« C’est trop beau pour moi. » Grande vérité et grand mensonge.
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L’armée pratique-t-elle encore ainsi ? Il m’a toujours semblé profondément juste qu’un soldat qui, au front, s’est montré particulièrement courageux tout en désobéissant aux ordres, soit à la fois puni et honoré. Son héroïsme ne le dispense pas d’être discipliné. Son insubordination ne le fait pas moins héroïque. La société se protège en protégeant ses lois. For externe. Elle a raison. Mais elle sait que le champ de ses lois n’est qu’une partie du champ de l’humanité, qu’il y a dans chaque être une liberté qui lui permet de faire des œuvres bonnes dont elle n’a même pas l’idée. Elle salue cette liberté et ces œuvres. For interne. Elle a encore raison. Ne pas confondre. Distinguer pour unir. Dans une société de ce genre, république et démocratie ne sont pas des mots creux.
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Ce que la crainte de l’épidémie avait suggéré, la colère de la foule l’a défait : comme aux époques pré-macroniennes, la Coupe de France a été remise à l’équipe victorieuse dans la tribune du stade et non sur le terrain. L’événement n’est sans doute pas de première importance mais la vérité, comme ne le dit pas le proverbe, nous attend dans les détails. La complicité de la pandémie et de la révolte nous a laissé là un de ces signes du temps qu’on aimait autrefois interroger – ainsi s’appelait d’ailleurs une superbe revue – mais qu’il faut presque toujours aujourd’hui désenfouir du décourageant fatras qu’accumule, non sans efficience, proactivité et résilience, la vaillante armée des commentateurs. Ainsi, alors qu’autrefois le peuple montait vers le souverain, c’est maintenant le souverain, quand le virus l’y autorise, qui descend vers le peuple. Peu importe qui est ce souverain, ce qu’il croit, ce qu’il pense, ce qu’il dit, ce qu’il veut. Jadis, pour un instant, le peuple était invité là-haut. Désormais, plus de rencontre au sommet. Après les embrassades rituelles du bas, le souverain retrouve sa solitude, les mécaniques qui le conseillent et les conseillers qui le mécanisent. Là où il est, le peuple ne viendra plus jamais, même pas une seconde, même pas le temps d’un cri, d’un soupir, d’une injure. Jadis, dans sa tribune solennelle, le souverain paraissait lointain mais il ne trichait pas. Dans la nouvelle liturgie, accolades entre copains, il fait semblant. « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de Chardin. Et tout ce qui descend diverge.
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Bernanos n’injurie personne quand il parle des imbéciles. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous des imbéciles. Un imbécile n’est pas un stupide. Il existe des imbéciles extrêmement intelligents, et instruits, et cultivés. Un imbécile est un malheureux qui n’a pas de bâton, ou l’a perdu. Pas de bâton pour s’appuyer sur lui et, éventuellement, le briser sur le dos de l’agresseur. Pas de bâton dans la main, pas de bâton dans la tête. Pas de bâton à lui. Un imbécile n’a pas d’appuis, pas d’autres références que celles que lui souffle le vent. Non seulement il ne sait pas ce qu’il veut mais il ne sait pas qu’il veut, c’est pourquoi il veut tout : un imbécile ne tient à rien. L’imbécile ne fait pas le mal pour faire le mal mais parce que le mal est puissant. Il ne peut rien contre rien. Le monde où nous vivons est une extraordinaire fabrique d’imbéciles. Aucune relation n’est plus étroite que celle qu’ils nouent avec lui et resserrent jour après jour, le laissant désirer à leur place et souffrant des frustrations qu’il leur impose. Il importe au monde que les imbéciles aient peur du manque. Ainsi, sous couleur de le guérir, peut-il perpétuer en eux ce manque, l’infecter et, surtout, en masquer la nature véritable : telle est la fonction quasi sacramentelle de la publicité, de la communication et autres bavardages. Il faut des circonstances exceptionnelles, des sortes de miracles pas nécessairement agréables pour que se révèle, un instant, la nature du mal. Manquer de pain, manquer d’argent, manquer de reconnaissance, manquer de est une grande souffrance. Mais manquer n’est pas une souffrance, c’est le trait fondamental de l’expérience humaine, celui qui, tout à la fois, nous isole et nous réunit. Dans cette société qui halète, l’essentiel se joue dans le secret de nos consciences, à l’instant où nous comprenons que manquer n’est pas pour nous un accident. Nous sommes ce manque et, paradoxalement, il est pour nous le plus ferme des appuis, le plus solide des bâtons. Ce qui nous rend imbéciles, et donc malheureux, c’est de céder à la folle pression du monde, à sa séduction perverse, à son étouffante familiarité plus violente que la violence, à sa propension maladive à nous enclore et à nous obliger. Pourtant, faire allégeance au monde et le traiter en ennemi en se blindant dans quelque solitude sont deux manières de capituler devant sa suffisance. Le monde et nous, nous ne sommes pas à égalité. Le monde n’est pas la nature, le monde n’est pas la création, le monde n’est pas l’histoire. C’est la déchetterie des temps. Le pire d’entre nous, le plus stupide, méchant, vicieux, tordu, lui est un milliard de fois supérieur : le monde ne peut pas manquer, le monde ne peut pas aimer, le monde n’a rien à nous enseigner. Paix sur la terre aux hommes de bonne insuffisance !
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Familles. Pas le choix : starting-blocks ou gangs. Il arrive que les bonnes ne soient pas mauvaises. Les mauvaises ne sont généralement pas les pires.
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De la police, je pense ce que chacun pense au fond de soi : c’est un métier terrible devenu un métier terrifiant en restant un métier mal payé. Je pense – les statistiques des suicides le confirment – que la tension à laquelle sont soumis les policiers ne se retrouve, à ce degré, presque nulle part ailleurs. Je pense que ces fonctionnaires, dans leur immense majorité, font très bien leur travail. Je pense qu’il n’est jamais bon de perdre son sang-froid mais qu’il est plutôt plus compréhensible de l’égarer quelques instants quand on est affronté durant des heures à une foule qui vous insulte et vous bombarde de projectiles divers que lorsque, peinard à sa tribune, on soigne sa névrose en vociférant ses souvenirs scolaires. Je pense toutefois qu’il existe un gouffre entre perdre un instant son sang-froid et faire d’un métier de service public une occasion d’exercer son sadisme. Je pense que le travail des avocats consiste à tout défendre, même l’indéfendable, mais que les syndicats policiers, pas plus que les autres, ne sont des cabinets d’avocats. Je pense que, dans la police comme dans l’armée, comme dans l’entreprise, l’Université ou l’Académie française, il est important de savoir ce que l’on entend au juste par esprit de corps. Si c’est une adhésion aveugle aux pulsions irrationnelles et narcissiques que suscite l’appartenance à un groupe, c’est une très vilaine chose. Si, au contraire, esprit de corps désigne le climat de confiance et de solidarité que renouvellent entre eux des gens qui réfléchissent ensemble au sens de ce qu’ils font, il n’est pas de meilleure disposition. Je pense aussi que les policiers sont des gens plus exposés que les autres au regard des citoyens mais que les difficultés de la police ne sont en réalité pas différentes de celles qui affligent d’autres secteurs, publics ou privés. Je pense que les responsables de la police, de même que ceux des administrations ou ceux des entreprises, s’ils n’ont pas les moyens de changer la face d’une société chaque jour plus injuste, plus violente, plus stupidement intrusive, peuvent en limiter les nuisances et lui indiquer – modestement mais fortement – des perspectives moins inhumaines. Je pense que la formation est au cœur d’un tel projet. Je pense que la formation des policiers, comme celle de tous les travailleurs mais de manière encore plus urgente, consiste, pour l’essentiel, à installer dans le métier une logique d’expression dont les policiers eux-mêmes, et non la hiérarchie, et non quelque organisme commercial abruti par ses intérêts, définiront les thèmes. Sans doute voudront-ils parler des questions qui relèvent de leur métier. Mais sans doute aussi voudront-ils aller plus loin et s’entretenir du monde où ils vivent et de ce qu’il suscite en eux : plus que les autres encore, les policiers ont besoin de comprendre leur temps. Je pense qu’un tel projet qui, tout à la fois, raffermira la confiance et rendra évidente la condamnation unanime et radicale des méthodes indignes, aura en outre l’avantage de confirmer à la hiérarchie qu’il lui appartient non seulement de ne pas tricher avec l’expression des policiers, mais encore de la protéger contre toute tentative de manipulation, d’où qu’elle vienne. Je pense qu’il serait absurde et hypocrite de demander à des organismes ou à des personnes qui se réclament de l’idéologie managériale, c’est-à-dire de l’organisation de la compétition, du mensonge et de la soumission, de participer en quoi que ce soit à un tel projet : leur juste place est à Pôle Emploi, avec ferme prière de se recycler. Je terminerai par ce qu’on ne prendra pas pour une plaisanterie. J’ai été envoyé, quand j’avais onze ans, dans une colonie de vacances qui réunissait quatre cents enfants, tous des garçons, répartis en groupes d’âge. Les moins de dix ans étaient les Pages. Nous, les dix-douze ans, nous étions les Veilleurs. Les douze-quatorze ans étaient les Durs. On leur faisait chanter : « C’est nous les Durs, plus durs que le fer, que l’acier le plus pur. » Je me rappelle comme ces pauvres gamins bombaient le torse. Ce souvenir m’est revenu quand j’ai entendu parler de la Brav-M. Les policiers ne sont pas des enfants.
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Que les réalistes, s’ils y tiennent absolument, s’étouffent avec leur réalité. Ne pas être leur bol d’air.
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Côté européen, le commissaire Thierry Breton, la main sur le cœur, l’affirme : « Aucune pression de l’Europe sur les retraites. » Côté français, le ministre Bruno Le Maire, bravache, indiscipliné comme tout, hussard et anar en même temps, proclame comme un défi martial que la France va continuer ses « réformes structurantes ». Mais n’est-ce pas précisément cela que l’Europe souhaite, conseille, exige ? Mimer la liberté, quelle torture ! Petit garçon, quand on me demandait de ranger mes affaires et qu’après avoir fait semblant de ne pas entendre, il me fallait bien obéir, je me défendais comme le ministre et surenchérissais sur l’ordre. Trois fois je pliais mon pyjama, trois fois je refaisais ma pile d’illustrés, dix fois, fier et hautain, avant de fermer le placard, je caressais le dos de mes nounours. J’avais cinq ans.
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Certaines phrases stoppent immédiatement le rire qu’elles allaient déclencher. Celle-ci, par exemple, sur un site de management : « Associés à la réalité opérationnelle et pragmatique de notre public, nos experts sont le plus souvent challengés pour apporter à notre communauté de managers des outils pratico-pratiques, transposables et utilisables dès le jour même. » Le management des hommes avec des outils transposables et utilisables dès le jour même ! Sur certains murs, à l’est de l’Allemagne, on lit, me dit-on : « Orwell optimiste ».
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Demandez le nouveau monde ! Promotion sur le nouveau monde ! Demandez le nouveau monde, demandez ! Garanti trois mois, le nouveau monde ! Demandez !
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« Les Français n’impriment plus par rapport à Emmanuel Macron. » Telle est l’élégante, la décisive formule par laquelle, ce 27 avril, s’ouvre une intervention de politologie événementielle sur France Info. Alors ? Lamento sur l’inculture du temps, le martyre médiatique de la langue française ? Mais non. La suite va bien. Enfin, va normal. Rien de spécial. Aucune agression grammaticale. Le ronron attendu, espéré. Quelques pointes de piment doux sur un lit de considérations honorablement rasantes. Mais ce début a réveillé en moi des souvenirs de train, de train à l’arrêt, quand il était assemblage de voitures plutôt que chenille articulée. Le choc, le crissement de ferraille quand on rajoutait un wagon, les voyageurs jetés les uns sur les autres, les paquets qui tombent du porte-bagages, pardon Monsieur, excusez-moi Madame, peut-être des rencontres ont-elles ainsi commencé. Aujourd’hui les trains roulent fluide mais la parole est disloquée, rien ne s’accroche plus à rien sans violence, sans triche, sans mensonge. Les Français n’impriment plus par rapport au vieux monde moderne.
