Gredins du ciel (Conte du Nouvel An)

Il était une fois, c’était une fois exactement comme les autres fois, un monsieur très riche qui habitait une maison très riche dans le quartier le plus riche de la plus riche des villes. Il était bien content d’être riche, mais pas tout à fait aussi content qu’il l’aurait voulu. Un jour, il avait avoué à un pauvre qu’être riche n’était pas si intéressant que ça. Il lui avait même confié qu’au fond ce n’était pas vraiment intéressant. En y réfléchissant davantage, il avait ajouté que ce n’était pas intéressant du tout, peut-être même pas intéressant du tout du tout. Le monsieur riche avait dit tout ça en baissant les yeux et en regardant les chaussures du pauvre qui n’étaient plus neuves depuis au moins dix ans. Quand il avait relevé la tête, il avait vu clignoter dans les yeux du pauvre une petite lueur presque méchante qui l’avait épouvanté.

« Il ne me croit pas, avait-il pensé avec tristesse. Pourtant c’est vrai ! Ce n’est quand même pas de ma faute si je suis riche, sabre de bois ! » Quand le monsieur riche disait « sabre de bois », cela signifiait que son cœur était désespéré. Pourtant, il avait raison. Ce n’était pas de sa faute. Ses parents avaient été très très riches. Plus riches que ses grands-parents, qui avaient été riches. Mais ses grands-parents avaient été plus riches que ses arrière-grands-parents, qui avaient été assez riches. Dans la famille, en fait, tout le monde avait été assez riche, riche ou très riche. C’est comme ça, pensait le monsieur riche, est-ce que j’y peux quelque chose, moi ?

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« Mon pauvre ami, disait le monsieur riche au coiffeur qu’il allait voir toutes les deux semaines, quand on est riche, on n’a pas de vrais amis ! » Le coiffeur lui répondait qu’il comprenait très bien cela, et lui demandait s’il devait lui couper les cheveux plus courts ou plus longs que la dernière fois.

« Toujours pareil, répondait-il invariablement, toujours pareil ! » « C’est vrai, répondait le coiffeur. Avec vous, Monsieur, c’est toujours pareil. »

Le monsieur riche aimait bien venir chez le coiffeur. Le peignoir était toujours pareil, les serviettes toujours pareilles, la couleur et l’odeur du shampooing toujours pareilles, les questions du coiffeur toujours pareilles. Tout était toujours pareil. Lui-même se sentait toujours pareil. Pareil à quoi, se demandait-il ? Mais le cliquetis des ciseaux l’assoupissait avant qu’il ne puisse donner une réponse à cette question. Quand il sentait la fraîcheur de l’eau de toilette que le coiffeur vaporisait sur son visage, il se réveillait. « Voilà, c’est fini pour cette fois, disait le coiffeur, j’espère que je ne vous ai pas trop embêté. »

Cette phrase aussi était toujours pareille. Le monsieur riche ne répondait jamais rien. Le coiffeur lui tendait ses lunettes. Il les ajustait sur son nez. Puis il grommelait quelque chose comme « Allons-y ! » À quoi il ajoutait parfois, c’était la seule chose qui pouvait changer : « Allons-y, la musique ! »

Quand il se retrouvait dans la rue, tout était toujours pareil aussi.

D’abord il pensait que cette demi-heure chez le coiffeur avait été le meilleur moment de ses deux dernières semaines. C’est pourquoi, en marchant jusqu’à sa voiture, il faisait le projet de venir se faire couper les cheveux plus souvent. Toutes les semaines peut-être ou, pourquoi pas, deux fois par semaine. Il se souvenait alors qu’il ne lui restait que peu de cheveux, et qu’ils ne poussaient pas très vite. Aussi, quand il retrouvait sa voiture, avait-il abandonné cette idée.

Il s’installait au volant et, avant de démarrer, se mettait à réfléchir. En regardant fixement la plaque d’immatriculation de la voiture garée devant la sienne, il se demandait s’il valait mieux qu’il aille directement chez lui ou qu’il repasse d’abord à son bureau. « Lire mes mails ici, là-bas ou ailleurs, concluait-il, c’est du pareil au même ! » Il tapotait le volant du plat de sa main droite, et ajoutait en bâillant : « Ou du même au pareil. »

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Il continuait donc à hésiter et ne se décidait pas à démarrer. C’est juste à cet instant que quelque chose venait l’agacer, quelque chose qui s’installait dans sa tête, et le contrariait presque. Quelque chose qui était toujours la même chose. Une chose dont personne, dans la rue, ne pouvait s’apercevoir. Ni les piétons occupés à se fâcher contre les automobilistes. Ni les automobilistes occupés à se fâcher contre les cyclistes. Ni les cyclistes occupés à se fâcher contre les piétons. Une chose qu’il était seul à sentir. Une chose qui était dans sa tête, dans sa bouche, entre ses dents, sur sa langue. Il ne pouvait pas dire ce que c’était. Ça avait pourtant l’air d’être une chose simple, très simple même.

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Ce monsieur riche était largement capable de comprendre et d’expliquer des choses très difficiles. Comment on crée une nouvelle société pour qu’à son tour elle en crée une plus nouvelle qui en créera elle-même une plus nouvelle encore, ça, par exemple, il savait parfaitement l’expliquer à ses collaborateurs. Quand il leur avait bien montré comment il fallait s’y prendre, et qu’il voyait leurs yeux arrondis par l’admiration, il éclatait de rire. Et, le plus souvent, il ajoutait : « C’est bête comme chou, tout ça, voyons ! » Quelquefois, pourtant, il disait : « Ce n’est quand même pas sorcier, non ? » Une fois, il avait même dit : « Et le tour est joué, M’sieurs dames ! » Mais ça, il ne l’avait jamais redit. Parmi ses collaborateurs, il n’y avait pas de dames.

Immobile, assis dans sa voiture immobile, le monsieur riche, une fois tous les quinze jours, réfléchissait donc à quelque chose sans savoir au juste à quoi. Cela le contrariait beaucoup. Depuis son plus jeune âge on l’avait habitué à réfléchir, mais il savait toujours à quoi. Par exemple, il savait s’il réfléchissait à la société nouvelle qu’il allait créer, ou s’il réfléchissait à la société que celle-ci créerait à son tour, ou s’il réfléchissait à celle que la deuxième créerait un peu plus tard. Tandis que, tous les quinze jours, après sa visite chez le coiffeur, quand il regardait fixement la plaque d’immatriculation de la voiture garée devant la sienne en se demandant s’il valait mieux qu’il rentre tout de suite à la maison ou qu’il repasse d’abord à son bureau, il se sentait réfléchir à quelque chose sans savoir à quoi.

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C’est peu dire que cela le perturbait. Lui qui était capable de résoudre des problèmes terriblement difficiles, il ne pouvait même pas savoir pourquoi cette bonne eau de toilette qui lui faisait frais au visage ne l’empêchait pas de se tracasser à ce point. C’est vexant, pensait-il. Évidemment, ça l’ennuyait que ce soit vexant, un monsieur riche n’a pas l’habitude d’être vexé. Mais quelque chose l’ennuyait encore bien plus. Au fond de lui, mais alors vraiment tout au fond (tout au fond du fond, pas à la surface du fond), il n’était pas mécontent de ce qui lui arrivait. Il se surprenait même à penser : « Pour une fois que ça change un peu… » Et il était mécontent, mais un tout petit peu content aussi, de ne pas être vraiment mécontent. Tout cela était bien compliqué.

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C’est que le monsieur riche était un homme sérieux. Comme tous les hommes sérieux, il aimait les choses claires. « Avec moi, disait-il à ses collaborateurs quand il trouvait leurs comptes rendus confus, il n’y a pas de brouillard qui tienne !  Tout doit être clair et net. » Il ajoutait en riant : « Clarinette ! » Mais personne n’osait rire.

Le monsieur riche tenait donc absolument à savoir, une fois pour toutes, à quoi il réfléchissait. Tu es capable de résoudre des problèmes bien plus difficiles, se disait-il. Et il ajoutait : « Qui peut le plus peut le moins. » Il aimait beaucoup prononcer cette phrase-là devant ses collaborateurs. Il mettait alors ses pouces dans sa ceinture et prenait une grosse voix qui les impressionnait. Un jour pourtant, pour les encourager à ne pas relâcher leurs efforts, il avait trouvé une formule encore bien meilleure, bien plus frappante. Il les avait regardés dans les yeux, les uns après les autres, lentement, comme un colonel qui passe son régiment en revue. Ensuite, il avait marqué un instant de silence. Puis il avait remué la tête deux fois. De haut en bas, d’abord, en prenant un air convaincu. De droite à gauche, ensuite, en prenant un air soupçonneux. Il avait regardé encore une fois ses collaborateurs, toujours dans les yeux. Enfin, en détachant les mots comme on détache des timbres, il avait dit : « Est-ce que les dompteurs de tigres ont peur des chats de gouttière ? »

