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La clef fausse pour la porte vaine

(À propos de L’Âne, de Victor Hugo)

Une doctrine donnant “pour idéal au progrès non pas même le bonheur, qui est déjà un but inférieur, mais la forme la plus matérielle du bonheur, le bien-être », cette « chose-là qui s’appellerait Religion de l’Humanité, rien au monde ne serait plus vain et plus lugubre. » C’est du Victor Hugo, cité par Henri Guillemin dans sa préface de L’Âne pour l’édition complète du Club français du Livre, en 1971.

On en apprend de belles dans cette préface. Cette charge dévastatrice contre le rationalisme et contre le positivisme, Zola, dans un article du Figaro du 2 novembre 1880, l’a balayée d’un « éclat de rire ». « Cet homme n’est pas des nôtres, écrit-il, il appartient au moyen-âge. » Hugo, d’ailleurs, ne sera-t-il pas bientôt octogénaire ? Le vieux est gâteux, rigolent les « républicains positivistes ».

Hélas ! En faisant précéder son Âne d’un texte liminaire de seize vers ostensiblement daté d’octobre 1880, le vieux les a roulés dans la farine. Le poème, lui, avec ses 2762 vers, a été écrit entre l’été 1856 et le 23 mai 1858, avant La Légende des Siècles, avant Les Misérables, avant le théâtre, et tant d’autres. Voilà vingt-deux ans que Victor Hugo attend cette publication, il ne veut pas mourir sans avoir vu son âne ruer dans la prairie scientiste. Son éditeur, pour des raisons d’éditeur, a hésité, manœuvré, différé : des récits, le cher Hetzel veut des récits ! Eu égard à tant de dévouement, que cela lui soit pardonné.
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Dans Napoléon-le-Petit, dans Les Châtiments, dans Les Contemplations, Hugo avait dit son fait à l’obscurantisme clérical. Il n’oublie pas, dans L’Âne, de lui faire une piqûre de rappel mais, cette fois, la cible principale a changé : ceux, dit Guillemin, qui, « sous couleur de science, ou dans une absurde divinisation de l’homme, non contents d’être eux-mêmes aveugles, s’acharnent à crever les yeux de la créature devant ce que [Hugo] tient, quant à lui, pour une évidence extérieure et intérieure, la présence de Dieu. » Le temps a passé. Tout ce que dénonce ce texte triomphe aujourd’hui, réconcilié dans ce vers fulgurant : Torquemada pour flamme, et Malthus pour lumière.

Il serait intéressant de tenter de faire entrer l’Âne dans les écoles, laïques ou confessionnelles, de toute la planète : la promptitude avec laquelle il se retrouverait à la porte des unes et des autres attesterait l’urgence de relire un texte qui, à l’époque, fit déjà hurler les droites et emplit les gauches d’un silence de componction.

L’Âne, c’est l’immense discours en vers d’un baudet nommé Patience à l’adresse d’un Kant silencieux, car :

[…] la nature approuve
Ce couple, âne parlant, philosophe écoutant.

Un âne moderne, somme toute, qui, pas plus que moi, ne s’intéresse à ces confrontations recuites des dévots et des libres penseurs qui furent à la pensée ce que les pantalonnades de l’adultère bourgeois furent au théâtre :

Homme, athée en ta foi comme en ton ironie,
Tu crois qu’un ciel s’éteint dès qu’un prêtre le nie,
Imbécile ! ou qu’après ton choc voltairien
Le monde est en poussière et qu’il n’en reste rien !

Déjà un faux problème réglé. En voici un second : l’éreintement des socialistes, d’une part, la descente en flammes des conservateurs, d’autre part, aboutissent à peu près à la conclusion que chaque séance du cinéma électoral mûrit dans l’esprit des citoyens pas entièrement anesthésiés :

Ces deux systèmes vains sont hors de la raison
Et de la vérité, chacun à sa façon ;
[…] Étranges en ceci que d’un point opposé
Ils viennent l’un et l’autre aboutir au Passé.

D’un côté, le passé comme principe, comme patron. De l’autre, le passé comme destin d’un présent en fuite vers un avenir inatteignable, d’un présent qui, instantanément, se momifie, gèle. D’un côté, le passé vénéré ; de l’autre, le passé sécrété. Les sabots de l’âne n’oublient personne.