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Avant d’arriver, on part. Avant d’être un immigré, on est un émigré, et on le reste. Quand l’un de mes oncles, pourtant parfaitement intégré à la société française, écrivit ses mémoires, il leur donna pour titre : « Je n’étais qu’un jeune homme étranger. » Dans tous nos doctes débats sur l’immigration, dans ces torrents de haine terrifiée comme dans ces démonstrations de générosité rhétorique, je ne retrouve à peu près rien de ce que je sentais, à dix ans, quand cet oncle ou l’une de mes tantes venait dîner avec nous dans la cuisine du HBM de Montrouge. Tous parlaient de leur situation, bien sûr, de leur insertion plus ou moins difficile, mais ils revenaient aussi, et surtout, sur les circonstances qui avaient obligé mes grands-parents à quitter avec eux l’Italie. Évoquant leurs existences, ils faisaient de la politique, et de la grande. Tous n’étaient pas toujours parfaitement informés, il m’arrivait de flairer un peu d’approximation dans leurs explications mais je découvrais avec émerveillement qu’on peut, dans un être, dans sa voix, dans son expérience, dans sa maladresse, sentir se déployer le monde. Quatre-vingts ans après, je n’ai pas classé ce sentiment dans le dossier Nostalgie. Il cogne à ma porte, et durement. La famille s’étend peu à peu à l’humanité tout entière. Sa colère, son découragement disent qu’elle veut comprendre, qu’on la rend folle, qu’elle étouffe, qu’elle n’en peut plus de réciter des excréments de langage ici et de vivre l’enfer là. Cette raison qui devrait être le principe suprême de la laïcité, le fumier du diable l’a dégradée, l’a pervertie, l’a prostituée comme ne l’aura jamais fait et ne le fera jamais aucune religion. Pas une conscience qui n’ait à se poser aujourd’hui, avant la question truquée de l’immigration, la question véridique de l’émigration. Les émigrés ne sont pas des touristes. Savoir s’ils sont une chance ou une malchance pour les pays où ils arrivent est une question niaise et narcissique. Pourquoi ces gens sont obligés de quitter leur maison, leur pays, leur famille, pourquoi tant de drames et tant de menaces, voilà ce que chacun de nous a besoin de savoir sans qu’aucune responsabilité ne soit dissimulée, ni directe ni indirecte, ni celle des pays pauvres que l’on quitte, ni celle des pays riches où l’on arrive, ni celle des structures internationales, ni celle des multinationales, ni celle de cette propagande universelle qu’on appelle sans rigoler communication. Voilà ce que la jeunesse a besoin d’étudier dans le détail, voilà ce qui, mieux que les machines, mieux que les lamentables leçons de morale dont on l’abrutit à dessein, mieux qu’un prétendu sociétal qui relève de la loufoquerie, augmentera son humanité et éclairera ses choix. Voilà ce que les intellectuels dignes de ce nom doivent imposer aux médias qui les sollicitent jusqu’à ce que ces fabriques de pensée petite comprennent qu’elles n’auront pas d’autre choix, si elles les récusent, que d’inviter des insignifiants. Il m’est pénible, presque douloureux, de constater avec quelle révérence on s’incline aujourd’hui devant la liturgie nouvelle de l’interview et le moindre froncement de sourcils d’un journaliste. Cassez cette barraque, par pitié ! Et ne craignez pas de ne pas être réinvités, votre silence parlera pour vous. Un demi-siècle plus tard, ceux qui étaient devant leur téléviseur le 13 décembre 1971 voient toujours sous la présence d’Alain Duhamel l’absence de Maurice Clavel. « C’est le vaste qui commande » : jamais la formule de Jacques Berque n’aura sonné aussi fort, aussi juste. Le vaste hors de nous et le vaste en nous. Le vaste où nous nous perdons, le vaste où nous nous trouvons, le lieu d’immense silence où nous attendent les autres.
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Vie pro et vie perso : ainsi braient les ânes. Si, passant à pied, en voiture, en trottinette ou patinette, en bicycle, tricycle ou quadricycle, à dos de cheval ou de chameau, en fusée interstellaire ou en locomotive à vapeur, de votre domicile à votre lieu de travail, ou l’inverse, vous avez l’étrange impression de changer de personnalité, réjouissez-vous comme se réjouissent les bambins, sur le manège, quand ils attrapent la queue de Mickey. Un signal a retenti, d’alarme et d’amitié. Vous seul pouvez le déchiffrer. Vous voici démédiatisé. Pas de panique, la vraie bagarre commence.
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Après le drapeau rouge, quelque chose me dit que Lamartine se paierait le drapeau de l’Union européenne. Il n’a jamais fait que le tour des banques, traîné dans la poussière de la communication…
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Enfant, j’aimais bien mon père, j’aimais bien ma mère mais je n’aimais guère le trio étouffant que nous formions. Je ne me l’avouais qu’à moitié, me le reprochais secrètement et en souffrais un peu. Soudain un livre déjà ancien a fait écho à cette angoisse et m’a ouvert des horizons nouveaux et surprenants : Les Nourritures terrestres, d’André Gide. Je l’ai reçu à Noël, avec quelques autres ouvrages de la NRF et, parmi eux, L’Otage, de Paul Claudel : on voulait que je lise de bons auteurs dont, bien sûr, on ignorait tout. Quelques années après, j’ai découvert dans un autre livre de Gide, Si le grain ne meurt, des épisodes de sa vie sur lesquels il aurait aujourd’hui à s’expliquer. Sur le fond, ni magistrat rétroactif ni juré potentiel, je ne souhaite encombrer personne de mes commentaires. Je ne sais qu’une chose, mais celle-là je la sais bien. Si les poursuites intentées à l’auteur des Nourritures avaient porté tort à ses ouvrages en contrariant leur diffusion, ma vie en aurait été singulièrement alourdie et ce court-circuit n’aurait rien été d’autre qu’une profonde, une inutile, une stupide, une minable injustice. Tout cela est bien loin, j’ai eu tout loisir d’y repenser. Une société qui s’imagine qu’il y a des bons intrinsèques et des mauvais absolus, que leurs rôles sont fermes et définitifs et qui fonde sa conception de la justice sur cette énorme sottise, est une société qui a peur d’elle-même et qui a peur de la vie. Je ne pense pas être le seul à ne pas me croire entièrement mauvais mais à ne pas m’imaginer non plus entièrement bon. Et pas le seul non plus, par conséquent, à m’inscrire au rallye existentiel classique : contradiction, donc déséquilibre, donc choix, donc liberté, donc angoisse, donc peur. Juste là tout va bien mais, comme on disait autrefois, c’est là que les Athéniens s’atteignirent. Deux solutions : ou bien on se prend la peur en pleine face et on continue parce qu’on devine, sous elle, une nappe de tranquillité, ou bien on se protège d’elle en se bricolant des abris qui ne valent rien. C’est ainsi que notre savamment naïve société se bâtit deux parapets de carton qui, chacun à sa manière, ont pour fonction de la rassurer. D’un côté, ce qu’elle appelle les valeurs. Elle les célèbre, elle les glousse, elle les susurre, elle les roucoule. Elles sont très belles, les valeurs, mais elles sont très loin et, entre nous, il n’est pas absolument certain qu’elles existent. Le mieux est de les saluer, et basta. De l’autre côté, le mal. Lui, par contre, il existe, et comment, mais il est tellement dégoûtant que seuls quelques monstres l’auront vraiment fréquenté. Organisons donc la vraie société en deçà du bien et du mal et pataugeons gaiement dans une insignifiance bavarde et une rationalité meurtrière de sales gosses qui est la pire ennemie de la raison. Le respect, gendarme en chef des valeurs, les surveille étroitement et les écarte gentiment quand elles s’approchent un peu trop près. Le mal, lui, ce machin qui ne touche que les autres, on l’assigne à résidence, une fois pour toutes, dans certains comportements de certains êtres que l’on peut et que l’on doit injurier tout son saoul. La moitié du temps pour célébrer, l’autre moitié pour dénoncer, rien de tel pour rendre une société frappadingue. Passer de la trouille à l‘agressivité, et retour, quel programme grandiose ! Et quelle fine volupté ! Modèle proposé à l’individu moderne : le pétochard d’assaut. Mais ici, il me faut parler d’un fantasme récurrent. Je ne sais trop pourquoi ni comment mais, soudain, je rêve qu’il m’arrive de l’argent, plein d’argent, énormément d’argent. Qu’en faire ? M’installer dans quelque Ehpad de luxe dont la direction, plus généreuse que la concurrence, n’hésitera pas à m’allouer trois biscottes pour mon petit déjeuner quand d’autres n’en accordent que deux ? Au fond d’une bagnole rutilante de distinction, passer d’un restaurant vingt-sept étoiles à une réception ultra-mondaine ? Me planquer sous une serviette pour dépiauter de malheureux ortolans qui ne m’ont rien fait du tout ? Vulgaire, tout cela ! Indigne de ma majesté ! Rien de cela, non, rien d’approchant, rien de comparable. Ma vie ne va pas changer d’un iota et je n’achèterai pas de nouvelles godasses. Tous mes sous, du premier au dernier, vont aller aux détectives privés, les meilleurs, les cracks, les as, les pointures, que je vais recruter dans le monde entier pour les lancer sur les traces des cafards, des cafeteurs, des donneurs, des délateurs qui collaborent activement à la puanteur des temps en fouillant la vie et/ou la mémoire des artistes, des écrivains et de bien d’autres, en traquant leurs faiblesses et leurs contradictions. Quiconque se lancera dans une entreprise de ce genre aura la certitude de retrouver, dans les deux ou trois gazettes que je me suis offertes avec mon argent de poche, son existence épluchée comme une patate et épilée jusqu’au dernier poil. Normal, non ? Ils se prennent pour des intouchables, des parfaits, des immaculés ? Des icônes ? Des mannequins de l’esprit ? Des purificateurs ? Des impeccables ? On ne pourrait pas faire à ces gens plus nets que nets ce qu’ils font à d’autres ? Ils s’imaginent quoi, ces prétentieux ? Ils sont le camp des bons ? Halte. Il y a des mots qui vous plongent dans le fantasme et d’autres qui vous en sortent. Le camp des bons, objet constant de ma fureur, ils sont le camp des bons ? Curieux ce qui se produit là. Le camp des bons. Sous mes yeux, ces mots se dissolvent, s’émiettent, fondent. Terrible évidence. Le camp des bons. Je suis en train, moi aussi, de m’y installer. C’est un autre et c’est le même. Toute ma croisade aboutit à fabriquer ce que j’abhorre. Réveil. Haussement d’épaules. Pensées plus douces, plus vraies, plus fortes. Voici Sainte-Barbe, la classe de Lettres sup que j’ai aimée. Aujourd’hui, c’est composition. Je donne le sujet : « Que veut dire le vieux bonhomme qui prétend que certains épris de justice sont plus inquiétants que les repris de justice ? » Ils ont quatre heures, moi j’ai peu de temps.
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Les vieux se répètent n’est-ce pas ? Ils sont gâteux ! Alors, encore un coup, la blague géniale d’un esprit taquin : « La vie intérieure, c’est une vie qui est à l’intérieur. »
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Deux semaines après qu’il eut perdu le référendum du 27 avril 1969, le général de Gaulle se rendit, en Irlande, avec son épouse, pour un séjour d’un mois. Un article de Pierre-Yves Denizot m’apprend que, reçu à l’Ambassade de France, il inscrivit trois maximes sur l’exemplaire du troisième tome de ses Mémoires de guerre que lui présenta l’ambassadeur, Emmanuel d’Harcourt. La première maxime est extraite de la Chanson de Roland : « Moult a appris qui bien conut ahan » (Celui qui a bien connu la peine a beaucoup appris). La deuxième est de Nietzsche : « Rien ne vaut rien / Il ne se passe rien / Et cependant tout arrive / Mais cela est indifférent. » La troisième, de saint Augustin : « Vous qui m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi ! » Expérience. Élévation. Humilité.
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Venir au monde en situation de bourgeoisie est un hasard, peut-être une malchance, parfois un handicap. À coup sûr, pas une faute. Par contre, aspirer à la bourgeoisie, imaginer que ses tics vous embelliront, que son égoïsme vous grandira et que sa pusillanimité vous fortifiera est la preuve certaine d’une immense vulgarité. J’ai vu de très près ce genre de dégâts. Tel est pourtant aujourd’hui l’objectif grotesquement envieux que propose, à droite comme à gauche, tout ce qui se donne – ou se vend – pour un progressisme. J’imagine, dans sa demeure trop vaste, quelque grand bourgeois assez sensible pour n’avoir pas joué le jeu de sa classe. Il contemple cette ruée vers le vide. Elle le glace jusqu’aux os et guillotine son espérance.
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« Il faut regarder le néant en face », écrit Aragon. Le voir, le sentir, le flairer. Non pas le toucher : c’est impossible. Et comprendre qu’on n’est pas lui, même si ça fait peur.