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Cette fois, comme toutes les autres fois, le monsieur riche vient donc de s’asseoir à son volant, les cheveux proprement coupés, le visage bien frais. Comme d’habitude, il fixe avec intensité la plaque d’immatriculation de la voiture garée devant la sienne. Comme d’habitude, il se demande, sans trouver la réponse, s’il vaut mieux qu’il rentre tout de suite chez lui ou qu’il passe d’abord à son bureau. Et, comme d’habitude, il se sent contrarié. Un peu plus que d’habitude, même. Il se dit donc qu’il faut réagir. « Qui peut le plus peut le moins, se répète-t-il, est-ce que les dompteurs de tigres ont peur des chats de gouttière ! » Non, crie-t-il, mais non, ils n’en ont pas peur du tout, sabre de bois ! Et soudain, le voici au milieu de la piste, lui, le monsieur riche. Il est entouré de tigres qu’il appelle par leur petit nom. Il les fait sauter dans des cercles. Il les fait grimper sur des tabourets. Il les fait défiler deux par deux. Il leur fait danser la valse. Le rock. Le tango. Le be-bop. La mazurka. Le paso-doble. Le rigodon. La samba. Le quadrille des lanciers. La polka piquée. Il leur fait une bise sur le nez. Il les tire gentiment par la queue. « Bravo, bravo, crie le public, quel courage, quelle classe, quel épatant dompteur de tigres ! » Mais lui, il pense que ce qu’il fait n’est pas si difficile, que c’est même bête comme chou, voyons. Pour faire plaisir au public, il le salue en s’inclinant. Il salue à droite, il salue à gauche, il s’apprête à saluer au milieu quand soudain…

Allons, ce n’est rien, tu as dû t’endormir une seconde, tu as fait un cauchemar, se dit le monsieur riche en bougeant ses bras de gauche à droite et ses jambes de droite à gauche. Heureusement que tu n’as pas rêvé de chat, quand même, se dit-il encore en riant. Mais non, il n’a pas rêvé de chat. Mais non, il n’a pas entendu un miaulement s’élever de dessous un fauteuil du premier rang. Aucun vieux matou, c’est sûr, ne s’est faufilé sous le chapiteau pour réchauffer ses rhumatismes ! Aucun n’a assisté au spectacle, c’est certain ! Aucun, c’est évident, n’a voulu manifester sa présence en miaulant d’une voix fatiguée, d’une voix lasse, d’une voix épuisée ! Il rit franchement, le monsieur riche, il rit même de plus en plus fort ! Il aurait bien voulu voir ça qu’un chat ait assisté au spectacle ! Qu’un chat ait osé venir lui faire peur ! Il aurait bien voulu voir ça, sabre de bois, qu’un dompteur de tigres comme lui ait eu peur d’un chat de gouttière ! Si peur que tout son corps s’en soit mis à trembler ! Que ses jambes aient tremblé de droite à gauche ! Que ses bras aient tremblé de gauche à droite ! Et qu’à le voir trembler d’une façon aussi ridicule, les tigres aient éclaté de rire dans leur moustache. Et que les spectateurs aussi aient éclaté de rire, même ceux qui n’avaient pas de moustache. Et que les gendarmes qui surveillaient les spectateurs, les tigres et le dompteur aient, eux aussi, éclaté de rire.

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Non mais des fois, sabre de bois de sabre de bois, est-ce qu’il a jamais eu peur de quelque chose, lui, le monsieur riche ? Et il rit, il rit aux larmes, des larmes qui prennent l’odeur de la bonne eau de toilette que le coiffeur a vaporisée sur son visage, des larmes qui sentent tellement bon qu’aucun rire n’a jamais senti aussi bon. Qu’elle est drôle cette idée qu’il pourrait avoir peur de quelque chose, lui, le monsieur riche ! Lui qui sait si bien dompter ses collaborateurs ! Lui qui sait parfaitement dompter ses sociétés ! Lui qui sait dompter la paresse des autres, et même la sienne parfois.

Il rit tellement, le monsieur riche, qu’il se sent aussi fatigué que s’il avait pleuré. Allez, songe-t-il, qui peut le plus peut le moins et en avant la musique, on s’en va ! Il boucle sa ceinture. S’il rentre à la maison ou s’il passe par son bureau, il n’en sait rien. « Voyez ça avec ma secrétaire », crie-t-il, en baissant la glace, à un clochard qui s’apprête à lui demander une pièce. Il ne sait qu’une chose, le monsieur riche, c’est qu’il s’en va. La seule chose que je sais, se dit-il, c’est que je m’en vais. C’est pourquoi il met le contact. C’est pourquoi il fait clignoter le clignotant. C’est pourquoi il passe la première. Mais il la passe très doucement, presque en douce. Parce qu’il ne se sent pas tout à fait dans son assiette, et qu’il ne s’agit pas d’accrocher la voiture garée devant la sienne.

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À l’instant où il va s’engager dans la circulation, il fixe encore une fois la plaque d’immatriculation qu’il a sous les yeux. Tiens, songe-t-il, c’est drôle, je ne m’en étais pas aperçu. Et il freine. Presque malgré lui. Ce qui est drôle, c’est que tous les chiffres de cette plaque d’immatriculation sont pareils. Ce sont tous des 3. Et toutes les lettres aussi sont pareilles. Ce sont toutes des D. 3D, songe le monsieur riche. Troisième Dimension. J’ai lu ça dans le journal.

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Il arrive alors quelque chose de très étonnant. De très étonnant et de très rare, surtout pour un monsieur riche. Toute sa vie, un monsieur riche s’explique à lui-même ce qu’il doit penser. Toute sa vie, un monsieur riche se donne des ordres à lui-même. Toute sa vie, il se promet à lui-même des récompenses s’il pense et s’il agit comme il s’est donné l’ordre de penser et agir. Toute sa vie, il se menace de punitions sévères s’il pense et s’il agit autrement. Toute sa vie, il explique à tous ceux qui l’entourent ou qui dépendent de lui qu’ils doivent obéir aux ordres qu’il leur donne comme lui-même obéit aux ordres qu’il se donne. Toute sa vie, il s’entraîne à se dompter et à dompter les autres. Toute sa vie, le monsieur riche a fait ainsi. Il croit qu’il y a en lui une machine chargée de le conduire, une machine qui fonctionne sans lui, une machine qui sait tout, qui comprend tout, qui devine tout, qui sait ce qu’elle doit permettre et ce qu’elle doit interdire.

Et, tout à coup, allez savoir pourquoi, il ne fait plus confiance à cette machine. Il sait, il comprend, il devine qu’il a eu tort de la croire quand elle lui disait d’être sage. Il sait, il comprend, il devine qu’il a eu tort de la croire quand elle lui disait de ne pas être sage. Parce que, tout à coup, il sait, il comprend, il devine que cette machine n’est pas son amie, qu’elle ne lui a jamais fait confiance, qu’il l’a inventée pour qu’elle ne lui fasse pas confiance. Qu’il l’a inventée pour qu’elle lui fasse honte. Qu’il l’a inventée pour qu’elle lui dise qu’il n’est qu’un pauvre monsieur riche de rien du tout et que, s’il était pauvre, il ne serait qu’un pauvre monsieur pauvre de rien du tout non plus. Parce que, tout à coup, il comprend que la machine ne l’aime pas. Et le monsieur riche en a ras la casquette de ne pas être aimé. Et le monsieur riche, au fond de lui-même, se met à miauler comme un chat de gouttière caché sous un fauteuil, et qui en a ras les moustaches de tout ce cirque débile !

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On n’imagine pas le désordre dans la tête du monsieur riche. Sa voiture ne bouge plus. Il voudrait que sa tête, elle non plus, ne bouge plus. Ni son cœur. Ni rien. Il voudrait avoir un frein pour freiner, pour tout freiner. Toutes sortes de freins, même. Un frein à pied. Un frein à main. Un frein à tête. Un frein à cœur. Un frein à eau de toilette. Un frein à tigres.

Sa voiture est en biais. L’avant a déjà quitté la place de parking. L’arrière est encore dans la place de parking.

Croyant qu’il veut démarrer, une grosse voiture noire s’arrête pour le laisser manœuvrer. Comme il ne démarre pas, le conducteur lui crie « Boudin d’andouille ! » et repart.

Croyant qu’il veut se garer, une petite voiture blanche s’arrête pour le laisser manœuvrer. Comme il ne se gare pas, la conductrice hausse les épaules d’un air dégoûté, et repart.

Un agent de police observe la scène. Il se demande ce qu’il devrait écrire sur la contravention. Serait-ce : Perturbe la circulation en quittant trop lentement une place de parking ? Ou serait-ce : Perturbe la circulation en entrant trop lentement dans une place de parking ? L’essentiel, pense l’agent, c’est de ne pas écrire une bêtise. Et il regarde ailleurs.

« Est-ce que ça va bien, Monsieur ? » demande une vieille dame par la vitre entrouverte. Il répond que ça va bien, oui, mais que c’est l’eau de toilette, le coiffeur lui en a peut-être mis un peu trop, ça lui a monté à la tête. « Ça sent meilleur que l’essence », dit la vieille dame en riant. Et elle s’en va en lui faisant au revoir avec son parapluie.

Le monsieur riche se demande s’il n’a pas oublié de faire le plein. De toute manière, pense-t-il, à l’arrêt je ne consomme pas. Mais il n’y a pas que le réservoir qui est vide. Le monsieur riche sent que lui aussi, il est vide. Il se dit qu’il a besoin de faire le plein dans le réservoir de sa tête, ou de son cœur, ou de sa vie.

