaient censés se réconcilier avec l’entreprise, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’ils la détestaient davantage, les salariés se réduisaient de plus en plus tristement à eux-mêmes. Ils ne savaient que braire les indices économiques, glousser comme des collégiens boutonneux autorisés de libido, réciter le journal, compter leurs points de retraite. De cette période en chute libre, Gilbert fut l’une des rares figures montantes. Il se développait. Non pas au sens des indices boursiers. Au sens photographique. L’obscurité de l’époque le révélait. Du dessous apparaissait au-dessus. Je me disais que la ressource humaine, c’étaient les gens comme lui, pas les zozos du DRH. Et la ressource humaine, avant même d’y avoir réfléchi, savait qu’elle était en désaccord absolu avec le nouveau cirque. En désaccord ? Même pas. Elle le regardait à peine. Elle n’en tenait pas compte. Elle ne le calculait pas, comme dit Sabrina. La modernité n’était pas pour Gilbert un adversaire idéologique, une erreur philosophique, une atteinte à ceci ou à cela : c’était une décalcomanie, c’était un rien du tout, une occasion de rire.
Quand il est venu chez moi pour notre premier entretien, il m’a parlé de son voyage en train, de la neige sur la campagne, de quelques instants heureux. Après le travail, il a préparé lui-même le déjeuner. Où s’est-elle barrée, mes enfants, votre réalité, où la laissez-vous traîner, malheureux ? Puis nous avons repris le dialogue. Sans nostalgie, sans illusions, il revivait des pans de son existence. Ce qui filtrait de ce café, c’était du tonique, du vrai, du costaud, du sympa, de l’ensemble. Son texte a pris forme tout de suite : du simple qui venait de loin.
Ce qui m’a fasciné quand j’ai relu ce petit livre, c’est la netteté du propos, sa hardiesse tranquille. Quelqu’un qui regarde sa vie, qui en soupèse les tranches. Le Limousin, ça valait quelque chose. Le syndicalisme, pourvu qu’on ne le pratique pas en apparatchik soucieux de faire du cinoche avec le patron, ça vaut quelque chose. Et puis, entre les deux, l’entreprise : quarante ans pour rien, ou si peu ! « Trop désespérant, ce constat, me dit-on avec cette logique pubassière qu’on prend pour une catégorie de l’esprit, il faut nuancer, c’est trop triste ! » Comptez là-dessus : on va récrire la vie selon vos envies ! Quarante ans pour rien, voilà ! Mais, si j’ai bien compris, Gilbert Soury s’en fout : on peut attendre quarante ans et plus si on a un canevas en train. C’est ça, la bonne nouvelle. Il la tient des pauvres, rois de la terre.
Gilbert Soury, Un employé de banque fait le bilan, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006
(25 septembre 2006)
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