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On dit que la vraie question de l’époque, c’est la contradiction radicale qui ne cesse de se durcir entre l’esprit des dirigeants et l’esprit du peuple, entre la vision du monde que les responsables veulent imposer et celle qui anime encore les citoyens. Est-ce si sûr ? Il est très étonnant qu’un président de la République nous entretienne de ses états d’âme comme vient de le faire, à l’occasion de la loi sur les retraites, l’actuel locataire de l’Élysée en nous assurant de ses excellentes intentions et en nous expliquant, par exemple, que c’est vraiment sans joie qu’il brave l’impopularité. On n’imagine pas un tel plaidoyer chez Charles de Gaulle. Quand il parle de lui-même, c’est pour annoncer aux journalistes qu’il a réunis qu’il ne manquera pas de mourir, ce qui est une manière toute militaire de fermer le ban. J’entends bien qu’un dirigeant impopulaire ne peut pas en être heureux mais ce sentiment est-il en lui le plus fort ? Si, dans une situation difficile, cette impopularité est une étape nécessaire, ne songe-t-il pas surtout à la lumière qui attend le pays, et qui l’attend lui-même, au bout du tunnel qu’il lui fait traverser ? La plus grande nouveauté de l’époque n’est peut-être pas l’apparente contradiction entre la sensibilité des dirigeants et celle du peuple, mais son contraire : une terrible et inavouable égalité. Le pouvoir ne veut pas et ne peut pas le reconnaître car toutes les apparences sauteraient ensemble : sa liberté de manœuvre décroît de jour en jour. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tout le monde sent que quelque chose de fondamental est en cause, quelque chose que nous ne savons même pas nommer. C’est pourquoi il n’est pas un parti qui ne se vanterait, pour arriver au pouvoir, d’être enceint d’un monde nouveau qui, à peine né, irait rejoindre dans la corbeille une ribambelle d’anciens mondes nouveaux en retraite. En vérité, on ne peut pas reprocher aux dirigeants politiques d’être impuissants devant une situation qui les dépasse et que leur formation, qui les colle au néant, leur interdit non seulement d’affronter mais même de comprendre. Tout juste pourrait-on leur reprocher de faire semblant d’être puissants : en ont-ils vraiment conscience ? Quoi qu’ils pensent, quoi qu’on leur dise, ils ne se débarrasseront pas du fardeau écrasant qui pèse aujourd’hui sur leurs fonctions et qui, demain, sera plus écrasant encore. Rien n’arrêtera le progrès de la zone noire de l’obligation qu’installent la technique et l’argent. Ils le sentent, ils le sentent en dépit de tout ce qu’ils s’opposent à eux-mêmes, culture, formation, références, vertige de puissance. C’est contre eux-mêmes, tragiquement, qu’ils demandent au peuple de penser comme eux. Voit-on qu’au train où vont les choses, et si l’on ne confond pas la liberté de penser et d’agir avec le service de la machine, moins on aura de pouvoir, plus on sera libre ? Voit-on qu’un temps viendra où il restera quelques bribes d’indépendance au citoyen le moins éclairé alors que les plus hauts dirigeants ne seront plus que les relais de la nécessité technique ? Imagine-t-on à quelle vitesse leur prestige déclinera ? Ne comprend-on pas que, l’élection devenue superfétatoire, il suffira, avant d’offrir au vainqueur un robot de poche et un pot de tranquillisants, de tirer au sort un candidat dont on exigera cinq qualités : un physique qui passe bien sur les écrans, un quotient intellectuel un peu au-dessus de la moyenne mais pas trop, un solide diplôme de communication, un mépris de fer pour toute réflexion fondamentale, la capacité de s’arracher parfois des larmes ? Que, pendant ce temps-là, les petits et les sans grade feront semblant d’apprécier comme jamais l’exercice de la liberté dans les quelques secteurs que le progrès sera contraint de lui concéder, mais se lasseront assez vite de cet enfermement ? Alors quoi ? Briser les images, toutes les images ? Et même l’image qu’on se fait de l’image ? Pour en fabriquer d’autres ? Les illusions, soit, mais quand elles illusionnent ! Reste cette espèce de tranquillité qui accepte toutes les remises en question et dédaigne les consolations foireuses. On ne la trouve pas sur le marché. Reste aussi ce sauvage dont M. Darmanin fait semblant de ne pas comprendre qu’il est juste le contraire du barbare. Des sauvages tranquilles. Parmi des barbares intranquilles, soyons des sauvages tranquilles.
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Ne jamais se laisser siffler par le monde.
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Quand, dans Rembobina, passionnante émission qui ressuscite les grandes heures de la télévision française, Patrick Cohen nous fait revoir et réentendre quelques-unes des interviews de Pierre Desgraupes, oui, je l’avoue, je suis nostalgique. Edith Piaf ou Henry Miller, Romain Gary, Georges Pérec ou Aznavour, tout se passe comme si l’interviewer, par je ne sais quel passe-droit, avait presque naturellement accès au cœur et à l’âme de ceux qu’il interroge. C’est magnifique, simple, puissant, large. On pourrait dire : c’est bien, c’est beau, c’est vrai. Ma nostalgie aurait sans doute viré à la tristesse si Patrick Cohen n’avait eu l’heureuse idée de terminer cette évocation par un réjouissant entretien de Desgraupes avec Jean-Pierre Marielle. Programmé, je crois bien, un 1er avril, ce document constitue à la fois la plus hilarante satire du journalisme par un journaliste et la plus époustouflante démonstration de l’art du comédien. Aux questions trop visiblement pertinentes et trop solennellement suffisantes de l’interviewer, Marielle ne répond jamais que par un mot, oui ou non, mais avec tant de variations du ton et de l’expression qu’on en reste suffoqué et que le rire, lui aussi, se charge peu à peu d’émotion. Va comprendre, comme on disait autrefois. Preuve que cette farce géniale m’a semblé infiniment sérieuse, je me suis mis à imaginer que nous adoptions la même règle dans toutes les graves questions, publiques ou privées, qui nous occupent, que nous nous entraînions à faire passer dans nos oui et dans nos non quelque chose du cortège de doutes qui les accompagne. Bien sûr, quelque part comme on dit depuis 68, il faut bien qu’il y ait des oui ou des non, mais il n’en est aucun, même et surtout dans les affaires d’importance, qui puisse jamais se suffire. De si près que nous voulions serrer les mots pour nous réduire à eux, ils s’échappent et nous échappent : leur insuffisance guérit notre suffisance. Ces oui et ces non de Jean-Pierre Marielle, qui refusent ou acceptent, protestent ou adoptent, nuancent ou simplifient, nous reconduisent à nous-mêmes. On devrait montrer cette admirable séquence aux lycéens et aux collégiens. Ils respireront mieux quand ils comprendront que les mots ne se contentent pas de déclarer, de définir, de capter, de séduire, d’imposer, de classer, de vendre, de réduire, de cochonner. L’art de ce grand comédien leur montrera admirablement quels torrents de vie ils déchaînent et que, loin de vouloir nous clore sur nous-mêmes, ils sont là pour nous surprendre et nous élargir. L’accord n’est pas le désaccord, l’admiration n’est pas le dégoût, l’amour n’est pas la haine, mais les mots qui les expriment nous reconduisent tous au commun mystère. Aucun d’eux, aucun, n’est là pour nous enfermer.
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Formation professionnelle. Ne pas confondre emploi et éducation. Il faut l’un et il faut l’autre. Il n’est pas vrai que plonger les jeunes dans un bain d’entreprise les formera, c’est là un propos d’ignorant ou d’indifférent. Au mieux l’entreprise les conformera, au pire elle les stérilisera. Leur formation viendrait d’ailleurs, d’une rencontre avec une gratuité, une créativité, une grâce qui exigerait d’une société de cancanage mercantile un changement de niveau d’être dont sa vulgarité l’empêche de rêver. On a mille fois raison de dénoncer la formidable inégalité des jeunes devant ce qui relève de l’éducation de l’esprit et de son information. Mais il y a encore plus grave : ce n’est pas seulement l’accès à la culture qui fait problème, c’est aussi et surtout la dénaturation de l’idée même de culture, sa banalisation, sa dégradation, sa matérialisation. Décoration mondaine et brevet de distinction pour la plupart des élites, elle est en train de devenir, dans l’enseignement, un produit en rupture définitive. Ici ou là, bien sûr, un Fort Chabrol vaillant et courageux. J’en connais chez les professeurs. À la télévision, la Grande Librairie d’Augustin Trapenard semble tenir bon. Etc. Mais je n’oserais pas parler de culture devant les adolescents de l’enseignement professionnel, le mot les enverrait dans de trop désolantes contrées. Je cherche quels musées il faudrait leur faire découvrir. J’en ai connu pas mal, en France, en Europe ou plus loin. Les uns après les autres, je les élimine. Y conduisant d’emblée ces enfants, je gâcherais tout en leur faisant sauter une étape capitale. Les œuvres ne sont pas trop belles pour eux, mais ce qui les entoure est trop plat. Cette mondanité, cette érudition, ces enthousiasmes documentés, ils ne pourraient pas, dans tout cela, faire la part de la frime. Constamment jetés à bas d’eux-mêmes par le monde, il leur faut d’abord se retrouver, se renforcer, aller en eux jusqu’à ce point de liberté et de paix contre quoi rien ne peut rien, se persuader de sa réalité, en éprouver le rayonnement tranquille. Dans ce monde compliqué et artificiel, il faut, pour éviter d’horribles contresens, qu’ils arrivent à la beauté simples et naturels. J’ai finalement retenu deux lieux : le Palais idéal du facteur Cheval, à Hauterives, et, à la Fabuloserie de Dicy, dans l’Yonne, l’extraordinaire collection « art hors-les-normes » rassemblée par l’architecte Alain Bourbonnais et sa famille. Pourquoi ces deux-là ? Parce qu’ils présentent des œuvres de gens totalement hors du coup des savants, hors du coup des cultivés, et qui ne se soucient d’aucune des préoccupations, d’aucun des calculs, d’aucune des comparaisons, d’aucune des appartenances, d’aucune des exclusions qui sont le pain quotidien bourratif de notre très intelligemment névrotique société. Parce qu’il y a là des gens comme eux qui sont allés, gravement ou joyeusement, gravement et joyeusement, à cette exploration et à cette célébration de la vie à laquelle, d’une manière ou d’une autre, ils sont tous, eux aussi, invités. Il faut qu’ils arrivent forts dans les grands musées, que seule la beauté les y occupe. Vivre en ces temps de disette culturelle et spirituelle ne doit pas leur faire perdre cœur. Ils doivent savoir qu’il leur reste le soleil et que personne ne pourra le leur enlever.
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Cet ami qui me parle au téléphone, je le connais depuis cinquante ans. Il est très intelligent, très cultivé, infiniment sensible. La violence de cette guerre d’Ukraine lui est plus intolérable qu’à quiconque. Il l’évoque avec une éloquence magnifique que je n’ai trouvée nulle part ailleurs. Je l’écoute. Il tonne, il démonte, il ferraille. Un ton qu’on n’entend plus, très soutenu, puissamment lyrique. Les quelques nuances que je tente d’introduire, il les pulvérise et les balaie. Il a raison, il veut avoir raison, il faut qu’il ait raison, entièrement et absolument raison. Jamais, dans notre longue amitié, il ne m’est apparu aussi réfractaire au moindre doute. Son réquisitoire est long, je ne cesse pas de l’écouter mais un signal d’alerte siffle dans mon esprit et je sens mon attention se modifier légèrement. On n’oublie jamais un métier qu’on a beaucoup aimé, c’est lui, cet homme, que j’entends maintenant, plus que son discours, plus que ses arguments. Lui qui est capable d’une telle charge, comment a-t-il pu hésiter à mobiliser son talent contre l’abruti de manager qui lui a pourri la vie et dont il ne cessait de me parler ? Quand je lui disais de se défendre et, s’il n’était pas entendu, d’essayer d’écrire quelque chose, un texte, une lettre ouverte, n’importe quoi, il m’expliquait qu’il ne le pouvait pas. L’Ukraine n’a rien à voir avec ce manager mais nous avons toujours à voir avec nous-mêmes. Le meilleur du vieux monde, rencontres, lectures, proximité avec les choses de l’art, cet homme l’a connu et aimé. Dans sa véhémence, je ne sens pas seulement une compassion que je partage. Ce qui lui donne ces accents passionnés, c’est l’espoir désespéré de retrouver dans l’Occident l’inspiration qui l’a formé : il ne veut pas savoir que c’est une illusion, il se noie de paroles pour l’oublier. Il ne serait pourtant pas le seul dans ce monde à haïr la guerre tout en fermant ses oreilles à une propagande dont d’autres situations lui ont fait comprendre, à ses frais, le poids et l’hypocrisie.