Veut-on quelques exemples ? Les conservateurs, d’abord :

L’ancêtre seul existe, il se nomme Passé ;
Il est l’immense chef vénérable et stupide ;
Sa barbe est la sagesse et le beau c’est sa ride ;
Il est mort ; c’est pourquoi lui seul est proclamé
Vivant, et d’autant plus patent qu’il est fermé ;
Il s’est pétrifié dans sa morne attitude,
Et son autorité, c’est sa décrépitude ;
Partout où l’on se hait, il a son point d’appui ;
Tout rentre en lui ; tout est hiérarchie, ennui,
Fauteuil patriarcal, ordre antique, loi, gêne ;
La famille alourdie a le poids d’une chaîne ;
Le vieillard Autrefois gouverne, et Maintenant
Pourrit dans le marais du genre humain stagnant.
Ils sont le fanatisme, ils sont le préjugé ;
Durs, ils tiennent l’enfant dans les aïeux plongé ;
Hélas, ils font lever la nuit sur tous les faîtes ;
Jamais de novateurs, d’inventeurs, de prophètes ;
Jamais des conquérants, toujours des héritiers ;
Toujours les mêmes pas dans les mêmes sentiers.

Quant à ceux qu’on aurait jadis appelés socialistes, le mot ayant, de nos jours, perdu toute signification intelligible et désignant désormais une marque plutôt qu’une pensée, voici la préfiguration hugolienne du climat qu’ils vont bientôt instaurer. Avez-vous lu Victor Hugo?  demande un titre d’Aragon. Les staliniens n’en avaient pas pris le temps :

Une fraternité blafarde et monacale
Entre les froids vivants que rien ne lie entre eux ;
L’être est isolement et disparition ;
[…] L’homme est un numéro dans l’infini flottant
Hors de ce qui l’engendre et de ce qui l’attend,
Vain, fuyant, coudoyé par d’autres chiffres vagues.
[…] L’homme enregistré naît et meurt sous une équerre ;
Le pied doit s’emboîter dans le niveau, le pas
Doit avant de s’ouvrir consulter le compas ;
De cette égalité dure et qui vit à peine,
La liberté s’en va, vieille républicaine,
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier ;
Chacun doit à son heure entrer dans l’atelier,
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette ;
L’homme dans son casier avec une étiquette,
Délié de son père, ignorant son aïeul,
C’est là le dernier mot du progrès – l’homme seul.

Le temps, on le voit, a fini par mêler les genres. Les derniers vers franchissent allègrement, et dans les deux sens, le Mur de Berlin et les travées des hémicycles. Désormais, ils sont de droite, ils sont de gauche, les

Esprits qui n’ont jamais contre terre écouté
Le silence du gouffre et de l’éternité,
Jamais collé l’oreille au mur des catacombes,
Cœurs sourds au battement mystérieux des tombes,
Chassant les disparus, parquant les arrivants,
Ils abolissent, plaie effroyable aux vivants,
La solidarité sépulcrale des hommes.

Beau, non ? Et qu’on n’aille pas inventer un Hugo hostile au progrès ! Il y croit, et fort, et amoureusement, lui qui voit la science et la technique marcher à grands pas « vers la douleur morte et l’espace annulé » ! Mais il ne se dissimule pas l’infernale prétention des prêtres de cette religion-là. « Ils classent, ils régentent, ils excluent », commente Guillemin. Ce qui n’entre pas dans leur système, ils l’ignorent. Le terrible, le fou, c’est qu’aux yeux de leur vanité et de leur suffisance, cette ignorance-là a valeur de connaissance ! Ainsi ne savent-ils même pas vraiment ignorer. Car, dit merveilleusement Hugo, « l’ignorant n’ignore pas… ». L’illusion technique a barré la route au songe. Elle a fait s’évanouir l’écho, a étouffé la résonance. Ce que l’animal peut encore lui enseigner de silence bruissant l’effarouche, l’emplit de honte, de haine.

L’âne à ce qu’il disait rêva dans le silence
Comme on suit du regard une pierre qu’on lance.

L’âne, notre ultime recours. Sa foisonnante et généreuse ignorance nous rend à nous-mêmes :

Mon frère l’homme, il faut se faire une raison,
Nous sommes vous et nous dans la même prison ;
La porte en est massive et la voûte en est dure ;
Tu regardes parfois au trou de la serrure,
Et tu nommes cela Science ; mais tu n’as
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas.

