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L’absolu contre l’infini

LE MARCHÉ LXXV

Métro. En face de moi, une jeune femme expose fort imprudemment, par cette froidure, une exceptionnelle collection de tatouages. Une manche de manteau qui dépasse de son sac me rassure, je peux me livrer paisiblement à ma perplexité. Ces inscriptions ne la rendent pas belle mais ne l’empêchent pas de l’être. Les tatouages, me semble-t-il, se rapportaient jadis à la tribu, ils identifiaient l’individu comme l’un de ses membres. Il y avait de la géographie en eux, de l’histoire, de la culture, de la religion. Mais ceux-là, à quoi renvoient-ils ? Aux autres porteurs de tatouages ? Bizarre. Le signifiant, dans ce cas, accouche de lui-même ? Il signifie qu’il signifie ? À moins que la tribu ne se soit élargie aux dimensions du monde, à moins que ces graffitis de l’épiderme ne traduisent une souffrance universelle, un désir universel ? Mais pourquoi ce goût, cette fureur ? Chacun des êtres humains voudrait-il, au fond de soi, avouer aux autres une incompréhensible blessure ? Ou, ce qui est pareil, la masquer ? Le tatouage est-il l’inscription, la pancarte, la légende par laquelle chacun fait savoir que Ceci ne se sent plus tout à fait un être humain ? À la fois le barbelé, l’expression du barbelé et la protestation contre le barbelé ? La barrière et le désir de la franchir ? Le constat de la servitude et l’annonce de la libération ? En somme, une sorte de burqa occidentale nullement réservée aux femmes ? Le signe d’une humanité qui refuse d’être comprise autrement que dans et par ses profondeurs ? Une façon de se moquer de toute cette morale plaquée, c’est-à-dire, dans notre langue, imposée en même temps qu’abandonnée ? Veut-on dire qu’on préfère regarder la comédie derrière un grillage ? Veut-on crier sa solitude mais en la cadenassant, avec ce besoin étrange, qui ne date pas d’hier, de se venger un peu sur la chair ?
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Tatouages du corps, tatouages de l’âme. Fixer les signes du monde dans une âme comme on les fixe sur un corps. Faire comme s’ils étaient les signes de ce corps, de cette âme, leur émanation. Se raconter qu’on amadoue le monde alors qu’on s’y condamne : l’immense courage qu’il faut déployer pour cette substitution manquée, l’immense désespoir qu’il faut surmonter, l’immense et injuste renoncement à accepter ! Il y a la morale qui vient du cœur, qui s’accroche à nous, même si nous la repoussons, comme une étreinte amoureuse qu’on ne peut desserrer. Et il y a cette chose hypocrite et collante par quoi on nous recense, on nous repère, on nous situe, on nous contrôle. Dites aux jeunes que la première vaut tout et que la seconde ne vaut rien. Que la première est à aimer, la seconde à mépriser. Dites-leur aussi qu’il n’est pas très grave de ne pouvoir détatouer son corps si, du moins, on détatoue son âme !
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Tatouages de l’âme, toutes ces sottises qu’on nous fait avaler comme, jadis, les potions infectes de l’enfance. Cette idée, par exemple, qu’il est indispensable de jeter en pâture à la foule des informations qui ne la regardent en rien et dont elle ne pourra nourrir que sa bêtise, sa curiosité animale, son épaisse vulgarité. Pourquoi, quand les coupables ont eu à affronter la juridiction céleste, lui lancer, comme des restes aux chiens, le secret douloureux d’offenses très anciennes, sexuelles ou autres, subies durant l’enfance ou l’adolescence ? Mais taisez-vous donc ! Ne confondez pas votre vanité et votre désir d’importance avec la défense de la justice : elle ne se contente pas de si peu. Et ne croyez pas que vous levez des tabous quand vous enfoncez des portes ouvertes : le courage est plus exigeant que cela. J’ai honte d’aligner des évidences qui ne semblent pas paraître telles à tout le monde : il va de soi que si les coupables présumés se promènent à l’air libre, la réponse peut être différente. Mais l’idée qu’un déballage public, quand il n’a aucune utilité, puisse être bénéfique à la victime est une fumisterie mondaine. On ne guérit pas une douleur en en faisant un mauvais roman médiatique : on la creuse, on l’infecte, on la pourrit. Ce n’est pas de leur douleur que veulent se débarrasser ces bavards impénitents, mais du pouvoir qu’ils ont de s’en libérer eux-mêmes, par eux-mêmes. Propos abrupt ? Peut-être. Mais il ne semble plus entièrement clair aujourd’hui que la parole, avant d’être une manifestation esthétique d’expression, est un acte, et qu’elle a donc une finalité. Chacun apprend désormais à raisonner comme s’il était à soi seul une station de radio ou une chaîne de télévision contrainte de laisser constamment son public sous tension pour l’empêcher de passer à la concurrence.
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Sans doute y a-t-il des cas où l’hésitation est permise, et même recommandable. Aussi, en attendant que le journal Le Monde mette au point le logiciel qui nous épargnera toute funeste erreur et toute déplorable errance en nous indiquant d’un geste « démocratique mais fin, démocratique mais sobre, démocratique mais sévère » comme disait Péguy du veston de Marcel Mauss, ce qui est à faire, à dire, à penser, à sentir et à imaginer, pouvons-nous peut-être nous contenter de la maxime stoïcienne que j’aime à citer, et qui n’a su être utile, la pauvre, qu’aux barbares non connectés de la civilisation gréco-latine et aux débranchés de la civilisation chrétienne : « Avoir la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer, avoir le courage de changer celles qu’on peut changer, avoir la lucidité de distinguer les unes des autres. » La méthode que je préconise est simpliste. On s’isole ou on reste en compagnie de quelqu’un en qui on a confiance. On se met en face de son cas à soi, de sa souffrance à soi, bien franchement. Et on fait le test, on voit ce que dit la maxime, quelle couleur elle prend. On voit si c’est en parlant ou en se taisant qu’on montre une vraie résignation (qui n’est pas la lâcheté). On voit si c’est en parlant ou en se taisant qu’on montre un vrai courage (non pas un courage imité, toujours faux). On voit si c’est en parlant ou en se taisant qu’on montre une vraie lucidité (non pas un conformisme ou un autre, ils sont tous fraternellement idiots). Puis on a le choix : on parle ou on se tait. En tenant naturellement, dans tous les cas, pour zéro, la contribution des moralistes appointés.
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Une suggestion est offerte en prime : recourir aux textes classiques. À Virgile, par exemple. On peut relire, dans L’Ėnéide, l’épisode Didon et Ėnée. Lui aussi avait pas mal de choses sur le cœur, des choses, à mon avis, encore beaucoup plus lourdes mais qu’il ne voulait pas disperser à tous les vents mauvais, à tous les vents imbéciles, des choses qui avaient besoin d’être recueillies par un silence plus vaste qu’elles, des choses si encombrantes qu’il lui fallait, pour les déposer, la profondeur d’une amitié, l’infini d’un amour. C’est à Didon, un jour inattendu, qu’il les dit, ces choses. À son amie et son amante, à son amie qui lui veut du bien, à son amante qui « boit l’amour à longs traits ». Et qui, parce qu’elle l’aime, le connaît. Et qui, parce qu’elle l’aime, jette sur lui un regard infiniment lucide. Ses malheurs, elle le sent, il faut qu’il les lui raconte, il faut qu’ils s’écartent de lui et qu’ils viennent alimenter le feu de leur amour. C’est elle qui lui dit de parler. Seul il ne pourrait pas et, sans son aide, il n’oserait pas. Au mieux conterait-il sa peine à la nature, au ruisseau, à la forêt, aux oiseaux. C’est difficile de se confier. Il résiste. On ne parle pas de ce qui fait vraiment souffrir pour un chatouillement de vanité, pour un gratouillis d’importance. Il ne s’agit pas d’un concours d’émotion, le but n’est pas de se faire des amis numériques comme autant de mensonges, on ne vient pas verser son piment dans la cuisine du monde. « Reine, lui dit-il, vous m’ordonnez de rouvrir de cruelles blessures. » Peu importe la reine, peu importe le grand style. Ces mots-là, qui contiennent déjà tout l’aveu, dont l’aveu ne sera que le dépliement et le déploiement, Ėnée ne peut les adresser qu’à cette femme. « Infandum, regina, jubes renovare dolorem » dit-il donc, comme ne le comprendront plus, magnifique succès socialiste, les petits Français. Parler de sa douleur, il y a un peu de sacré là-dedans, ça ne se fait pas n’importe où, n’importe quand, avec n’importe qui. Pas avec un interviewer hanté par la pendule qui coupera court à votre aveu hésitant en vous remerciant en tout cas d’avoir été son invité. Parler de sa douleur, toucher par la parole ce point où l’on sent jusqu’à l’angoisse qu’être soi c’est très proche de ne pas être soi, cela n’est possible, cela n’est humain que loin de la foule, en marchant avec un ami sous la nuit solitaire ou, à défaut, dans la distance respectueuse que peut installer l’écoute bienveillante du médecin ou du psychologue. On ne parle pas de choses graves à une foule distraite. Une foule n’est qu’un agglomérat de refus. L’Ėvangile lui-même ne sait faire autre chose que d’en avoir pitié. Lui parler comme si elle était une personne, c’est douter soi-même d’en être une. La seule manière d’être une personne dans la foule, c’est d’en sortir.
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On nous dit que nous sommes des citoyens ? Parfait. Prenons la nouvelle au sérieux. Comprenons que la vie même de la collectivité, de la nation, est en nous, que notre esprit et notre cœur y ont librement accès. Que c’est au fond de nous-mêmes, non pas ailleurs, qu’il nous faut chercher ce que nous pensons, ce que nous désirons, ce que nous voulons. La citoyenneté, ce n’est pas de colorier des images, c’est de les dessiner. En fait de questions, comptent d’abord et avant tout celles que nous nous posons nous-mêmes, en nous-mêmes, par nous-mêmes. Qu’une telle prise de liberté apparaisse plus scandaleuse aux chroniqueurs politiques qu’une banale prise d’intérêts en Bourse, la réflexion de l’un d’eux le laissait entendre l’autre soir, quand étaient commentés les résultats des primaires de la gauche. « Les électeurs, disait-il, aiment bien brouiller les cartes. » Je n’ai pas eu envie de sourire. J’avais sous les yeux l’étonnement d’un honnête homme devant une impensable révolution. Mais oui, c’est là, en définitive, que se fabriquera l’avenir. Dans la ferme volonté des supposés citoyens de devenir d’incontestables, et donc de malcommodes citoyens. Dans leur obstination à refuser froidement toute raison supérieure qui les contraindrait d’imposer silence à leur conscience. Dans leur détermination à se mettre toujours en face d’eux-mêmes, et à y rester. Dans leur capacité à compléter ce débat intérieur par un dialogue avec ce que nous offrent les grands textes qui ont construit la culture française de nos prédécesseurs et dont l’absence, si elle se prolonge, fera la barbarie européenne ou mondiale de nos successeurs. Et là, avec les agnostiques si nous sommes croyants, avec les croyants si nous sommes agnostiques, nous nous trouvons dans une parfaite identité de pensée et de projet, aussi parfaite que serait notre opposition commune aux indécents et aux stupides qui entendraient fonder la vie publique sur autre chose que la conscience de ceux qui la vivent.
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Nous, citoyens, n’allons donc pas nous comporter en écoliers, en troufions, en subalternes. N’allons pas accepter la tambouille intellectuelle qu’on nous prépare, même si on l’accompagne, pour que nous ayons l’air d’exercer notre liberté, de différents petits sachets de condiments moraux ou idéologiques. Nous ferons nous-mêmes notre tambouille et c’est celle-là que nous mangerons. Aucune autre. C’est-à-dire que, loin de répondre aux problèmes que les experts bricolent pour nous embarrasser, nous inventerons, nous fabriquerons, nous créerons nous-mêmes, de A à Z et d’alpha à oméga, notre problématique. J’emploie à dessein ces deux mots, car la confusion qu’on entretient entre eux est puissamment significative. Il n’est pas exact, et donc pas convenable, de dire qu’on a une problématique lorsque l’on a perdu ses lunettes. On a, si l’on veut, un problème : l’opticien aidera à le résoudre. Cette faute n’est pas le fruit du hasard, elle est parfaitement cohérente avec la destruction systématique de toute vision logique et l’installation tyrannique du non-sens qui sont les caractéristiques principales de la langue du Nouvel Empire, celle qui est assez mal élevée pour fêter Technoël. Une problématique n’est pas un problème, c’est une relation qui s’établit ou qu’on établit entre une série de problèmes apparemment différents. Ce mot désigne l’organisation ou le réseau de liens qui donne sens à ces problèmes et permet de garder l’espoir de les résoudre un jour. Problématique sous-entend que l’esprit est au travail, qu’il ne dort pas, qu’il n’y a pas de question orpheline, que résoudre un problème, c’est le relier à une foule d’autres, que nous ne sommes pas enfermés, que nous avons moins besoin de flatulence émotionnelle que d’attention et de réflexion. Une difficulté ou une souffrance s’apaise quand on ne refuse pas de la placer dans une lumière qui, tout en en reconnaissant entièrement la singularité, lui ouvre des perspectives sur le monde, la relie à d’autres problèmes, à d’autres difficultés, à d’autres souffrances et, à travers elles, à l’humanité tout entière. Mais relier, unir, faire allusion, consonner sont des idées subversives quand le langage commence à n’être plus que le reflet de la démence.
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Il n’est pas une conscience libre aujourd’hui, vers quelque horizon que regarde son intelligence, qui ne se sente étrangère à ce que charrie l’air du temps, qui ne s’alarme, quand, un instant, elle se demande ce qu’elle souhaite vraiment; de l’ahurissante contradiction entre l’atmosphère qu’elle désire et l’air qu’elle respire. Les seuls qui se sentent à l’aise dans ce cirque sont ceux qui, pour en monter la toile, ont renoncé à toute autre ambition. Mais il n’est personne qui n’hésite à avouer, et même à s’avouer, le malaise où le jette ce stupéfiant écart, le doute indéfinissable que créent dans son âme les sophismes et les inepties dont on l’abrutit. Règne du semblant. On fait le citoyen quand on vote, on joue au citoyen quand c’est jour d’émotion collective, quand on entonne le même hymne pour pleurer des victimes et exciter des footballeurs. Puis, la dernière mesure envoyée dans la pollution, on cherche à qui obéir, on s’écrase, on se meurtrit, on se cherche des sauveurs. Se reconnaître libre, ce ne peut être que nager contre le courant : personne ne peut être héroïque toujours. Alors, pour oublier, on vide les fonds de tiroir, on fait de la vérité avec des potins, de la vie avec de l’inerte, de l’être avec n’importe quoi. On est aux abois. On a peur du manque, il est partout. On s’active, on se persuade, on répète, on récite. Le néant, on l’appelle réalité, à tout hasard. « Rien n’est jamais assez quelque chose. »
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Ces derniers mots sont d’Aragon, au chapitre XXXVI d’Aurélien. Il y parle d’une certaine catégorie de gens « pour qui rien n’est jamais assez quelque chose ». Ce chapitre constitue une sorte de parenthèse dans le roman, un aparté lucide et douloureux qu’on peut lire pour lui-même. Pages inquiètes et puissantes, larges perspectives, déploiement de l’émotion et de l’écriture, formidable capacité de troubler qui, soudain, comme se pose un oiseau, s’abolit en une formule d’une impitoyable simplicité, tout nous dit que nous sommes ici non seulement au centre du roman, mais aussi au cœur de l’œuvre et au plus près de l’écrivain.
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Un grand texte, qui constitue aussi un diagnostic extrêmement précis. Car le romancier feint ici de parler en médecin. Clinique, épidémiologie, sans doute se souvient-il-de l’étudiant en médecine qu’il fut avant d’être mobilisé, en 1917, comme brancardier puis, avec le grade d’adjudant, comme médecin-auxiliaire. Sans oublier que ces années de médecine étaient aussi celles du dadaïsme naissant, de la réalité décentrée et des grandes amitiés avec André Breton et Philippe Soupault.
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Diagnostic médical, car il y a maladie, maladie contagieuse. Ceux « pour qui rien n’est jamais assez quelque chose » souffrent d’un mal aussi repérable que la grippe. Qui a ses symptômes comme elle a les siens. Mais, dans son cas, aucun vaccin en vue. Le nom de cette pathologie ? Il apparaît dès les premières lignes du chapitre : « Il y a une passion si dévorante qu’elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s’en sont pris à elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre. On frémit de la nommer : c’est le goût de l’absolu. »
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Le fantastique coup de phare de ce chapitre nous éclaire, nous. Et il éclaire lumineusement le monde où nous vivons. Bérénice Morel, une jeune provinciale soudain entrée dans la vie d’Aurélien Leurtillois, souffre de cette passion-là. On passera ici les circonstances du roman et l’histoire d’un couple dont les amours ne furent pas heureuses. Plus qu’à la malade, on s’intéressera à la maladie, comme  il faut le faire quand un patient souffre d’un mal inconnu et probablement contagieux. Car, microbe ou virus, le goût de l’absolu est partout. Il n’oublie ni n’épargne personne. Les formes qu’il revêt sont « innombrables, ou trop nombreuses pour qu’on se jette à les dénombrer ». Plus visible dans les âmes les plus évoluées, dont il mine les fondations, il peut aussi prendre « des formes sordides qui portent ses ravages chez les gens ordinaires, les esprits secs, les tempéraments pauvres ». Toujours, on le reconnaît à ce symptôme : « une incapacité totale pour le sujet d’être heureux. » Pourtant, le goût de l’absolu pose la question du bonheur mieux que ne le ferait n’importe quel autre mouvement du cœur. En effet, loin de plonger ses racines dans le malheur, ou dans le vice, ou dans la méchanceté, ou, de quelque manière qu’on les nomme, dans la faute ou le péché – ni même dans une faiblesse, dans une faille, dans une quelconque insuffisance ou imperfection -, « il se porte à ce qui est l’habileté, la manie, l’orgueil du malheureux qui l’accable. » Donc, à ce qu’il sait le mieux faire. Donc, à ce qu’il est le plus habitué à faire. Donc, à ce dont il est le plus fier. Soixante-douze ans après la parution d’Aurélien, le recul épidémiologique nous autorise à présenter à la communauté scientifique une hypothèse précise : c’est la maladie de la positive attitude, de la pesante et stupide positivité. Sans doute n’est-elle pas née de cette positivité mais elle a été à la fois révélée et prodigieusement aggravée par elle, et ne disparaîtra qu’avec elle.
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La maladie attend sa victime au cœur de son rapport avec le monde. C’est là qu’elle se cache. Elle n’est pas ce rapport, mais elle est tapie en lui, elle y gît, elle se confond avec lui. D’où, à la fois, la stupéfiante multiplicité des formes qu’elle peut prendre et la ressemblance profonde des symptômes qu’elle provoque. Multiplicité des formes : « Tout dépend d’où l’on met cet absolu. Ce peut être dans l’amour, le costume ou la puissance, et vous avez Don Juan, Biron, Napoléon. Mais aussi l’homme aux yeux fermés que vous croisez dans la rue et qui ne parle à personne. Mais aussi l’étrange clocharde qu’on aperçoit le soir sur les bancs près de l’Observatoire, à ranger des chiffons incroyables. Mais aussi le simple sectaire, qui s’empoisonne la vie de sécheresse. Celui qui meurt de délicatesse et celui qui se rend impossible de grossièreté. Ils sont ceux pour qui rien n’est jamais assez quelque chose. » Multiplicité des formes à quoi correspond l’identité des symptômes, du symptôme. L’incapacité d’être heureux conduit en effet celui qui en est atteint à détruire « par une rage tournée sur elle-même ce qui serait son contentement. » Non seulement il se trouve « dépourvu de la plus légère aptitude au bonheur », mais on voit encore « qu’il se complaît dans ce qui le consume. Qu’il confond sa disgrâce avec je ne sais quelle idée de la dignité, de la grandeur, de la morale, suivant le tour de son esprit, son éducation, les mœurs de son milieu. Que le goût de l’absolu en un mot ne va pas sans le vertige de l’absolu. Qu’il s’accompagne d’une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d’abord. »
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Ne pas oublier que le même Aragon qui, en 1944, nous mettait si fermement en garde contre le goût de l’absolu avait entrepris, vingt ans plus tôt, un gigantesque roman intitulé La Défense de l’infini auquel il avait travaillé pendant quatre ans à partir de 1923, avant de le brûler en 1927. Défendre l’infini contre le goût de l’absolu, voilà qui ne manquerait pas de sens. Il suffirait d’expliquer un peu aux jeunes, je crois qu’ils comprendraient, qu’ils sentiraient. Un gentil jeu de chamboule-tout pour faire valser les solennités, une mise en désordre d’à peu près tout fondée non pas sur la hargne pontifiante des spécialistes de l’humain mais sur une impitoyable liberté avec, dans ses bagages, un mépris de fer pour toute la catégorie de l’excrémentiel, sa réussite, son réalisme, ses images, sa communication : la vie deviendrait vivable, la seule possible, la vie en mode voyage. En attendant, comme on m’apprenait à regarder le soleil à travers un morceau de verre fumé, il m’arrive de regarder mes semblables, et ce que je peux apercevoir de moi, au travers de cette opposition : goût de l’absolu/défense de l’infini.
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Et d’abord Aragon qui parle de lui, bien sûr, dans cette affaire, d’Elsa, du Parti communiste, de tout ce qui a compté dans sa vie. Il m’a dit un jour que nous nous ressemblions beaucoup. Je n’en ai pas perdu la raison mais cela m’a donné le goût de chercher dans ce que je croyais comprendre de son existence et de ce que je savais de la mienne quel pouvait être ce point commun. Je l’ai pressenti quand j’ai entendu ses adversaires lui reprocher, avec ce ton de haine qu’ils lui réservaient, et avec quelle jouissance, ses textes sur Staline. Rien ne m’a jamais été plus étranger que la dévotion à l’URSS, mais rien ne m’a jamais été plus proche que le conflit intérieur de cet homme. Moi aussi, tout autrement, dans ma logique de militant catholique, j’avais cédé au goût de l’absolu, moi aussi j’avais bouché la béance de mon angoisse par des adhésions qui semblaient m’en protéger, moi aussi je m’étais laissé étouffer par des pensées vastes et sublimes mais indiscutables, par de grands élans précuits, par des synthèses indétricotables : allez donc vous dire à vous-même, quand vous êtes ainsi, quand la machine grandiose vous ignore entièrement, quand elle vous tord l’esprit et le cœur comme on tord un bras, allez prendre au sérieux le sentiment de honte qui vous étreint, essayez, si vous le pouvez, de ne pas vous le reprocher, essayez de ne pas vous mépriser, de ne pas vous haïr ! Et, quand vous redevenez le petit soldat que vous ne voulez pas être, quand vous l’êtes encore plus qu’on ne vous le demande pour éteindre en vous l’insupportable désir de liberté qui vous envahit et vous suffoque, allez croire que vous oserez un jour la quitter, la prison ! Vous vous résignez à l’aménager, vous vous échinez à faire de ce rien un quelque chose et, grâce au Ciel, vous n’y parvenez pas, ce que vous prenez pour un échec… Alors, vous commencez à habiter le monde réel, celui qui ne zappe pas les rêves. Et non seulement vous ne renoncez pas à croire à ce à quoi vous avez toujours cru, mais vous y croyez plus que jamais, vous y croyez… comme si vous n’y croyiez pas, comme si le mot croire était de trop. C’est là. Une présence lointaine, une évidence qu’on ne songe pas à vérifier. Dont on n’attend plus rien. Tout est là.
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Qu’on appelle cela, si l’on veut, la recherche de l’authenticité, mais en évitant les images pieuses, même laïques. Entre soi et soi, il y a toujours le même écart, il semble même parfois qu’il grandisse. Mais on le supporte mieux, comme si on lui donnait raison, comme s’il devenait un allié. On ne s’est pas blindé, on s’est même habitué à ne pas l’être. L’inconfort paraît naturel. Et s’installent des évidences oubliées qui empêchent le paysage intérieur de se fermer. Chacun a les siennes, j’ai les miennes. Vers mes treize ou quatorze ans, un camarade plus âgé de quelques années, élève au lycée Henri IV, me parlait régulièrement de Spinoza. Je ne comprenais à peu près rien de ce qu’il me racontait, mon ambition était surtout de ne pas perdre la face. Un jour pourtant, il me fit un commentaire sur la distinction entre natura naturans et natura naturata. Je n’en ai rien entendu, mais je me suis jeté comme un gangster sur ces quatre mots mystérieux, je les ai raflés comme un affamé lâché dans une pâtisserie, j’en ai repeint le sens comme le voleur la carrosserie de la voiture dont il vient de s’emparer. Je sais que j’ai longtemps pesé en moi-même naturata et naturans. Naturata, la nature naturée, me parlait de choses sages, rassurantes, un peu ennuyeuses. La large syllabe finale de naturans, au contraire, ouvrait l’horizon, labourait la terre, le monde, ma vie. Mais surtout, le sentiment m’est venu que naturata pouvait se changer en naturans, le monde qui est en monde qui devient, mon existence telle que je me la racontais en mon existence telle que je la rêvais. En somme, que tout était ouvert. Je crois que naturans, la nature naturante, a épousé mon adolescence. Ce mot est devenu mon navire intérieur ; du bastingage, j’envoyais des petits signes d’amitié à naturata, mais le vent me mettait à une distance vertigineuse de tout, je m’en sentais infiniment heureux. Une nature en train de naturer, quelle merveille ! J’étais évidemment ainsi et cela ne finirait qu’avec moi, si jamais je finissais.
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Le goût de l’absolu est en nous, le sens de l’infini aussi. L’un immobile, l’autre en mouvement. L’un nous définit, l’autre nous indéfinit. L’un nous colle au monde, l’autre nous en décolle. L’un est anxieux et soucieux de vérification, l’autre obstinément confiant. L’un, apparemment tourné vers le monde, nous condamne à nous-mêmes ; l’autre, apparemment tourné vers nous-mêmes, nous désigne des issues secrètes. Bien comprendre que les deux jouent sur le même registre, sur le même clavier. Il ne s’agit pas là du combat de l’esprit contre la chair. Le goût de l’absolu est aussi charnel que le sentiment de l’infini, aussi intellectuel, aussi spirituel. Les deux s’exercent sur les mêmes passions, les mêmes pensées, les mêmes sentiments, les mêmes sensations, les mêmes rêves. Mais le goût de l’absolu nous rend anxieux, il met tout en doute dans notre vie, non seulement le bien-fondé de nos actes et de nos pensées, mais aussi le chemin sur lequel nous marchons. Rien de ce qu’il nous suggère n’a d’autre but que de nous protéger de ce bain d’inachevé en quoi le sentiment de l’infini nous plonge immédiatement et définitivement. Il n’a rien, lui, à protéger, à conquérir, à posséder, à anticiper. Il file droit au seuil du mystère. « Il n’y a vraiment plus rien de commun entre vous et moi, mon cher Aurélien, plus rien… » dit Bérénice à la fin du roman, juste avant de mourir, en une phrase parfaitement symptomatique du goût de l’absolu. À quoi s’oppose, dans le langage claudélien de La Ville, les paroles de l’amant à l’amante : « Tu es la vérité avec le visage de l’erreur, et celui qui t’aime n’a point souci de démêler l’une de l’autre. » Le goût de l’absolu interdit l’ambiguïté. Le sentiment de l’infini se niche insolemment en son cœur et la laisse, amoureusement et ironiquement, se dissiper en s’élargissant. Pour l’un, la fin est déjà tatouée dans le commencement. Pour l’autre, il n’y a et il n’y aura jamais rien d’autre que du commencement. Inutile de dresser une barrière : il n’y a personne à enfermer.