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« La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. » ( Louise Michel)
Naturellement, si je laisse paraître que l’accession des femmes aux plus hautes responsabilités, sans nullement me déplaire, ne me jette pas dans une jubilation frénétique, il va me falloir ouvrir un immense parapluie. « Permettez-moi de vous expliquer… » Non, on ne me permet rien du tout. La vérité est une et indivisible, comme la République. « Puis-je au moins vous poser une question ? » Là, peut-être, légère hésitation. Je m’y faufile. « Si deux roues de votre voiture sont enfoncées dans la boue, vous empressez-vous d’y précipiter les deux autres ? Les hommes sont les deux premières roues, voyez-vous… » Au mieux, méfiance. Au pire, injures. Si j’ai de la chance, ce sera entre les deux : sarcasmes. Et pourtant… « Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail », les ai-je recopiés, sur ce site, ces deux vers ! Ils ne sont pas du plus réactionnaire des poètes, n’est-ce pas ? Comme ils consonnent avec le C’est le vaste qui commande de Berque ! Rien de vrai, rien de sérieux ne peut aujourd’hui se faire dans notre monde qui ne touche, d’une manière ou d’une autre, si peu que ce soit, à la totalité de notre situation. Je ne peux pas me réjouir de voir quelqu’un parvenir à un pouvoir sans me demander ce que signifie ce pouvoir, ce qui pèse sur lui, ce qu’il implique, s’il libère ou s’il enchaîne, s’il ouvre ou s’il ferme, sans me demander quel lien il va tisser entre l’être humain qui l’exerce et le monde. Il importe peu que ce pouvoir soit immense ou minuscule, il importe infiniment qu’il ne soit pas un simulacre, qu’il ne soit pas déjà une soumission. Comment pourrais-je trépigner de joie à l’idée que de plus en plus de femmes connaissent désormais le sort de ces hommes qui miment la liberté en affirmant leur dérisoire importance et que garrotte, quoi qu’ils aient dans le cœur et dans l’esprit, l’impitoyable mécanique qu’ils ne cessent de câliner ? Quoi ? Je devrais souhaiter aux femmes ce qui m’écœure chez tant d’hommes ? Ce qui les déglingue les construirait ? Ce qui les avilit les grandirait ? De quoi il s’agit, un enfant un peu attentif ou un adulte qui n’a pas oublié ses quinze ans le sent, le sait, le désire. Il s’agit de se déconnecter de ce qui salope le monde. D’être au monde en refusant l’esprit du monde. D’apprendre à placer autrement son cœur et son esprit comme le violoniste débutant apprend à placer ses mains sur l’instrument. Et ainsi, comme le musicien s’approche un peu plus de la musique, s’approcher un peu plus des autres, des accords et désaccords de leur vie commune. Double libération, en profondeur et en largeur. Aventure de la solitude, aventure de la rencontre : même mouvement. Aventure de l’esprit, du cœur, des sens. Architecture de l’existence. Tout cela, les poètes le savent et Louise Michel ne l’ignorait pas. L’esprit bourgeois, lui, s’en fout. Petit il est, petit il restera. Nul il est, nul il restera. Esprit de comparaison, il restera. Esprit de rancœur, il restera. Esprit de confort, il restera. Partout et toujours, il est à la racine de ce qui nous tue. Ici, esprit de pouvoir et de possession. Là, esprit de vengeance et de soupçon.
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À la Halle Saint-Pierre, exposition d’œuvres de la Fabuloserie. Courte notice sur une étonnante dessinatrice, Marilena Pelosi. Elle aurait aimé faire les Beaux-Arts. « Heureusement, je n’y suis pas allée, peut-être qu’on m’aurait appris à dessiner correctement. » Respirez, me dit le kiné.
Sans un bruit, le mythe de l’entreprise vient de partir à l’égout. Aucun tintamarre ne l’en fera sortir, aucune manœuvre. De quelque manière qu’on le désigne – démission silencieuse, refus larvé, récupération de la liberté – le phénomène est majeur et irréversible. L’idéologie du management et la lamentable vision du monde qui l’a rendue possible n’ont plus d’avenir. Des fanatiques tenteront de réparer les dégâts mais, cette fois, leurs armes traditionnelles – menaces, violence, culpabilisation, séduction grossière – ne les sauveront pas. En laissant les travailleurs devant des sentiments qu’ils n’osaient s’avouer qu’à moitié quand les laminait la machine, la halte décidée par le virus les a obligés à les considérer, à les nommer, à les assumer. Le silence, l’angoisse, la solitude les ont reconduits à eux-mêmes, la propagande ne pourra plus les y rejoindre. Ce quelque chose de simple, d’évident, à la fois affirmation et refus, qu’ils ont trouvé ou retrouvé dans l’épreuve, ils l’ont senti infiniment plus vivant, plus sensuel, plus intelligent, plus fort, plus amical que ce que leur proposent les exigences hystériques d’un management borné. Le pas est franchi et sans retour. Les travailleurs ne voudront pas reculer et, s’ils le voulaient, ne le pourraient plus que contre eux-mêmes. Le travail n’est pas en question. L’entreprise n’est pas en question. Le courage n’est pas en question. L’idéologie managériale, quoi qu’elle tente désormais, est condamnée.
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L’affaire a commencé avant la pandémie. L’alourdissement constant de la pression managériale alors que grandissait la fascination pour les prestiges de l’individualisme égoïste a provoqué les premiers craquements. Le tangping des Chinois, cette invitation à la position horizontale, et le quiet quitting, sa traduction occidentale, sont des réactions élémentaires. Pas de révolution là-dedans, pas la moindre invitation au sabotage. Pas non plus cette poussée de paresse que déplorent ceux qui, par pur désintéressement, veillent au grain du business. Le métro, plutôt, quand le voisin de banquette s’étale un peu trop et qu’il faut doucement le repousser : s’il vous plait, je suis là. L’entreprise managée est allée trop vite et trop loin, merci de ralentir et, surtout, merci de tempérer un peu votre morgue, la vie ne se résume pas à la production. Quelques concessions provisoires des patrons auraient tout apaisé, les travailleurs auraient fait semblant d’être contents. Mais le virus est passé par là. Pour nous, Français, la loi sur les retraites, si judicieuse, a encore chargé la barque. Choisir, pour imposer cette aggravation de la peine, le moment où les travailleurs du monde entier commencent à ruer dans les brancards, voilà qui laisse sans voix. La passion de la tragédie classique, peut-être, la fidélité à la règle des trois unités ? À voir. Quoi qu’il arrive, cet empressement, qui permet à nos compatriotes de méditer sur leur condition plus amèrement que leurs voisins, les invite aussi à revisiter, plus attentivement qu’eux encore, les sentiments que leur a inspirés la pandémie.
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L’essentiel s’est joué pendant ces deux années, dans le silence. Souvent dans le drame, toujours dans l’inquiétude. Pour la première fois, ça s’est déposé. Quoi, ça ? La vie professionnelle. Vous savez bien ? Il y a deux vies, non, d’où sortez-vous ? La professionnelle et la personnelle, la vie au boulot et la vie perso, comme on dit sans rire. Une évidence, non ? Tout est fondé là-dessus, pas seulement l’entreprise. Une évidence qu’on fait semblant de digérer. Eh bien, le virus a mis l’évidence à déposer. Plus moyen de s’y tromper. Cette distinction est une ânerie. Cette distinction est une saleté.
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On ose à peine le penser : sans le virus on ne s’en serait jamais aperçu. Il a fallu qu’on se retrouve chez soi, en chaussons, un mardi ou un jeudi, à 10h30 ou à 15h20. On regarde sur la télé les chiffres de la catastrophe, en soi ça parle en silence, ça bouge immobile, on s’interpelle, on se demande ce qu’on fout là, un jour comme ça, à une heure comme ça. Saloperie de virus. Aller se laver les mains, mieux vaut une fois de trop qu’une fois de moins. Accablement. Terreur ou stupéfaction. Mais, en même temps, sentiment nouveau. On n’est pas en vacances, on n’est pas en non-travail, c’est-à-dire encore en travail. On est en vacance. Sensation très nouvelle, très ancienne, de quelque chose d’indélogeable. On habite une pièce de soi toujours fermée. Rien de neuf, en vérité. Elle a toujours été là mais on n’y a pas pris garde, ou seulement dans des circonstances spéciales, les plus joyeuses, les plus tristes. Et là, tout à coup, l’exceptionnel devient l’ordinaire, le nécessaire, l’indiscutable. Devant les images qui défilent sur l’écran, devant le ronron anxieux de l’information, quelque chose s’installe qui, du même mouvement, rapproche et éloigne le monde, les pensées, les sentiments eux-mêmes. On est revenu chez soi, dans la maison de l’intérieur qui, comme l’autre, a ses agréments et ses embarras. Retour ? Protection ? Un retour qui fait repartir, une protection qui expose. Oui, le monde existe. Non, je n’en suis pas un appendice. Il n’y a pas la vie personnelle et la vie quelque chose.
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Une fois de plus, Stercora Consulting a tout compris. Si les salariés taquinent le quiet quitting, s’ils sont tombés amoureux du travail à la maison, s’ils font la moue pour entrer dans l’entreprise et la gueule quand ils y sont entrés, c’est parce que la pandémie leur a fait retrouver les valeurs familiales, c’est-à-dire, merci de ne pas le crier sur les toits, parce que le monde est désormais menacé par le supercovid de la flemmardise. Il faut donc, impeccable logique, avoir recours à l’homéopathie et faire incontinent à l’entreprise une injection de FVP, je veux dire de Family Values Premium. Directeur général de Stercora Consulting, Jacques-Edward Vazy-Lamoulinette, ancien élève de toutes les grandes écoles et spécialiste, à ses heures, de philologie sumérienne, de foie gras et de psychopathologie des dirigeants socialistes, n’a pas l’habitude de traîner. Sitôt pensé, sitôt réalisé, sitôt médiatisé. Et voilà pourquoi notre fille est restée muette quand elle a vu le résultat, le mercredi 23 janvier de l’an de grâce 2023, à 23h10, sur France 3.
Oh ! les pauvres Mesdames ! Oh ! les pauvres Messieurs ! Comme ils ont bien répété la séquence ! Ils entrent, l’air tout chose, et vont droit à un grand placard. Ils ouvrent leur petit casier, en tirent leurs petites affaires, les prennent sous le bras et partent je ne sais où, eux non plus. Leur place est aléatoire, me souffle-t-on. J’entends qu’ils sont allés à Thouars, je me revois à six ans, en exode dans les Deux-Sèvres : fantasme de fuite. Désormais, dans leur entreprise, la règle, c’est la bonne franquette. On s’installe où l’on peut. Où l’on veut. Liberté. Près de qui l’on veut. En souriant à qui vous plait. Liberté, liberté. L’essentiel, a puissamment réfléchi le consultant, c’est qu’il y ait de l’humain. Tout le monde applaudit : il faut de l’humain, de l’humain, de l’humain. Mais où le trouver à l’état pur, sinon dans les valeurs familiales ? Donc, pas de chichis. La bonne franquette. Quand même pas sorcier, non ? L’entreprise, c’est la bonne franquette, un point c’est tout ! Vous tenez à votre poste, oui ou non ?
Je ne peux pas tout raconter, ma mémoire n’a pas supporté. Il y avait un bar, avec un barman tout ce qu’il y a d’expert. Tout est fait pour que les gens se sentent chez eux, voilà ce que j’ai retenu, pour rendre crédible une absurdité puérile. Un jour, près du bar, peut-être installera-t-on des salons d’intimité, ou de méditation, ou de dégustation ? À la fin, une femme a dit trois mots, ça je ne l’ai pas oublié. Une grande femme, douce et solide, la cinquantaine. Un personnage de Sophocle, ou de Giraudoux. Avec un sourire d’une tristesse infinie, elle a murmuré d’une voix sourde que le travail, maintenant, c’était comme la famille …
Tout, vous comprenez, tout, ils leur auront tout fait dire, ces abrutis. Et ils le disent. Et, de France 3, rien. Pas un souffle d’ironie. Pas un sourire. Pas une vanne. Pas une pichenette. Encéphalogramme plat.
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Des âneries de ce genre, ou d’un autre, il va en pousser beaucoup. Capter les sentiments nouveaux des travailleurs, trouver les moyens les plus judicieux pour les trahir en feignant de les reconnaître, cette promesse de nouveaux marchés va stimuler l’imagination des bricoleurs d’idées. Comment se décourageraient-ils de monnayer leurs inepties quand les évolutions en cours de la formation professionnelle, qui enfoncent un peu plus les jeunes dans le marécage machinique alors qu’à l’évidence il faudrait les aider à en sortir, leur sont un encouragement officiel ?