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Je manque vraiment de moral, se dit le monsieur riche. Ça lui est déjà arrivé, bien sûr, mais jamais à ce point-là. Et puis, quand ça ne va pas, il connaît des trucs pour retrouver la pêche ou, comme il le dit à ses collaborateurs, pour se donner une motivation. Par exemple, s’il pense à la manière dont la dix-septième société créera la dix-huitième société, le moral revient aussi sec et la motivation remonte d’un seul coup dans le réservoir de sa tête. Mais, le plus souvent, il n’a pas besoin de chercher si loin. Il se dit qu’en quittant le bureau, il ira s’acheter une part de flan aux cerises chez le boulanger. Il aime tant le flan aux cerises, le monsieur riche ! Ça s’avale tout seul, sans qu’on y pense. Le niveau de motivation remonte au fur et à mesure que le flan descend dans l’estomac. C’est vrai qu’il aime énormément le flan aux cerises. Mais il y a quelque chose qu’il aime encore plus que le flan aux cerises, c’est aller s’acheter un flan aux cerises. Il doit faire bien attention à ce qu’aucun de ses collaborateurs ne le voie, il a l’impression de redevenir un petit garçon qui fait des bêtises en douce. L’idée lui est même venue, une nuit qu’il réfléchissait à tout ça, qu’aller acheter un flan aux cerises en douce est bien plus intéressant que créer une société. Personne ne saura jamais comme cette idée l’a embarrassé. Il avait beau essayer de la recouvrir par une autre, par exemple par l’idée de créer une soixante-dix-huitième société pour qu’elle en crée à son tour une soixante-dix-neuvième, rien n’y faisait. Alors il a décidé de l’oublier et, pour mieux l’oublier, de se donner encore davantage d’ordres. Ils sont comme ça, les messieurs riches : ils se donnent des ordres pour ne jamais s’écouter. En cela, ils ressemblent comme des jumeaux aux messieurs pauvres.

Mais cette fois, c’est sérieux. La panne sèche. « La panne sèche… » dit-il à la dame au parapluie qui s’était arrêtée un peu plus loin pour l’observer, et qui est revenue gentiment vers lui. « Il y a un pompiste pas loin, lui dit-elle, je vais vous expliquer. » Le monsieur riche est à deux doigts de lui répondre que c’est sa tête qui est en panne sèche. Mais il se reprend à temps. « Ça va revenir tout seul », dit-il. « L’essence va revenir toute seule ? » demande la dame en le regardant avec inquiétude. « L’essence, reprend le monsieur riche, ce n’est pas l’aspect le plus difficile de notre problème. » Cette fois, la dame au parapluie s’en va d’un pas rapide. « Par pertes et profits, dit le monsieur riche en regardant s’éloigner le parapluie, je peux la passer par pertes et profits, la petite dame, j’ai assez de surface pour ça ! »

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« Je raconte n’importe quoi », se dit le monsieur riche. Dans sa tête, il n’écrit pas n’importe quoi. Dans sa tête, il écrit N’importe Quoi. Dans sa tête, il écrit même N’IMPORTE QUOI. Dans sa tête, n’importe quoi s’écrit en énormes lettres de feu comme une marque d’infamie. Il roule dans la 5ème Avenue, le monsieur riche. Dans sa limousine couleur d’eau de toilette, il emmène dîner ses partenaires américains dans un restau tout ce qu’il y a de chic. C’est sûr, il va fonder sa succursale new-yorkaise. C’est son jour de gloire, son étendard est levé, les féroces soldats de la concurrence agonisent dans le fossé. « Nous y sommes, dit-il aimablement à ses invités. » Et soudain, à l’instant où la voiture s’arrête, sabre de bois de sabre de bois, voici que s’inscrit sur la façade du restau, en lettres gigantesquement flamboyantes, cette étonnante nouvelle : « Le monsieur riche dit N’IMPORTE QUOI. »

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La dame au parapluie a bon cœur. Elle ne peut pas laisser un pauvre monsieur (c’est ainsi qu’elle appelle le monsieur riche) dans cet état-là. Cette fois, deux autres dames l’accompagnent, leurs trois parapluies se bousculent. Le clochard aussi est revenu. Mais le monsieur riche ne voit personne. Heureusement, il s’est encore réveillé à temps, avant que la foule ne se rassemble sur la 5ème Avenue pour se moquer de lui, pour le huer, pour le siffler, pour l’invectiver, pour l’injurier et l’insulter, pour lui faire « Hou, les cornes ! » en anglais avec les deux index près des tempes, pointés en avant comme des petits ressorts de méchanceté. Non, non, non, je ne dis pas n’importe quoi, se dit le monsieur riche, je ne dis pas n’importe quoi du tout du tout. Et d’ailleurs, se dit-il encore, n’importe quoi, ce n’est pas n’importe quoi. Et il ajoute même « tac ! ». Et ça, ça le fait rire parce que « tac ! », c’était ce qu’il disait à sa petite sœur quand ils avaient fait un pari sur le dessert du déjeuner, et qu’il l’avait gagné, lui, le pari.

Il gagne souvent, le monsieur riche. Souvent, souvent. Quand il gagne, il dit : « J’ai gagné ! » Mais gagner et avoir gagné, ça lui donnerait presque envie de pleurer. Alors il baisse un peu la glace de la voiture, et crie très fort aux trois parapluies : « N’importe quoi, ce n’est pas n’importe quoi ! » Comme ils sont trop mouillés pour parler, c’est le clochard qui répond. « N’importe quoi ! », répond-il avec une voix de matou rigolard, mais compétent. « N’importe quoi, ce n’est pas n’importe quoi ! », répète le monsieur riche sur un ton appliqué qui lui semble empreint d’une grande noblesse. « D’ailleurs, je vous ai déjà demandé de voir ça avec ma secrétaire », lance-t-il encore au clochard. Et il remonte la glace en songeant qu’un homme d’action, dans certaines circonstances, doit savoir se montrer impitoyable, il y va du sort de l’entreprise.

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Il y a maintenant un bon moment que l’avant de la voiture a quitté la place de parking. L’arrière de la voiture, lui, est toujours dans la place de parking. L’agent réfléchit toujours. Quand il regarde l’avant de la voiture, il se dit qu’il va verbaliser pour entrée trop lente dans un parking. Mais quand il regarde l’arrière de la voiture, il se dit qu’il va verbaliser pour sortie trop lente d’un parking. Et quand il regarde de loin le monsieur riche dans sa voiture, il se dit qu’il a bien de la chance de ne pas avoir à résoudre un problème aussi difficile et de ne pas entendre le floc-floc de ses chaussures qui pataugent dans la pluie.

Le monsieur riche, lui, qui regarde l’agent patauger, pense qu’un peu de pluie n’a jamais tué personne. Ce n’est pas grave, un rhume, pense-t-il en éternuant. Ce qui est grave, c’est qu’il ne sait plus du tout où il en est, mais alors plus du tout du tout.

C’est comme si une partie de lui-même s’était mise en route. Et comme si une autre partie de lui-même ne voulait pas la suivre. Comme si une moitié de lui faisait tout pour partir, et l’autre moitié tout pour rester. Comme si l’une tenait absolument à se décrocher et l’autre s’entêtait à s’accrocher.

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Je suis un homme déchiré, pense-t-il. Ça ne lui déplaît pas entièrement de penser une chose comme ça. D’un côté, ça l’ennuie parce qu’il sent que ça le déchire encore un peu plus. Mais, d’un autre côté, il se dit que ça ne doit pas arriver à n’importe qui de se sentir un homme déchiré.

Il regarde vaguement les trois parapluies. Ils s’agitent sous la pluie en se donnant de grandes bourrades. Comme des copains qui rigolent ensemble, comme des vauriens qui se moquent des passants. Curieux, songe le monsieur riche, on dirait qu’ils me veulent quelque chose.

L’agent aussi regarde les parapluies. D’abord, il a pris un air soupçonneux. Mais c’est un agent de police très expérimenté. Il sait qu’il n’y a aucune raison de dresser une contravention à des parapluies qui se bousculent gentiment sous la pluie. C’est pourquoi il choisit de leur adresser des sourires plutôt bienveillants.

Mais l’agent de police sous la pluie qui envie le monsieur riche au sec ne comprend pas pourquoi les trois parapluies sont si agités et s’envoient de grandes bourrades.

Pas plus que le monsieur riche au sec qui regarde l’agent de police sous la pluie ne comprend pourquoi les trois parapluies s’envoient de grandes bourrades et semblent si agités.

L’agent de police est terriblement ennuyé parce qu’il ne sait pas comment verbaliser contre cette voiture dont l’avant est sorti du parking et dont l’arrière reste obstinément dans le parking.

Le monsieur riche est terriblement ennuyé parce qu’il ne sait pas quoi penser de cette partie de lui-même qui veut se mettre en route. Et parce qu’il ne sait pas quoi penser non plus de cette partie de lui-même qui veut absolument rester où elle est.

L’agent de police se dit qu’il a un petit souci professionnel à régler. Ce que pensent les parapluies, il s’en moque.

Le monsieur riche se dit qu’il a un gros souci personnel à régler. Ce que pensent les parapluies, il s’en moque.

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Les parapluies, eux, rient de plus en plus fort. Ils sont très contents que tout le monde les ait oubliés. Les parapluies n’aiment pas la publicité. À vrai dire, presque tout les ennuie. La seule chose qui leur plaise, quand ils ne sont pas en service, c’est de discuter calmement entre eux dans le porte-parapluies.

De quoi s’inquièteraient-ils ? Tant qu’il y aura un ciel, il y aura de la pluie. Tant qu’il y aura de la pluie, il y aura des parapluies. Tant qu’il y aura des parapluies, il y aura des porte-parapluies.

Dans le porte-parapluies, ils se racontent les pluies qu’ils ont subies. Les coups de vent qui les ont retournés. Les tornades et les sous-tornades. Les cyclones et les mini-cyclones. Les typhons et les typhonnets. Et quand l’un d’eux arrive au bout de son histoire, les autres, invariablement, chantent en chœur : « Et finalement, tu as été trempé ! Et finalement, tu t’es séché ! » Et là, ils rient de toutes leurs baleines. Ils rient à se tordre, même quand ils sont secs.