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« Les choses sont là, disait aussi Paul Claudel, pour se conférer l’une à l’autre l’authenticité qui n’existe que du fait de leurs rapports. » Aveuglé par le goût de l’absolu (celui de l’autre ou le sien propre), on ne sait les voir qu’isolées, prises dans une relation de guerre ou de séduction, qui est la guerre aimable. « Avec la tragédie, écrivait Jean Anouilh dans son Antigone, on est tranquille. » Rien de mieux distribué, comme on dit au théâtre, que la tragédie, que la guerre. Dans ces circonstances, on sait qui est qui, quoi est quoi. L’homme tranquille se méfie prudemment de l’entremêlement des choses, leur imprévisible entrelacs pourrait l’entraîner, l’aspirer, le happer, le diviser, le décomposer. Il préfère le désordre rangé à l’ordre dérangeant. Le citoyen du goût de l’absolu est à l’aise dans la guerre froide. C’est un homme de conviction, un homme de parti, un militant de tout et d’autre chose encore. Être lié à lui-même le satisfait. Cet enfant ne peut s’endormir qu’entouré de ses jouets ; tout est ici, près de lui, bien présent, bien visible : ses opinions, ses projets, son sens surtout, ce doudou. Son désir inavoué, c’est que l’humanité devienne ou demeure cette « immense et parfaite pouponnière » dont parlait Emmanuel Mounier. Chaque jour, il lui faut se répéter à lui-même qu’il est bien à sa place, à son indiscutable place. Comme ses amis sont à la leur. Comme ses ennemis sont à la leur. Comme ceux avec qui il se brouille pour ne pas comprendre que tout est, de fait, embrouillé, sont à la leur. Tout, pour lui, doit avoir sa place marquée, même le malheur : c’est à cette condition qu’il s’y résigne, ainsi peut-il jouer à l’homme, au citoyen, au travailleur, c’est-à-dire, dans les trois cas, au rangé. Mais il joue faux, et le sait. Il en accuse le décor, la mise en scène, l’auteur. Pour y remédier, il faut que le monde soit de plus en plus crédible, de plus en plus solide, puissant, autoritaire. Il faut impérativement que le monde prenne, et qu’il le prenne, lui. Qu’il prenne comme une sauce qui s’épaissit, une pâte qui s’alourdit. Et qu’il le prenne, qu’il l’emporte, qu’il l’arrache à l’angoisse, à l’errance, à la vie. Parfois il soupçonne qu’il vit son existence côté mort, qu’il s’interdit de vérité comme d’autres de roulette. Mais il surmonte cette tentation de désespoir, pratique la tolérance et se dit qu’il est naturel de redouter la mort. L’habitude aidant, tout cela n’est pas si intolérable.
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Le néant, pourtant, quand on ne veut pas que rien soit autre chose que rien, vous prend à la gorge. Laurent Joffrin évoque à la télévision le fameux « J’aime l’entreprise » de Manuel Valls. Un bref silence, il baisse les yeux. Puis il dit : « Je le comprends. Il avait besoin du Medef. » « Lumière sur lumière », dit le Coran. Ici, c’est nuit sur nuit. D’où, peut-être,-dans la noirceur de la Maison Blanche, la force d’une parole non mensongère, quand Donald Trump cite My Way : « And now, the end is near… »
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Chacun de nous, finalement, pourrait être prêt à comprendre n’importe lequel de ses semblables. À leur manière, les qualités et les défauts que suscite l’époque l’y invitent. La générosité peut y aider, mais aussi une certaine indifférence qui facilite l’approche. Le relativisme le plus sceptique incite à se montrer accueillant, mais aussi le sens aigu de l’irremplaçabilité. Il se trouve seulement que comprendre quelqu’un, de nos jours, s’approcher avec bonne foi de quelqu’un, c’est aussi pressentir, au fur et à mesure que tombent les barrières et les préventions, qu’un sentiment profond, indépassable, nous unit à cet autre que nous voulons apprendre à connaître : la conscience douloureuse de l’insignifiance du monde. Et c’est également deviner que le même sentiment habiterait, comme le nôtre, le cœur de n’importe quel autre interlocuteur. Autrement dit, que notre refus du monde s’affirme et grandit au fur et à mesure que s’affirme et grandit notre amitié pour les êtres. Que notre jugement sur le monde gagne en sévérité, en sévérité légitime, au fur et à mesure que nous renonçons, comme à une sottise et à une inconvenance, à tout jugement sur notre prochain, fût-il un prochain lointain. Que nous ne sommes plus du tout prêts à accorder le moindre début de sens à la formule de Kafka qui faisait, inexplicablement à mes yeux, les délices masochistes de beaucoup de jeunes esprits de ma génération : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. ». Eh bien, non, je ne seconde rien du tout. Et si je l’ai fait, j’ai eu tort.
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Ce constat désolé de l’incommunication qui ne cesse, et ne cessera plus, de s’étendre et de s’approfondir, concerne donc, indissociablement, les personnes et le monde, l’individuel et l’universel. Bérénice n’a pas la moindre chance, aujourd’hui, d’imaginer qu’un engagement politique la fera échapper à sa solitude. En cela, d’ailleurs, elle est bien la fille de son auteur, qui non seulement avait une sainte horreur des manifestations et des défilés, mais encore n’a cessé d’affirmer que, loin de s’être fait romancier parce que communiste, il s’était fait communiste parce que romancier, c’est-à-dire qu’il était parti de lui-même, de sa subjectivité, de la défense de cette subjectivité au nom, précisément, de ce qu’elle comportait, pas moins que toute autre, d’infini. C’est dire que cette tension entre le goût de l’absolu et la défense de l’infini, problématique aragonienne, devient désormais absolument centrale : elle concerne, du même coup, notre destin et celui du monde. De quelque façon qu’on la nomme, on n’y échappera pas, telle est la première évidence qui devrait entrer peu à peu, comme par un processus inversé de forceps, dans le crâne des politiques et des responsables de toutes sortes, la seconde évidence étant que la communication est rigoureusement incapable d’apporter le moindre gravier à ce chantier puisqu’elle est dénuée de toute dimension personnelle comme de toute perspective universelle.
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Car il s’agit bien, à la fois, d’une affaire personnelle et d’une affaire universelle. Mais où l’on n’entre que par une seule porte, la première. La prolifération des discours sur la société et la dignité excessive qu’on accorde à ce fantôme ne compensent nullement, en effet, la lente extinction de la conscience citoyenne et le renoncement des vivants à leurs privilèges et à leurs responsabilités. Quand on abandonne le soin de son existence à cette abstraction sans grande réalité, on annule en fait le sens de tous les mots donc on se réclame. La démocratie, la citoyenneté, la République ne sont plus alors que les cases du jeu de société qu’est devenue la vie publique. Divertissement honorable, certes, et qui maintient en activité une certaine catégorie d’esprits soucieux de pratiquer leur gymnastique. Mais la vie a pris congé.
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Ne pas vouloir changer le rien en quelque chose, voilà qui paraît simple. « Ne pas combler la béance », disait Deleuze. Et Francis Jeanson : « Le sens, c’est le ver dans le fruit, c’est ce qui est rendu possible par un trou, un creux, un vide. » Et encore : « Il n’y a de sens que dans la mesure où on accepte de sortir de soi. Donc le sens s’inscrit dans un vide, dans un manque. Il n’y aurait pas de sens si on était plein : plein de soi. » Gaston Miron, le poète québécois, écrit, lui : « Je bois à la gourde vide du sens de la vie ». Enfin, cité par Aragon, Michel-Ange : « Ne rien faire, ne rien sentir, voilà ma grande aventure. »
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Il est raisonnable d’emporter des vivres quand on part en randonnée mais hasardeux de leur demander son chemin. Ces références-là, ces marques d’amitié, ne sont pas à enfermer dans la glacière portative mais dans la chaleur de l’esprit et du cœur. D’autres comme nous-mêmes ont connu de semblables doutes, de semblables angoisses, un semblable désir de vivre. Du fond de leur absence, leur présence valide notre aventure. Ils nous font un signe bref : c’est assez pour que nous tendions la main à notre solitude. Pas de conseils, pas d’objectifs. « C’est toujours la première fois. »
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Les amis ? Ni sans eux, ni avec eux. Les ennemis ? Ni avec eux, ni sans eux. Ne pas se débarrasser du rien en projetant son angoisse n’importe où, ne pas inventer des valeurs qu’il faudra défendre en s’égosillant de plus en plus sec au fur et à mesure qu’elles vous fondront dans les doigts, des causes qui vous rendront furieux à l’égard de ceux qui, en ne tombant pas en pâmoison devant elles, vous rappelleront au sérieux. Entendre ce qu’il y a de farceur dans le silence, de malappris, de déconcertant. Accepter de perdre le nord, c’est-à-dire, en gros, lui faire confiance. Être à soi-même son meilleur humoriste. Comprendre que le seul absolu possible, le seul qui ne mente pas, c’est le relatif, et qu’il est aussi le meilleur copain de l’infini. Pourquoi donc l’a-t-il brûlée, au fait, sa Défense de l’infini, pourquoi, mais pourquoi ?
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Tous à l’école de l’élémentaire ! Tous au plus près de soi, chacun à sa solitude, pas de maîtres à penser, pas de spécialistes de la profondeur, chacun à son indéchirable simplicité, unique et infaillible remède à la tyrannie à mille têtes.
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« Dieu est une question, pas une réponse » écrit Kamel Daoud dans son très beau Meursault, contre-enquête. Si vous ne voulez pas lire Dieu, lisez la vérité, lisez la vie, à condition qu’il y ait de la vie dans cette vérité et de la vérité dans cette vie. Je marche dans les ténèbres, bien sûr, j’avance comme je peux, mais quelque chose me dit que c’est cette fenêtre-là qui peut éclairer l’époque, qu’il y a là une intuition essentielle. Nous sommes des êtres de questions. Le vrai, le beau, le bien sont dans nos questions. Pas dans nos réponses, pas dans nos conclusions. « La bêtise consiste à vouloir conclure », disait Robert Musil. Pour ma part, j’ai toujours apprécié qu’une vie souvent précaire et incertaine m’ait toujours un peu décalé : voir le monde sous des angles divers m’a permis de comprendre pourquoi mon amitié allait, plutôt qu’à ceux qui le construisaient, à ceux qu’il irritait, qu’il blessait, qu’il fatiguait. J’ai aimé Alceste, j’ai aimé Cyrano, j’ai aimé Léon-Paul Fargue. Pas possible d’aimer ceux-là et d’aimer ce monde. J’aurai vécu en boitant.
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Et voilà ! Tentation de vieux, je cesse de ramer, je me confie au fil de l’eau. Mais il suffit de rien, ouvrir une radio, retrouver une lettre et, au galop, sabre au clair, je reviens au monde. À peine le temps de changer de métaphore, j’entre en mêlée contre l’équipe tocarde du monde. Il y a des combats qui vous salissent, quand on s’excite pour des opinions, pour des clans, pour soi-même. Et d’autres qui vous rajeunissent, qui vous relient, qui vous revigorent. Dans ces cas-là, on lit en soi-même la nécessité de tous, l’urgence de tous, aussi clairement que la température sur le thermomètre. L’urgence, pas l’importance. L’importance n’a pas d’importance, on fait semblant mais on s’en fout. L’urgence, on la reconnaît à deux signes : personne n’en parle jamais mais, quand quelqu’un s’y colle, la vie change de climat.
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« Le travail, hurle Emmanuel Macron, c’est ce qui nous donne une place dans la société, c’est ce qui nous donne notre dignité, c’est ce qui nous permet de nous émanciper, de retrouver confiance en nous, ce qui nous permet de nous construire, ce qui nous permet de réussir et de faire réussir les autres ! » Macron dit cela mieux que les autres, mais ils disent tous la même chose. Pas un mot de vrai là-dedans, même si l’orateur, pour se persuader lui-même, hausse le ton. Mais ses auditeurs ? J’ai peine à croire que Bolloré, Dassault, Bettencourt, Arnault et Pinault aient organisé, le matin même, une visioconférence pour décider de remplir la salle de leurs plus fidèles communicants. Les gens qui sont là travaillent, ou ont travaillé, comme tout le monde, dans des entreprises, des administrations. Ils goûtent les délices de la concurrence avec les autres entreprises, les autres services, avec les collègues, avec eux-mêmes. Beaucoup ont eu peur pour leur emploi. Le chômage en a atteint ou frôlé plus d’un. Ils ont préparé en tremblant leurs entretiens individuels, apprécié la nuit blanche qui les précède. Ils ont appris à modeler leur parole sur celle du patron et de ses consultants du moment. Ils ont pris leurs tics. Ils ont supporté les petits chefs et, devenus eux-mêmes des petits chefs, ont découvert les grands. Ils ont récité, vérité n’oblige pas, des éléments de langage. Ils sont allés à des pots de retraite, ont ri jaune des lapsus des partants. On leur a dit qu’ils avaient deux vies, la professionnelle et la personnelle, deux vies qu’il faut séparer, sauf quand il faut les confondre. Ils ont été invités à des déjeuners, y ont surveillé la sonorité de leur rire, ont avoué à leur patron bourguignon qu’ils préféraient le bordeaux et, de s’être autorisé cette liberté, se sont sentis grandis. Ils ont été rabroués comme des valets de Molière. Ils ont participé à ces rassemblements que des illettrés bien cravatés appellent des grandes messes, y ont échangé avec leurs voisins des regards dont ils avaient soigneusement épousseté la malice. Au début de leur carrière, l’injustice les meurtrissait. Tandis qu’on les invitait à célébrer l’entreprise et ses valeurs, la démocratie et ses valeurs, le progrès et ses valeurs, le señor Grand-Talent du dernier étage se gonflait d’or comme si le progrès, la démocratie et les valeurs, les pauvres, devaient périr de ridicule. Puis le sentiment d’injustice s’est effacé, pas seulement parce qu’il est idiot d’être jaloux d’un sac d’or. Un autre l’a recouvert, était-ce même un sentiment ? Un voile, une sorte de brouillard, une vitre opaque. Ils ont commencé à se demander s’ils n’avaient pas passé leur vie à s’annuler eux-mêmes ; depuis ils n’ont jamais arrêté. La solitude, pas sûr que le marin la connaisse mieux qu’eux, ni l’explorateur, ni le promeneur égaré en montagne.
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Alors, pourquoi applaudissent-ils si fort ? Aragon nous le dit ! Le goût de l’absolu « se porte à ce qui est l’habileté, la manie, l’orgueil du malheureux qu’il accable ». Les applaudisseurs de Macron, qui pourraient tout aussi bien être les acclamateurs de Valls ou les enthousiasmés de Fillon viennent faire semblant, viennent faire honnêtement semblant, parce qu’il leur est absolument vital de croire que tout ce bazar a un sens, même si toute leur expérience le dément. Parce qu’ils sont prêts à jurer qu’ils le croient alors qu’ils ne le croient pas. Mensonge ? Non. Panique. Il leur est indispensable, vital, que ce rien qu’on appelle esprit de l’entreprise, ressources humaines, compétition, croissance, épanouissement, ait l’air de quelque chose. Ce qu’ils demandent aux politiques ? Des raisons d’y croire en sorte de pouvoir continuer à ne pas y croire. Ils sont habitués à leur travail, ils le font bien, ils en sont fiers. Et pourtant, habitude + compétence + fierté = zéro. Qui ne comprend pas cela ne comprend rien au monde du travail, rien au monde tout court. Le travail a été sinistré dans son essence même, saboté. Il faut dire aux politiques que, quand ils parlent de la valeur travail, il n’est pas nécessaire qu’ils se fatiguent à peaufiner leur intervention. Quelques mots, et c’est bon. Les travailleurs par-ci, le travail par-là, la dignité, l’humanisme, tout cela va très bien. On ne leur en demande pas plus, on ne veut pas en entendre plus ! De la magie, juste de la magie. Rien à foutre, les gens, des programmes ! Le meilleur, c’est celui qui accorde un sursis à leur peur, qui proroge les apparences. Ne vous indignez pas. Il est difficile de se dire qu’on s’est trompé toute sa vie, c’est trop dur ! Le bon candidat, c’est celui qui a encore quelques petites pastilles de faire semblant à offrir.
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En lisant les quelques lignes d’Emmanuel Macron sur la valeur travail, j’ai eu un regret d’ordre rhétorique. « Le travail, dit-il, c’est ce qui nous donne une place dans la société, c’est ce qui nous donne notre dignité, c’est ce qui nous permet de nous émanciper », etc. Pourquoi cette rupture du rythme ternaire ? N’aurait-il pas pu dire : Le travail, c’est ce qui nous donne une place dans la société, c’est ce qui nous donne notre dignité, c’est ce qui nous donne l’émancipation ? Ou, pour rester dans le vocabulaire plus simple des deux premiers mouvements : le travail, c’est ce qui nous donne la liberté ? Qui ne voit pourquoi il évite cette formulation, pourquoi il l’écarte instinctivement ? Le travail, c’est la liberté, le travail donne la liberté, c’est la devise de toutes les tyrannies. Quand quelqu’un, quelqu’un de raisonnable, un démocrate, un républicain, veut exprimer, d’une manière ou d’une autre, l’idée que l’acte de travailler peut porter en lui quelque puissance de libération, il se casse immédiatement le nez contre les camps, contre Staline, contre Mao, et quelques autres. « Partout se posera la même redoutable question, écrivait Guy Debord, celle qui hante le monde depuis deux siècles : comment faire travailler les pauvres là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ? » Moi aussi, dans mes toutes premières sessions de formation, j’ai dû, en naïve bonne foi, parler du travail qui libère. Mais j’avais une chance que n’ont pas les politiques : ces visages, là, tout près de moi, l’infime sourire d’indulgence résignée qui les effleurait et dans lequel j’ai appris à lire : encore un qui ne comprend pas.
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Le travail ne donne pas la liberté. Il ne la donnera jamais, pas plus que la rivière n’ira défiler devant sa source. Juste le contraire : la liberté pourrait donner son sens au travail. Pas son cadavre, pas la liberté réduite au droit de gagner plus, plus que l’année dernière, plus que le voisin, plus que papa : cette liberté minable, et toujours hors de portée des pauvres, c’est un furoncle, c’est le pus de la servitude, c’est ce qui reste d’une grande chose quand la société bourgeoise l’a tripotée. Seule peut donner son sens au travail une liberté qui mesure ce qu’il peut être, ce qu’il peut faire, qui voit en lui une manière de continuer à créer le monde et, par là, le reconnaît comme le lieu de rencontre privilégié des humains, une liberté assez vaste pour ne pas sottement escamoter sa dimension métaphysique, symbolique, poétique dont personne ne sait plus ou n’ose plus parler, et sans laquelle, pourtant, il n’est qu’une ennuyeuse et vaine agitation.
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Rêverie, mais tenace. À la mesure de ce que nous engageons dans le travail. Presque impossible de se résigner à ce qu’il est, inconcevable de ne pas vouloir qu’il soit quelque chose de plus. Le travail, ou l’épreuve du déchirement : le monde moderne n’a pas inventé la situation mais l’a, de mille façons, exacerbée, dramatisée. On n’a pas tort d’insister sur les douleurs qu’elle provoque mais comment ne nous diraient-elles pas aussi des choses précieuses sur notre condition, sur nous-mêmes ? Comment n’en tirerions-nous pas, nous aussi, comme jadis le paysan, puis l’ouvrier, une sagesse ?
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L’horreur, ce n’est pas le travail. L’horreur, c’est son travestissement. L’horreur, c’est qu’il soit devenu le lieu où l’on paie des menteurs pour y vomir la pire espèce de morale qui soit. L’horreur, c’est qu’on veuille nous faire croire que nous ne voyons pas ce que nous voyons. L’horreur, c’est qu’on plaque sur la réalité l’image du rêve, escamotant ainsi la première et déchirant le second. L’horreur, c’est qu’on explique que le travail libère. L’horreur, c’est qu’on veuille nous faire oublier que travailler est aujourd’hui une nécessité biologique, que cette nécessité est de plus en plus difficile à satisfaire, que ceux qui n’y parviennent pas sont ignorés ou soupçonnés, que ceux qui y parviennent sont tenus dans une insécurité toujours plus menaçante et enserrés dans un réseau de contraintes et d’obligations de toutes sortes qui éteignent en eux jusqu’au goût d’eux-mêmes, jusqu’au parfum d’eux-mêmes. L’horreur, c’est que le discours qu’on sert aux travailleurs soit un sous-produit, un résidu, une contrefaçon, un replâtrage, un anesthésiant, un mythe démythifié qui n’entrera jamais dans aucune mythologie. L’horreur, c’est que, quoi qu’on y raconte, on n’y célèbre jamais autre chose que l’argent et la puissance, c’est-à-dire la mort. Que tout soit fait pour élimer ou éliminer le rêve, affadir le désir, peinturlurer le tragique. Dites tout cela au señor Grand-Talent, vous allez voir, il va froncer les sourcils et demander un rapport…
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On parlait autrefois des signes du temps, c’était aussi le nom d’une belle revue. Un livre de souvenirs avait mis en épigraphe cette pensée de Confucius : « Rappelle-toi que ton fils n’est pas ton fils mais le fils de son temps ». Quand la vie sociale ressemble à une piste d’autos tamponneuses, l’exercice devient difficile. Un choc à peine encaissé, un autre vous a déjà projeté ailleurs. Vous cherchez le visage de l’assaillant mais deux bolides vous prennent en sandwich, vous, vos convictions, l’idée que vous avez de la vie, du sens, de tout. Je ne crois pas un instant, pourtant, que la vérité, ou le sens ou, de quelque manière que nous le nommions, le je ne sais quoi auquel nous nous confions, nous ait le moins du monde abandonnés. Telle est en tout cas mon hypothèse, mon affirmation, ma foi. Cette espérance, aucun visage ne la dément, aucun regard ne la décourage. Le monde, lui, n’a pas de visage.
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La hiérarchie catholique ne paraît pas en être certaine qui déverse sur lui des tonnes d’un curieux produit que je ne peux désigner que par l’oxymore de charité soumise. Elle a vraiment besoin, c’est même son idée fixe, que le monde soit quelque chose. En atteste le document que le conseil permanent des évêques de France vient de publier sous un titre qui, à lui seul, est comme une procession de truismes : Dans un monde qui change retrouver le sens du politique. Je ne vois pas comment je pourrais penser du mal de ce document. Je ne vois pas non plus comment je pourrais en penser du bien. En fait, je ne vois pas comment je pourrais en penser quelque chose, sauf, peut-être, qu’il constitue un bon encouragement à imaginer une nouvelle Réforme. Invités à parcourir l’infiniment plat de ce texte, nous sommes menacés par le fameux vertige horizontal des horizons américains. Ou plongés dans un potage dans lequel nous nageons, comme d’un croûton à l’autre, entre les bavardages les plus éculés du moment. Tout y passe, comme la purée, on a bien vérifié de n’avoir rien oublié : le vivre ensemble, l’« insécurité sociétale », le salut aux associations, le nécessaire dépoussiérage de la devise républicaine, l’appel décisif à « une manière d’être ensemble qui fasse sens », la nécessité d’inscrire l’action dans le temps long, l’espoir résolument placé dans les « initiatives citoyennes et les désirs de parole ». Le tout rehaussé par le piment de formules comme celle-ci, dont on ne sait trop si elle évoque la mécanique du vélomoteur ou quelque projet d’arboriculture : « Le potentiel de dynamisme et de solidarité patine, sans arriver à trouver le point d’appui, l’élément catalyseur qui lui permettra de se développer et de porter tous ses fruits. » Heureusement, les passages importants, charitable attention envers la probable presbytie de la majorité des lecteurs, ont été imprimés en italique. Ainsi, comme on joue à la marelle, on saute d’une découverte à une autre. On apprend en frissonnant que « l’attitude et l’image de quelques-uns jettent le discrédit sur l’ensemble de ceux qui vivent l’engagement politique comme un service de leur pays. » Mais une fabuleuse découverte écarte ce danger : « notre société et, plus largement, toute vie en commun, ne peut pourtant pas se passer du politique. » D’où des positions aussi risquées et éclairantes que celle-ci : « Il y a un équilibre à trouver entre une sécurité maximale illusoire, et une protection des libertés qui est fondamentale. » Enfin, après l’originale certitude qu’« il ne peut y avoir d’avenir pour notre pays que dans une Europe forte et consciente de son histoire et de ses responsabilités dans le monde », vient l’affirmation proprement bouleversante que « chacun, à son niveau, est responsable de la vie et de l’avenir de notre société ».
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« Les erreurs de notre époque, expliquait Simone Weil dans La pesanteur et la grâce, sont du christianisme sans surnaturel. » Elle n’imaginait pas que les évêques eux-mêmes seraient à ce point dépourvus de cet ingrédient. Mais ce n’est pas la question religieuse qui me retient ici. L’aspect culturel, plutôt, ou anthropologique. Entre cette tiède paperasserie et l’intuition d’Aragon, la correspondance est fabuleuse. Au banquet de « ceux pour qui rien n’est jamais assez quelque chose » la hiérarchie catholique est à la table d’honneur, assise à son haut bout. Voilà. Des gens élevés et nourris dans la philosophie et la théologie peuvent donc prendre au sérieux des billevesées de communicants dont des politiciens insuffisants font leurs références majeures ? Des spécialistes de la pierre de taille et du bois noble peuvent se faire les apôtres du ciment et des panneaux de fibres ? Allons donc ! Les évêques de France sont si polis, si coopératifs avec le monde ! Leur demande-t-il de se repentir, ils s’inclinent sur-le-champ, un genou en terre, deux genoux, trois genoux ! Ballot qui les croit. Ils veulent que les apparences tiennent, point final. Pas les leurs, on ne leur en voudrait pas, les évêques aussi ont le droit de vivre ! Celles du monde. Et ça, ce n’est pas beau, ce n’est pas vrai, ce n’est pas bien. Et là, c’est Mgr Aragon qui a raison, pas eux. Qui a raison non pas contre eux, mais pour eux. Ils ne veulent pas que ça pète. Et, surtout, ils ne veulent pas en prendre la responsabilité. Les évêques ont peur de rien, comme tout le monde, ils veulent que rien soit quelque chose, que des bobards indigents les aident à sauver les meubles de la sacristie. Ils témoignent ainsi, à leur manière, eux qui, jamais de la vie, jamais de la vie divine, ne devraient avoir peur de ce rien-là, eux qui peuvent marcher sur les eaux et demander à la mort où donc est sa victoire, de l’extraordinaire puissance du phénomène décrit, il y a soixante-douze ans, dans Aurélien et qui, depuis, triomphe partout, même à l’église.
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Un stade, avec un terrain de foot. Chaque nuit, des petites bêtes très actives et très motivées sortent du sol et en déplacent les lignes, l’élargissant insensiblement en repoussant les tribunes, les avenues, la ville. Un jour, le terrain sera si vaste qu’il n’y aura plus de terrain ; le mot ne servira plus qu’aux journalistes.