Il est bien facile à comprendre, pourtant, le frère homme :

Je vois l’homme à peu près tel qu’il est, presque bête,
Presque génie, ayant son gouffre dans sa tête.

Mais pourquoi n’accepte-t-il pas bravement cette presque animalité et ce presque génie ? Pourquoi passe-t-il son temps à rogner, à châtrer, à réduire, à classer, à rabaisser ? Pourquoi tant de méfiance pour ce qui est en dessous, pour ce qui est au-dessus ? La réponse de Hugo, dont il dit qu’elle résume, ne nous surprendra pas. Le frémissement presque mozartien des deux derniers vers de ce passage, ce décalage, cette mélancolique fêlure, ce spasme de découragement, c’est le monde où nous vivons, c’est l’espérance lointaine, si lointaine, qui le frôle.

Je me résume, ô Kant, l’homme est triste. Il n’existe
Qu’un mérite ici-bas, c’est d’être riche ; il n’est
Qu’un esprit, et qui rend charmant le plus benêt,
C’est d’être riche ; il n’est, et ce siècle l’affiche,
Qu’une beauté, toujours, partout, c’est d’être riche ;
L’or ne connaît que l’or, et devant les lingots
Le vice et la vertu sont deux sombres égaux.
Voilà tout ce que sait la science.   

                                                                       La vie
Fait quelques pas tremblants vers le bien, puis dévie.

Réalisme hugolien, seul réalisme possible, tous les autres sont l’eau de la vaisselle des puissants. Réalisme de l’âme. L’âme de l’âne Patience, généreuse et éclairante projection. J’admire la gentillesse que déploie ce bon Patience à l’égard de ce benêt d’homme moderne :

[…] Toi l’impie et ton voisin dévot
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse ;
Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse ;
[…] À votre sens, ce monde, auguste apothéose,
Ce faste du prodige épars sur toute chose,
[…] Au fond c’est de l’emphase…

“Au fond c’est de l’emphase…” Je l’ai senti si souvent dans les gens, ce sentiment, quand mes mots allaient plus vite que moi ! De l’emphase, le baume de l’emphase ! Ils pensaient que c’était de l’emphase ! Et se préparaient à revenir bien vite au sérieux, au scepticisme des conseillers vicieux, à la sagesse des faiblards arrogants. Mais l’âne a le pied trop sûr pour franchir ce pas. On ne le fera pas avancer d’un millimètre dans cette immonde compréhension, dans cette crasseuse complicité, dans l’assassinat expliqué aux instruits. Il est là, cloué au sol par sa puissante faiblesse, par sa lucide bêtise. Il brait, et les montagnes répercutent sa rage :

Qu’est-ce donc que tu mouds, réponds, moulin à vent ?
Ta sagesse te fait castrat et te mutile.
L’homme, c’est l’impuissant fécondant l’inutile.

Condamnation ? Allons donc ! Bourrade de bourrique, gronderie d’un frère préalable, tendresse désolée pour ce bipède stupide qui s’est rendu le mystère – d’en dessous et d’au-dessus – encore plus étranger qu’incompréhensible :

Oui, Kant, après un long acharnement d’étude,
Quand vous avez enfin un peu de plénitude,
Un résultat quelconque à grands frais obtenu,
Vous vous sentez vider par quelqu’un d’inconnu.
Le mystère, l’énigme, aucune chose sûre,
Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure
Que la science y verse un élément nouveau ;
Et vous vous retrouvez avec votre cerveau
Toujours à sec au fond des pompes funèbres,
Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres
Vidait ce verre sombre aussitôt qu’il s’emplit !

Et là commence le grand jeu. Le progrès n’est pas responsable. Et la faute de l’homme n’est pas de mal en user, mais de ne pas avoir osé sentir quel élargissement il exigeait de lui, de n’y avoir trouvé qu’un mauvais prétexte de rupture, de divorce avec lui-même et le monde, de refus, de repli, d’enfermement, de servitude. La question n’est pas morale. Elle est métamorale, métaphysique. Le progrès a révélé l’idée que l’homme a de l’homme : elle est craintive, elle est médiocre, elle est mesquine. Devant cette épreuve, ce test, il a lugubrement échoué. Plus grave, il s’est montré assez misérable pour se féliciter de cet échec ; il a donné sa lâcheté pour de la modestie, sa capitulation pour de la sagesse. Épouvanté par des rumeurs venues de trop profond, il a fait de sa raison son réduit, son alibi, sa geôle. Pour faire oublier son imposture, il cherche à y enfermer le monde entier. Ce mauvais riche n’a plus rien à partager que sa peur et son avarice.