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On n’est pas parti sur la lune, on n’explore pas les grands fonds. Rien n’a bougé, les choses sont ce qu’elles étaient. La bourse suit son cours, les footballers soignent leurs chevilles, les riches expliquent la vie aux pauvres. Mais voilà. Le virus s’est ajouté au climat, la guerre s’est ajoutée au virus, et toutes sortes d’embarras sont venus couronner le tout. Je sais bien qui, aujourd’hui, Bernanos traiterait d’imbéciles : tous ceux qui, ayant un pouvoir, une influence, des moyens d’expression, mettent toutes leurs forces à ne pas voir, à ne pas entendre, à ne pas comprendre. Et pourtant. Les bonnes vieilles valeurs qui cachent encore pitoyablement dans leurs jupes toutes sortes de petits malins, poubelle. Je ne dis pas qu’il faut les mettre à la poubelle. Je dis qu’elles y sont. Je dis qu’elles sont dans les poubelles des âmes. Et que les gens de pouvoir ou d’influence le savent. Et que tout se joue sur leur faire-semblant, sur la mondanité de ce faire-semblant. Non pas d’abord sur leurs convictions, sur leur intelligence, sur leur habileté. Sur des sentiments que personne ne mesurera jamais : une certaine capacité de détachement, un certain goût de la gratuité, de la générosité non-publicitaire. Avant de savoir quelle politique il faut faire, il faut savoir quelle idée on a de son destin, si elle est libre ou si, d’une manière ou d’une autre – il y en a tant ! – elle est mondaine. Le débat politique ne serait pas descendu dans l’abîme de sottise et de vulgarité où nous le voyons si ceux qui le mènent pouvaient croire un instant à ce qu’ils disent. Et les dispensateurs de morale qui poussent comme champignons dans les caves mettraient moins de haine à nous protéger de la haine s’ils pouvaient témoigner d’autre chose que de l’agressive frustration qui les cadenasse.
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En tâchant de mettre un peu en ordre, l’autre jour, une étagère encombrée de bibelots, je me suis vu en train de ranger le monde. Quel bordel, là-dessus ! Foutre tout ça en l’air, et vite ! Oui, mais voilà. Je veux virer l’ensemble mais je ne veux jeter aucun bibelot. Même pas le plus ballot d’entre eux, surtout pas lui ! Un Rembrandt, un Rubens, une statuette de Camille Claudel, quand on les a chez soi, ils y restent, même quand on les a prêtés aux Américains ! Ces deux petits personnages de faïence, tout de blancs vêtus, le fiancé et la fiancée, l’un pour le sel, l’autre pour le poivre, avec leurs chapeaux percés de petits trous, comment voulez-vous qu’ils voyagent ?
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« Dans un instant, nous annonçait-on récemment sur France 5, les petits riens d’un grand magasin. » La relation entre cette innocente présentation et ce qu’elle annonce est exactement celle que nous voyons maintenant entre ce que nous appelons culture, ou civilisation, et la réalité du monde. Les petits riens d’un grand magasin… Une histoire de jolis chiffons, n’est-ce pas, ou de bibelots, ou de lèche-vitrine, piquée d’aimables vendeuses et de clients dragueurs ? Pas précisément. Riens du tout, très beau film de Cédric Klapisch raconte les aventures d’un grand magasin en proie au virus du management et l’initiation sociale d’un homme habile et naïf, honnête et vaniteux, qui s’imaginait acteur et se découvre jouet. C’est l’histoire d’une société trompée, bernée, ridiculisée par l’argent. Voir le monde comme il est. Ces petitsriens dont parle la dame, ce sont les employés du magasin, c’est-à-dire nous, elle, vous, moi. Le tout, c’est la saleté qui pèse sur eux, c’est-à-dire sur nous, elle, vous, moi.
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Évitement, naturellement. Élusion. Mais, parfois, dans le décor des valeurs sans valeur, s’entrouvre une porte sur la réalité. Alors, c’est à trembler. Un train qui ne se décide pas à partir, il y a quelques jours, et la conversation s’engage avec un inconnu, de son état aide-soignant dans la Fonction publique hospitalière. Rien de mieux, pour causer, que de râler ensemble. Quand il apprend que j’ai été formateur, je n’ai plus qu’à l’écouter. Précisément, il y a quelques semaines, avec des collègues aides-soignants dans des hôpitaux psychiatriques ou des Ehpad, il a suivi une formation sur les relations au travail. Très bien, la formatrice, très bien. Très au courant. Beaucoup d’exemples concrets qui parlent aux gens, des trucs d’actualité. Orpéa, par exemple, elle a parlé d’Orpéa. Comme il faut, avec respect, elle ne prétend pas tout savoir et surtout elle n’est pas là pour juger. Orpéa, c’est juste un exemple qu’elle donne pour faire réfléchir. On dira ce qu’on voudra, mais cette affaire-là n’a pas été bonne pour cette entreprise, pas bonne non plus pour d’autres maisons de retraite que, forcément, on va soupçonner aussi. C’est pourquoi elle leur a expliqué qu’il est raisonnable de ne pas trop parler des difficultés de l’hôpital ou de l’Ehpad où l’on travaille. Le mieux, au fond, serait de ne pas en parler du tout. Même entre collègues, il y a des mots, en tout cas, à ne pas employer. Au cas où, avec certains patients difficiles, les relations seraient un peu limites, ne pas appeler cela maltraitance : c’est un mot de juges et d’avocats, il faut le leur laisser. Dans ces situations-là, si, par malheur, il y en avait, elle conseille de parler plutôt de malmenance. Ça, malmenance, c’est bon, les juges ne connaissent pas. Là, mon compagnon de chemin de fer reste un peu en silence, hochant parfois légèrement la tête, comme s’il avait encore besoin de confirmer son accord. Mais très bien, cette formatrice, vraiment très bien. Elle a même donné le nom de l’attitude qu’il faut prendre dans ces situations-là. C’est un mot qu’il ne connaissait pas, donc il l’a un peu oublié mais il l’a noté sur son portable. Le voici, il est là. Sûrement, c’est un mot étranger. Omerta, c’est ça, elle a dit omerta, il a bien noté. La bonne attitude, c’est l’omerta. Je ne devrais pas être étonné mais je le suis comme au premier jour, des tonnes de souvenirs s’amarrent à cette omerta. Il se lâche, l’aide-soignant, plus besoin de lui répondre. Il oublie la session et me parle de l’hôpital où il travaille. Du patient qui, au petit déjeuner, réclame du rab parce qu’il ne se contente pas du morceau de pain, de la petite plaquette de beurre et du minuscule godet de confitures auxquels il a droit et à qui l’on explique que le pays est en crise et qu’il faut respecter les restrictions budgétaires. Ça, l’aide-soignant le dit carrément, ça n’est pas normal. Mais enfin, encore une fois, la formation a été très intéressante. La seule difficulté est arrivée à la fin, quand le groupe s’est réuni sans la formatrice pour une évaluation collective. Là, ça a discuté sec. Un de ses collègues voulait qu’on écrive qu’on s’était foutu de leurs gueules : le groupe n’était pas d’accord, on ne parle pas comme ça. Alors on a mis qu’il y avait eu des échanges très francs, ce qui, de lui à moi, n’était pas vrai. Une autre chose encore l’a étonné. La formatrice leur a demandé de ne pas raconter à l’extérieur ce qui s’était dit dans la séance. Il n’a pas compris. Il n’y avait rien de secret là-dedans, vraiment rien de secret.
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La loi du silence. Un organisme de formation, tout à la fois relais, serviteur et inspirateur de la direction, suggère, conseille, ordonne à des agents d’un service public de faire régner en son sein la loi du silence. Je n’étais pas trop naïf sur le management mais je n’avais pas imaginé qu’il cracherait un jour le morceau. Débâcle et/ou cynisme, omerta résume tout. Les managers n’ont plus l’énergie de mentir. L’épanouissement professionnel, c’est l’omerta. Le savoir-être, c’est l’omerta. Le sens du travail, c’est l’omerta. La communication, c’est l’omerta. On ne tiendrait pas de tels discours dans les entreprises si le monde qui les a inventées ne portait en lui tous les germes de leur imposture. L’esprit de la société où nous vivons contredit et combat les désirs les plus profonds de ceux qui la composent comme, dans l’entreprise, l’idéologie et les pratiques managériales contredisent et combattent les désirs les plus profonds des travailleurs. L’omerta au travail est la fille docile de l’omerta civile.
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Ce qu’il faut faire et par où il faut commencer, je ne sais pas. Je sais que je ne sais pas. C’est pourquoi j’écris, pourquoi je dis ce que je dis. Je cherche des gens qui ne savent pas, des gens qui pèsent les choses en eux-mêmes, sur les balances de leur doute, de leur ambiguïté, de leur insuffisance. Experts s’abstenir : quand ils parlent, ils se taisent. Je cherche le contraire : des gens qui parlent quand ils se taisent. Qui parlent par l’humble et forte obstination de leur présence. Par leur trouble. « Émergés d’un trouble, nous ne sommes que trouble et ne créons qu’en troublant. » Je cherche ceux qui, en eux, laissent appeler. Les autres, si savants soient leurs mots, si vastes leurs projets, si nobles leurs ambitions, s’ils ne se laissent pas empoigner par un sentiment de contingence qui n’est ni orgueil ni modestie, sont des éviers bouchés qui gargouillent. De beaux éviers, souvent, des éviers de marbre et d’or. Bouchés. Je ne cherche pas des gens qui prétendent au vrai, au pur, au beau, au bien, au juste. Je cherche des enfances passées par le faux, l’impur, le mal, le laid, l’injuste. Je cherche des enfances victorieuses et blessées. Je cherche des enfances traversantes.
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Vanité ou non, je rêve parfois que soient proposées à l’ensemble de la société les intuitions que j’ai suggérées à EDF dans une action de formation dont le nom, la Mise en expression, disait assez le projet et pulvérisait l’absurdité d’un aspect non-personnel de la vie. Je reviens vite à la réalité. L’action menée à EDF n’a été possible que parce qu’elle était fondée sur la lucidité de deux ou trois responsables et l’adhésion active de quelques agents venus des horizons les plus divers. Espérer voir nos instances politiques et médiatiques s’engager dans une telle démarche serait risible. Pourtant, parmi d’autres signes, la rencontre récente de cet aide-soignant me fait penser que nous ne sommes pas entièrement impuissants.
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Ça craque. Ça craque dans le monde, ça craque dans les êtres comme dans mes vieux genoux quand je me baisse. Plus ça craque, plus ça résiste, bien sûr, mais plus ça résiste, plus ça se déchire et plus ça se dévoile. Stupéfiante définition des valeurs, samedi dernier, dans une émission d’Alain Finkielkraut où s’affrontent deux sociologues : les valeurs, ce sont des « fictions nécessaires ». Le ton n’est pas sarcastique, même pas ironique. Universitaire. Courtois et assuré. « Mes chers compatriotes, en ce début d’année 2024, rassemblons-nous autour de nos fictions nécessaires. » Le roi n’est pas encore nu mais il a déjà tombé la cravate.
Celui qui ditJe ne juge pas a déjà jugé. Sinon, il ne songerait pas à se défendre.
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Éléments de langage ou langage des éléments ?
24 septembre 2023
Pensée industrielle. Tout près de la retraite, un cadre administratif résume trente-sept ans de vie de bureau. On ne dit plus : t’as pas une clope? On dit : t’as pas des éléments de langage?
21 septembre 2023
Une intuition d’Alice Renard dans La Colère et l’Envie : « Aucun malheur ne nous définit, seule notre joie est à nous. » On peut penser autrement. Mais alors on pose.
27 août 2023
Qu’attendez-vous des médias ? On ne me le demande pas, c’est pourquoi je m’empresse de répondre. Avec la tristesse que suscitent en moi les 90% de ce que je vois et entends. Avec l’espérance que me laissent les 10% restants. Des médias, j’attends des informations. Pas des commentaires sur les informations. J’attends des œuvres, films, musique, chansons, etc. Pas des commentaires sur les œuvres, pas des présentations. J’ai honte pour les gens qui osent me dire ce qu’il faut savoir, ce qu’il faut retenir. J’attends des reportages, des reportages sans commentaires. Des médias, j’attends de la loyauté et j’attends du silence. Je ne veux plus de communicants, de spécialistes, je n’ai aucun besoin des inévitables professeurs à Sciences Po, aucun besoin des doctes cachetonneurs de débats déjà cadrés et que le chronomètre arbitrera, aucun besoin de ce caquetage, de cette jacasserie moralisante, de ce conformisme éthique. J’attends des rencontres avec toutes sortes de personnages venus de partout non pas pour répondre aux questions des journalistes mais pour parler de ce qu’ils aiment, de ce qu’ils voient, de ce qu’ils sentent. Et tant mieux s’ils ne correspondent pas aux standards, et tant mieux s’ils font gueuler tous les conformismes, les anciens et les nouveaux. Je crois le rôle des journalistes très utile à condition qu’ils sachent le tricoter : ils sont la maille à l’envers, pas la maille à l’endroit. Maille à l’endroit, c’est l’ordre funéraire. Maille à l’envers, c’est le désordre de la naissance. Seule question à poser, toutes les autres sont inutiles ou hypocrites : de quoi avons-nous besoin ? De vivre peut-être ou de crever sûrement ?