6 février 2017

Du sens de la vie

par Moritz Schlick 1

Traduction : Dominique Janicaud

 

Présentation (Résurgences)

Le texte de Moritz Schlick qu’on va lire a été publié en 2003 par la revue de philosophie Noesis, créée en 1995 par Dominique Janicaud 2. Je dois à l’amabilité de Carole Talon-Hugon, directrice de la publication de Noesis et professeur de philosophie à l’Université Nice Sophia Antipolis, de pouvoir le présenter aux lecteurs de Résurgences. Qu’elle en soit chaleureusement remerciée.

L’intérêt que j’allais porter à ce texte, un autre professeur de philosophie, Christophe Sur, qui enseigne en khâgne, l’avait deviné quand il me le fit découvrir : perspicacité à la fois pédagogique et filiale. C’est vrai : le propos de Moritz Schlick aurait pu être l’un des textes fondateurs de ce site.

Rationalisme, méfiance à l’égard de la métaphysique et de la religion, le lecteur, même s’il n’est pas plus philosophe que moi, sent bien sur quelle étoffe ce magnifique plaidoyer pour l’esprit de jeunesse est brodé. Ce n’est pas là ce qu’on m’a enseigné, ni ce en quoi j’ai cru. Au début de chaque messe, le prêtre disait, comme le Psalmiste : « Je m’avancerai vers l’autel de Dieu » et l’enfant de chœur répondait, en latin naturellement : « … du Dieu qui réjouit ma jeunesse ». Et je pense toujours, en dépit ou à cause de tout ce qui le contredit en moi et dans le monde, que ce Dieu réjouit ma jeunesse, ma jeunesse d’aujourd’hui, la jeunesse de ma vieillesse.

Cette précision, c’est peu dire qu’elle n’affecte pas l’enthousiasme où me jette le propos de Moritz Schlick : elle le multiplie, elle le renforce et l’élargit, elle le consolide et, s’il le fallait, pour le protéger de tous les assauts, elle le blinderait. Quelque chose ici est dit et, sous ce qui est dit, quelque chose est suggéré qui est plus profond que toute déclaration d’appartenance, que toute profession d’intelligence ou de foi. On nous propose d’avancer dans la jeunesse, c’est-à-dire de considérer notre existence comme un commencement constant qui ne peut se rapporter qu’à d’autres commencements, et ainsi d’entrer dans un engendrement de commencements, dans une forêt de commencements dont les clairières, familières à tout le monde, n’appartiennent à personne. « Je suis arrivé à ce qui commence », disait Gaston Miron. Si la parole fervente de Moritz Schlick nous paraît si actuelle, c’est qu’elle a foré, jusqu’à la roche et jusqu’à l’eau vive, l’actualité d’un passé déjà lointain ; en considérant son présent, cette conscience à la fois lucide et généreuse considérait déjà le nôtre.

La méditation de Moritz Schlick sur la logique des buts comme obstacle majeur à l’esprit de jeunesse est évidemment prophétique. Nous avons assisté, depuis une quarantaine d’années, à une véritable institutionnalisation de cette logique, à son installation dans tous les secteurs de l’activité sociale et à la diffusion d’une propagande qui veut en faire la promotion non seulement comme vérité de l’action — et donc comme vérité du travailleur –, mais encore comme vérité de la société — et donc comme vérité du citoyen –, et surtout comme vérité tout court — et donc comme vérité de la personne. Comme le pressentait Moritz Schlick, c’est dans le travail que cette logique des buts s’est le plus clairement manifestée. Le mouvement a commencé par les entreprises. Plus récemment, l’Éducation nationale a suivi, greffant maniaquement des objectifs sur toutes les branches de sa pédagogie, tandis que la caisse de résonance médiatique assurait avec dévouement l’accompagnement publicitaire. Ce langage nous est devenu si familier qu’aucun passant ne s’étonne plus quand le professionnalisme d’un journaliste lui demande, en lui tendant un micro, quels objectifs il a donnés à sa journée, ou à sa vie, ou à ses vacances, ou à son ennui.