Ce sont de bons garçons, ces parapluies-là. Aussi bons que sont bonnes les trois vieilles dames qui les ont choisis, et qu’ils protègent du rhume, de la grippe, de la bronchite, de la laryngite, de la pharyngite et de toutes sortes d’autres maladies épouvantables. Ils s’entendent très bien avec elles. Quand il n’y a pas de vent, elles indiquent le chemin. Quand il y a du vent, ils s’en chargent. Parfois les bavardages des vieilles dames fatiguent les parapluies. Parfois les bousculades des parapluies fatiguent les vieilles dames. Mais, tous les six, ils vivent en paix et sont contents ensemble.

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Le monsieur riche, lui, ne va pas bien du tout du tout. Il n’a pas le rhume, ni la grippe, ni la bronchite, ni la laryngite, ni la pharyngite, ni aucune autre maladie épouvantable.

Il a quelque chose de bien plus terrible. Il a un souci personnel. Il a un gros souci personnel.

Quand l’un de ses collaborateurs lui dit qu’il a un souci personnel, le monsieur riche se lève respectueusement et lui serre la main avec chaleur. Il lui dit de rester chez lui deux jours, trois s’il le faut. Comme lorsqu’on lui annonce un décès.

Le monsieur riche a très peur des soucis personnels. À côté d’un souci personnel, un souci professionnel n’est rien. Un souci professionnel peut grignoter un tout petit bout de la vie personnelle, mais un souci personnel boulotte toute la vie professionnelle.

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Vraiment, il ne sait plus sur quel pied danser. Tantôt il se dit qu’il faut quitter cette place de parking. Tantôt il se dit qu’il faut y rentrer complètement. Mais s’il décide de partir, est-ce que l’arrière de la voiture va suivre ? Et s’il décide de rentrer, est-ce que l’avant de la voiture va vouloir reculer ?

Un souci personnel, remarque le monsieur riche, c’est quand on ne peut plus ni avancer ni reculer.

Un souci personnel, note le monsieur riche, c’est quand on est dans une situation qu’on ne connaît pas.

En somme, conclut le monsieur riche, un souci personnel, c’est quand on est dans une situation nouvelle. Alors, tout de suite, sa figure s’illumine. Ça, ça lui rappelle des choses.

Ça lui rappelle le jour où il crée une société nouvelle. Ça lui rappelle aussi le jour où cette société lui permet d’en créer une autre, encore plus nouvelle. Ça lui rappelle encore le jour où cette deuxième société lui permet d’en créer une troisième, infiniment plus nouvelle.

Et ainsi de suite, pense le monsieur riche, je ne vais quand même pas compter jusqu’à deux mille trois cent vingt-sept.

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Il a pensé « ainsi de suite ». Mais voilà. En réalité, il a murmuré « ainsi de fuite ». Pfffft, fait-il, qu’est-ce que je raconte ?

Ce n’est pas un petit Pfft qui est sorti de sa bouche. Ni un moyen Pffft. C’est un interminable Pffffffft. Un Pffffffft qui n’en finit pas. Qui n’en finit pas de fuir. Qui n’en pfffinit pas de pfffuire.

Et comme il vient de vider ses poumons en disant cet interminable Pffffffft, il a besoin de reprendre son souffle. C’est pourquoi il respire à narines déployées. Et l’odeur de la bonne eau de toilette l’envahit.

Ses narines connaissent cette odeur. Ce n’est pas une odeur nouvelle. Mais, cette odeur pas nouvelle, elles ne l’ont jamais sentie comme ça. Elle est plus nouvelle que nouvelle, se dit le monsieur riche, profondément troublé.

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Le clochard a fait sa réapparition à la portière, une bouteille de vin à la main. « Votre eau de toilette est excellente, dit le monsieur riche, vaporisez m’en encore un peu, je vous prie. »

L’a-t-il vraiment dit ? L’a-t-il seulement pensé ? Peu importe.

Le clochard n’est pas le coiffeur ? Et alors ?

Le monsieur riche est assis dans sa voiture, pas dans le fauteuil du coiffeur ? Pffft, c’est un détail ! Pffft, que ce détail est mesquin !

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Peu importe où il est assis. Peu importe ce qu’il pense. Le monsieur riche vient de comprendre quelque chose de si important et, surtout, de si beau qu’il se dit que ce n’est pas juste. C’est sa petite sœur qui aurait dû le comprendre la première, elle lui aurait dit « tac !» en lui faisant un clin d’œil, il aurait été tellement content ! Sa petite sœur, ou même l’un de ses collaborateurs, celui qui a un gros souci personnel, le pauvre.

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Qu’ai-je donc compris ? se demande-t-il. Il dit « compris », mais il sent que ce n’est pas le mot qu’il faut. Est-ce qu’on comprend les marguerites, est-ce qu’on comprend les caresses, est-ce qu’on comprend le soleil derrière les persiennes ?

Il n’est pas assis chez le coiffeur, mais c’est exactement comme s’il y était. Il comprend – ça, il le comprend vraiment – que, quoi qu’il lui arrive, quoi qu’il fasse, il sera maintenant assis chez le coiffeur jusqu’à la fin de ses jours.

Non, non. Il n’est pas fou.

Un jour, lui qui n’aime pas du tout écrire, il composera un livre pour ses petits-enfants et pour tous les petits enfants du monde. Il en a déjà trouvé le titre. Ce sera : « Pareil n’est pas pareil. »

Il ne va pas changer de vie. Enfin, il ne le pense pas. Pas tout de suite en tout cas. Il inventera encore des sociétés qui, elles-mêmes, etc. Il mettra encore ses pouces dans sa ceinture en disant d’une grosse voix : « Qui peut le plus peut le moins ». Il ira encore s’acheter des flans aux cerises sans que ses collaborateurs ne le voient. Il regardera encore les clochards de tout son haut de petit monsieur riche.

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Le clochard, lui, est toujours devant la portière. Il cherche quelque chose qui lui a échappé, un truc qu’un gars lui avait dit un jour qu’il était triste, même qu’il avait fait un nœud à sa mémoire pour ne pas l’oublier. Il devrait se rappeler, pourtant. Cette phrase-là, il se la redit chaque fois qu’il se vaporise un peu de rouge dans le gosier. Oui, ça y est, il a trouvé. La terre s’ouvre vieille à qui crève la faim, voilà ce qu’il lui avait dit, le gars.

La terre s’ouvre vieille à qui crève la faim, murmure le clochard, tout étonné de sa mémoire. Mais il ne comprend pas ce qu’il dit.

Pareil n’est pas pareil, murmure le monsieur riche, tout étonné de son imagination. Mais il ne comprend pas ce qu’il dit.

Et basta, pense le clochard en se vaporisant le gosier pour la route. Et il s’en va.

Et basta, pense le monsieur riche en remontant la glace, à cause de son rhume. Il s’en irait bien, lui aussi. Mais il y a la voiture. L’avant de la voiture, qui a ses idées. L’arrière de la voiture, qui a les siennes. Et il reste.

Le monsieur riche ne sait pas où va le clochard.

Lui-même, il ne va nulle part. Il reste. Mais il ne sait pas où il reste.

Il reste, mais pas seul. Il reste avec l’odeur de la bonne eau de toilette. Il reste avec l’odeur et la couleur du shampooing. Il reste avec la douceur du peignoir qui le caresse juste assez, mais pas trop. Il reste avec le cliquetis des ciseaux. Il reste, mais le visage bien frais, les cheveux juste à la hauteur qu’il faut. Les cheveux et les idées.

Ne disons pas de bêtises, dit le monsieur riche. Voilà vingt-deux ans que je vais chez ce coiffeur. Deux fois par mois, moins les vacances, ça fait vingt-deux fois par an. Que je multiplie par vingt-deux. Pas dur. Le monsieur riche n’utilise jamais de calculette. Pas de calculette, tout dans la tête, dit-il. Ça fait quatre cent quatre-vingt-quatre fois. À supposer qu’il me coupe trois centimètres de cheveux à chaque visite, j’arrive à mille quatre cent cinquante-deux centimètres. Soit quatorze mètres et cinquante-deux centimètres. Plus de huit fois ma taille, se dit-il d’un air songeur. Tous mes proches collaborateurs debout les uns sur les autres. Pffffffft, fait-il, comme au cirque !

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Les uns après les autres, les conducteurs ralentissent. Les uns veulent gentiment le laisser se garer.  Les autres veulent gentiment le laisser démarrer. Et tous finissent par s’énerver. Toutes les femmes prennent des airs dégoûtés, sauf une qui le traite de boudin d’andouille. Tous les hommes le traitent de boudin d’andouille, sauf un qui prend un air dégoûté.

Il a bien compté sur la calculette de sa tête. Douze hommes l’ont traité de boudin d’andouille. Plus une femme. Ça fait treize. À supposer, commence-t-il, qu’un boudin d’andouille mesure… Non, ce n’est pas cela. Que m’importe ce que mesurent treize boudins d’andouille, dont une femme ! Des boudins d’andouille les uns sur les autres, ça ne tient pas debout. Des cheveux coupés non plus. De toute façon, pense-t-il soudain, tout ça n’est pas nouveau.