Tant que l’intelligence hélas ! ne sera point
La grande propagande et la grande bravoure ;
[…] Contre les livres pleins de vérités dormant,
Contre l’enseignement, contre le firmament,
Et les esprits sans fin, et les astres sans nombre,
Les oreilles de l’âne auront raison dans l’ombre !

L’intelligence comme propagande ! Quel pressentiment de la révolution qui nous sollicite! « Libérez l’infini ! » crie en nous un Hugo soixante-huitard ! Car

[…] L’infini plein d’étoiles,
Sur la terre où le cuistre admire l’avorton,
N’a qu’un débarcadère appelé Charenton.

Ainsi parlaient aussi Ronald Laing et David Cooper. Le génie est « une infraction sévèrement réprimée ». Par le tyran ? Allons donc ! Le tyran s’est dissous en chacun de nous ! Chacun de nous est désormais le procureur de son propre génie. Blasphème permanent contre l’évidence majeure : « Toute âme a sa forme intime devant Dieu ». L’intelligence comme propagande, quel programme pour les domestiques nourris au pain noir de la propagande comme intelligence ! Écoutons l’âne inspiré :

Homme entre nous et toi bien mince est la cloison,
Et l’aigle par devant par derrière est oison.
Ta cervelle est de boue et ton cœur est de pierre.
Tes docteurs chats-huants détournent leur paupière
Au resplendissement du divin Hélios ;
Ils éclipsent avec un mur d’in-folios
Le ciel mystérieux d’où viennent les grands souffles ;
Qu’est-ce qu’ils font de toi, ces bonzes, ces maroufles,
Ces talapoins lettrés aux discours pluvieux ?
Un vieux toujours enfant, un enfant toujours vieux.

Qu’est-ce qu’ils font de toi ces managers, ces journalistes, ces communicants ? Un vieux toujours enfant qui croit que tout est possible. Un enfant toujours vieux qui n’ose pas grandir seul.

Oui, chez toi tout, hélas ! arrive à du néant

Le vieil enfant docile n’apprend que ce qu’il sait, ne dit que ce que l’on attend, ne parle que pour ne pas entendre l’âne lui demander

D’où vient qu’on se dévore et d’où vient qu’on se tue ?
Est-ce qu’au papillon la fleur se prostitue ?
Le fumier est-il saint et frère du parfum ?
Tout vit-il ? Quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu’un ?
D’où vient qu’on naît, d’où vient qu’on meurt ? d’où vient qu’on souffre ?

Quoi ? c’est lui, le baudet, qui fait la leçon au philosophe ? Bien sûr !

O Kant, l’âne est un âne, et Kant n’est qu’un esprit.

Non que Patience soit un prétentieux. Il a écouté les savants, les vrais et les faux. Il les a humblement admirés. Il a rêvé de leur ressembler. Hélas !

[…] pendant que l’énorme lumière,
Formidable, emplissait le firmament vermeil,
Leur chandelle tâchait d’éclairer le soleil !

« Ne m’enseignez pas. » Ce n’est pas la supplique de l’animal. C’est, dans l’animal, la supplique de l’âme. Ne me tuez pas !

J’ai lu, cherché, creusé, jusqu’à m’estropier.
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute.
O qui que vous soyez qui passez sur la route,
Fouillez-moi, rossez-moi ; mais ne m’enseignez pas.
Gardez votre savoir sans but, dont je suis las,
Et ne m’en faites pas tourner la manivelle.
Montez moi sur le dos, mais non sur la cervelle.

« O qui que vous soyez qui passez sur la route. » Hugo fait écho à un verset de la Première lamentation de Jérémie : « Vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur pareille à la douleur qui me tourmente », verset qui fut ensuite associé à l’affliction de la Vierge. J’aime ce rapprochement. C’est la protestation de l’Unique contre

Vous, les abbés du goût, hurlant à l’unisson :
Nous sommes le savoir, nous sommes la raison !