Mais c’est dans l’entreprise, où le processus est le plus avancé, qu’on voit le mieux comment s’est propagée cette colonisation par les buts. Je ne m’étais pas étonné outre mesure, animant autrefois une session dans le Centre de formation de Rhône-Poulenc, d’y trouver les couloirs occupés par une exposition consacrée aux Jivaros et aux têtes réduites. Je n’avais pas manqué de signaler ce lapsus aux stagiaires qui en avaient été passablement déconcertés. C’est bien de cela qu’il s’agit : la logique des buts réduit les perspectives intellectuelles et spirituelles, celles du travail et celles de l’existence. Elle les réduit même deux fois. Du côté de l’avenir, puisque l’action ne s’exerce plus dans l’inachevé et l’imprévisible qui confèrent leur vérité et leur beauté à l’aventure et à la création, mais dans le cadre étroit d’intérêts à la fois truqués et mesquins qui ne peuvent eux-mêmes susciter que des adhésions truquées et mesquines, nécessairement névrotiques et génératrices de toutes sortes de conflits et de frustrations. Mais aussi du côté du désir et de la volonté d’engagement puisque ces perspectives de frustration ôtent à l’entreprise, en dépit de ses incantations solennelles et de ses navrantes tentatives de séduction, ce qu’elle pouvait encore avoir de prometteur. Ainsi ne subsiste-t-il plus guère aujourd’hui que deux catégories de salariés. Les plus anciens, qui ont vécu la lente dégradation de leur condition de travailleurs, sont amers et déçus. Les plus jeunes, eux, qui n’attendaient rien, ne sont déçus de rien ; se sachant engagés dans et pour l’absurde, ils s’ingénient inutilement à le « gérer » ou tâchent péniblement de l’oublier dans des loisirs que n’épargne pas toujours la même logique des buts, ou dans des rêves de vie personnelle que le boulet de la vie dite professionnelle les décourage, chaque jour un peu plus, de chercher ailleurs que dans un conformisme aussi inerte qu’agité.

Le plus souvent, pas de drame. Des existences à la fois tronquées et suspendues, comme des branches cassées par l’orage qui s’appuient sur d’autres branches. Une résignation pimentée. Un désir fou et une incroyable terreur d’entendre quelqu’un dire : « Tout cela est faux ! La vie est plus large ! Arrêtez d’être vieux ! La liberté est la première sécurité ! Pas le contraire, comme le proclament les imbéciles associés ! »

Par sa vérité, ce texte de Moritz Schlick m’a rappelé quelle sourde référence je nourrissais dans mon cœur quand, par l’amitié ou par l’analyse – et souvent dans la colère –, je tentais, presque toujours en vain, d’ouvrir aux stagiaires quelque étroit corridor d’espérance. Mon esprit n’allait alors à aucun texte, ni aux manuels honteux des managers, ni aux grandes œuvres. Je revenais à mon enfance et à mon adolescence, à ma commune de banlieue. Au formidable remuement que des mouvements de jeunesse aux inspirations multiples et contradictoires impulsaient, dans le désordre et la pauvreté, aux lieux confus et poussiéreux où nous jouions –  entre garçons, hélas ! la mixité n’était pas de la partie ! Je pensais à tous ces jeux où nous nous déchaînions. Mais surtout, au-delà de nos jeux, comme à une insurpassable étoile, au Jeu, au Jeu majeur, au Jeu triomphal d’être les uns avec les autres, sans rien qui nous surveille que des gens bonasses et bienveillants, et d’en rire, et d’en crier, et de tout oublier, sauf la merveilleuse fatigue d’avoir trop ri, trop chanté et, comme si c’était possible, trop joué ! Ce Jeu-là s’est projeté sur toute ma vie, je vois bien qu’il l’a faite ombrageuse et difficile, mais je vois aussi dans quel malheur profond m’aurait laissé tout ce que j’aurais pu inventer d’arbitraire, je veux dire de cohérent. Ce qui m’a fait oublier l’ennui du lycée, c’est la présence singulière de deux ou trois professeurs. La vanité du monde culturel, un tout petit nombre d’esprits libres. L’horreur économique, quelques consciences qui osaient en sonder en elles-mêmes la profondeur. Oui, l’esprit de jeunesse est le sens de la vie, il la féconde, il l’accomplit et, tout à la fois, il la subvertit. En lisant Moritz Schlick, j’ai pensé que, dans la Résistance aussi, on arrivait de partout. Mais qu’au début, ça ne faisait quand même pas grand monde, même si l’ennemi, en ce temps-là, était aisément repérable. (JS)

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La question de savoir si la vie a un sens ne trouble pas tout le monde. Les uns – non les plus malheureux – gardent un esprit enfantin qui ne s’interroge pas encore à ce propos ; les autres ne se posent plus la question : ils l’ont oubliée. Nous – les chercheurs – nous nous tenons entre eux. Nous ne pouvons pas régresser au niveau du naïf que la vie n’a pas encore dévisagé de ses yeux sombres et mystérieux, et nous ne voulons pas tenir compagnie aux êtres fatigués et blasés qui ne croient plus au moindre sens de l’existence, sous prétexte qu’ils n’en ont trouvé aucun dans leur propre vie.

Il est permis à qui a raté les buts auxquels sa jeunesse aspirait sans trouver aucun substitut, de déplorer le non-sens de sa propre vie : il peut pourtant croire au sens de l’existence en général et penser que ce dernier peut toujours être trouvé là où quelqu’un a atteint ses buts. Mais celui qui a arraché au destin l’accomplissement de ses buts et trouve alors que ce qu’il a atteint ne valait pas autant que promettait l’apparence, qu’il a été d’une certaine façon victime d’une illusion – celui-là est confronté, complètement désemparé, au sens de la vie, et il voit s’étendre devant lui comme une sombre terre désolée la pensée non seulement que toutes choses passent, mais que tout n‘est au fond que vanité.

Comment allons-nous découvrir une unité de sens dans une vie humaine au cours confus, tout comme dans la marche chancelante de l’histoire ? Que l’existence nous apparaisse comme une tapisserie aux couleurs vives ou comme un voile gris, il est également difficile de dérouler son destin ondoyant pour rendre manifeste son sens. Elle passe tout entière en voltigeant et semble s’être évanouie avant que nous ayons pu en rendre compte.

D’où vient l’étrange contradiction qui interdit à l’accomplissement et à la jouissance de fusionner en un sens approprié ? L’homme se fixe des buts et, tandis qu’il se dirige vers eux, l’espoir lui donne des ailes, mais en même temps la douleur du désir insatisfait le tenaille. Pourtant, une fois le but atteint, dès que s’est évaporé le premier sentiment de triomphe, c’est une humeur désolée qui suit inéluctablement. Il subsiste un vide qui ne peut apparemment cesser que grâce à l’émergence douloureuse d’une nouvelle aspiration, la fixation de nouveaux buts. Ainsi le jeu recommence-t-il à zéro, et l’existence semble nécessairement condamnée à être un mouvement pendulaire incessant entre douleur et ennui, qui trouve sa conclusion dans le néant de la mort. – Telle est la fameuse ligne de pensée qui a permis à Schopenhauer de fonder sa conception pessimiste de la vie. N’est-il pas possible de trouver un moyen de s’en dégager ?

On sait comment Nietzsche, par exemple, a tenté de dépasser ce pessimisme. D’abord grâce au recours à l’art : contemple le monde comme un phénomène esthétique, dit-il, et il sera éternellement justifié ! Puis, grâce au recours à la connaissance : que le regard sur la vie soit une expérience de celui qui sait, et le monde sera pour toi le plus réussi des laboratoires ! Mais Nietzsche s’est détourné de ces points de vue ; au bout du compte, l’art n’était plus son mot d’ordre, et ni la science, ni la beauté, ni la vérité non plus ; il est difficile de réduire à une formule brève ce que le Nietzsche le plus sage, celui de Zarathoustra, a considéré comme le sens de la vie. Car, une fois qu’on a dit que désormais la valeur ultime de la vie était à ses yeux la vie elle-même, on n’a évidemment rien indiqué de distinct et on n’est pas parvenu à exprimer avec justesse la vérité profonde que Nietzsche a alors aperçue ou, au moins, pressentie. Il a vu justement que la vie n’a aucun sens, tant qu’elle reste entièrement sous la domination des buts :

« En vérité, c’est une bénédiction et non un blasphème lorsque j’enseigne : « Au-dessus de toutes choses se tient le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel ʺpar hasardʺ, le ciel témérité.

ʺPar hasardʺ, — voilà la plus vieille noblesse du monde, je l’ai rendue à toutes choses, je les ai libérées de la servitude du but.

Cette liberté et cette sérénité céleste, je les ai mises telles un dôme d’azur au-dessus de toutes choses, lorsque j’enseignais qu’au-dessus d’elles et à travers elles une ʺvolonté éternelleʺ — veut 3 […] »

En fait nous ne trouverons jamais dans l’existence un sens ultime, si nous ne la considérons que sous l’angle du but.

Je ne sais d’ailleurs si le fardeau des buts a jamais pesé plus lourdement sur l’humanité qu’à présent. L’époque actuelle idolâtre le travail. Mais le travail signifie une activité finalisée, une orientation vers un but. Plonge-toi au sein de la foule dans la rue d’une ville affairée et imagine que tu arrêtes les passants, l’un après l’autre, en les interpellant : « Où courez-vous si vite ? Quelle affaire importante vous occupe ? » Et si, apprenant le but immédiat, tu demandais encore l’objectif de ce but, ensuite le but de ce but, tu te heurterais presque toujours – juste après quelques phrases de cette série – au but que voici : survivre, gagner sa vie. Et pourquoi survivre ? À cette question les informations obtenues te permettraient rarement de déchiffrer une réponse intelligible.

Il faut pourtant absolument trouver une réponse. Cat le simple fait de vivre, la pure existence comme telle n’a certainement aucune valeur ; il lui faut aussi un contenu, et c’est seulement en lui que peut résider le sens de la vie. Mais ce qui remplit effectivement presque entièrement nos journées, ce sont des activités de subsistance. En d’autres termes, le travail nécessaire à l’existence donne au contenu de l’existence sa configuration. Nous nous mouvons ainsi dans un cercle, et nous échouons à atteindre un sens de la vie. Et ce n’est pas mieux si, à la place du travail lui-même, nous dirigeons notre attention sur les fruits de ce travail. La plus grande partie de ses produits est, à son tour, utile à des travaux quelconques, elle sert par suite indirectement à la survie, et une autre importante partie est incontestablement du toc, dépourvu de sens. Rathenau, sauf erreur de ma part, a estimé que ce dernier se montait à un tiers de la production totale. À combien estimer le reste qui a du sens ? En fait, aucun des produits du travail ne peut jamais avoir de la validité en tant que tel, sauf s’il contribue à l’accomplissement et à l’enrichissement de la vie en engageant l’homme dans des situations et des activités valides. L’activité laborieuse ne peut pas en faire partie, car – si nous comprenons le concept de travail en sa généralité philosophique –, nous désignons simplement par là une activité entreprise uniquement pour réaliser un certain but. C’est donc un trait caractéristique du travail que d’avoir son but hors de soi et de ne pas être accompli pour lui-même. La doctrine visant à installer le travail comme tel au centre de l’existence et à le magnifier pour en faire le sens suprême de la vie ne peut qu’être erronée, parce que toute activité laborieuse comme telle est toujours un simple moyen et ne reçoit sa valeur que de ses buts.

Le cœur et la valeur ultime de la vie ne peuvent résider que dans des états existant pour eux-mêmes, portant en eux-mêmes leur pleine réalisation. Or de tels états sont incontestablement produits par les jouissances qui parachèvent l’accomplissement d’une volonté et accompagnent la récompense d’un désir ; mais si nous cherchions à faire dériver la valeur de l’existence de ces instants où la pression de la vie est momentanément levée, nous serions immédiatement pris au piège de l’argument de Schopenhauer, qui nous rend manifeste non le sens, mais le non-sens de la vie.

Non, vie veut dire mouvement et action ; et si nous souhaitons lui trouver un sens, nous devons rechercher des activités qui comportent en elles-mêmes leurs buts et leurs valeurs propres, indépendamment de tous les buts extérieurs ; donc des activités qui ne constituent pas du travail au sens philosophique du terme. Si de telles activités existent, alors ce qui était apparemment divisé est réconcilié, moyens et fins, action et succès se fondent et s’unifient ; nous avons alors trouvé des fins en elles-mêmes qui sont plus que de simples termes de l’action et des stations de l’existence, et seules ces fins peuvent assumer le rôle d’un vrai contenu de la vie.

Il y a réellement de telles activités. Nous devons, pour être cohérents, les nommer des jeux, puisque tel est le nom de l’action libre et sans but, c’est-à-dire d’une action porteuse elle-même de son but. Nous devons cependant prendre le mot « jeu » en son sens large, authentique et philosophique – sens plus profond que celui qui lui est reconnu dans la vie quotidienne. Nous ne lui prêtons par là aucun sens neuf et surprenant : nous nous bornons à répéter ce qui fut parfaitement clair, du moins à un grand esprit qui saisit l’essence de l’humain avec les yeux d’un poète – ce qui revient à dire, en sa profonde vérité. Car Friedrich Schiller, en ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, écrit ceci :

« Car, pour trancher enfin d’un seul coup, l’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. Cette affirmation qui en cet instant peut paraître paradoxale prendra une signification considérable et profonde quand nous en serons venus à l’appliquer à la double et grave réalité du devoir et de la destinée ; elle servira d’assise, je vous le promets, à tout l’édifice des beaux-arts et à celui, plus difficile encore, de vivre. Mais, au reste, cette affirmation n’est inattendue qu’au regard de la science ; elle était, il y a longtemps déjà, vivante et agissante dans l’art et dans le sentiment des Grecs, chez les plus distingués d’entre leurs maîtres, à ceci près qu’ils transféraient dans l’Olympe l’idéal qui devait être réalisé sur la terre. Guidés par la vérité de ce principe, ils effaçaient du front des immortels bienheureux l’expression de sérieux et d’effort qui ride les joues des hommes et ils ne leur donnaient pas celle de plaisir vide qui dans un visage insignifiant en supprime les plis ; ils affranchissaient ceux qui vivent dans la béatitude éternelle, des chaînes inséparables de toutes les fins, de tous les devoirs et de tous les soucis ; ils faisaient de l’oisiveté et de l’indifférence le sort de la condition divine que les mortels envient ; celle-ci n’était qu’un nom tout humain pour désigner l’existence la plus libre et la plus sublime 4. »

Voilà des termes d’une grande élévation qui, issus du monde poétique, détonnent dans notre époque accablée de soucis, et ont une résonance intempestive pour la plupart de ceux qui les entendent parmi nous. Le poète envisage chez les hommes un état de perfection divine au sein duquel toutes leurs activités sont transformées en jeu joyeux, tous leurs jours de travail deviennent des vacances. L’homme n’est réellement homme que dans la mesure où il partage cette perfection, uniquement quand la vie lui sourit sans les sévères froncements de sourcils dus aux buts. Et c’est justement à cette vérité que nous a conduits l’observation lucide : le sens de l’existence ne se révèle que dans le jeu.

Mais cette pensée ne nous conduit-elle pas au sein de purs rêves, ne dénoue-t-elle pas tout lien avec la réalité, et nos pieds n’ont-ils pas perdu le solide terrain de la vie quotidienne sur lequel nous sommes tenus en définitive de demeurer, puisque la question de la vie est par nature une question quotidienne ? Au sein de la rude réalité, en particulier à présent, aucun espace ne semble réservé à de tels rêves ; pour notre époque, pour les peuples d’une planète qui a souffert de la guerre, aucune autre solution ne semble possible que le mot d’ordre : « travail » ; et il semble irresponsable d’en médire.

Nous ne devons pourtant pas oublier ceci : la création que ce temps réclame de nous n’est que le travail au sens économique, c’est-à-dire une activité créatrice qui conduit à la production de valeurs. Mais l’opposition entre le jeu au sens philosophique et le travail au sens où l’entend l’économie politique n’est pas irréconciliable. Le jeu signifie pour nous toute activité qui se déploie pour elle-même, indépendamment de ses effets et de ses conséquences. Rien n’empêche que ces effets soient utiles et aient du prix. S’ils le sont, tant mieux ; l’action reste à coup sûr un jeu, puisqu’elle porte déjà sa propre valeur par elle-même. Des productions de prix peuvent résulter de ce jeu, tout autant que d’une activité intrinsèquement dénuée de plaisir, asservie à un but. En d’autres termes, le jeu peut lui aussi être créatif ; son résultat peut coïncider avec celui du travail.

À l’avenir, on accordera un rôle majeur dans la philosophie de la vie à ce concept de jeu créateur. Pour que l’humanité continue à exister et à progresser grâce à des activités ludiques, celles-ci devront être créatrices et elles devront produire, d’une manière ou d’une autre, le nécessaire. Cela est possible, car le jeu n’est pas une forme de non-agir. Et même, si un plus grand nombre d’activités devenaient des jeux au sens philosophique, plus de travail serait accompli au sens économique, et plus nombreuses seraient les valeurs créées au sein de la société humaine. L’action humaine est travail non parce qu’elle porte des fruits, mais seulement quand elle résulte de – et est gouvernée par — la pensée de ses fruits.

Regardons autour de nous : où trouvons-nous un jeu créateur ? L’exemple le plus brillant (qui est en même temps plus qu’un simple exemple) est à chercher dans la création de l’artiste. Son activité, la mise en forme de son œuvre à partir de l’inspiration, est elle-même un plaisir, et c’est à demi par accident que des valeurs durables en sont issues. L’artiste ne peut se permettre de penser, en travaillant, aux bénéfices que représentent ces valeurs, ou même à son salaire, car l’acte de création serait brisé. Le salaire qui comble somptueusement, ce n’est pas un torrent d’or, mais le chant qui déborde du cœur ! C’est ce que ressent le poète, l’artiste. Et quiconque a ce sentiment dans son action est un artiste.

Prenons l’exemple du savant. Connaître est aussi un jeu de l’esprit, lutter pour la vérité scientifique est un but-en-soi pour le savant : il se réjouit de mesurer ses pouvoirs aux énigmes que la réalité lui soumet et il est tout à fait insoucieux des bénéfices qui peuvent, d’une façon ou d’une autre, en provenir (ceux-ci, nous le savons, ont souvent été les plus étonnants, précisément dans le cas des découvertes théoriques, dont personne ne pouvait deviner à l’origine l’utilité pratique). Les bienfaits les plus précieux découlent de l’œuvre, engendrée comme l’enfant par le caprice chanceux de son créateur, et en un libre jeu, sans aucun souci anxieux de ses effets.

Bien entendu, le concept de jeu créateur n’englobe pas toute l’activité de l’artiste ou du penseur. Ce qui est purement technique, le pur et simple traitement des matériaux – mélange des couleurs pour le peintre, écriture des notes pour le compositeur –, tout cela demeure pour une large part du labeur et du travail ; ce sont les écorces et les scories qui, en réalité, sont souvent encore attachées au jeu. Souvent, mais pas toujours ; en effet, aux différents degrés de la réalisation, toute opération laborieuse peut ou bien devenir si mécanique qu’elle touche à peine la conscience, ou bien développer tant de charme et d’attrait qu’elle se transforme en elle-même en un jeu artistique.