Il y a des choses qu’on pense, mais sans les penser vraiment. Un instant après, on oublie qu’on les a pensées. Des choses qui glissent, des choses qui passent, des choses qui n’accrochent pas. Mais là, tout à coup…

Tout ça n’est pas nouveau, a pensé le monsieur riche. Tout ça, quoi ? Treize boudins d’andouille ? Quatorze mètres et cinquante-deux centimètres de cheveux coupés ? Mais non, voyons ! Le petit mot ça, dans sa tête, se met à prendre du volume, du poids. Il se charge comme une batterie. Il se consume comme un pétard. Et toute la vie du monsieur riche s’installe dans ce petit mot. Ma vie n’est pas nouvelle, pense tristement le monsieur riche.

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Il se voit dans l’atelier de sa plus grande usine. Il inspecte les machines. Deux collaborateurs le suivent. L’un prend des notes à l’encre rouge sur un petit bloc-notes blanc, l’autre à l’encre bleue sur un petit bloc-notes jaune. Le monsieur riche inspecte les machines les unes après les autres. Il a son œil sévère. « Trop vieille celle-ci, dit-il, faudra penser à me la changer. »

Le monsieur riche inspecte sa vie à une vitesse folle. Il ne l’inspecte pas, d’ailleurs, il la scanne.

Ma vie personnelle, se dit-il, c’est quand je parle de ma vie professionnelle. Et il se voit à table, les jours de fête, quand toute la famille est là, ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux et ses nièces, ses petits-neveux et ses petites-nièces. Et il s’entend leur raconter qu’il vient de créer une société de plus, bien plus grosse que toutes les autres, et capable d’en créer d’encore bien plus grosses. Et ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux et ses nièces, ses petits-neveux et ses petites-nièces le regardent avec admiration et lui crient : « Vas-y Papa ! Vas-y Grand-papa ! Vas-y Tonton ! Vas-y Grand-Tonton ! Tu es vraiment l’as de l’entreprise !»

Ma vie personnelle s’appelle rien de neuf, songe le monsieur riche.

Ma vie professionnelle, se dit-il, c’est quand je parle de ma vie personnelle. Et il se voit à la table d’un grand restaurant, les jours où l’on fête la naissance d’une nouvelle société, quand tous ses collaborateurs sont là. Et il s’entend leur parler de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses neveux et de ses nièces, de ses petits-neveux et de ses petites-nièces. Et ses collaborateurs le regardent avec admiration et lui crient : « Allez-y, patron ! Vous êtes vraiment un homme complet ! »

Ma vie professionnelle s’appelle rien de neuf, songe le monsieur riche.

Tout est pareil, se dit-il, quel imbécile pourrait dire le contraire ? Tout est pareil et je suis tout seul. Les femmes sont comme les hommes. Les agents de police sont comme les coiffeurs. Les tigres sont comme les chats de gouttière. Et moi, je suis un boudin d’andouille.

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L’argent ne t’intéresse pas, mon petit père, se dit-il encore. Ce n’est pas pour toi que tu inventes des sociétés qui inventeront des sociétés qui inventeront des sociétés. C’est pour tes enfants. Pour tes petits-enfants. Pour tes neveux et tes nièces. Pour tes petits-neveux et tes petites-nièces. C’est pour eux, n’oublie jamais ça. Pour leur avenir. Ce n’est pas pour toi, pas pour toi, pas pour toi !

Il va mal, le monsieur riche. Alors il fait ce qu’il fait toujours dans ces cas-là, il fait défiler dans sa tête ses enfants, ses petits-enfants, ses nièces, ses neveux, ses petites-nièces, ses petits-neveux. Et tous, d’une seule voix, lui crient : « Vas-y Papa ! Vas-y Grand-Papa ! Vas-y Tonton ! Vas-y Grand-Tonton ! » Généralement, cela lui donne plus de forces qu’un fortifiant. Plus de forces qu’un flan aux cerises. Et même plus de forces qu’aller acheter un flan aux cerises en douce. Généralement, c’est son remède miraculeux, son super-remède, son top remède.

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Mais il va plus mal que mal, le monsieur riche. Et il y a de quoi. Dans sa tête, ses enfants, ses petits-enfants, ses nièces, ses neveux, ses petites-nièces, ses petits-neveux viennent de cesser de crier « Vas-y Papa ! Vas-y Grand-Papa ! Vas-y Tonton ! Vas-y Grand-Tonton ! » Ils ne lui font plus comprendre qu’il est vraiment un bon papa. Qu’il est assurément un excellent grand-papa. Qu’il est certainement un parfait tonton. Qu’il est évidemment un magnifique grand-tonton. Ils replient leur bras gauche devant eux. Ils baissent la tête en direction de leur poignet gauche. Ils regardent la belle montre en or que le monsieur riche a donnée à chacun d’entre eux. Puis ils relèvent la tête. Puis ils disent tous ensemble : « Vingt minutes ! »

Pour me rouler sur les heures de travail, dit parfois le monsieur riche à ses collaborateurs, vous repasserez ! Mais, sur les heures de travail, il ne peut pas non plus se rouler lui-même !

Vingt minutes. Un tiers d’heure. Un soixante-douzième de journée. Voilà vingt minutes qu’il est assis dans sa voiture et qu’il perd son temps à penser à n’importe quoi au lieu de lire ses mails ici, ou chez lui, ou dans son bureau. (Comme il veut. Il a le choix. Il est libre).

Le monsieur riche le dit toujours à ses collaborateurs : avec les chiffres, il n’y a pas à discuter. Avec les chiffres, il n’y a pas moyen de moyenner.

Non. Pas moyen de moyenner. Il vient bien de voler vingt minutes, un tiers d’heure, un soixante-douzième de journée à ses enfants, à ses petits-enfants, à ses neveux, à ses nièces, à ses petits-neveux, à ses petites-nièces.

Il a peur, le monsieur riche, plus peur encore que le jour où il s’était fâché contre ses collaborateurs. Il était tout rouge, ce jour-là, presque écarlate. Il se demandait s’il n’allait pas éclater.

Il a peur parce qu’il se voit au tribunal, dans le box des accusés. Devant lui, tous en barboteuses roses ou bleues, se dressent ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux et petits-neveux, ses nièces et petites-nièces. « Rends-nous le soixante-douzième de journée que tu nous as volé ! » lui crient-ils. « Mauvais papa ! hurlent-ils encore. Horrible grand-papa ! Détestable tonton ! Lamentable grand-tonton ! »

Pas possible, se dit le monsieur riche, pas possible ! Ils m’en veulent tous ! Tous ! Toutes et tous ! Même Sébastoche ? se demande-t-il avec inquiétude.

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Il n’avait pas le temps de les voir très souvent, mais le monsieur riche était content de se dire qu’il aimait beaucoup ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux, ses petits-neveux, ses nièces, ses petites-nièces. Un jour qu’il s’était mis à penser à eux tous pour se donner des forces, il s’était rendu compte, avec un certain désagrément, qu’il pensait un tout petit peu plus au plus jeune d’entre eux. Même s’il ne voulait pas faire de jaloux, pas plus que de jalouses, il dut bien s’avouer, ce jour-là, qu’il avait peut-être une petite, une toute petite, une minuscule préférence pour ce Sébastien que tout le monde appelait Sébastoche. Ce n’est pas une préférence, s’était-il dit pour se rassurer, c’est une idée comme ça.

Dès qu’il avait vu l’enfant dans son berceau, le monsieur très riche avait été frappé par les dimensions imposantes de son crâne. Pour faire rire tout le monde comme doit le faire un bon papa, un excellent grand-papa, un parfait tonton, un magnifique grand-tonton, il s’était écrié : « Sébastoche, mon ami, quelle caboche ! » Le mot était resté. Quand une voix appelait Sébastoche, une autre voix reprenait en écho : « Quelle caboche ! »

La dernière fois que Sébastoche était venu le voir, il avait fait une grosse colère. Il avait jeté dans le feu les bonbons que le monsieur riche lui avait donnés. Il avait crié très fort qu’ils étaient mauvais. Il avait même crié qu’ils étaient mauvais comme tout. « Tu aurais pu me les donner ! » lui avait dit sa sœur Ursula en pleurant. « Puisque je ne les aime pas, lui avait répondu Sébastoche, tu ne les aurais pas aimés non plus. »

Ah ! Les cris que tout le monde avait poussés ! « Mais enfin, Sébastoche, lui avaient dit d’une même voix ses parents, ses grands-parents, ses oncles, ses tantes, ses grands-oncles, ses grands-tantes, mais enfin, Sébastoche, ce n’est pas parce que tu ne les aimes pas qu’Ursula ne peut pas les aimer ! » « Ça va de soi, avait dit le monsieur riche quand les cris s’étaient apaisés, ça va de soi et ça coule de source. Ce n’est pas parce que tu ne les aimes pas qu’Ursula les aime ! » Toute la famille était restée silencieuse. Le monsieur riche avait compris qu’il venait de dire une bêtise. Il avait donc voulu réparer son erreur. « Ce n’est pas parce que tu ne les aimes pas, avait-il repris, qu’Ursula ne peut pas ne pas les aimer ! » Mais le silence était devenu plus profond encore. « Ce n’est pas parce que quelqu’un dit une bêtise qu’un autre ne peut pas en dire deux », avait-il finalement bougonné. Cette conclusion ne semblait satisfaire personne. Aussi avait-il jugé sage de se contenter de répéter trois fois : « Ça va de soi, ça coule de source ! » La troisième fois, il avait répété : « … de source »

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Les gens s’habituent à tout, songe le monsieur riche. En arrivant au niveau de sa voiture, les conducteurs donnent tous un petit coup de volant à gauche, les uns pour lui permettre de quitter sa place, les autres pour l’aider à y entrer. Mais leur gentillesse ne l’incite ni à finir d’entrer ni à finir de sortir.