Ne l’enseignez pas. Vos livres ne le convaincront pas. Ils sont des « vivants ténébreux ».

Ils sont l’autorité régnant dans son caveau,
L’esprit de l’homme avec reliure de veau.
[…] O leurre ! la clef fausse ouvre la porte vaine ;
Ta pensée est une ombre où tu restes béant.

Cet homme qui écrivit tant de livres, et qui les maltraite si fort ! Pour lui aussi, « enseigner, c’est dire espérance ; étudier, fidélité ». Un livre qui ne touche pas l’âme n’a droit qu’à un linceul de poussière. Un livre est un pont. Un livre est un départ qui s’offre. Un livre vous installe dans la fuite, dans la fidélité de la fuite. Il vous y carre le cœur, l’esprit, les sens. Seuls les prisonniers savent ce qu’est vraiment un livre. Un livre est une occasion de prendre la vague. Le reste est guerre, c’est-à-dire parade, bouffissure nullissime.

Tu veux être un héros, j’y consens, va-t-en guerre.
Hors de l’étui, l’épée ! Et nous la dégainons,
Et l’éclair des boulets du fourreau des canons,
On fait battre la charge, on fait jouer la mine.
On tue, on incendie, on pille, on extermine.

Et puis ?
Et puis, rien. Militaire, culturelle, économique, religieuse, la parade guerrière n’est rien. La force, et puis rien. La grandeur, et puis rien. La puissance, et puis rien. L’argent, et puis rien. Le savoir, et puis rien. Gagner, et puis rien. Être le premier, et puis rien.

Pauvres hommes, par l’homme, hélas ! suppliciés,
Vous vous y prenez mal, mais, quoi que vous fassiez,
Vous êtes à l’attache, et la courroie est forte ;
Votre maigre science économique avorte ;
[…] Le joug tient, la douleur persiste, le mal dure.
Vous ne détruisez pas la fatalité dure.

L’Âne s’achève sur un poème au titre étonnant : Sécurité du penseur. Je ne me mêlerai pas de le commenter. En voici le cœur. Il me suffira de rappeler que la sécurité porte un très beau nom pour Hugo quand il écrit ce poème : elle s’appelle l’exil.

Tout marche au but ; tout sert ; il ne faut pas maudire.
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire ;
Pas un nuage n’est au hasard répandu ;
Pas un pli du rideau du temple n’est perdu ;
L’éternelle splendeur lentement se dévoile.
Laisse passer l’éclipse et tu verras l’étoile !
Le tas des cécités, morne, informe, fatal,
A l’éblouissement pour faîte et pour total ;
Le Verbe a pour racine obscure les algèbres ;
Les pas mystérieux qu’on fait dans les ténèbres
Sont les frères des pas qu’on fera dans le jour ;
L’essor peut commencer par l’aile du vautour
Et se continuer avec l’aile du cygne ;
Du fond de l’idéal Dieu serein nous fait signe ;
Et, même par le mal, par les fausses leçons,
Par l’horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons.
Querelle, petitesse, ignorance savante,
Tous ces degrés abjects dont ton œil s’épouvante,
Sont les passages vils par où l’on va plus haut ;
La lettre sombre, ô Kant, forme un splendide mot ;
Sans l’étage d’en bas que serait l’édifice ?
L’homme fait son progrès de ce qui fut son vice ;
Le mal transfiguré par degrés fait le bien.
Ne désespère pas et ne condamne rien.
Pour gravir le sublime et l’incommensurable,
Il faut mettre ton pied dans ce trou misérable ;
Un chaos est l’œuf noir d’un ciel ; toute beauté
Pour première enveloppe a la difformité ;
L’ange a pour chrysalide une hydre ; sache attendre ;
Penche sur ces laideurs ton côté le plus tendre ;
C’est par ces noirceurs-là que toi-même es monté.
Dieu ne veut pas que rien, même l’obscurité,
Même l’erreur qui semble ou funeste ou futile,
Que rien puisse en criant : Quoi, j’étais inutile !
Dans le gouffre à jamais retomber éperdu ;
Et le lien sacré du service rendu,
À travers l’ombre affreuse et la céleste sphère,
Joint l’échelon de nuit aux marches de lumière.

(11 avril 2008)