Et, en fin de compte, c’est également vrai de ces activités qui n’engendrent ni science ni art, mais les nécessités quotidiennes et qui sont apparemment tout à fait dénuées d’esprit. Le labourage des champs, le tissage des étoffes, le rapetassage des chaussures peuvent tous devenir des jeux et revêtir le caractère d’actes artistiques. Il n’est même pas si rare qu’un homme prenne tant de plaisir à de telles activités qu’il en oublie le but. Tout véritable artisan peut, dans son propre cas, faire l’expérience de cette métamorphose des moyens en fins-en-soi, que toute occupation peut faire advenir et qui transfigure le produit en œuvre d’art. C’est la joie de la pure création, le dévouement à l’activité en question, l’épanouissement au sein de son mouvement qui transforment le travail en jeu. Nous le savons : un grand ravissement est presque toujours la consécration de cette transformation – le rythme. Bien sûr il ne fonctionnera parfaitement que là où il ne sera pas appliqué de l’extérieur et délibérément à l’activité, artificiellement couplé à elle, mais résultera spontanément de son essence et de sa forme naturelle. Il y a des travaux où cela est impossible ; beaucoup sont d’une nature telle qu’ils restent toujours des maux et sont invariablement effectués avec réticence et dégoût – sauf peut-être chez des gens entièrement obtus et incapables de bonheur. En ce qui concerne de telles occupations, je conseille un examen très attentif de leurs résultats : on trouvera invariablement que de telles formes de travail mécaniques, abrutissantes, dégradantes ne servent finalement qu’à produire du toc et un luxe vide. Disons-leur donc adieu ! Évidemment, aussi longtemps que notre économie sera axée sur le pur accroissement de la production, au lieu de l’être sur l’authentique enrichissement de la vie, ces activités ne peuvent pas diminuer et ainsi l’esclavage ne pourra pas décroître au sein de l’humanité (car de telles activités se réduisent à de véritables travaux serviles). Quant à une civilisation qui entretient des foyers artificiels de production de vaine camelote au moyen d’un travail forcé d’esclaves, elle doit finalement se détruire elle-même en raison de sa propre absurdité. Ne subsisteront alors que les occupations qui servent à produire une culture véritable. Elles seront habitées par un esprit favorisant leur déploiement en jeux véritables.

Du moins n’y a-t-il pas de loi physique interdisant de quelque façon que ce soit un tel développement de l’action en une fin-en-soi ; en termes fondamentaux, la voie reste ouverte à la réalisation du rêve de Schiller. Du moins l’idée d’une race humaine ainsi libérée de tous les buts angoissants, de tous les soucis oppressifs, et sereinement consacrée à l’instant présent, n’est une idée ni contradictoire ni inconcevable. L’existence de chacun s’écoulerait, selon la belle et profonde parole biblique, comme la vie du lys des champs.

Une objection peut ici se présenter : une telle vie correspondrait à une régression vers des niveaux inférieurs, ceux des plantes et des animaux. Car ceux-ci vivent bel et bien dans l’instant : leur conscience est limitée à un bref présent, ils connaissent certainement la douleur, mais pas le souci. L’homme a, au contraire, le privilège d’embrasser dans l’étendue de sa conscience de longues périodes, d’entières durées de vie, il a le privilège d’en faire l’expérience comparative grâce à la rétrospection et à la prospection ; c’est pourquoi il devient l’être qui connaît et qui est suprêmement conscient de soi – capacité qui lui permet d’affronter le reste de la nature.

Il est facile de répondre à cette objection. Si l’homme n’éprouve aucune nécessité de compromettre la portée de sa vie, sa joie du moment ne sera ni aveugle ni bestiale, mais imprégnée de la plus claire lumière de la conscience. Il n’échappe pas à la menace des buts en se cachant la tête dans le sable pour ne rien voir de l’avenir ; celui-ci se tient devant lui, calmement et clairement, dans la lumière de l’espoir, tout comme le passé se tient derrière lui dans la lumière de son souvenir. Il peut secouer la malédiction des buts et libérer son regard du trouble des soucis, sans amoindrir le bienfait de ses espoirs. Il anticipe même encore clairement jusqu’aux conséquences les plus extrêmes de ses actions, non seulement les conséquences réelles, mais aussi toutes celles qui sont possibles ; mais aucun but déterminé ne se dresse devant lui comme la fin qu’il lui faudrait atteindre et qui, si elle était ratée, rendrait toute la route sans signification ; bien plutôt : chaque point de tout le trajet a déjà pour lui-même son sens propre, comme un sentier de montagne qui offre des vue sublimes à chaque pas et de nouveaux changements – qu’il puisse conduire ou non à un sommet. Il est évidemment nécessaire de se fixer certains objectifs pour produire la tension que requiert la vie ; même l’activité ludique s’assigne constamment des tâches : le cas le plus patent en est la compétition sportive qui reste un jeu aussi longtemps qu’elle ne dégénère pas en un combat réel. De tels buts sont inoffensifs, ils n’imposent aucun fardeau à la vie et ne la dominent pas ; mais elle passe par-dessus, sans que cela importe, puisqu’ils peuvent être remplacés par d’autres à tout moment. Des phases de la vie qui se tiennent sous la domination de grands buts inexorables sont comparables à des énigmes dont nous pouvons réussir ou non à trouver la réponse ; une vie de jeu, au contraire, est comparable à des mots croisés sans fin, dans lesquels des mots nouveaux sont sans cesse trouvés et mis en relation, de telle façon qu’un espace plus large soit progressivement rempli, avec aucun autre objectif que de progresser sans cesse et toujours plus avant.

L’homme atteindrait son ultime libération s’il pouvait en toutes ses actions s’adonner entièrement à l’agir lui-même, insufflant toujours à son activité l’inspiration de l’amour. Alors la fin ne justifierait jamais les moyens, alors l’homme pourrait élever en règle suprême de son action le principe : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être fait en vertu de son intérêt propre, ne le fais pas en fonction d’autre chose. » Alors la vie tout entière jusqu’en ses moindres ramifications serait vraiment chargée de sens ; vivre voudrait dire : célébrer le festival de l’existence.

Platon, en ses Lois (803 c), a déjà expliqué que les hommes devaient faire du jeu, du chant et de la danse – en tant que véritable service divin – le contenu approprié de l’existence. Peut-être était-on alors plus près d’un tel cadre de vie qu’on ne l’est maintenant, bien que plus de deux mille ans aient passé entre-temps. À présent, assurément, seuls des buts lointains peuvent justifier pour une large part l’activité de l’homme. En elle-même celle-ci est dénuée de plaisir et de justification : on a démasqué le caractère idolâtrique de la déification du travail comme tel, ce grand évangile de notre époque industrielle. La plus importante part de notre existence –remplie par un travail axé sur des buts qui nous asservissent et nous aliènent – n’a pas de valeur en elle-même ; mais n’en obtient que par l’intermédiaire des heures festives du jeu, dont le travail ne fournit que les moyens et les préconditions.

L’accomplissement sévère et sans relâche du devoir au service d’une fin nous rend finalement mesquins et fait s’évanouir la liberté dont chacun a besoin pour s’accomplir lui-même. Nous devons être capables de respirer librement. C’est pourquoi s’impose la tâche de libérer durant un jour, une heure, une minute, la vie qui est entièrement enchaînée aux buts utilitaires ; ces heures et ces minutes, si peu nombreuses soient-elles, forment la teneur qui justifie tout le reste de ce qui existe – et pour laquelle tout ce reste est sacrifié à l’occasion. Au fond nous trouvons l’homme toujours prêt à abandonner, en faveur d’une heure qui en vaille la peine, l’inintéressant reste de sa vie.

Les amis du genre humain, ses éducateurs, ses prophètes et ses guides, n’ont pas d’autre tâche que de doter de sens, autant que possible, d’amples phases de l’existence. La réussite accomplie d’un John Ruskin reposa sur l’idée que la vie humaine doit se permettre de prendre forme en une chaîne d’actes festifs : on peut donner un sens au train-train quotidien en le remplissant de beauté en chacun de ses détails. S’il n’est pas possible de passer lumineusement toute sa vie à fleur d’existence, nous pouvons du moins de temps en temps refaire surface. S’il n’est pas possible de rendre effectif le rêve de Schiller, il est d’autant plus indispensable de suivre la règle de vie de Goethe : « Travail le jour, le soir des hôtes, semaines laborieuses et fêtes joyeuses. » Dans notre civilisation les fêtes joyeuses ne sont pas possibles sans les semaines laborieuses, mais à aucune époque une vie ne peut durer sans joie ni festivités. Une vie constamment axée sur des buts lointains perd finalement tout pouvoir de création, quel qu’il soit. C’est comme un arc toujours tendu : à la fin il ne peut plus lancer sa flèche et sa tension devient absurde. Le travail et la peine – tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes devenus un jeu joyeux – sont destinés à rendre possibles la joie et le jeu : c’est en cela que réside leur portée. Encore faut-il que l’homme n’ait pas oublié comment se réjouir et que les heures de fête ne manquent pas de lui enseigner de garder conscience et mémoire de ce qu’est la joie.

Soyons cependant attentifs à ne pas confondre la joie, dont dépend la valeur de la vie, avec son succédané, le simple plaisir, cette jouissance superficielle dont Schiller a dit qu’elle déride le visage vide des mortels. Le plaisir fatigue, tandis que la joie rafraîchit ; celle-ci est source de plénitude, celui-là donne à l’existence une parure fallacieuse. Il est vrai que plaisir et joie nous détachent tous deux du labeur quotidien et nous distraient du souci, mais ils le font de façons bien différentes : le plaisir en nous dispersant et en nous distrayant, la joie en nous recueillant. La distraction offre à l’esprit une excitation fugace, sans profondeur ni contenu ; la joie réclame plus : une pensée ou un sentiment remplissant tout l’homme, une inspiration qui lui permet de planer au-dessus de la vie quotidienne. Il ne peut se réjouir intimement que de ce qui prend entièrement possession de son moi ; il doit se consacrer entièrement à quelque chose. La douleur est censée recommandable parce qu’elle nous rend plus profonds (peut-être est-ce parce que, sinon, nous n’avons rien à dire en sa faveur) mais la vraie joie a un effet bien plus vif. Selon Nietzsche, la joie est plus profonde qu’une peine de cœur. Le plaisir, de son côté, ne fait qu’effleurer la surface de l’âme et la laisse aussi plate qu’auparavant ; il tend même à encombrer l’âme, car il dépose un arrière-goût fade, symptôme d’un trouble spirituel. Et c’est, à coup sûr, un trait qui le distingue de la joie intense qui affirme l’existence et confère à la vie un sens.

Nous pouvons ici apprendre de l’enfant. Avant d’avoir été pris au piège dans le réseau des buts, il reste étranger aux soucis du travail, il n’a pas besoin de se distraire ou de se détendre d’une journée de travail. Et c’est justement l’enfant qui est capable de la joie la plus pure. Tous les peuples savent célébrer le bonheur de la jeunesse et c’est vraiment davantage qu’une simple invention des poètes ; la jeunesse n’est effectivement pas assombrie par les nuages obscurs des buts.

Et voici qui me mène au cœur de ce que j’aimerais dire ici.

Ce n’est pas dans toutes les expressions de la vie, ce n’est pas dans toute l’ampleur de son déploiement, que nous sommes capables de trouver un sens – du moins aussi longtemps que le rêve de perfection divine nourri par Schiller demeure un simple rêve ; bien plutôt : le sens du Tout est concentré et recueilli dans un petit nombre d’heures brèves de joie profonde et sereine, dans les heures de jeu. Et ces heures trouvent leur concentration la plus dense dans la jeunesse. Ce n’est pas seulement dû au fait que les jeux enfantins sont du jeu, même au sens philosophique du terme ; c’est aussi que la jeunesse mûre, qui a déjà une certaine familiarité avec les buts et les objectifs, et a été élevée pour les servir, ne se tient pas encore entièrement sous leur joug, n’a pas le regard fixé uniquement sur eux, n’est pas obsédée par leur accomplissement, comme le devient plus tard l’attitude naturelle. La jeunesse, au contraire, n’a pas réellement cure des buts ; si l’un s’effondre, un autre le remplace rapidement ; les buts se réduisent à une invitation à foncer et à se battre, et cette ardeur à entreprendre est le véritable accomplissement de l’esprit juvénile. Son enthousiasme (qui est, au fond, ce que les Grecs nommaient Éros) s’adonne à l’action, non au but. Cet acte, cette manière d’agir, est le vrai jeu.

Ainsi, s’il est clair que ce qui constitue le sens de l’existence n’est à trouver nulle part si purement, si fortement que dans la jeunesse, il en résulte des questions et des indices remarquables. Après tout, la jeunesse est la première phase de la vie, et il semble saugrenu que le sens du tout doive être trouvé seulement à son début. Car, selon les vues courantes, la vie doit être considérée comme un processus de développement dont la signification ne cesse de se déployer, de telle sorte qu’elle doit se manifester le plus clairement en fonction de sa fin. En définitive, qu’est-ce que la jeunesse ? D’après la conception traditionnelle, c’est le temps de l’immaturité, de la croissance de l’esprit et du corps, en vue d’atteindre plus tard leur vocation adulte ; c’est le temps où l’on apprend, au cours duquel toutes les capacités sont exercées, afin d’être équipées pour le travail ; sous cet angle, même le jeu de la jeunesse apparaît comme une préparation au sérieux de la vie. C’est presque toujours ainsi que l’on considère la jeunesse et à peu près toute l’éducation est régie par cette conception : sa signification est celle d’un entraînement à l’âge adulte. La jeunesse apparaît donc comme un simple moyen en vue des buts ultérieurs de la vie, période d’apprentissage nécessaire, dépourvue de tout sens propre.

Cette vue est directement opposée à la conception à laquelle nous sommes parvenus. On a rarement remarqué combien il est paradoxal que le temps de préparation apparaisse comme la partie la plus douce de l’existence, tandis que le temps de l’accomplissement semble le plus pénible. On l’a cependant aperçu de temps à autre. Ce fut, au premier chef, Rousseau, et peut-être Montaigne avant lui, qui découvrit la valeur intrinsèque de la jeunesse. Rousseau avertit le pédagogue de ne pas rabaisser la jeunesse de l’élève en la réduisant à un simple moyen et en sacrifiant son bonheur précoce à une compétence ultérieure ; le but devrait être, au contraire, de remplir de joie les jours de la jeunesse, ne serait-ce que pour eux-mêmes. À présent, l’idée a commencé à faire un peu de chemin. Une conception majeure du mouvement qui anime la jeunesse moderne est qu’une jeune existence n’est pas seulement destinée à recevoir du futur sa valeur, mais qu’elle la porte en elle-même. En fait, la jeunesse ne se réduit pas à un temps de croissance, de maturation, d’apprentissage et d’incomplétude, mais elle est avant tout un temps de jeu, d’action autonome, et elle est par conséquent vraiment porteuse du sens de la vie. Quiconque refuse cela et considère la jeunesse comme simple introduction et prélude à la vie réelle commet une erreur du même type que celle qui a assombri la conception médiévale de l’existence humaine : il déplace le centre de gravité de la vie vers l’avant, vers le futur. Tout comme la majorité des religions, insatisfaites de la vie terrestre, transfèrent habituellement le sens de l’existence hors de cette vie et dans un au-delà, ainsi l‘on est en général toujours enclin à considérer chaque état comme une simple préparation à un état plus parfait, puisqu’aucun d’entre eux n’est complètement parfait.

Pour l’homme moderne, il ne fait aucun doute que la valeur et le but de la vie doivent ou bien résider entièrement en ce monde, ou autrement ne peuvent pas du tout être trouvés. Et à supposer que l’on soit destiné à traverser mille vies successives, comme les théories de la transmigration l’ont soutenu, cela ne dispenserait pas la pensée contemporaine de chercher son propre sens particulier dans chacun de ces degrés de l’existence, indépendamment de ce qui a précédé ou doit encore suivre. L’homme d’aujourd’hui n’aurait aucun droit de considérer d’autres mondes, des mondes métaphysiques – s’ils existaient – comme supérieurs ou porteurs de plus de sens, et – en comparaison –de mépriser son propre monde avec ingratitude. Le sens de la vie qu’il connaît ne peut être cherché que dans ce monde tel qu’il le connaît.

Mais, au sein même de la vie, il commet maintenant la même erreur que celle qu’il commettait plus tôt en imaginant à cette vie une suite métaphysique : il déplace de la jeunesse immature à l’âge adulte et mûr la valeur de l’existence ; dans sa prime jeunesse, il voit qu’il n’est pas encore mûr, que son être et ses œuvres ne sont pas complètes, déplace donc plus avant le sens de la vie et attend qu’il découle de la paix et de la douceur épanouie de l’âge avancé. Mais, en atteignant effectivement cette paix, il déplace à nouveau le sens de l’existence en régressant vers les jours d’activité et d’effort, lesquels sont alors passés et dépassés. Le résultat est finalement qu’on laisse la vie entière tomber sous la malédiction des buts. C’est la quête incessante du futur, le souci du futur, qui jette son ombre sur tout présent et ternit sa joie.

Mais si la vie a un sens, celui-ci doit résider dans le présent, car seul le présent est réel. Il n’y en a effet absolument aucune raison justifiant qu’un surcroît de sens réside dans un présent ultérieur, dans la période médiane ou finale de la vie plutôt que dans un présent plus précoce, la première période – connue sous le nom de jeunesse. Et maintenant, considérons ce que la « jeunesse » doit effectivement signifier pour nous à la lumière de cette mise en relation. Nous avons trouvé sa vraie nature, non dans le fait que c’est un prélude et la première phase de la vie, mais plutôt en ceci que c’est le temps du jeu, le temps de l’activité pour le plaisir d’agir. Et nous avons reconnu que toute action, même l’action créatrice de l’adulte, peut et avoir le même caractère en sa forme parfaite : elle devient jeu, action autosuffisante qui acquiert sa valeur indépendamment du but.

D’où il s’ensuit que la jeunesse, au sens philosophique qui est le nôtre, ne peut en aucun cas être restreinte aux premières étapes de la vie ; elle est présente partout où la situation de l’homme a atteint un sommet, où son action est devenue jeu, où il est entièrement adonné au moment et à l’affaire qu’il a en main. Nous parlons dans de tels cas d’enthousiasme juvénile, et c’est l’expression juste : l’enthousiasme est toujours juvénile. L’ardeur qui nous enflamme pour une cause, un acte ou un homme, et l‘ardeur de la jeunesse sont un seul et même feu. Un homme qui s’épanouit affectivement en ce qu’il fait est jeune : c’est un enfant. Une grande confirmation en est le génie qui est toujours rempli d‘une qualité de type enfantin. Toute vraie grandeur est pleine d’une innocence profonde. La créativité du génie est le jeu d’un enfant, sa joie dans le monde est le plaisir qu’éprouve l’enfant à goûter les choses en leurs vives couleurs. Le vieil Héraclite compara effectivement le monde spirituel de la création à un enfant qui joue, construisant et détruisant toujours à nouveau, avec des galets et des morceaux de bois. Pour nous donc le mot « jeunesse » n’a pas la signification extérieure d’une période de la vie, pas d’une quantité particulière d’années ; c’est un état, une manière de conduire sa propre vie, qui n’a proprement rien à voir avec les années et leur nombre.

Je me ferai mieux comprendre quand, au cœur de ce qui me pousse à m’exprimer, j’affirmerai cette proposition : le sens de la vie est la jeunesse.

Plus la jeunesse est réalisée dans l’existence, plus grande est la valeur de celle-ci, et si quelqu’un meurt jeune – quel qu’ait été son âge – sa vie a eu un sens. Dans le concept de jeunesse ainsi envisagé, une abondance infinie se réserve à la création. Toutes les valeurs de l’existence peuvent être mises en relation avec lui. Dans mes heures de loisir, je me suis consacré à travailler à une « philosophie de la jeunesse » qui est destinée à montrer comment toute perfection, quelle qu’elle soit, peut coïncider avec le concept de juvénilité, dans tous les domaines de l’existence humaine – et peut-être pas seulement là.