Il fait chaud, songe-t-il, je vais ouvrir le toit ouvrant. Bien sûr, raisonne le monsieur riche, ce n’est pas parce qu’il n’a pas aimé ces bonbons qu’Ursula ne pouvait pas les aimer. Bien sûr. Ça va de soi et ça coule de source. Bien sûr, dit-il encore en tirant sur la poignée du toit sans parvenir à l’ouvrir. Évidemment, ajoute-t-il. C’est évident, résume-t-il, c’est évidemment évident. Pourquoi me suis-je embrouillé à ce point ?

Pourtant, avec sa petite sœur, il en est sûr, il n’aurait pas eu la même réaction. Ça aussi, c’est évidemment évident. Si c’était elle qui avait jeté les bonbons au feu, il est sûr qu’aucun reproche ne serait sorti de sa bouche à lui. Il aurait dit « Tac ! », voilà tout, est-ce que ça compte, un paquet de bonbons ? Elle en aurait fait autant, c’est clair, c’est clairement clair. On n’aurait pas raté l’occasion d’être deux gredins, soupire-t-il. D’être gredins à deux. Être gredins à deux, soupire le monsieur riche, il n’y a vraiment rien de mieux sous le ciel.

Le toit ouvrant s’est enfin ouvert. Par la portière, le monsieur riche ne pouvait pas voir les parapluies, les trois vieilles dames étaient trop près de la voiture. Maintenant, ils dansent tous les trois au-dessus de sa tête, comme si le toit ouvrant était un rideau de scène, comme si sa voiture était une loge au théâtre du ciel. Gredins du ciel, murmure le monsieur riche, nous sommes tous des gredins du ciel. Personne n’a jamais été autre chose. Personne, répète-t-il.

L’agent de police n’en a pas fini avec nous, pense-t-il encore. Un gredin, ça se verbalise. Le ciel, ça ne se verbalise pas. Alors gredin du ciel, sabre de bois de sabre de bois, ça va lui prendre la tête pendant un moment ! Et il éclate de rire. Et les trois vieilles dames, elles aussi, éclatent de rire. Toujours en riant, elles lèvent très haut leurs parapluies. Puis se font un clin d’œil. Une, deux, trois, dit l’une. « Tac ! », répondent les deux autres. Et elles lâchent ensemble les parapluies qui disparaissent dans les nuages comme des danseuses dans les coulisses. Tandis que, de la bouteille du clochard, s’échappe, pour ceux qui ont de l’odorat, l’irrésistible fraîcheur de l’eau de toilette céleste.

Alice et Zaho

« Elle sent que ce qui l’entoure est trop étroit pour accueillir ce qui la brûle. »  Alice Renard, qui écrit cela, a vingt-et-un ans. Dans ces quelques mots, tout ce que j’essaye laborieusement, depuis quatre lustres, de montrer, de rappeler, d’affirmer, d’espérer. Si je vidais l’énorme grange de ce site où tiendraient une bonne vingtaine de volumes, je n’y trouverais pas un texte, pas une ligne, qui ne soit une manière plus ou moins maladroite de forer à la fois notre monde et mes contradictions pour y chercher ce que la simplicité royale de ces quelques mots en déterre superbement, glorieusement, définitivement.

Je n’ai pas encore lu La Colère et l’Envie. Pour l’instant, je médite la citation que nous a judicieusement offerte la journaliste qui interrogeait Alice 1. Trop étroit. C’est tellement vrai, tellement simple. Nous sommes ces bambins assis sur le tapis qui tentent rageusement de faire entrer un grand cube rouge dans un petit cube bleu. Pas possible. Pas mèche, comme on disait autrefois. Notre désir est trop grand pour le monde, trop large, trop fort. Quelque effort que nous fassions pour forcer le passage, nous ne pourrons pas nous y cacher. Nous nous y cognerons, nous nous y blesserons, nous nous y meurtrirons et nous y avilirons, rien d’autre. Le monde ne sera jamais notre contenant, notre protection. Nous ne serons jamais son contenu, son produit. Il n’est nullement notre ennemi, mais il ne sera jamais notre planque, notre alibi, notre issue de secours. Dans ce théâtre de poche, nous jouerons toujours faux.

Pour dire ces choses avec la justesse d’Alice Renard, il faut être tout près de son enfance, continuer de jaillir avec elle. Ce n’est pas affaire d’âge, c’est affaire de mémoire et surtout affaire d’oubli. Il faut ne plus entendre ce que racontent les autres de nos débuts dans la vie, il faut s’être débarrassé des légendes soufflées par la peur et, surtout, bien plus pernicieuses que les autres, de celles dont la bienveillance hypocrite nous jette dans le pire des cachots. Il faut ne pas craindre d’être seul, il faut rester en tête-à-tête avec le mystère sans nom dont nous sommes tous nés, ce trou noir effervescent hors duquel nous ne rencontrons jamais que nous-mêmes. « J’estime que je suis née vieille », dit Alice. Je la comprends. Nous naissons tous très vieux. « Tu verras quand tu seras jeune », m’a répondu un jour mon père.

Oser proclamer que ce qui nous entoure, en dépit de tous les prestiges, de toutes les séductions, de tous les gargouillis de satisfaction et de tous les rots d’importance, est trop étroit, ce n’est pas déclarer la guerre au monde, c’est nous interdire de l’idolâtrer et, en lui rendant son vrai sens, nous rendre à nous-mêmes. Si je ne songe pas à dissimuler le soulagement qu’a été pour moi l’irruption de la jeune liberté d’Alice, je ne cacherai pas non plus que j’étais à mille lieues d’espérer entendre, encore une fois, des accents aussi fermement heureux. Eh bien, voilà, il n’y a pas d’âge. Je découvre et je jubile. Les jeunes, hélas, je ne les fréquente pas trop, mais grâce à Alice Renard, je vais faire des progrès. Le beau, comme le vrai, comme le bien, trouve tout seul son chemin, au diable vos communicants. Elle m’a déjà fait découvrir cette Zaho de Sagazan, mime de la tragédie moderne, que toute la jeunesse semble connaître et qui atteint, elle, l’âge canonique de vingt-trois ans. Sa chanson Tristesse 2, aux antipodes du balbutiement auquel se condamnent tant d’interprètes, je voudrais que tout le monde l’écoute, et d’abord les gens de pouvoir. Elle n’en laissera aucun indifférent : à ceux qui ne verront pas en elle un signe lumineux, elle sera un inextirpable reproche. En quelques mots infiniment simples, tout est dit. La facticité à laquelle le monde nous condamne. L’état de marionnettes auquel il nous réduit. Nos révoltes dérisoires. L’insupportable impuissance qu’il nous faut reconnaître. L’inacceptable défaite. La détestation douloureuse que nous nous détestons de ne pouvoir surmonter. Comment nous brûlons de ne pas brûler.

Méfiez-vous de la première impression, disait je ne sais plus qui, c’est toujours la meilleure. Je le répète : je découvre. L’enfant qui est en moi depuis quatre-vingt-dix ans s’arrête pile devant la vérité de la beauté, devant la beauté de la vérité et crie à tous, comme il criait autrefois, naguère, à ses parents : venez voir ! Et s’embrouille dans ses explications. Et personne ne comprend plus s’il parle de Zaho, ou d’Alice, ou des deux, ou d’autre chose. Qu’importe, les amis ! C’est pareil, c’est kif-kif. Zaho, c’est le cœur d’Alice et Alice, c’est l’âme de Zaho. Alice, c’est le repos et la lumière mais, dans le repos, il y a le souvenir de la fatigue. Zaho, c’est la souffrance, mais l’espérance la creuse, l’illumine et la terrassera. Alice et Zaho, c’est l’avers et le revers, le une, deux de la marche. Alice, c’est le temps vu d’ailleurs, d’une assignation qui n’assigne pas. Zaho, c’est l’impatience du temps et la passion de la vérité qui la fait supporter, et d’abord la nommer. Parler de l’une, c’est parler de l’autre. Parler de l’une ou de l’autre, c’est parler des deux et parler des deux, c’est parler de tous, c’est parler de soi, c’est parler du monde. Du vrai. Du vivant. De l’habité. Elles ont vingt ans. Bonne route !

15 septembre 2023

Notes:

  1. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes/nouvelles-tetes-du-jeudi-07-septembre-2023-7422161
  2. https://www.youtube.com/watch?v=jfJjsTZng6Y

Ça craque…

Sans un bruit, le mythe de l’entreprise vient de partir à l’égout. Aucun tintamarre ne l’en fera sortir, aucune manœuvre. De quelque manière qu’on le désigne – démission silencieuse, refus larvé, récupération de la liberté – le phénomène est majeur et irréversible. L’idéologie du management et la lamentable vision du monde qui l’a rendue possible n’ont plus d’avenir. Des fanatiques tenteront de réparer les dégâts mais, cette fois, leurs armes traditionnelles – menaces, violence, culpabilisation, séduction grossière – ne les sauveront pas. En laissant les travailleurs devant des sentiments qu’ils n’osaient s’avouer qu’à moitié quand les laminait la machine, la halte décidée par le virus les a obligés à les considérer, à les nommer, à les assumer. Le silence, l’angoisse, la solitude les ont reconduits à eux-mêmes, la propagande ne pourra plus les y rejoindre. Ce quelque chose de simple, d’évident, à la fois affirmation et refus, qu’ils ont trouvé ou retrouvé dans l’épreuve, ils l’ont senti infiniment plus vivant, plus sensuel, plus intelligent, plus fort, plus amical que ce que leur proposent les exigences hystériques d’un management borné. Le pas est franchi et sans retour. Les travailleurs ne voudront pas reculer et, s’ils le voulaient, ne le pourraient plus que contre eux-mêmes. Le travail n’est pas en question. L’entreprise n’est pas en question. Le courage n’est pas en question. L’idéologie managériale, quoi qu’elle tente désormais, est condamnée.