26 août 2023
Peu au courant des faits divers, je me suis d’abord étonné qu’une histoire de baiser volé prenne de telles proportions. Il va de soi que si le personnage dont on parle est vraiment celui qu’on dit, la colère de celles qu’il offense n’a besoin d’aucun commentaire. Mais nous vivons dans un temps où la prétendue communication peut tout fausser. S’il est parfaitement justifié qu’une affaire comme celle-là suscite une grande sévérité, il ne faudrait pourtant pas qu’elle conduise à valider l’idée fausse qu’il n’y a pas de degré dans les fautes et qu’entre un baiser volé et un viol la différence est mince. Un goujat ordinaire n’est pas un violeur. Pas plus qu’un voleur de pommes ne s’appelle forcément Stavisky. Qu’il s’agisse du respect dû aux femmes ou de toute autre situation, le refus de nuancer est la manifestation d’une anxiété que notre époque rend largement compréhensible. Sentir, au fond de soi, que de telles assimilations sont infondées et injustes mais ne pas pouvoir résister au torturant besoin de hurler dans le vide avec les autres, c’est le drame de beaucoup de consciences, un drame rendu si violent par l’absurdité des temps qu’il ne peut, le plus souvent, se résoudre autrement que par une exacerbation de l’angoisse. Une société se déconsidère quand elle tolère l’intolérable, mais elle se déconsidère aussi quand un débordement de panique efface son discernement.
25 juillet 2023
Sylvie dirait aujourd’hui à Johnny qu’elle a une problématique. Et Johnny lui répondrait qu’il en a une aussi. Fini le temps infiniment vulgaire où nous avions des problèmes. Un cor au pied, un chagrin d’amour, une feuille d’impôts sont désormais des problématiques et si la douleur, le désespoir ou la note s’alourdissent, on peut compter, pour se consoler, sur l’infinie satisfaction de participer tout comme un autre à la désintégration démocratique de la langue. T’inquiète. Il se trouvera des chambellans déguisés en savants – ou des savants en habits de chambellans – pour applaudir à ce progrès décisif de la civilisation, nous assurer que passer de problème à problématique est une évolution naturelle de la langue, et émietter leur mépris sur quelques éventuels rebelles. Eh bien, ils auront tort. Tort sur tout. Tort sur la forme et tort sur le fond. Tort sur la forme parce qu’il faut être un sacré voyou pour reprocher à quelqu’un de vouloir éteindre un feu qu’on vient soi-même d’allumer. Et, surtout, tort sur le fond, au cas où ce mot aurait encore sa place dans leur vocabulaire. Une problématique n’est pas un problème. Notion abstraite, théorique, didactique, une problématique est l’ensemble des problèmes qui se posent sur un sujet déterminé et/ou le mouvement de l’esprit qui permet de mieux les saisir. Problème, au contraire, renvoie à la vie quotidienne, à l’existence, à la simple expérience de vivre et à sa difficulté. Les problèmes sont des soucis, des ennuis, des emmerdes : registre familier, ordinaire, personnel. Les problématiques, elles, sont des constructions : registre organisationnel, prise de distance avec le vécu, médiation du monde, idéologie. On voit le changement. Avec problèmes, on regarde les choses avec ses yeux à soi. Avec problématique, on les regarde avec ceux de la société – ou avec ceux qu’on lui prête, c’est-à-dire, en fait, avec ceux du pouvoir et de l’opinion. Dire problématique quand il faut dire problème, c’est cesser de parler comme l’individu qu’on est et qui doute pour s’exprimer comme la société qui sait, qui décide et qui mutile. C’est passer de l’individu qui éprouve à la société qui classe. Changement de clavier ou, comme au tennis, changement de service, Si je dis problème, c’est moi qui suis au service. Si je dis problématique, c’est le monde qui sert, c’est-à-dire qui impulse, qui propose, qui impose. Cette infection technocratique consciemment ou inconsciemment relayée par les virus des médias et du pouvoir ressemble beaucoup à ce qu’évoque impitoyablement Victor Klemperer dans sa fameuse Langue du Troisième empire, quand il décrit la mise en tutelle d’une langue par la tyrannie. Les problèmes ont certes changé mais la problématique est restée la même : la langue est vivante, sa manipulation est mortifère. Saboter la langue, c’est empêcher les citoyens de sentir comme ils sentent et c’est aussi les empêcher de sentir comment sentent les autres. C’est les inviter à capituler, leur faire honte d’eux-mêmes. Les sortir du camp d’eux-mêmes et des autres pour les installer dans le camp du vide. Dire problématique quand on sent qu’il faut dire problème, c’est renoncer à quelque chose d’infiniment précieux. J’ai deviné ce qui s’est joué, l’autre jour, en une fraction de seconde, dans le cœur d’une femme qui, au milieu d’une intervention à la radio, hésitait de toute évidence entre les deux mots. C’était comme si elle était près de moi, j’ai senti son esprit frissonner. Elle aurait, j’en suis sûr, voulu dire problème. Mais elle a cédé et c’était un drame, vraiment un drame. Elle n’a pas osé le simple. Elle a eu peur du raffut que problème aurait fait en elle, elle s’est imaginée seule, elle n’a pas pu. Alors elle s’est retrouvée réellement seule, seule avec le vide. J’aurais aimé la rassurer, lui dire que son hésitation prouvait qu’elle était vivante, que rien n’était fermé en elle. Mais, écrivant ceci, j’entends comme une rumeur. Ce n’est rien, seulement les grincements du suivisme ordinaire, la presque fatalité de la bêtise. Ça se marre et ça pleurniche de me voir me mettre dans cet état pour un mot quand il y a le climat, quand il y a la guerre, quand il y a, il y a, il y a…
6 juillet 2023
Ce qui est grave n’est pas d’être classé ceci ou cela, c’est d’être classé. Une société n’est vraiment elle-même que lorsque personne n’y est classable. Elle est alors dans le vrai, ce qui ne veut pas dire qu’elle a la vérité. Si l’on cherche en soi ce qui a besoin de classer, on est aux portes de l’enfer.
18 juin 2023
« Aristippus ne défendait que le corps, comme si nous n’avions pas d’âme ; Zénon n’embrassait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. » (Montaigne, Les Essais, III, 13)
7 juin 2023
Aux États-Unis, un ours entre dans une pâtisserie et y déguste soixante-quatre gâteaux. Fâcheux pour le commerçant. Fâcheux pour les clients. Fâcheux pour les autorités locales. Fâcheux, fâcheux, fâcheux. Mais quand même ! Bravo l’ours, et merci !
3 juin 2023
Être un homme aujourd’hui. Dans Répliques, la très loyale émission d’Alain Finkielkraut, Frédéric Beigbeder et Ivan Jablonka s’interrogent sur la condition masculine et le patriarcat. Leurs points de vue sont différents mais aucune outrance ne vient ridiculiser l’échange : l’auditeur de bonne foi est sensible à l’un comme à l’autre. Il se confirme à lui-même une série d’évidences. Non, les relations entre les sexes ne peuvent pas être fondées sur le pouvoir, encore moins sur la violence. Oui, ce sont les hommes qui, le plus souvent, l’oublient ou l’ignorent. Oui, il faut continuer à lutter contre ces attitudes. Non, la solution n’est pas dans une arbitraire confusion des sexes. Non, le féminisme ne peut pas s’inspirer du mal qu’il combat. Ces oui et ces non, l’auditeur se les répète à lui-même, satisfait d’entendre un débat sensé même si, comme d’habitude, il reste sceptique sur son efficacité. Il se peut même que son approbation se teinte d’une légère déception, comme si, à un problème trop compliqué, était fournie une solution trop simple. Pourtant, quelques mots, dont la formulation a pu lui paraître naïve, lui ont peut-être ouvert ou rouvert de plus vastes perspectives et, avec elles, de grandes espérances. « La drague, a dit l’un des intervenants, il faut qu’elle soit partagée. » Énorme banalité ou subtil changement de pied ? Si l’on veut dire que draguer n’est pas s’engager dans une opération de guerre, même spéciale, et qu’on ne peut ni draguer contre ni draguer sans, pas besoin de Répliques pour le deviner. Mais voilà. Le premier geste, le premier mot, le premier sourire de la drague – qu’il soit masculin ou féminin -, comment saurait-il s’il est partagé ? Il y a pourtant beaucoup, beaucoup, à apprendre de lui. Toutes les différences de perception et d’expression qu’on voudra repérer n’y changeront rien : cet instant est le premier et ne relève d’aucun discours, d’aucune règle, d’aucun bavardage moralisateur. Il est strictement individuel, strictement solitaire. Il est forcément risqué et échappe à tout. Mais, en même temps, rien de plus commun, rien de plus partagé, rien de plus reconnaissable. Changement de pied. La drague et, bien au-delà de la drague, toutes les relations entre les êtres – et donc les relations entre les hommes et les femmes – sont des fleurs déjà fanées, dans quelque somptueux vase de langage qu’on les installe, si, un seul instant, elles oublient le mystère commun qui les a fait naître. L’infiniment grand et l’infiniment petit. L’immense et le ténu. Rien qui puisse se penser autrement que dans cette double relation. Là où il n’y a rien, ce siècle ne trouvera rien.
25 mai 2023
D’accord. Mon droit de boire du sirop de grenadine n’est pas inscrit dans la Constitution. Pourtant je ne crois pas qu’on me le déniera. Mon voisin d’en face, avec qui j’échange un bref signe de tête quand nous fermons nos volets, préfère, lui, le sirop de menthe. À supposer que nous nous rencontrions à la boulangerie et que nous mettions au menu de notre conversation ce sujet décisif, en quoi attenterait-il à mon droit à la grenadine s’il voulait me persuader que la menthe, c’est mieux ? N’est-ce pas là un débat citoyen ? En quoi sa menthe m’empêcherait-elle de préférer ma grenadine ? Que pensera de moi la boulangère si je me mets à hurler qu’on étrangle ma liberté, qu’on assassine la République ? Que je suis bien vieux, bien fragile et un peu tapé. C’est exactement ce que je pense du monde où je vis quand ces deux nobles boissons deviennent, l’une un fœtus, l’autre un gamin sur un vélo.
7 mai 2023
Aucune intelligence ne sera jamais plus artificielle que celle de ses inventeurs.
22 avril 2023
« On cherche des grandes voix », soupire Bernard Cazeneuve. Mais oui. Bien sûr. Enfin, un politique s’en aperçoit ! Bravo, bravo, bravo. Qu’est-ce donc que ce grain de poussière sur le col de ma chaleureuse approbation ? Manie de critiquer ? Parti pris de s’opposer ? Je ne crois pas. Chercher une grande voix et, surtout, dire qu’on la cherche, c’est l’avoir déjà trouvée. En soi, naturellement, et hésiter à lui passer le micro. Par modestie, c’est-à-dire par orgueil inversé. Mieux vaut préférer l’humilité et jongler avec les astres : le vrai, le bon, le beau, nous ne les avons pas inventés, c’est cadeau. Chercher une grande voix, c’est s’épouvanter de la savoir si proche et inatteignable. À moins qu’on ne lui ait déjà, en douce, réservé une place dans le parking des valeurs, et qu’on n’en soit pas fier. Elles ne viennent pas arranger nos affaires, les grandes voix. Elles nous rouvrent l’avenir en nous désarçonnant.