On avait jadis l’habitude de regrouper les valeurs humaines autour de trois grands centres : le beau, le bon et le vrai. On considérait que se correspondaient les trois facultés (sentir, volonté et pensée) et les trois aires culturelles de l’art, de la société et de la recherche. On peut aisément mettre en évidence le lien entre ces triades et la valeur de la jeunesse, en montrant comment l’exercice de ces différentes facultés à leur plus haut niveau devient jeu. En fait, s’adonner purement au sentiment pour lui-même, c’est trouver le beau et l’art ; l’immersion dans la pensée pour elle-même fait se déployer la connaissance et la science ; et en ce qui concerne le bon, il peut être réduit à une certaine harmonie des impulsions humaines, grâce à laquelle la volonté devient aussi un jeu joyeux, sans les luttes désagréables et les inhibitions dues aux injonctions menaçantes et aux prohibitions imposées par des buts.

Le beau et la théorie de la beauté sont déjà par nature largement ouverts à une mise en lumière à partir de notre point de vue. Car nous n’avons qu’à prononcer le mot « jeunesse » et l’idée de « beauté » surgit tout à fait spontanément. Et si nous recherchons le lien qui articule et réunit les deux, nous rencontrons finalement le concept d’un enjouement harmonieux et autosuffisant, par rapport à quoi tout but extérieur est étranger ; la vieille question des relations entre le beau et sa finalité pourrait en conséquence trouver une solution simple. Un objet ne peut pas apparaître beau sans être détaché du lien qui le retient aux nécessités de la vie. Les conditions qui règlent dans la réalité un tel détachement sont les lois de la beauté naturelle ; mais l’art possède le moyen de libérer tout objet de cette façon et il en résulte qu’il n’y a rien qu’il ne puisse rendre beau en le dépeignant. Il est depuis longtemps clair à mes yeux que la création artistique doit être comprise grâce au concept de jeu ; mais c’est naturellement vrai de la joie qui produit l’art, tout comme – et surtout – du sens du beau pour l’existence humaine. La beauté appartient à tel point au sens de la vie que – sans elle – ce sens serait tout simplement renversé en non-sens. Et le beau, l’harmonie des lignes, des couleurs, des sons et des sentiments est la manifestation la plus pure du jeu, sceau de la jeunesse. Plus l’art et l’œuvre d’art sont juvéniles, plus grande est leur perfection ; plus ils sont désuets et pédants, plus ils deviennent désagréables et dépourvus de sens.

Mais la beauté suprême ne peut jamais résider dans l’œuvre, tant que celle-ci – comme artefact – s’oppose à la nature et à la vie. Car le plaisir procuré par le beau artistique est un jeu de seconde main, en raison de la médiation d’une œuvre, jouet artificiel. La beauté peut toutefois pénétrer au sein de la vie elle-même sans avoir besoin d’une médiation. Quand la belle forme de l’œuvre d’art se répand dans la vie, nous avons atteint le suprême degré de beauté, et l’art des œuvres d’art (qui représente un détournement par rapport à la vie ou – selon l’expression de Nietzsche — son simple accessoire) devient superflu. On a dit avec justesse (en l’occurrence, Wyneken) que « dans un monde parfait, il n’y aurait pas d’art ». Il est vrai que notre art, considéré correctement, n’est que nostalgie de la nature, d’une meilleure nature – nostalgie qui pourrait être apaisée par une vie remplie de beauté. Personne n’a proclamé cette vérité plus ardemment que Guyau, philosophe brillant et fécond, qui est mort en 1898 à l’âge de trente-trois ans. Pour lui, c’est une conception restrictive, inopportune et tout à fait inessentielle de l’art que d’y voir une détente de la lutte existentielle et un reflet de ce qui nous meut dans la vie réelle. L’éternelle insatisfaction de l’artiste est bien plutôt justement de ne pouvoir faire qu’un avec toute la plénitude de la vie, de ne pas vivre à fond ce qu’il révèle, mais de s’absorber dans l’intuition et la culture. Il faudrait se donner comme but de laisser entièrement la beauté se déployer dans la vie active qui serait alors dépouillée de ce reste de travail finalisé sans lequel aucune œuvre d’art ne vient à l’être dans notre existence actuelle… La beauté aurait alors pris toute sa part au sens de la vie, notre existence resplendirait de la fraîcheur indescriptible de la jeunesse.

On concédera volontiers que cette juvénilité de la vie l’enrichit de sens en l’emplissant de beauté ; mais si je maintiens que cela remplit aussi la vie de bonté, que l’ethos et la qualité morale de la vie ne sont pas moins intimement liés avec la jeunesse et le jeu, on me croira plus difficilement. Et pourtant, c’est le point le plus important de tous. Car l’élément éthique est, après tout, le vrai cœur de la vie, et c’est ici que son sens profond doit être recherché. Cependant, l’opinion générale est que la jeunesse – à proprement parler – est un au-delà du bien et du mal, que la moralité ne commence qu’avec la responsabilité, et celle-ci avec ce sérieux qui est étranger à la jeunesse et l’exact opposé du jeu. Le concept de devoir, que tant de philosophes placent au centre de leur éthique, présuppose le concept de but ; obéir aux impératifs du devoir ne signifie rien d’autre que de rester sous l’emprise des buts. Pourrait-il n’y avoir aucune vérité dans tout ce que tant de sages et excellents hommes ont enseigné : que le sens de la vie doit être trouvé dans l’accomplissement du devoir ? Il n’est pas facile de réconcilier ce qui semble un conflit si violent entre intuitions, et de faire la part de la sagesse et du préjugé dans cette doctrine morale du devoir.

Rappelons la remarque de Schiller : le principe du jeu comme vraie vocation de l’homme atteindra sa signification la plus profonde si nous l’appliquons au sérieux du devoir et de la destinée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Schiller se rebella contre la doctrine de Kant qui enseigne, comme on le sait, que la morale est fondamentalement à trouver où l’homme agit en se dépassant. Car, selon Kant, une action n’est morale que lorsqu’elle découle du respect envers la loi du devoir comme son seul motif ; et, puisque des inclinations conflictuelles sont toujours présentes en l’homme tel qu’il est, l’action morale est synonyme de lutte de chacun contre ses propres inclinations, elle est synonyme de travail pénible. Schiller avait profondément et entièrement raison, car cette conception du Bien est infiniment éloignée du sens que chacun est par ailleurs habitué tout naturellement à associer avec ce mot. On ne considère pas comme le meilleur cet homme qui est sans cesse obligé de résister à ses propres impulsions et se trouve constamment en guerre avec ses propres désirs, mais plutôt celui dont les penchants sont d’emblée gentils et bienveillants, de façon à ce qu’il ne cède pas au doute et au conflit intérieur. Celui qui lutte avec soi-même et triomphe de lui-même est peut-être le type du grand homme, mais pas de l’homme bon. Un être dont la pure volonté découle de sa disposition naturelle, sans réflexion, hésitation ou indécision, est ce que nous appelons une personne innocente, et l’innocence est toujours l’état de la perfection morale la plus grande. Cette innocence n’est ainsi en rien une sorte d’ignorance, mais plutôt une sorte de liberté. Elle appartient inséparablement à la jeunesse. La sagesse la plus profonde réside dans l’injonction biblique : « Si vous ne devenez pas comme des petits enfants… » Si aucune contention n’est requise, si quelqu’un fait sans peur ni hésitation, avec cœur et spontanéité ce qui lui convient naturellement, alors il est simplement jeune, quel que soit le nombre de ses années ; sa volonté, dans un tel cas, est un libre jeu dont il se réjouit pour lui-même, sans viser face à lui des buts lointains, ni au-dessus de lui des devoirs sublimes. Il agit par plaisir en faisant une action bonne, il est bon en lui-même et pour autant qu’il est juvénile. Mais son âme vieillit dans la mesure où il lui en coûte de la peine et de l’effort.

Combien faudra-t-il de temps pour éradiquer le grand préjugé moral selon lequel le sérieux et le devoir sont nécessairement constitutifs du concept de vie éthique, et pour que l’éthique du devoir soit surmontée par une éthique naturelle de la bonté ? Dans la moralité courante, la vie éthique est défigurée et rendue maladive par l’âge, entourée de scrupules, contrainte de tous côtés par des prohibitions vétilleuses, privée de naturel et réduite à une affaire sérieuse à propos de laquelle tout philistin peut se donner de l’importance. Mais la vraie vertu est joyeuse, se déploie librement à partir de la volonté. La pureté enfantine est plus belle et parfaite que la renonciation héroïque. Jean Paul a dit : « Tel l’aigle s’élève en planant au-dessus des plus hautes montagnes, ainsi l’amour parfait au-dessus du très rude devoir. » Mais l’amour et la jeunesse sont aussi fraternellement unis que la jeunesse l’est à la beauté.tel cas

L’accomplissement éthique renvoie ainsi à l’esprit de jeunesse. L’âge selon Emerson est la seule vraie maladie : c’est aussi la source de tout mal moral, si nous ne comprenons philosophiquement l’âge que comme la sujétion au fardeau des buts. De la vaine spéculation sur les buts de l’action résulte le mal dans le monde moral ; quand la quête des buts s’introduit dans la vie et qu’on s’embrouille dans ce réseau, l’innocence est perdue : c’est le vrai péché originel. C’est un drame profondément tragique que de voir la fraîcheur de la vie juvénile peu à peu gâtée par la pression des buts, sa relation à l’entourage humain perdre progressivement le caractère du jeu et la culpabilité devenir possible. Le moi enfantin, qui n‘est pas d’abord clairement conscient des limites qui le séparent de son environnement, se voit graduellement cerné par le monde qui s’oppose à lui avec hostilité. Je ne connais pas de sentiment plus bouleversant que la conscience de « l’égoïsme » universel et de la poursuite impitoyable des buts par l’adulte –, sentiment qui d’ordinaire s’insinue en un jeune esprit quand il a parachevé ses années de scolarité. Plus on est favorisé par la fortune, plus tard on acquiert cette connaissance qui, dans les relations humaines, refoule l’action instinctive et ludique, la transformant en un travail pénible, avec toutes ses vicissitudes et ses déceptions. A-t-on la vocation de l’éternelle jeunesse sans que les années fassent vieillir, on reste aussi apte à la vertu suprême et joyeuse, vertu généreuse qui accomplit le bien avec le sourire et sait distribuer ses dons avec libéralité, au lieu de les vendre au prix de la conscience du devoir accompli.

L’ethos le plus haut, le suprême niveau de la vie éthique, est empreint d’une force et d’une profondeur de sentiment, qui sont aussi à leur comble en la fraîcheur de la jeunesse ; l’indifférence et l’étroitesse d’esprit sont des signes sûrs qu’une âme a vieilli. Les jours de la jeunesse sont, en fait, la période des sentiments les plus profonds, le moment où les impressions fortes agissent le plus puissamment sur le cœur, et où chacun devient un poète. On sous-estime beaucoup ce trait car à cet âge les sentiments, en raison de leur profondeur, sont aussi plus promptement enclins à changer et à s’évanouir ; mais, à un âge plus avancé, quand les sentiments sont capables d’être plus persistants et de durer, quiconque peut sauvegarder la force des sentiments juvéniles, trouvera aussi la valeur éthique de la vie approfondie jusqu’à la félicité ultime. Et il découvrira qu’il n’atteint même alors le sens suprême de l’existence qu’en gardant à son être sa jeunesse.

L’affirmation de la jeunesse comme le vrai sens de l’existence peut être considérée d’un autre point de vue, que je pourrais presque appeler métaphysique. Où que nous jetions les yeux dans le monde, nous trouvons toutes choses comprises en termes de développement, c’est-à-dire au sein d’un processus qui traverse successivement différentes phases caractéristiques. Les êtres vivants, plantes et animaux, et aussi les êtres inanimés, systèmes d’étoiles et atomes, se développent et traversent une variété d’étapes qui peuvent à juste titre être nommées des phases de la jeunesse ou de la maturité. Une plante pousse et devient un arbre, l’arbre fleurit et porte des fruits, et du fruit sort un nouvel arbre qui fleurit et porte des fruits : où est le sens de ce cycle ? Le jardinier qui cultive l’arbre dira : le sens réside dans le fruit ; c’est pourquoi je prends soin de l’arbre, et il fleurit en vue des fruits. Mais c’est seulement son point de vue. Le poète, non moins compétent, va plutôt chercher le sens dans la floraison, qui se déploie en sa senteur et en sa beauté. Et quiconque trouve le sens suprême de l’existence dans la jeunesse sera enclin à être d’accord avec le poète, et à considérer les fruits comme s’ils n’existaient qu’afin que de nouveaux arbres puissent croître à partir d’eux, qui à leur tour fleuriront et se vêtiront d’une nouvelle abondance de beauté. En fait, la floraison porte sa valeur en elle-même, et cette valeur se réalise même si les fruits ont été éventuellement anéantis. Pour le philosophe cependant, les fruits sont aussi des buts autonomes et ont leur propre beauté, leur propre jeunesse ; dans la vie d’une plante les différentes phases ont chacune un sens qui leur est inhérent.

On a souvent nié qu’on puisse encore trouver une sorte de sens dans un cycle comme tel : un sens n’intervient que si les développements successifs qui mènent de la floraison au fruit n’offrent aucune similitude et si – en vertu de la loi de développement – les fruits de chaque génération successive sont meilleurs et plus parfaits que ceux de la génération précédente. L’existence particulière de l’individu n’acquiert un sens que si elle contribue au développement ultérieur de l’espèce. On a même mis cette idée à la base de la philosophie de l’histoire, bien que ce soit toujours évidemment sans grand succès. Ne semble-t-il pas aussi que cela a été une idée de Nietzsche ? Ne trouvait-il pas, lui aussi, le sens de l’existence humaine dans le fait qu’elle ne cesse de créer quelque chose qui la dépasse elle-même, qu’elle est en train de produire le surhomme, et ainsi un être supérieur à l’homme lui-même ? Si l’on devait considérer sa doctrine de cette façon, elle représenterait une contradiction par rapport au point de vue de Nietzsche esquissé précédemment, et nous aurions évidemment sombré dans cette vieille erreur consistant à déplacer le sens de l’existence hors d’elle-même et vers le futur. Nous n’arriverions à aucun sens authentique car la question ne continuerait pas moins à resurgir à nouveau. Où serait alors le sens de la vie du surhomme ? Ne faudrait-il pas le chercher dans un super-surhomme, et ainsi de suite ? Non : chercher le sens de l’idée de développement simplement à la fin, dans le but, est une incompréhension sérieuse – bien que commune. Ce sens doit résider bien plutôt dans le processus d’auto-développement comme tel, dans la procédure, l’occurrence ou l’activité elle-même ; le développement ne conduit pas à un but final, mais il est lui-même le but. Notre point d’arrivée nous ramène donc à notre principe essentiel.

Un examen cursif fait, bien sûr, apparaître que la première période du développement de l’organisme, la jeunesse au sens biologique, semble n’être simplement qu’une préparation pour les années ultérieures, un moyen pour atteindre leur but. Mais on retrouve ici incontestablement les autres cas du même genre : ce qui était d’abord un simple moyen se déploie en une fin-en-soi, dans la mesure où sa valeur propre est découverte. La nature trouve du plaisir à son propre jeu, cherche à le prolonger et à le faire s’épanouir ; et le voilà qui évolue maintenant pour lui-même. C’est ainsi que le mot s’élabore en vers, la parole en chant, la marche en danse, la jeunesse au sens physique en jeunesse philosophique. Et plus on s’élève dans le royaume animal, plus ample est le domaine de vie sur lequel la jeunesse s’étend. Même en ce qui concerne l’homme, il est généralement vrai que plus élevé est le développement biologique, plus tard le garçon ou la fille deviennent des adultes.

Notre culture tout entière devra être axée sur une régénération de l’homme, un rajeunissement au sens philosophique, de telle sorte que toutes nos actions soient progressivement libérées de la domination des buts, que même les actes nécessaires à la vie soient transformés en jeux. Ce rajeunissement advient chez beaucoup d’êtres de façon détournée, en ceci que la jeunesse au sens purement biologique s’étend d’abord à toute la vie ; il en résulte qu’elle se transforme en une longue ascension qui se conclut à la mort, tandis que le déclin vers la vieillesse est aboli comme un compromis stérile, sans signification. Tel est le cas de ces plantes merveilleuses qui ne fleurissent qu’une fois et puis meurent, ou chez les abeilles dont le mâle consomme l’acte d’accouplement en mourant. Peut-être cela peut-il s’accomplir en l’homme de manière plus directe, pour autant que le soleil d’une culture plus éclairée disperse les sombres nuages des buts et que l’élément ludique et juvénile – auquel l’homme est partout fortement disposé – émerge à la lumière du jour.

Toute éducation devrait prendre soin que rien de l’enfant ne soit perdu en l’homme durant sa maturation, que la coupure entre l’adolescence et l’âge adulte soit de plus en plus effacée, de façon que l’homme reste un enfant jusqu’à ses dernières années – et la femme une jeune fille en dépit de son rôle de mère. Si nous avons besoin d’une règle de vie, que ce soit celle-ci : ʺPréserve l’esprit de jeunesse.ʺ Car il est le sens de la vie.

(13 novembre 2016)

Notes:

  1.  Moritz Schlick, Philosophical Papers, vol.II (1925-1936), ed. par Henk Mulder et Barbara Van de Velde-Schlick, Dordrecht-Boston-London, D.Reidel 1979. Le titre original du fragment est : « Spiel, die Seele der Jugend ». Moritz Schlick (1882-1936), philosophe, figure centrale du Cercle de Vienne et du positivisme logique, a étendu celui-ci de façon originale jusqu’aux questions éthiques.
  2. Référence papier : Moritz Schlick, « Du sens de la vie », Noesis, 6 | 2003, 49-97. Référence électronique : Moritz Schlick, « Du sens de la vie », Noesis [En ligne], 6 | 2003, mis en ligne le 04 mars 2009 URL : http://noesis.revues.org/1522
  3. Nietzsche, Also sprach Zarathoustra, Part 3, « Vor Sonnenaufgang » ; Ainsi parlait Zarathoustra, Troisième partie, « Avant le lever du soleil », trad. (modifiée), G.-A. Goldschmidt, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, p. 231.
  4. Schiller, Über die ästhetische Erziehung des Menschen, in einer Reiher von Briefen, 1795 n°15 ; Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettre 15, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier-Montaigne, 1943, pp. 205-207. »

Les Sirènes ne sont pas celles qu’on croit

Les Sirènes apparaissent trois fois dans l’Odyssée. Au Chant XXIII, elles sont brièvement mentionnées dans le récit de ses aventures que fait Ulysse à Pénélope. Les deux principales occurrences se trouvent au Chant XII. La première est la mise en garde solennelle de Circé à Ulysse qui, sur le chemin d’Ithaque, va devoir passer devant l’île où elles se tiennent. « Elles charment, dit Circé, tous les mortels qui les approchent. Mais bien fou qui relâche pour entendre leurs chants ! Jamais en son logis sa femme et ses enfants ne fêtent son retour ; car de leurs fraîches voix, les Sirènes le charment, et le pré, leur séjour, est bordé d’un rivage tout blanchi d’ossements et de débris humains, dont les chairs se corrompent… Passe sans t’arrêter ! » 1 Puis de conseiller fermement à Ulysse, comme on le sait, de boucher avec de la cire les oreilles de tout l’équipage et de se faire attacher les pieds et les mains au mât, non sans prévenir ses compagnons que si, par hasard, il venait à leur demander de desserrer ses liens, ils devraient aussitôt leur donner un tour de plus.