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L’affaire a commencé avant la pandémie. L’alourdissement constant de la pression managériale alors que grandissait la fascination pour les prestiges de l’individualisme égoïste a provoqué les premiers craquements. Le tangping des Chinois, cette invitation à la position horizontale, et le quiet quitting, sa traduction occidentale, sont des réactions élémentaires. Pas de révolution là-dedans, pas la moindre invitation au sabotage. Pas non plus cette poussée de paresse que déplorent ceux qui, par pur désintéressement, veillent au grain du business. Le métro, plutôt, quand le voisin de banquette s’étale un peu trop et qu’il faut doucement le repousser : s’il vous plait, je suis là. L’entreprise managée est allée trop vite et trop loin, merci de ralentir et, surtout, merci de tempérer un peu votre morgue, la vie ne se résume pas à la production. Quelques concessions provisoires des patrons auraient tout apaisé, les travailleurs auraient fait semblant d’être contents. Mais le virus est passé par là. Pour nous, Français, la loi sur les retraites, si judicieuse, a encore chargé la barque. Choisir, pour imposer cette aggravation de la peine, le moment où les travailleurs du monde entier commencent à ruer dans les brancards, voilà qui laisse sans voix. La passion de la tragédie classique, peut-être, la fidélité à la règle des trois unités ? À voir. Quoi qu’il arrive, cet empressement, qui permet à nos compatriotes de méditer sur leur condition plus amèrement que leurs voisins, les invite aussi à revisiter, plus attentivement qu’eux encore, les sentiments que leur a inspirés la pandémie.

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L’essentiel s’est joué pendant ces deux années, dans le silence. Souvent dans le drame, toujours dans l’inquiétude. Pour la première fois, ça s’est déposé. Quoi, ça ? La vie professionnelle. Vous savez bien ? Il y a deux vies, non, d’où sortez-vous ? La professionnelle et la personnelle, la vie au boulot et la vie perso, comme on dit sans rire. Une évidence, non ? Tout est fondé là-dessus, pas seulement l’entreprise. Une évidence qu’on fait semblant de digérer. Eh bien, le virus a mis l’évidence à déposer. Plus moyen de s’y tromper. Cette distinction est une ânerie. Cette distinction est une saleté.

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On ose à peine le penser : sans le virus on ne s’en serait jamais aperçu. Il a fallu qu’on se retrouve chez soi, en chaussons, un mardi ou un jeudi, à 10h30 ou à 15h20. On regarde sur la télé les chiffres de la catastrophe, en soi ça parle en silence, ça bouge immobile, on s’interpelle, on se demande ce qu’on fout là, un jour comme ça, à une heure comme ça. Saloperie de virus. Aller se laver les mains, mieux vaut une fois de trop qu’une fois de moins. Accablement. Terreur ou stupéfaction. Mais, en même temps, sentiment nouveau. On n’est pas en vacances, on n’est pas en non-travail, c’est-à-dire encore en travail. On est en vacance. Sensation très nouvelle, très ancienne, de quelque chose d’indélogeable. On habite une pièce de soi toujours fermée. Rien de neuf, en vérité.  Elle a toujours été là mais on n’y a pas pris garde, ou seulement dans des circonstances spéciales, les plus joyeuses, les plus tristes. Et là, tout à coup, l’exceptionnel devient l’ordinaire, le nécessaire, l’indiscutable. Devant les images qui défilent sur l’écran, devant le ronron anxieux de l’information, quelque chose s’installe qui, du même mouvement, rapproche et éloigne le monde, les pensées, les sentiments eux-mêmes. On est revenu chez soi, dans la maison de l’intérieur qui, comme l’autre, a ses agréments et ses embarras. Retour ? Protection ? Un retour qui fait repartir, une protection qui expose. Oui, le monde existe. Non, je n’en suis pas un appendice. Il n’y a pas la vie personnelle et la vie quelque chose.

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Une fois de plus, Stercora Consulting a tout compris. Si les salariés taquinent le quiet quitting, s’ils sont tombés amoureux du travail à la maison, s’ils font la moue pour entrer dans l’entreprise et la gueule quand ils y sont entrés, c’est parce que la pandémie leur a fait retrouver les valeurs familiales, c’est-à-dire, merci de ne pas le crier sur les toits, parce que le monde est désormais menacé par le supercovid de la flemmardise. Il faut donc, impeccable logique, avoir recours à l’homéopathie et faire incontinent à l’entreprise une injection de FVP, je veux dire de Family Values Premium. Directeur général de Stercora Consulting, Jacques-Edward Vazy-Lamoulinette, ancien élève de toutes les grandes écoles et spécialiste, à ses heures, de philologie sumérienne, de foie gras et de psychopathologie des dirigeants socialistes, n’a pas l’habitude de traîner. Sitôt pensé, sitôt réalisé, sitôt médiatisé. Et voilà pourquoi notre fille est restée muette quand elle a vu le résultat, le mercredi 23 janvier de l’an de grâce 2023, à 23h10, sur France 3.

Oh ! les pauvres Mesdames ! Oh ! les pauvres Messieurs ! Comme ils ont bien répété la séquence ! Ils entrent, l’air tout chose, et vont droit à un grand placard. Ils ouvrent leur petit casier, en tirent leurs petites affaires, les prennent sous le bras et partent je ne sais où, eux non plus. Leur place est aléatoire, me souffle-t-on. J’entends qu’ils sont allés à Thouars, je me revois à six ans, en exode dans les Deux-Sèvres : fantasme de fuite. Désormais, dans leur entreprise, la règle, c’est la bonne franquette. On s’installe où l’on peut. Où l’on veut. Liberté. Près de qui l’on veut. En souriant à qui vous plait. Liberté, liberté. L’essentiel, a puissamment réfléchi le consultant, c’est qu’il y ait de l’humain. Tout le monde applaudit : il faut de l’humain, de l’humain, de l’humain. Mais où le trouver à l’état pur, sinon dans les valeurs familiales ? Donc, pas de chichis. La bonne franquette. Quand même pas sorcier, non ? L’entreprise, c’est la bonne franquette, un point c’est tout ! Vous tenez à votre poste, oui ou non ?

Je ne peux pas tout raconter, ma mémoire n’a pas supporté. Il y avait un bar, avec un barman tout ce qu’il y a d’expert. Tout est fait pour que les gens se sentent chez eux, voilà ce que j’ai retenu, pour rendre crédible une absurdité puérile. Un jour, près du bar, peut-être installera-t-on des salons d’intimité, ou de méditation, ou de dégustation ? À la fin, une femme a dit trois mots, ça je ne l’ai pas oublié. Une grande femme, douce et solide, la cinquantaine. Un personnage de Sophocle, ou de Giraudoux. Avec un sourire d’une tristesse infinie, elle a murmuré d’une voix sourde que le travail, maintenant, c’était comme la famille …

Tout, vous comprenez, tout, ils leur auront tout fait dire, ces abrutis. Et ils le disent. Et, de France 3, rien. Pas un souffle d’ironie. Pas un sourire. Pas une vanne. Pas une pichenette. Encéphalogramme plat.

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Des âneries de ce genre, ou d’un autre, il va en pousser beaucoup. Capter les sentiments nouveaux des travailleurs, trouver les moyens les plus judicieux pour les trahir en feignant de les reconnaître, cette promesse de nouveaux marchés va stimuler l’imagination des bricoleurs d’idées. Comment se décourageraient-ils de monnayer leurs inepties quand les évolutions en cours de la formation professionnelle, qui enfoncent un peu plus les jeunes dans le marécage machinique alors qu’à l’évidence il faudrait les aider à en sortir, leur sont un encouragement officiel ?

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On n’est pas parti sur la lune, on n’explore pas les grands fonds. Rien n’a bougé, les choses sont ce qu’elles étaient. La bourse suit son cours, les footballers soignent leurs chevilles, les riches expliquent la vie aux pauvres. Mais voilà. Le virus s’est ajouté au climat, la guerre s’est ajoutée au virus, et toutes sortes d’embarras sont venus couronner le tout. Je sais bien qui, aujourd’hui, Bernanos traiterait d’imbéciles : tous ceux qui, ayant un pouvoir, une influence, des moyens d’expression, mettent toutes leurs forces à ne pas voir, à ne pas entendre, à ne pas comprendre. Et pourtant. Les bonnes vieilles valeurs qui cachent encore pitoyablement dans leurs jupes toutes sortes de petits malins, poubelle. Je ne dis pas qu’il faut les mettre à la poubelle. Je dis qu’elles y sont. Je dis qu’elles sont dans les poubelles des âmes. Et que les gens de pouvoir ou d’influence le savent. Et que tout se joue sur leur faire-semblant, sur la mondanité de ce faire-semblant. Non pas d’abord sur leurs convictions, sur leur intelligence, sur leur habileté. Sur des sentiments que personne ne mesurera jamais : une certaine capacité de détachement, un certain goût de la gratuité, de la générosité non-publicitaire. Avant de savoir quelle politique il faut faire, il faut savoir quelle idée on a de son destin, si elle est libre ou si, d’une manière ou d’une autre – il y en a tant ! – elle est mondaine. Le débat politique ne serait pas descendu dans l’abîme de sottise et de vulgarité où nous le voyons si ceux qui le mènent pouvaient croire un instant à ce qu’ils disent. Et les dispensateurs de morale qui poussent comme champignons dans les caves mettraient moins de haine à nous protéger de la haine s’ils pouvaient témoigner d’autre chose que de l’agressive frustration qui les cadenasse.