14 avril 2023
Service militaire. Service militant. Le plus contraignant n’est pas celui qu’on pense. [Notedu19 avril. Dire les choses autrement. Je n’ai pas choisi de passer vingt-huit mois sous les drapeaux mais, si je milite, je choisis de le faire. La mobilisation convoque le citoyen que je suis sans lui demander son avis. Le militantisme, au contraire, relève de ma liberté. Il suppose évidemment que je m’associe à d’autres mais quand, sous prétexte d’efficacité, cette association se dégrade en relations de pouvoir et de mimétisme, la conscience de ma singularité se dissout en moi et l’action collective en pâtit. On dira que tenir un tel discours dans les circonstances actuelles relève d’un désir de décourager. On aura tort. Pas plus que les intérêts particuliers ne se nourrissent de la dégradation de l’intérêt général, celui-ci ne se nourrit du mépris de l’individu, d’où qu’il vienne. Sur ce point fondamental, le système libéral ne réussit pas mieux que le collectivisme obtus ou la tyrannie. Quelques privilégiés à diplômes, qui prennent leur système de relations pour une supériorité intellectuelle, multiplient les artifices pour masquer le gouffre qu’ils creusent entre eux et des citoyens qu’ils condamnent – et qui se condamnent – à hésiter entre la soumission lourdingue et le grognement inarticulé. Tout ce qu’inventent ces élites pour échapper à la sensation d’impuissance qui les harcèle ne faisant que l’aggraver, elles ne peuvent que projeter sur nous, maquillée de mille et une façons, la tristesse de leur ressentiment. C’est à travers ce filtre que nous voyons le monde. Il nous suffirait d’oublier les âneries piteusement entassées sous le trop beau mot de communication pour que nous apparaisse la réalité de la situation : certes, nous la verrions plus que complexe, plus que difficile, mais elle ne susciterait pas en nous le lugubre désespoir qu’y installent l’inhumaine mécanique du pouvoir et l’excitation artificielle de ses apparents opposants. La liberté n’est pas une permission et la responsabilité n’est pas un supplice, voilà les évidences qui veulent entrer dans les esprits et dans les cœurs. Tout, absolument tout, est fait pour leur en barrer le chemin. Plus la drogue qu’on prescrit les fait oublier, plus on en augmente la dose. Pourquoi ? Vertige de puissance, absurde compétition de réussite ? Sans doute, mais là-dessous ? Infinie légèreté. Stupide vanité. Sous la gloriole, détestation de soi-même. Peur du jugement des autres, ce loup, et enfermement dans d’infantiles complicités. Ne pas regarder les gens de pouvoir aussi négligemment qu’ils nous regardent.]
27 mars 2023
Dans un monde en chaos, nous planifions nos objectifs. Dans un monde de démesure, nous nous fions à nos mesures. Pauvres de nous, nous sommes nos propres ennemis, nous validons ce qui nous détruit. Nous faisons sinistrement semblant. Nous laissons la peur nous faire mesquins et étroits. Nous laissons l’angoisse nous condamner au mensonge. Au fur et à mesure que les certitudes nous claquent entre les doigts, nous devenons plus solennels, plus sentencieux. Nous disons ainsi que nous voulons exister. C’est possible, parfaitement possible. Pas commode, évidemment, mais superbe. Il suffit de nous convaincre de quelques évidences. Admettre une fois pour toutes que le monde où nous vivons n’a rien à nous enseigner, rien, pas une tête d’épingle, mais que, loin de nous empêcher d’exister, la conscience lucide de sa démesure, de sa folie, de sa prétentieuse sottise suscite ou ranime en nous des désirs qu’il ignorera à jamais et qui sont les seuls dignes de nous. Cette expérience de solitude à laquelle tout nous dissuade de nous confier, je ne crois pas qu’il faille la craindre, même quand elle nous épouvante, même quand elle nous laisse en face de nos plus désastreuses contradictions. Rien d’héroïque dans ce mouvement. Un peu de patience et un sentiment très fort va nous saisir. La solitude va nous conduire à son contraire. Elle va nous relier comme jamais aux autres, au-delà de tout. Nous sommes seuls et le fond de notre solitude, c’est que nous ne sommes pas seuls. Alors nous pouvons affronter la peur sans peur et l’angoisse sans angoisse. Alors nous pouvons ravaler nos nostalgies et dégoupiller nos utopies. La vie est là, il va nous falloir nous habituer à elle. Ce ne sera pas simple mais parfois nous verrons ce gros imbécile de monde chercher à bénéficier, lui aussi, de sa lumière. Cela nous fera rire de bon cœur.
23 mars 2023
Françoise Sagan s’étonnait, s’irritait. Ces merveilles imméritées, toute cette beauté, la nature et les êtres, ces joies du corps, de l’esprit, du cœur, et puis, soudain, plus rien. « Ce n’est pas correct », disait-elle. Ce mot me touche plus qu’aucun sermon. Simplicité biblique. Enfance traversante.
21 mars 2023
Performer, c’est se conformer.
24 février 2023
Cette vie qui est vraiment la mienne et qui ne m’appartient pas.
6 février 2023
Un quadragénaire veut résumer les aspirations les plus profondes de sa génération. Nous voulons, dit-il en articulant, être complètement épanouis. Com-plè-te-ment é-pa-nou-is. Donc entrer en fanaison, n’est-ce pas, en voie de poubellisation ?
31 janvier 2023
L’irrésistible descension de notre société s’est manifestée lorsque le mot pédagogie a été appliqué au gouvernement des adultes. Désignant d’abord la fonction de l’esclave chargé, en Grèce, d’accompagner les enfants à l’école, il s’est assez logiquement étendu à l’art de l’éducation. Je ne suis pas trop curieux de savoir exactement par quels détours il a fini dans la bouche de toutes sortes de zozos satisfaits mais j’aimerais beaucoup, par contre, qu’on m’explique comment l’usage qu’ils en font peut s’inscrire dans une perspective démocratique. Les mettre au coin avec le bonnet d’âne ne serait pas un injuste retour des choses.
16 janvier 2023
Je ne crois pas un instant que Clémentine Autain soit une imbécile. Je ne crois pas un instant qu’elle soit une ignorante. Je ne le crois toujours pas après ce tweet ahurissant qui déplore rageusement la privatisation imaginaire de la SNCF. Mais je vois ce que la réalité peut devenir quand une passion partisane – la sienne ou une autre – domine un esprit, même et surtout s’il est éveillé. Cas d’école. Démonstration terrifiante. Mais certains faux pas sont libérateurs.
9 novembre 2022
Être l’athée radical de l’humanisme augmenté. L’athée radical du progressisme bourgeois et de son hypocrisie. L’athée radical de la religion technique. L’athée radical des morales bricolées et des valeurs trafiquées. L’athée radical du réalisme tronqué. L’athée radical de tout économisme. L’athée radical de tout ce qui veut nous faire dire ce que nous ne pensons pas et nous faire penser ce que nous ne sentons pas. On n’entre pas dans la liberté à reculons.
22 octobre 2022
Le 14 juin 2003, j’écrivais ceci dans le Marché III, Le silence accueille tout :
« Épouvanté par le gouffre entre les salaires des dix patrons français les mieux payés et ceux de leurs collègues américains. Urgent de faire quelque chose pour cette grande cause nationale. Solidarité ! Solidarité ! Je propose que chaque Français poste un chèque, si modeste soit-il, à l’un de ces dix malheureux. But de la manœuvre : donner à choisir aux riches entre encaisser la colère des pauvres ou brûler des chèques. »
Dix-neuf ans après, un comédien, puis un député, viennent de reprendre l’idée ou de la réinventer. Mieux que la propagande et les défilés. Féroce mais, au total, véridique et pacifique.
5 septembre 2022
Joseph Joubert – Brassée n°5
J’ai de la peine à quitter Paris, parce qu’il faut me séparer de mes amis, et de la peine à quitter la campagne, parce qu’il faut me séparer de moi.
Souvent on a le sentiment d’une vérité dont on n’a pas l’opinion, et alors il est possible qu’on dirige sa conduite d’après ce qu’on sent, et non d’après ce qu’on pense. Il est même de très graves matières et des questions fort importantes où les idées décisives doivent venir des sentiments ; si elles viennent d’ailleurs, tout se perdra.
Les idées claires servent à parler ; mais c’est presque toujours par quelques idées confuses que nous agissons ; ce sont elles qui mènent la vie.
Faire les plus petites choses par les plus grands motifs, et voir dans les plus petits objets les plus grands rapports, voilà le grand moyen de perfectionner en soi l’homme sensible et l’homme intellectuel.
Ne vous exagérez pas les maux de la vie, et n’en méconnaissez pas les biens, si vous cherchez à vivre heureux.
Les vérités suprêmes ont une si grande beauté, que les erreurs mêmes qui nous occupent d’elle ont quelque chose de ravissant, et les ombres qui les voilent je ne sais quoi de lumineux.
Nos moments de lumière sont des moments de bonheur ; quand il fait clair dans notre esprit, il y fait beau.
Cherchons nos lumières dans nos sentiments. Il y a là une chaleur qui contient beaucoup de clarté.
Toute vérité n’est pas bonne à dire, car dite seule et isolée, elle peut conduire à l’erreur et à de fausses conséquences ; mais toutes les vérités seraient bonnes à dire, si on les disait ensemble, et si l’on avait une égale facilité de les persuader toutes à la fois. Savez-vous, en effet, d’où vient qu’il y en a de pernicieuses ? C’est qu’elles ne sont pas offertes à l’esprit avec celles qui pourraient leur servir de contrepoison. Aussi est-il sage de dire une vérité aux hommes que lorsqu’on peut leur en dire deux. Tant qu’on n’en a trouvé qu’une, il faut la tenir en réserve, et attendre que la vérité, sa compagne, vienne, en s’unissant à elle, produire l’utilité. Imitons cette intelligence amie des hommes qui ayant, dit-on, imaginé le vin, ne voulut le leur faire connaître qu’après avoir aussi imaginé l’eau destinée à le tempérer. Si nous faisons quelque découverte, ne la communiquons aux autres que lorsque nous pourrons leur offrir ensemble l’eau et le vin de la vérité.
L’audace avec laquelle on défend la vérité excite une audace contraire ; les bravades de ses champions lui ont fait beaucoup d’ennemis. Parez-la et ne l’armez pas : on lui fera bien moins la guerre.
Un système est une doctrine absolument personnelle à celui qui l’invente. Si elle contredit toutes les autres, le système est mauvais ; si elle les illumine, il est bon, au moins comme système.
Il faut porter son velours en dedans, c’est-à-dire montrer son amabilité de préférence à ceux avec qui l’on vit chez soi.
C’est un grand désavantage, dans la dispute, d’être attentif à la faiblesse de ses raisons, et attentif à la force des raisons des autres ; mais il est beau de périr ainsi.
Le plaisir de plaire est légitime, et le désir de dominer choquant.
On peut convaincre les autres par nos propres raisons ; mais on ne les persuade que par les leurs.
La gravité n’est que l’écorce de la sagesse ; mais elle la conserve.
29 août 2022
Joseph Joubert – Brassée n°4
La fausseté d’esprit vient d’une fausseté de cœur ; elle provient de ce que l’on a secrètement pour but son opinion propre, et non l’opinion vraie. L’esprit faux est faux en tout, comme un œil louche regarde toujours de travers. Mais on peut se tromper une fois, cent fois, sans avoir l’esprit faux. On n’a point l’esprit faux quand on l’a sincère.
Il faut purger les passions ; toutes peuvent devenir innocentes si elles sont bien dirigées et modérées. La haine même peut être une affection louable, quand elle n’est causée en nous que par le vif amour du bien. Tout ce qui rend les passions plus pures les rend plus fortes, plus durables et plus délicieuses.
Il y a, dans la douleur et la colère, une détente qu’il faut savoir saisir et presser.
Ce sont toujours nos impuissances qui nous irritent.
Le bonheur est de sentir son âme bonne ; il n’y en a point d’autre, à proprement parler, et celui-là peut exister dans l’affliction même ; de là vient qu’il est des douleurs préférables à toutes les joies, et qui leur seraient préférées par tous ceux qui les ont ressenties.
J’aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu.
Il n’est permis de parler aux hommes de la destruction que pour les faire songer à la durée, et de la mort que pour les faire songer à la vie ; car la mort court à la vie, et la destruction se précipite dans la durée.
La parole n’est que la pensée incorporée.
L’esprit est l’atmosphère de l’âme.
Quand on aime, c’est le cœur qui juge.
23 août 2022
Joseph Joubert – Brassée n°3
Un homme qui ne montre aucun défaut est un sot ou un hypocrite dont il faut se méfier. Il est des défauts tellement liés à de belles qualités, qu’ils les annoncent et qu’on fait bien de ne pas s’en corriger.
L’illusion est une partie intégrante de la réalité ; elle y tient essentiellement, comme l’effet tient à la cause.
L’illusion est dans les sensations et l’erreur dans les jugements. On peut à la fois jouir de l’illusion et connaître la vérité.
Nos moments de lumière sont des moments de bonheur ; quand il fait clair dans notre esprit, il y fait beau.
Cherchons nos lumières dans nos sentiments. Il y a là une chaleur qui contient beaucoup de clarté.
Il faut tenir ses sentiments près de son cœur. Lorsqu’on accoutume son cœur à aimer les espèces qui n’existent que pour l’esprit, on n’a plus d’attache qu’aux abstractions, et on leur sacrifie aisément les réalités. Quand on aime tant les hommes en masse, il ne reste plus d’affection à leur distribuer en détail ; on a dépensé toute sa bienveillance pour l’universalité : les individus se présentent trop tard. Ces affections philosophiques, qu’on ne ressent point sans effort, ruinent et dessèchent notre capacité d’aimer.
J’appelle imagination la faculté de rendre sensible ce qui est intellectuel, d’incorporer ce qui est esprit ; en un mot, de mettre au jour, sans le dénaturer, ce qui est de soi-même invisible.