L’autre occurrence est la scène dans laquelle, le « noir croiseur » s’approchant de l’île maudite, Ulysse transmet à l’équipage le message de Circé, ce qu’il fait avec une précision toute militaire et non sans laisser paraître une vive inquiétude. La brise tombe. « Un calme sans haleine s’établit sur les flots qu’un dieu vient endormir. » Les matelots amènent la voile et s’assoient aux rames. Ulysse écrase et pétrit les fragments d’un grand gâteau de cire pour en boucher les oreilles de ses compagnons, puis se fait lui-même attacher au mât par ceux-ci, non sans leur enjoindre de ne tenir aucun compte de ses éventuelles velléités de libération.

Alors, pour la première et dernière fois, par la médiation du chœur, les « fraîches voix » des Sirènes se font entendre dans le récit homérique. De ces êtres mystérieux, on ne nous dit rien. Leurs voix, seulement leurs voix. La forme des verbes – le duel, et non le pluriel – laisse penser qu’elles sont deux. Voici ce que disent ces voix, voici tout ce qu’elles disent, voici ce sur quoi s’est bâtie leur légende :

« Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l’honneur de l’Achaïe !… Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière. »

Le mythe va échapper à son support et les images des Sirènes se multiplier. De ces aimables personnes, Internet ne nous offre pas moins de 6335 représentations plus séduisantes les unes que les autres. Une bande de joyeux farceurs nous propose même d’assister, sur une plage de Venise, à la capture de l’une d’elles. Rien de nouveau, à la technique près. Depuis les poteries du V° siècle av. J.-C. et les mosaïques du II° siècle, les Sirènes sont partout. Devenues, le plus souvent, pour les illustrateurs de l’Odyssée, des femmes-poissons, ce qui aurait dû rester l’apanage de leurs sœurs scandinaves puisque, même si Homère ne fournit aucune indication sur ce point, l’Antiquité grecque les représentera toujours en femmes-oiseaux.

Chez les peintres, on les découvre classiques, ou réalistes, ou superbement vaporeuses, comme celles de Bauchant ou de Chagall. Il leur arrive, oiseaux, de voleter au-dessus du navire, mais on les voit plutôt, poissons, nager vers lui et se lancer plus ou moins adroitement à l’abordage, contrariées par leurs écailles. Un homme, des femmes : de quoi, sinon de séduction, peut-il s’agir ? Séduction, et donc flatterie, « le premier enchantement, écrit Montaigne, que les Sirènes emploient à piper Ulysse ». Horace, lui, parle avec assurance de leur improba desidia, leur nonchalance de mauvais aloi. Projections, projections…

Les poètes – les plus grands et les autres – ont usé et abusé de cette aubaine. Au XIX° siècle, des régiments de messieurs distingués s’essaient, sous la lampe, dans le silence de leur cabinet, à l’évocation pudiquement émoustillante des Sirènes. Edgar Quinet, l’homme politique, fait parler la sienne comme une captive qu’il a peut-être l’ambition secrète de faire libérer par la force publique : « Que ne puis-je habiter ce monde de lumière », soupire la malheureuse tandis que sa consœur, sous la plume de Béranger, se montre plus directe dans ses invites à Ulysse :
Accours, dit-elle, amour me presse ;
Pour tous les cœurs j’ai des échos.
À moi d’enhardir la jeunesse ;
Je te soutiendrai sur les flots.
Échappe au mors de la Sagesse,
Qui ceint le front de ses enfants blafards
De nénufars.

Les inspirations diffèrent, mais c’est toujours l’amour et la mort. Avec l’eau comme décor – mer pour les Sirènes, fleuve, plus tard, pour la Lorelei -, l’eau comme consolation, comme recours, comme tombeau. Un baptême inversé, un baptême de mort. De la Méditerranée au Rhin, c’est la même série, la même collection de polars métaphysiques où l’amour conduit infailliblement au désastre. Le mythe s’est mis en marche tout seul, aidé, ici et là, par de puissants relais trouvés sur son chemin, fantasmes de la faute originelle, par exemple, eux-mêmes fallacieusement sexualisés, ou trop-plein d’émotion romantique. Il traduit le pessimisme méditerranéen dans tous ses états, dans sa grandeur, dans ses limites. Renée Vivien, poétesse britannique de langue française qui s’est essayée, elle aussi, à questionner les Sirènes, suggère parfaitement ce climat avec ces deux mots qui font frémir : « l’heureuse agonie ». Naturellement les ossements blanchis dont parle Circé ont fait causer. Il semble ainsi à certains spécialistes que quelques dames bien réelles qu’il aurait fallu un peu de temps encore pour appeler péripatéticiennes patrouillaient, bien commodément pour leur thèse, sur le rivage de l’île aux Sirènes, se trouvant ainsi à l’origine de rixes et de règlements de comptes. Tandis que des hellénistes aussi imaginatifs qu’érudits sont prêts à jurer qu’on pratiquait sur ces rivages de cruelles orgies ou que les ossements qu’on y trouve sont les restes des festins que des voyageurs imprudents offraient involontairement à des hôtesses voraces.

Difficile de revenir sur une aussi massive légende. On trouve pourtant, épars, partiels, quelques signes de contestation. Virgile parle avec une certaine ironie de « rivages jadis dangereux ». Mais c’est dans le De finibus de Cicéron que la question commence à être abordée : « Il ne paraît pas que ce fût par la douceur de leur voix, ou par la nouveauté et la variété de leurs chants qu’elles eussent le pouvoir d’attirer les navigateurs à leur écueil : mais elles se vantaient d’une science merveilleuse, et l’espoir d’y participer poussait les infortunés à leur ruine. » Cicéron ne précise pas la nature de cette « science merveilleuse ». Il hésiterait d’ailleurs à se montrer sévère à l’égard d’Ulysse s’il avait cédé à une telle tentation : « Si l’on peut dire, écrit-il, que l’envie déréglée de tout connaître indistinctement témoigne d’une vaine curiosité d’esprit, il faut avouer que l’amour de la science inspiré par le désir de s’élever aux vérités les plus sublimes, n’appartient en ce monde qu’aux grands hommes. » L’avocat romain, en tout cas, ne renonce pas à ses soupçons. Il sent que le dossier Sirènes n’est pas une affaire comme une autre et qu’on a eu tort d’en saisir la Brigade des mœurs. Il a raison, mais nous voudrions en savoir plus.

Un des éléments importants de cet épisode est probablement le conseil qu’a donné Circé à Ulysse de s’attacher au mât, conseil ou plutôt avertissement solennel que l’intéressé a pris très au sérieux. À l’évidence, si la sécurité physique d’Ulysse avait été le seul souci de Circé, il eût été plus simple, et plus efficace, qu’elle lui demande de se boucher, lui aussi, les oreilles. Elle n’a pas agi ainsi. Rompant avec son intransigeance habituelle, elle lui a accordé, sur un ton un peu bourru, une autorisation qui semble cacher une grande complicité  :  « Toi seul, dans le croiseur, écoute, si tu veux ! » Et Ulysse s’est fait attacher comme elle le lui a conseillé et a engagé son autorité auprès des matelots pour être certain qu’ils ne le libéreraient pas.

Quelque chose d’intime et de profond se joue ici entre ces deux personnages. La relation singulière qui s’est nouée entre eux a créé une confiance réciproque et instantanée. La déesse magicienne ne doute pas un instant que le héros sera capable de faire face : il faut simplement qu’il soit averti du danger. Et lui, instantanément, fait confiance à cette confiance. L’un et l’autre anticipent, parient sur l’avenir, ou sur la liberté, ou sur leur amitié, certains que l’épreuve sera victorieusement affrontée. Aucun des deux, pourtant, n’a beaucoup d’illusions sur l’autre ; si amour il y avait entre eux, ce ne serait, ni pour l’un ni pour l’autre, un émoi fleuri. Circé n’a aucune illusion sur ce roublard d’Ulysse. Qui, de son côté, ne se fie pas aveuglément à une manipulatrice qui a voulu l’abuser, lui, le fils de Laërte, à l’instant où elle l’entraînait sur sa couche. Ne cherchons pas inutilement quelle étincelle, entre ces deux humains trop humains, a surgi. Il est évident qu’ils se ressemblent et qu’ils s’apprécient. Et n’allons surtout pas fouiller dans le passé de Circé ni dans sa correspondance : quelques dizaines d’empoisonnements pourraient nous faire douter. Observons seulement que cette étincelle a allumé en eux deux, outre une active solidarité, l’exigence impérieuse de vivre, de résister et, pour cela, de comprendre.

Nul personnage n’a jamais été moins solitaire que l’est Ulysse dans cette circonstance. Ni plus affirmatif. Pieds et mains liés, mais oreilles grandes ouvertes, Ulysse est ici le contraire du héros romantique, du desperado, du boutefeu exalté. Sa liberté n’est pas agressive, n’est pas provocatrice, n’est pas faussement grandiose. Elle sonne juste. S’il se fait attacher au mât, ce n’est pas d’abord parce que la chair est aussi faible que l’esprit est prompt, c’est surtout parce que la confiance qui le lie à Circé donne leur force à son cœur et à son esprit. Il devine que si elle l’a autorisé à ne pas se boucher les oreilles, c’est qu’elle voulait qu’il entende, qu’il comprenne. Dans le propos des Sirènes, en effet, quelque chose est à entendre et à comprendre, surtout quand on s’appelle Ulysse.

Il a déjà eu l’occasion d’éprouver que Circé ne parlait pas pour ne rien dire. Ce voyage à Charybde et Scylla via l’île aux Sirènes n’est pas le premier qu’ils aient évoqué ensemble. Le premier voyage à faire – elle a employé ces mots et, ce voyage, il l’a fait -, c’était « chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes, l’aveugle qui n’a rien perdu de sa sagesse, car, jusque dans la mort, Perséphone a voulu que, seul, il conservât le sens et la raison, parmi le vol des ombres. » Et qu’a dit Tirésias à Ulysse ? En gros, qu’une fois revenu à Ithaque, il devrait repartir, c’est-à-dire qu’il y aurait un après-Homère. Pénélope s’en doutait, et Ulysse avait lui-même un peu de mal à s’en affliger : Ithaque ne serait pas le dernier mot. De retour chez lui, il n’a d’ailleurs pas attendu longtemps pour raconter cet entretien à sa femme, sans oublier l’étrange prophétie qu’il contient : « Tirésias m’a dit d’aller de ville en ville, ayant entre mes bras une rame polie, tant et tant qu’à la fin j’arrive chez des gens qui ignorent la mer. Et connais à ton tour quelle marque assurée le devin m’en donna : sur la route il faudra qu’un autre voyageur me demande pourquoi j’ai cette pelle à grains sur ma brillante épaule ; ce jour-là, je devrai, plantant ma rame en terre, faire au roi Posidon le parfait sacrifice d’un taureau, d’un bélier et d’un verrat de taille à couvrir une truie ; puis, rentrant au logis, si j’offre à tous les dieux, maîtres des champs du ciel, la complète série des saintes hécatombes, la plus douce des morts me viendra de la mer ; je ne succomberai qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de moi des peuples fortunés… Voilà ce que le sort, m’a-t-il dit, me réserve. »

L’île est là, tout près. Lourde immobilité de l’instant. Le bruit des rames quand elles « blanchissent la mer ». Un peu d’écume, vite dissipée, puis un petit peu d’écume encore, la même, qui insiste, qui revient. Dans le cœur d’Ulysse, l’image de Circé s’élargit, s’alourdit de mémoire vague. Aucune émotion excessive, je pense. Lié à son mât, il pense à elle, à ce qu’il partage avec elle, toute déesse qu’elle soit. Il a aimé voir se réfléchir en elle leur humanité commune, il a aimé l’élan particulier que l’être de Circé lui imprime. Quelque part, dans Claudel, un homme demande à son ami banquier qu’il sait partagé entre l’amour de deux femmes, pourquoi il s’est finalement décidé pour l’une d’elles. Réponse du financier, aussi incompréhensible aux banquiers qu’à ceux qui les détestent : « Parce qu’elle vaut plus. » Circé aussi, à sa manière, c’est quelqu’un qui vaut, qui pèse. Il n’est d’ailleurs pas difficile à Ulysse de la comprendre : elle est aussi incompréhensible que lui, aussi contradictoire, aussi rusée, aussi insaisissable, aussi décevante. Aussi fidèlement infidèle. Penser à elle le reconduit à lui-même, lui présente son existence sous un jour nouveau. Avec elle, aucune évasion imaginable, aucune rêvasserie d’entre deux eaux, aucune idéalisation. Elle le fait tout entier présent à lui-même, à ses embarras, à ses désirs contradictoires, à ce qu’il connaît de lui et à ce qu’il en ignore, à tous les aspects et tous les modes de son existence, à Pénélope et à Télémaque comme aux Grecs et aux Troyens, à l’intime et à la politique, à l’amour et à la guerre, à Ithaque et au noir croiseur. Il est un homme en paix, en paix active, en marche, en fidélité, en devenir, en effervescence, en désordre, en ignorance. Cet homme « de bonne incohérence » que Léon-Paul Fargue, le mégot au coin de la lèvre, approuve en souriant.

Une rame, si l’étranger annoncé par Tirésias ignore ce que c’est, ses compagnons, eux, le savent parfaitement. Ils ne savent même plus que cela, les pauvres. Il leur faut ramer : ils rament. De toute façon, si Ulysse leur demandait de déposer la rame au creux du navire, ils ne l‘entendraient pas. Fuir le danger en ramant, c’est l’évidence, leur bonne, leur seule et excellente évidence. De son mât, Ulysse les observe. Plus que ses matelots, ce sont ses compagnons, ses amis. Il se sait et se sent avec eux, il approuve et partage leurs efforts. Mais, sur l’autre rive de lui-même, il y a du nouveau. Circé, bien sûr, dont, tout à la fois, il redoute et désire l’outrance. Mais, derrière elle, ce Tirésias qu’elle a voulu lui faire rencontrer dans l’Hadès. Et, derrière Tirésias, ce voyageur inconnu, son double hurluberlu qui prend sa rame pour une pelle à grains. D’un côté, il y a la mer qu’il a sous les yeux, celle de toutes ses aventures, et, de l’autre, au bout de cette longue liste de péripéties, cet homme comme lui, ce double qui ne sait rien de ses voyages, rien de ses soucis, qui ignore tout de la mer et le ferait presque douter de son existence. Et Ulysse se sent comme ses compagnons, mais aussi comme cet étranger. Comme celui-ci, comme ceux-là. Entre l’infiniment urgent et l’infiniment insaisissable. Ici et ailleurs. Il est à ce présent tumultueux, à ce péril. Mais ce présent n’est pas isolable, on ne peut pas l’enclore. Pas plus qu’Homère ne pourra enclore le destin de son héros dans l’Odyssée. Pas plus qu’il n’est possible à Ulysse de penser aux Sirènes sans penser à Circé, Circé la complexe, Circé l’infiniment discutable, dont le souvenir ambigu le jette dans une solitude qui ne le laisse pourtant pas solitaire.

À cet instant de l’Odyssée, quelque chose se dénoue et quelque chose apparaît. On le pressent dans ces quelques lignes : « Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. Je fronçais les sourcils pour donner à mes gens l’ordre de me défaire. Mais, tandis que, courbés sur la rame, ils tiraient, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer mes liens et mettre un tour de plus. » Cette partie du récit pourrait sembler un peu rapide, un peu bâclée. C’est que la page est tournée, tant pis pour les détails. Le plus dur est bientôt fait, le col va être franchi. Le scénario se déroule comme prévu, les indications scéniques sont respectées, et les délais, et la trame. Impeccable. Ulysse ne succombera pas aux Sirènes. Mais voilà. Tout cela, pour lui, n’a plus guère d’importance. Manière de dire que tout cela, pour lui, n’a plus aucune importance. C’est machinalement qu’il fait signe à ses compagnons de desserrer ses liens. Pour faire plaisir au metteur en scène, au maître des cérémonies. Il a la tête ailleurs, Ulysse ! Homère aussi, naturellement ! Ce sont des vivants, ceux-là ! Mais nous, les punis d’un humanisme asphyxiant, voilà plus de vingt-huit siècles qu’on nous oblige à garder la tête ici !

« Leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. » Il écoute. Tantôt il regarde ses compagnons, tantôt son regard s’échappe vers l’horizon, lourd de l’invisible et presque encombrante présence de Circé, avec la succession de mystères qu’elle lui a ouverte. Il écoute, mais quoi ? Pas le chant des Sirènes. Ce chant, il ne l’écoute pas, il l’entend. Il écoute le texte, pardi, il écoute ce que disent ces filles par la moitié d’elles-mêmes qui n’est pas poisson ! Il ne va quand même pas écouter les hellénistes! Ni les commentateurs ! Et nous ? Pourquoi ferions-nous autrement ? Il nous suffit de lire, de lire à haute voix ce que racontent les Sirènes : nous saurons tout !

Nous saurons ce que vingt-huit siècles de commentateurs et d’illustrateurs tout aussi malins que nous et, la plupart du temps, beaucoup plus, ont pourtant hésité à savoir. Mais nous n’en saurons pas davantage qu’eux si nous nous y prenons comme eux, si nous faisons confiance à ces grands panneaux publicitaires pour l’Histoire, la Culture, la Technique, le Progrès qui ont été dressés entre un texte infiniment familier et nous. Inutile, pour comprendre Ulysse, de faire vingt-huit siècles de queue qui seront vingt-neuf pour nos descendants. Filons droit sur lui. Doublons toute la file, notre vingt-et-unième siècle sous le bras. Si cela s’appelle resquiller, resquillons ! Prenons, s’il le faut, les sens interdits. Plantons-nous à côté du fils de Laërte et écoutons avec lui ce qu’il écoute. Débarrassons-le de ce qui l’encombre en nous débarrassant de ce qui nous encombre. Tout de suite, sans attendre, en vitesse, comme on se déshabille pour aller repêcher quelqu’un qui se noie. Comme lorsqu’on plonge les mains dans la malle confuse du fripier en y écartant rageusement ce dont on ne veut pas pour retrouver une dentelle entraperçue, un bouton de nacre, un reflet de tissu.

Qui de nous n’a pas envie de s’approcher d’une âme juste, d’une âme qui ne réduit pas le sens, qui ne nivelle pas le désir, qui n’organise pas l’existence, qui ne bricole pas les apparences, qui ne feint pas de protéger pour dominer, qui n’envahit pas d’autres âmes, qui ne prophétise pas pour masquer sa peur, qui ne braille pas plus haut qu’elle ne sait, une âme d’où ne suinte pas le pus d’une morale servile et infectée ? Au fond de nous, ne nous paraît-il pas juste (de justice) de trouver cette âme juste (de justesse) dans un être de trouble et de confusion qui nous ressemble, mais ne ressemble pas – vraiment pas – à tout ce que nous entendons parler haut, si haut, trop haut, tellement trop haut, et si faux ?

Ce que disent les Sirènes ? Difficile de trouver dans la littérature mondiale propos plus monstrueux, plus dépourvu de sentiments humains, plus diaboliquement narcissique. Les poètes maudits, les apôtres du désespoir, les visiteurs de tous les enfers imaginables laissent toujours paraître, en filigrane, une trace de leur souffrance ou quelque signe incontrôlé qui met plus ou moins à distance la cruauté de l’agression à laquelle ils se condamnent et condamnent leurs lecteurs. Ici, rien de tel. Le propos meurtrier des Sirènes surgit tout armé de la mer, effroyable mécanique venue d’un monde ignoré où elle semble avoir été ajustée de toute éternité, d’un monde du dessous qui veut imposer au nôtre la violence de sa révélation. Le mal apparaît ici tel qu’il est : atrocement pur, ivre de rejet et de négation, enfermé dans une frustration féroce, implacablement logique. Un tourbillon de rage condamné à se nourrir de lui-même. Une puissance effrayante rivée à elle-même par une impuissance plus effrayante encore.