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En tâchant de mettre un peu en ordre, l’autre jour, une étagère encombrée de bibelots, je me suis vu en train de ranger le monde. Quel bordel, là-dessus ! Foutre tout ça en l’air, et vite ! Oui, mais voilà. Je veux virer l’ensemble mais je ne veux jeter aucun bibelot. Même pas le plus ballot d’entre eux, surtout pas lui ! Un Rembrandt, un Rubens, une statuette de Camille Claudel, quand on les a chez soi, ils y restent, même quand on les a prêtés aux Américains ! Ces deux petits personnages de faïence, tout de blancs vêtus, le fiancé et la fiancée, l’un pour le sel, l’autre pour le poivre, avec leurs chapeaux percés de petits trous, comment voulez-vous qu’ils voyagent ?

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« Dans un instant, nous annonçait-on récemment sur France 5, les petits riens d’un grand magasin. » La relation entre cette innocente présentation et ce qu’elle annonce est exactement celle que nous voyons maintenant entre ce que nous appelons culture, ou civilisation, et la réalité du monde. Les petits riens d’un grand magasin… Une histoire de jolis chiffons, n’est-ce pas, ou de bibelots, ou de lèche-vitrine, piquée d’aimables vendeuses et de clients dragueurs ? Pas précisément. Riens du tout, très beau film de Cédric Klapisch raconte les aventures d’un grand magasin en proie au virus du management et l’initiation sociale d’un homme habile et naïf, honnête et vaniteux, qui s’imaginait acteur et se découvre jouet. C’est l’histoire d’une société trompée, bernée, ridiculisée par l’argent. Voir le monde comme il est. Ces petits riens dont parle la dame, ce sont les employés du magasin, c’est-à-dire nous, elle, vous, moi. Le tout, c’est la saleté qui pèse sur eux, c’est-à-dire sur nous, elle, vous, moi.

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Évitement, naturellement. Élusion. Mais, parfois, dans le décor des valeurs sans valeur, s’entrouvre une porte sur la réalité. Alors, c’est à trembler. Un train qui ne se décide pas à partir, il y a quelques jours, et la conversation s’engage avec un inconnu, de son état aide-soignant dans la Fonction publique hospitalière. Rien de mieux, pour causer, que de râler ensemble. Quand il apprend que j’ai été formateur, je n’ai plus qu’à l’écouter. Précisément, il y a quelques semaines, avec des collègues aides-soignants dans des hôpitaux psychiatriques ou des Ehpad, il a suivi une formation sur les relations au travail. Très bien, la formatrice, très bien. Très au courant. Beaucoup d’exemples concrets qui parlent aux gens, des trucs d’actualité. Orpéa, par exemple, elle a parlé d’Orpéa. Comme il faut, avec respect, elle ne prétend pas tout savoir et surtout elle n’est pas là pour juger. Orpéa, c’est juste un exemple qu’elle donne pour faire réfléchir. On dira ce qu’on voudra, mais cette affaire-là n’a pas été bonne pour cette entreprise, pas bonne non plus pour d’autres maisons de retraite que, forcément, on va soupçonner aussi. C’est pourquoi elle leur a expliqué qu’il est raisonnable de ne pas trop parler des difficultés de l’hôpital ou de l’Ehpad où l’on travaille. Le mieux, au fond, serait de ne pas en parler du tout. Même entre collègues, il y a des mots, en tout cas, à ne pas employer. Au cas où, avec certains patients difficiles, les relations seraient un peu limites, ne pas appeler cela maltraitance : c’est un mot de juges et d’avocats, il faut le leur laisser. Dans ces situations-là, si, par malheur, il y en avait, elle conseille de parler plutôt de malmenance. Ça, malmenance, c’est bon, les juges ne connaissent pas. Là, mon compagnon de chemin de fer reste un peu en silence, hochant parfois légèrement la tête, comme s’il avait encore besoin de confirmer son accord. Mais très bien, cette formatrice, vraiment très bien. Elle a même donné le nom de l’attitude qu’il faut prendre dans ces situations-là. C’est un mot qu’il ne connaissait pas, donc il l’a un peu oublié mais il l’a noté sur son portable. Le voici, il est là. Sûrement, c’est un mot étranger. Omerta, c’est ça, elle a dit omerta, il a bien noté. La bonne attitude, c’est l’omerta. Je ne devrais pas être étonné mais je le suis comme au premier jour, des tonnes de souvenirs s’amarrent à cette omerta. Il se lâche, l’aide-soignant, plus besoin de lui répondre. Il oublie la session et me parle de l’hôpital où il travaille. Du patient qui, au petit déjeuner, réclame du rab parce qu’il ne se contente pas du morceau de pain, de la petite plaquette de beurre et du minuscule godet de confitures auxquels il a droit et à qui l’on explique que le pays est en crise et qu’il faut respecter les restrictions budgétaires. Ça, l’aide-soignant le dit carrément, ça n’est pas normal. Mais enfin, encore une fois, la formation a été très intéressante. La seule difficulté est arrivée à la fin, quand le groupe s’est réuni sans la formatrice pour une évaluation collective. Là, ça a discuté sec. Un de ses collègues voulait qu’on écrive qu’on s’était foutu de leurs gueules : le groupe n’était pas d’accord, on ne parle pas comme ça. Alors on a mis qu’il y avait eu des échanges très francs, ce qui, de lui à moi, n’était pas vrai. Une autre chose encore l’a étonné. La formatrice leur a demandé de ne pas raconter à l’extérieur ce qui s’était dit dans la séance. Il n’a pas compris. Il n’y avait rien de secret là-dedans, vraiment rien de secret.

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La loi du silence. Un organisme de formation, tout à la fois relais, serviteur et inspirateur de la direction, suggère, conseille, ordonne à des agents d’un service public de faire régner en son sein la loi du silence. Je n’étais pas trop naïf sur le management mais je n’avais pas imaginé qu’il cracherait un jour le morceau. Débâcle et/ou cynisme, omerta résume tout. Les managers n’ont plus l’énergie de mentir. L’épanouissement professionnel, c’est l’omerta. Le savoir-être, c’est l’omerta. Le sens du travail, c’est l’omerta. La communication, c’est l’omerta. On ne tiendrait pas de tels discours dans les entreprises si le monde qui les a inventées ne portait en lui tous les germes de leur imposture. L’esprit de la société où nous vivons contredit et combat les désirs les plus profonds de ceux qui la composent comme, dans l’entreprise, l’idéologie et les pratiques managériales contredisent et combattent les désirs les plus profonds des travailleurs. L’omerta au travail est la fille docile de l’omerta civile.

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Ce qu’il faut faire et par où il faut commencer, je ne sais pas. Je sais que je ne sais pas. C’est pourquoi j’écris, pourquoi je dis ce que je dis. Je cherche des gens qui ne savent pas, des gens qui pèsent les choses en eux-mêmes, sur les balances de leur doute, de leur ambiguïté, de leur insuffisance. Experts s’abstenir : quand ils parlent, ils se taisent. Je cherche le contraire : des gens qui parlent quand ils se taisent. Qui parlent par l’humble et forte obstination de leur présence. Par leur trouble. « Émergés d’un trouble, nous ne sommes que trouble et ne créons qu’en troublant. » Je cherche ceux qui, en eux, laissent appeler. Les autres, si savants soient leurs mots, si vastes leurs projets, si nobles leurs ambitions, s’ils ne se laissent pas empoigner par un sentiment de contingence qui n’est ni orgueil ni modestie, sont des éviers bouchés qui gargouillent. De beaux éviers, souvent, des éviers de marbre et d’or. Bouchés. Je ne cherche pas des gens qui prétendent au vrai, au pur, au beau, au bien, au juste. Je cherche des enfances passées par le faux, l’impur, le mal, le laid, l’injuste. Je cherche des enfances victorieuses et blessées. Je cherche des enfances traversantes.

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Vanité ou non, je rêve parfois que soient proposées à l’ensemble de la société les intuitions que j’ai suggérées à EDF dans une action de formation dont le nom, la Mise en expression, disait assez le projet et pulvérisait l’absurdité d’un aspect non-personnel de la vie. Je reviens vite à la réalité. L’action menée à EDF n’a été possible que parce qu’elle était fondée sur la lucidité de deux ou trois responsables et l’adhésion active de quelques agents venus des horizons les plus divers. Espérer voir nos instances politiques et médiatiques s’engager dans une telle démarche serait risible. Pourtant, parmi d’autres signes, la rencontre récente de cet aide-soignant me fait penser que nous ne sommes pas entièrement impuissants.

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Ça craque. Ça craque dans le monde, ça craque dans les êtres comme dans mes vieux genoux quand je me baisse. Plus ça craque, plus ça résiste, bien sûr, mais plus ça résiste, plus ça se déchire et plus ça se dévoile. Stupéfiante définition des valeurs, samedi dernier, dans une émission d’Alain Finkielkraut où s’affrontent deux sociologues : les valeurs, ce sont des « fictions nécessaires ». Le ton n’est pas sarcastique, même pas ironique. Universitaire. Courtois et assuré. « Mes chers compatriotes, en ce début d’année 2024, rassemblons-nous autour de nos fictions nécessaires. » Le roi n’est pas encore nu mais il a déjà tombé la cravate.

19 février 2023