Un mal, d’ailleurs, qui ne se contente pas de s’exhiber. Son impudeur et son impudence vont bien plus loin : il présente son programme, il précise son projet, il définit sa stratégie, il décrit sa tactique. Les informes Sirènes (ses ambassadrices ? ses servantes ? ses reflets ? ses communicantes ?) en qui s’abolit déjà, signe majeur de confusion, la hiérarchie de l’humain et de l’animal, expliquent le plus clairement du monde non seulement comment elles détruisent la fragile enveloppe charnelle de leurs victimes, mais surtout comment elles s’en prennent à leur volonté, à leur liberté, à leur être. Elles décrivent minutieusement, avec le déroulement exact des événements, les séductions qu’elles vont mettre en œuvre, c’est-à-dire les tortures qu’elles vont pratiquer : est-ce que cela ne nous rappelle rien, cette manière d’annoncer leur combat ? Voyez avec quelle souplesse le récit passe d’un registre à un autre pour forer la conscience humaine et en énucléer la vérité. Voyez cet hymne guerrier qu’on dirait doué d’un pouvoir magique. Voyez la morgue avec laquelle il semble se réclamer d’une inspiration irrécusable, éternelle, incréée.

Leurs allusions à la Guerre de Troie le prouvent, les Sirènes savent tout d’Ulysse. Mais si elles savent tout de lui, elles sont incapables de le voir alors qu’il est à deux brasses d’elles. À moins que, trop préoccupées de leur chant, elles ne songent même pas à le regarder. Étonnant, de toute façon, que, pas un instant, elles ne l’invitent à se libérer de ses liens : elles n’ont tout simplement pas remarqué qu’il était attaché. Rien n’aveugle aussi sûrement que la volonté de puissance. Les Sirènes n’ont plus accès à aucune humanité singulière.

Les liens, ce n’était pas pour lui sauver la vie. Ce n’était pas non plus une précaution de femme jalouse. On n’imagine pas Circé pleurnichant sur son portable parce qu’Ulysse a caressé des écailles ou des plumes. Les liens, c’est parce que Circé est une formatrice. J’ai lâché le mot, j’en ris le premier. Certes, quelque confraternité qui nous unisse, il m’est difficile de cautionner toutes ses méthodes, notamment quand elle prescrit aux compagnons d’Ulysse un week-end de stage dans la peau des cochons. Même si cette histoire de cochons, après tout, est rassurante pour l’éthique de cette époque lointaine : certaines séances avec de grands décideurs économiques auraient pu, parfois, me suggérer l’urgence d’une migration inverse. Quant aux activités pharmaceutiques de Circé, je crains qu’elles ne soient plus difficiles à oublier : acceptons donc de les considérer prescrites.

J’aime Circé, au moins la Circé d’Homère, son élan, sa vigueur, sa générosité. Je l’entends me dire les mêmes mots que m’avait soufflés, il y a quarante ans, un vieux monsieur souriant, lui aussi formateur. C’était dans une ignoble usine à sessions, hangar immense, disgracieux, mal chauffé, où les groupes travaillaient les uns à côté des autres. Il venait de terminer une séquence et avait entendu ma conclusion. S’étant approché de moi, il m’avait murmuré, comme un signe de reconnaissance, comme un mot de conspirateurs : Amare est velle bonum. Voilà. Aimer, c’est vouloir le bien. Circé veut le bien d’Ulysse. Circé aime Ulysse. Basta. Acceptons, infiniment révolutionnaires en cela, qu’aimer puisse parfois évoquer une autre musique qu’un gros bouillonnement sur le cœur ou le petit bruit sec du bouton-pression qui saute.

Ulysse est en train de réaliser qu’il ne tombera pas dans le piège des Sirènes, mais qu’une autre difficulté l’attend, inquiétante et inédite : il va falloir qu’il aille au bout de leur discours et qu’il réponde quelque chose, au moins dans son cœur. Circé est une admirable formatrice. Pas de méthodes alambiquées pour atteindre des objectifs tordus. Il s’agit d’aider les gens – ici le stagiaire Ulysse – à entendre et à comprendre ce que le monde leur dit, point final. À se battre avec, à le disséquer, à le digérer, à l’approuver ou à le critiquer. Ulysse doit laisser tomber les mots des Sirènes dans sa tête et dans son cœur et chercher, sans retenue ni prudence, quels mouvement ils y produisent. Ou bien il s’efforce de repérer et de nommer ces mouvements, quels qu’ils soient : il est un homme libre. Ou bien il ne veut pas s’y efforcer : il est un domestique. Pas de barrières entre l’oreille et la conscience, elles doivent toutes être abattues : celui qui n’est pas persuadé de cette évidence, la professeure Circé l’envoie vendre sa camelote au supermarché.

Ulysse s’y attend, nous aussi : la première vague de séduction est sensuelle. Racolage. Opération publicitaire. Écoutez Sirènes Plus, la chaîne qui vous libère : Ulysse est un VIP, tous les VIP font escale à la station Sirènes, Ulysse doit faire comme eux. Pourtant, côté érotisme, la parole des Sirènes reste étonnamment allusive. « Les doux airs qui sortent de nos lèvres », voilà ce qu’elles trouvent de plus hard. Je conseille toutefois de ne pas trop tabler sur une exquise pudeur. Mieux vaut considérer, nous qui parlons moderne, qu’elles se trouvent « en situation de handicap ». Lequel handicap réside en ceci qu’il leur est impossible d’établir, et même d’accepter, et même de désirer, et même d’imaginer, une relation singulière, même passagère et occasionnelle, même celle de la prostituée et de son client. Tout ce qui est sensible est étranger à ces dualistes de l’enfer. Leur séduction est purement abstraite, quasiment virtuelle, entièrement dépourvue de références, d’allusions ou de signes corporels. Elle ne peut passer que par le plus quintessencié des sens, l’ouïe. Le son, mais pas l’image. L’oreille, mais pas l’œil, encore moins le toucher. La musique, par contre, est omniprésente et elle a de quoi rendre fous les matelots, et même les commandants. Mais qu’est-ce qui les rend fous ? La beauté ? Mais non, voyons ! Personne ne doit sa folie à la beauté. Ce qui les rend fous, au sens le plus strict et le plus simple du mot, c’est la frustration contagieuse dont ces pauvres filles chargent leurs chants.

Il faut observer la composition des quelques lignes citées au début de cet article. Les premières, celles de la phase de racolage, semblent légèrement patiner, ou tourner en rond. Les Sirènes hésitent un peu. Quelque chose en elles se voudrait-il plus direct, plus humain, plus naturel ? Rêveraient-elles parfois de se jeter à l’eau, ne serait-ce que pour faire plaisir à l’optimisme des peintres ? Mais savent-elles même nager ? Peuvent-elles même parler, autrement que par la voix du Chœur ? On les voit toutefois osciller brièvement entre un léger frémissement d’humanité et une sorte de rétraction agressive ou de repli pathologique qui ne tarde pas à l’emporter. Alors, lugubrement, elles enchaînent les thèmes d’une autocélébration délirante et exaltée, vrai condensé d’angoisse et de malheur, qui s’évacue en phrases courtes comme autant de coups de couteau distribués à la vie. Un instant, peut-être, elles auront pris le vent mais le vent, leur vent, les a renvoyées, plus négatrices que jamais, dans la caverne d’elles-mêmes et les y a définitivement enfermées.

Ulysse est là et écoute. Sans les liens, qu’on se le dise bien, il est mort, corps, esprit, âme. Et nous-avec lui. Si, à cet instant, quelqu’un glousse en expliquant que lui, il aurait aisément échappé à la tentation, je conseille d’examiner de plus près son dossier. Sans les liens, Ulysse n’a pas le temps de percevoir la perfidie de cette musique. Sans les liens, il ne comprend pas à quel point précis de son âme elle le touche, quelle zone de lui-même elle charme. Sans les liens, l’enthousiasme du désir et l’image du plaisir lui laissent ignorer quelle défaite secrète ils masquent, défaite par omission, défaite par essoufflement d’être, défaite par lente asphyxie. Sans les liens, le « chercheur de passes » se précipite dans l’impasse. Sans les liens, il n’a plus d’ailleurs. Sans les liens, il ne lui reste que l’aigre, la lourde et anxieuse répétition. Et ses normes mornes. Sans les liens, le doute profond et véridique n’envahit pas son cœur. Sans les liens, il ne reconnaît pas en lui-même ce point blanc où s’entrelacent et se combattent solitude, résignation, souffrance, paix, espérance active et, sous ce charivari, pourtant, la douce impertinence d’un sourire. Sans les liens, il ne peut pas saisir la main de son enfance.

N’ayant aucune chronique mondaine à alimenter, je me moque de savoir si Circé est une maîtresse, une amante, une amoureuse, une mercenaire, une partenaire ou je ne sais quoi d’autre. Une mauvaise femme, trouve-t-on dans ses données personnelles. Peut-être. Mais qu’y puis-je, moi, si cette mauvaise femme est un être qui aime, un être que l’amour (quel amour au juste, je l’ignore, vous aussi, Ulysse aussi, elle aussi) rend intelligent et fort, un être que l’amour élargit ? Qu’y puis-je si c’est juste le contraire de ces pauvres Sirènes ! Edgar Quinet aurait quand même pu se rendre compte avant de s’échauffer ainsi ! Elles sont bigleuses ! Savantes comme tout, mais bigleuses ! Bigleuses de près : elles ne voient pas les cordes qui saucissonnent Ulysse. Bigleuses de loin : elles n’ont aucune idée de son destin. Elles doivent se consoler en s’imaginant intenses ou en racontant leurs moments forts ! Mais, nous non plus, ne nous échauffons pas. Circé, même si c’est un pur produit du bricolage mythologique, a accédé, grâce à Homère, à une forme d’existence. Les deux hybrides, elles, n’existent pas. Et l’être n’a pas de temps à perdre avec le néant.

Mais non, les Sirènes ne sont pas des prostituées. Hélas ! Ce sont des vivantes, les prostituées ! Pas les Sirènes, pas un brin, et pas davantage ceux qui en ont fait les pièges à cons qu’elles sont devenues. Seuls les gamins italiens ont compris. Ils se filment sur la plage de Venise en train de capturer leur copine rigolarde qui s’est enfermé les jambes dans un fourreau d’écailles, lequel, il faut bien dire, ne lui va pas mal du tout.

Les Sirènes, c’est un texte fait de mots terribles, de ces mots terribles et vivants dont la pub et la communication veulent la peau et le sang. Un texte qu’on n’a jamais voulu lire, des mots qu’on n’a jamais voulu entendre. Et ce texte, c’est un résumé, une buée sur une marmite qui bout depuis toujours, une cuillerée d’écume prélevée sur la conscience d’Ulysse. Tout ce qui a agité son esprit et ému son cœur pendant toute sa vie ou, en tout cas, les agite ou les émeut durant son périple, est là, avec la description minutieuse des étapes de l’effrayante tentative d’anéantissement à laquelle, ni plus ni moins que lui, tout homme vivant en ce monde doit faire face. Et dont tout le sens d’une vie humaine, le seul sens d’une vie humaine, est de triompher.

Pour mémoire, le début. Tout a donc commencé, comme sur tous les bons médias, par la publicité. Racolage idiot. « Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté ! » Mais non, ce ne sont pas des putes. Bien plus grave : elles jouent aux putes, elles miment. Langage noble, contenu grossier, comme quand les élites parlent fric. Ces filles-là ne sont pas dans leur peau. Au-dessus ou au-dessous, leur voix n’est jamais à la bonne hauteur. Elles s’égosillent. Ne croient pas un mot de leur affaire. Pour elles, c’est un ménage, peut-être. Fausseté hurlante du tempo, de la diction. N’ont pas digéré le brunch offert par la prod, tout semble dit sur fond de renvois gastriques mal compensés. Insupportable inauthenticité. Au fur et à mesure qu’elles avanceront, on oubliera qui parle, on oubliera même que quelqu’un parle. C’est le cas de le dire : la musique de Personne, sur les paroles de Personne, interprétée par Personne. Un bruit, un écoulement, une invitation à la résignation. Que va faire de cette bouillie l’honneur de l’Achaïe ? Savent-elles même où c’est, l’Achaïe ? Pauvres nanas, bien sûr. D’accord, pauvres nanas, il fallait le dire, on l’a dit. Et maintenant, ça suffit, l’important c’est ce qu’elles racontent, ce crescendo d’horreur qu’on sent monter, mal caché dans le doucereux de l’exorde : c’est ça qui va pourrir, c’est ça qui va tuer. Malaise, stupéfaction. Ça a vraiment vingt-huit siècles, ce machin-là ? C’était avant les médias ? « Arrête ton croiseur, disent-elles à Ulysse, viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres… » On la connaît tellement, la rengaine, la manipulation du quidam, l’inversion du don et de la demande, le pauvre mec à qui l’on fait croire que venir se faire plumer, c’est un cadeau qu’on lui fait. On connaît tellement qu’on entend à peine ! Une anesthésie, comme chez le dentiste. Ça ne fait pas très mal, après ça fera moins mal encore. Où serait-il, le cher Ulysse, sans les liens ? « … sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir… » Ici, Cicéron se pointe. L’avocat bourgeois connaît son monde. On n’attrape pas un homme comme Ulysse en montrant ses cuisses, surtout devant ses matelots. Un peu de classe, je vous prie. Mais le cher Marcus Tullius a lu ce qu’il a pu lire, il est moins habitué que nous à la télé. Les Sirènes ne parlent pas de beaux-arts, ni même de culture. Elles parlent de savoir. De quel savoir ? Riche en savoir, rue Saint-Denis, le client imagine (imaginait ?) assez vite de quoi il s’agit. L’ambiguïté du mot, au contraire, envoie la tête d’Ulysse dans toutes les directions à la fois. Ne jamais oublier que le client n’est pas seulement un sexe, il est aussi une vanité. Nous voici très loin de la satisfaction de quelques fantasmes de troisième catégorie. On est passé de la rue Saint-Denis aux Champs. La prestation pour cadres, en somme. « Tu fais quoi dans la vie ? Ah ! De la communication ! Moi aussi, tu vois…» Étape importante dans la manip des Sirènes. Des services ordinaires, individuels, sommaires, on passe à une sorte de conscience érotique de classe. Le but de ces filles, de ces fausses prostituées, c’est d’en finir le plus vite possible avec l’étape sexe. Ce ne sont pas des péquins qui se pointent dans ces parages, il faut avoir ça présent à l’esprit, ou au portefeuille. Et ces gens-là ne vont pas se farcir un mal de mer pour une simple passe. En somme, ce qui intéresse ces nanas, c’est la vie professionnelle des gens, pas l’autre. Et là, soudain, aussi ahurissant qu’un fraisier sur la banquise, arrive ce qu’il faut bien appeler un tournant managérial pur jus, mais alors pur jus. Elles viennent de dire : « on s’en va content et plus riche en savoir… » Ulysse a dû se mettre à rêver, rien ne fait rêver davantage qu’une notion imprécise avec un parfum de totalité. Même s’il va tenir parole, il éprouve sans doute, à cet instant, un sentiment de curiosité assez satisfaisant. Comme quand il se demande quel flacon le coiffeur va déboucher. La musique, la mer, les matelots. Circé, tornade sécurisante, à l’horizon de la pensée. Cool en somme ! Et tout à coup, le monstrueux coup de bluff, cette façon cynique de faire du pied à l’angoisse, le terrible pouvoir de persuasion de la folie, l’invasion brutale d’une conscience qui ne se doute de rien : « … car nous savons les maux… » Et voilà l’ouvrage de Mesdemoiselles Aglaophème et Thelxiépéa, puisque c’est ainsi qu’on a généralement l’honneur de les nommer. Coup de main plus qu’audacieux, coup de poker de colonisateurs : s’installer d’un coup d’un seul en plein cœur de la ville qu’on veut prendre, en tenir à la fois la mairie, le commissariat de police, l’université, la télévision et le principal bistrot. Attaquer par le côté sur lequel personne n’aurait misé un bouton de culotte. Je ne pense pas que, pour ce qui le concerne, Ulysse prenne la chose au tragique. Il y a les liens, il y a Circé, il y a le formidable recul qu’elle lui a fait prendre. Mais plus tard, beaucoup plus tard, il se dira sans doute que Polyphème, pour ne parler que de cet aimable seigneur, Polyphème, à côté, ça aura été de la gnognote. Une brute, ce n’est pas le Mal. Une brute veut montrer qu’elle est une brute, puis elle va ronfler. Le Mal veut tout, surtout le meilleur, il ne laisse rien de ce qui est bon. Ulysse oubliera l’aventure, il n’oubliera pas la leçon. Quand il se repassera ce film, il comprendra que c’était de cet esclavage-là que Circé voulait le libérer. Et qu’on ne me parle pas ici des empoisonnements. Pourquoi une empoisonneuse ne pourrait-elle pas, parfois, vouloir le bien ? Une délibération de la commission des mœurs le lui a peut-être interdit à la majorité qualifiée ? Mais que des Aglaophème ou des Thelxiépéa puissent à ce point avoir barre sur la conscience des faibles qu’elles osent se donner pour les spécialistes du malheur humain, ça ne la gêne pas du tout, n’est-ce pas, la brave Commission ? « … nous savons les maux… » Nous sommes, veulent-elles dire, non pas des déesses, toujours occupées à se demander si elles se déguisent ou non en femmes, nous sommes Dieu lui-même ou Dieu elle-même, nous sommes la Vérité, la vérité de chaque être et de tous les êtres, la vérité de la vie et de l’Histoire, la vérité du monde. Nous, Aglaophème et Thelxiépéa, installées peinardes sur notre île ou dans notre bureau, à l’étage direction, nous sommes toutes-puissantes et, si nous ne le sommes pas vraiment par nous-mêmes, nous le sommes absolument par délégation. Alors, comme nous sommes toutes-puissantes, nous avons frappé. Et nous allons frapper encore, car c’est ça la toute-puissance, on nous l’explique tous les jours et nous le croyons tous les jours : frapper, frapper encore, frapper plus fort. Pendant que les citoyens-consommateurs se prennent aux cheveux pour leurs histoires d’élections, nous allons y aller de toute notre absence de cœur. Nous allons frapper encore deux fois, d’abord, puis une dernière fois, le coup de grâce. « Tous les maux… », commencent-elles pour enfoncer le clou. Puis la phrase se déploie dans le mauvais théâtre d’une sérénité majestueuse : « tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie » Parfaitement clair. Un, elles connaissent tous les maux, universellement. Deux, pour assommer Ulysse, elles lui annoncent la chose la plus stupéfiante qu’il ait jamais entendue : elles savent leur Guerre de Troie mieux que lui ! Mais un coup chasse l’autre et la dernière phrase, proprement délirante, devrait, si tous les gens dangereux y avaient accès, les envoyer en cure de déradicalisation : « et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière ». C’est Le Dictateur, dont nous aimons rire, et qui ne nous menace plus. Mais, dans le ton comme dans l’organisation, je reconnais une autre dictature que j’ai longuement côtoyée et essayé de blesser, une dictature qui fait bien plus que de nous menacer, ce cancer de non-sens que l’argent, libéral ou socialiste, nous impose en démocratisant la peur, la bêtise et la lâcheté, les trois seules vertus qui tolèrent de l’accompagner. Les hellénistes avaient tort. Aglaophème et Thelxiépéa n’étaient pas des prostituées et leurs descendantes ne le sont pas devenues. Comment pourrions-nous donc les appeler ? Voyons. Des citoyennes ?

5 novembre 2016

Notes:

  1. Les citations de l’Odyssée sont ici présentées dans la traduction de Victor Bérard (Paris, Gallimard-Folio, 1993, Préface de Paul Claudel).