Sa vertu propre et le bonheur d’autrui, voilà la double fin de l’homme sur la terre. Son bonheur, en effet, est sa destination suprême ; mais ce n’est pas ce qu’il doit chercher ; c’est seulement ce qu’il peut attendre et obtenir, s’il en est digne.
Chacun ne peut voir qu’à sa lampe ; mais il peut marcher ou agir à la lumière d’autrui.
Pour bien faire, il faut oublier qu’on est vieux, quand on est vieux, et ne pas trop sentir qu’on est jeune, quand on est jeune.
Il n’y a de bon, dans l’homme, que ses jeunes sentiments et ses vieilles pensées.
La vieillesse n’ôte à l’homme d’esprit que des qualités inutiles à la sagesse.
15 août 2022
Joseph Joubert – Brassée n°2
Il y a dans chaque siècle, même dans les siècles les plus éclairés, ce qu’on peut, à juste titre, appeler l’esprit du temps, sorte d’atmosphère qui passera, mais qui, pendant sa durée, trompe tout le monde sur l’importance et sur la vérité même de la plupart des idées dominantes.
L’ambition est impitoyable : tout mérite qui ne la sert pas est méprisable à ses yeux.
Si les hommes à imagination sont quelquefois dupes des apparences, les esprits froids le sont aussi souvent de leurs combinaisons.
Il est une nouveauté, fille du temps, qui fait les développements ; il en est une autre, fille des hommes, fille du mouvement des passions, des fantaisies, qui dérange tout, brouille tout, et ne permet à rien de s’achever et de durer ; elle abolit toute antiquité ; elle est la mère du désordre, des destructions et du malheur.
Ne tendre qu’à enrichir les peuples, c’est opérer en banquier, et non en législateur.
Peu d’hommes, dans les grands drames politiques, sont propres à inventer un rôle ; beaucoup le sont à le jouer.
Point de liberté, si une volonté forte et puissante n’assure l’ordre convenu.
La justice sans force et la force sans justice : malheurs affreux !
La justice est le droit du plus faible.
Les hommes naissent inégaux. Le grand bienfait de la société est de diminuer cette inégalité autant qu’il est possible, en procurant à tous la sûreté, la propriété nécessaire, l’éducation et les secours.
Nous vivons dans un siècle où les idées superflues surabondent, et qui n’a pas les idées nécessaires.
Oui, « il faut faire son métier » ; mais il faut faire son devoir. Notre métier est de contenter l’Empereur ; notre devoir est de contenter les familles, par une bonne éducation. [Joubert fit partie de la première promotion de l’Inspection générale universitaire.]
Quand je regarde l’Histoire, j’y vois des heures de liberté et des siècles de servitude.
7 août 2022
Sans Chateaubriand, qui la fit connaître après la mort de son ami, nous ne saurions rien de l’œuvre de Joseph Joubert (1754-1824). Il ne publia jamais aucun ouvrage mais, toute sa vie, dans sa correspondance, dans des articles et surtout dans de brèves notes élégantes et lumineuses, ne cessa de dialoguer avec son temps. Dirons-nous de ce moraliste monarchiste, catholique, qui fréquentait D’Alembert et Diderot, et fut, un temps, le secrétaire de ce dernier, qu’il est inclassable ? Mieux vaudrait peut-être nous demander, en le lisant, comment et pourquoi il est devenu possible et, parfois, apparemment indispensable, d’être classable. Quoi qu’il en soit, il m’a semblé utile de présenter ici de petites brassées de ses pensées qui, je crois, nous parlent de notre siècle autant que du leur. Voici la première. D’autres suivront si Dieu le veut. Je me suis servi des Carnets de Joseph Joubert (Paris, Gallimard, 1994, 2 volumes), des Maximes et pensées de Joubert (Paris, André Silvaire, Éditions du Rocher, 2004) et du livre de Jean Mambrino, Le Repos dans la lumière (Paris, Éditions Arfuyen, 2007), présentation de textes précédée d’une très belle introduction.
Joseph Joubert – Brassée n°1
Ce qu’il y a de pire dans l’erreur, ce n’est pas ce qu’elle a de faux, mais ce qu’elle a de volontaire, d’aveugle et de passionné.
L’esprit faux. Dites, l’esprit faussé.
Presque toutes les erreurs des bons esprits ne sont qu’un déplacement, une mauvaise application de quelque vérité. C’est par méprise qu’ils se trompent.
Les esprits simples et sincères ne se trompent jamais qu’à demi.
Il n’y a de vérités universellement utiles que celles que tout le monde sait. Celles-là, on ne les apprend à personne, mais il est bon de les rappeler souvent et à tout le monde et à soi.
Ce qui étonne étonne une fois ; mais ce qui est admirable est de plus en plus admiré.
Remplir un mot ancien d’un sens nouveau, dont l’usage ou la vétusté l’avait vidé, pour ainsi dire, ce n’est pas innover, c’est rajeunir. On enrichit les langues en les fouillant. Il faut les traiter comme les champs ; pour les rendre fécondes, quand elles ne sont plus nouvelles, il faut les remuer à de grandes profondeurs.
Les pensées qui nous viennent valent mieux que celles qu’on trouve.
17 mai 2022
Ce petit pète-sec briqué comme un sou neuf était chargé de nous enseigner le latin. Il tenait son livre d’une main et agitait l’autre pour faire grelotter son bracelet d’argent. Comment il était passé de Virgile à Alain-Fournier, je ne sais plus. Il n’avait pas apprécié qu’un élève parle du Grand Meaulnes avec enthousiasme, et s’était jeté dans une sorte de colère nerveuse, sèche, rancunière. La vérité, il allait nous la dire, la vérité. Alain-Fournier, il savait ce qu’il valait, le copain pouvait mettre son romantisme au clou. Alain-Fournier – il le tenait de la bouche d’un de ses compagnons de guerre – Alain-Fournier ne se lavait jamais les pieds. Pour la première fois de ma vie, ce jour-là, j’ai méprisé quelqu’un. Un poids très lourd m’est tombé dessus, une phénoménale distance m’a soudain séparé d’un bonhomme qui ne m’avait jamais inspiré grand-chose mais que je ne détestais pas. Un connard, mais quelle révélation ! Expliquer le grand par le petit, c’est toute la pensée bourgeoise, aujourd’hui très largement gauchisée. Elle ne supporte pas l’altitude. Elle la jalouse, elle la hait. Ou elle la retaille à ses mesures.
8 mai 2022
Homme d’affaires inspiré et grand humaniste à ses heures, le président des établissements Lavie-Labourse ne veut pas rester insensible aux malheurs du monde. « L’entreprise n’est pas une île, a-t-il fortement déclaré dans un message transmis par la responsable de la Communication, ses dirigeants ne peuvent assister, les bras croisés, aux multiples tortures qu’un sort inhumain et entièrement insoucieux des intérêts économiques et financiers majeurs inflige à ses salariés. » La rumeur court de conversations secrètes et nocturnes avec les organisations syndicales au terme desquelles les établissements Lavie-Labourse pourraient devenir les établissements Labourse-Lavie.
22 avril 2022
Ce qu’on pense, il faut le dire avant l’élection, pas après. J’ai senti tout de suite, il y a cinq ans, ce qui m’éloignait d’Emmanuel Macron, cet en même temps faussement réaliste qui bloque l’élan de la pensée et écarte toute possibilité de jeter sur le monde où nous vivons le regard large dont il a besoin, le regard du haut dépourvu de toute connivence et de toute complaisance à l’égard des fétiches de la modernité qui le pourrissent ou le ridiculisent. Mais j’ai senti aussi, en même temps, qu’il y avait dans cet homme autre chose que les platitudes utilitaires et mondaines que lui avaient léguées l’ENA et la banque. À peu près seul je crois, j’ai soutenu et soutiens toujours qu’il avait été très injuste de lui reprocher cette allusion à ces gens qui ne sont rien dans laquelle j’ai vu et vois toujours l’exact contraire d’une attitude méprisante. Depuis cinq ans je guette dans ses discours et dans ses actes un signe, même léger, qui confirme mon intuition. Ne pas l’avoir trouvé ne me fait pas désespérer mais m’interdit de suspendre plus longtemps mon jugement. Son débat avec Marine Le Pen, qui m’a été très pénible, m’a pourtant éclairé. Je crois peu à la psychologie, modérément à la sociologie, et tiens pour de parfaites âneries la politologie et la communicancance. Je crois que chacun de nous se débat avec des choses réellement profondes et profondément réelles. Sous l’apparente arrogance d’Emmanuel Macron, j’entends une liberté qui souffre de ne pas accoucher d’elle-même. C’est là notre sort à tous mais peu nombreux sont les êtres qui laissent paraître ce combat et, par là, aident les autres à continuer le leur. En ce sens, rien ne sera changé dans mon regard, ni dans mon espérance. Il me serait par contre insupportable de ne pas dire clairement mon refus d’une politique où je vois le contraire de la raison : la rationalisation parfaite – et d’autant plus redoutable – de passions inspirées par la volonté de puissance et la capitulation masquée devant ce que l’histoire bricole de plus lourd et, souvent, de plus bête.
21 avril 2022
Il me faut chaleureusement remercier les trois chefs de gouvernement sociaux-démocrates du Portugal, d’Espagne et d’Allemagne, MM. Antonio Costa, Pedro Sanchez et Olaf Scholz, de m’avoir si aimablement instruit sur la signification et les enjeux de l’élection présidentielle française. Je ne les aurais pas vus sans eux avec une telle clarté. Si cette leçon à trois voix me touche au plus profond, elle a toutefois éveillé dans mon esprit une question que je crains de ne pas oublier quand j’aurai tiré sur moi le rideau de l’isoloir : s’ils déploient une prévenance aussi fervente à l’égard d’un citoyen d’un pays encore relativement souverain, qu’inventeraient-ils pour le convaincre le jour où la chose européenne le rendrait tellement plus proche et tellement plus vulnérable ?
15 mars 2022
Que la Maison Bouygues décide combien des douze candidats à l’élection présidentielle – et lesquels – seront admis à l’aimable soirée qu’elle organise, rien de surprenant : goujaterie ordinaire du fric. Mais que les huit élus n’aient pas eu le réflexe élémentaire de faire savoir qu’ils déclineraient cette invitation si un carton accompagné d’excuses n’était pas envoyé aux quatre réprouvés, voilà qui en dit plus long sur eux que tout ce qu’ils nous ont récité. C’était une soirée à vivre ensemble, non ? Dans un esprit démocratique, non ? Dans le respect de la pluralité républicaine, non ? Incapables, dans une circonstance aussi solennelle, de prendre aucun de ces mots au sérieux, les huit bouygueux sont sortis de mes favoris. La politique, nous enseignait Etienne Borne, ça commence par la voirie.
18 février 2022
Entre les fauteuils rebondis et moelleux que la générosité médiatique offre à l’Islamo-gauchisme et au Grand remplacement, y aurait-il un discret strapontin pour une courte vidéo qui ne sombre pas dans la passion ?
Penseur et écrivain algérien, Mustapha Chérif défend ce vivre ensemble que, moi, j’attaque. Pourtant, le combat est le même : il en affirme la possibilité et en montre les fondements véritables quand j’en dénonce la sinistre caricature.
6 février 2022
Je n’aime pas, dit Dieu, celui qui pense
Et qui se tourmente et qui se soucie
Et qui roule une migraine perpétuelle
Dans la barre du front et un mal de tête
Dans le creux de la nuque dans le derrière de la tête.
Au point d’inquiétude.
Et qui a les soucis froncés perpétuellement
Comme un secrètement malheureux,
Et les tempes battantes, et qui est brûlé de fièvre.
Et aussi qui a le bord des paupières fripé
À force de regarder le jour du lendemain.
(Charles Péguy)
5 février 2022
Non à la haine, dites-vous. Ok, d’accord. Mais comment ? En haïssant la haine ? En défilant contre la haine ? Avant que d’autres, à leur tour, ne défilent contre la haine de la haine ? Et d’autres, après ceux-là, contre la haine de la haine de la haine ? La haine de la haine, c’est toujours la haine. Non à la haine, c’est aimer, point final et point initial. N’attendez pas de moi que je vous donne des leçons d’amour. Mais n’attendez pas non plus que cette incapacité me fasse taire. Je n’ai jamais su nager et pourtant il est bon de nager. Je n’ai jamais escaladé l’Himalaya et pourtant il doit être magnifique d’escalader l’Himalaya. Je n’ai probablement guère su aimer mais je sais que le seul remède à la haine est l’amour. Parce que c’est le seul moyen de casser l’engrenage infernal. L’amour casse la haine et il est absolument tout seul à le faire, absolument tout seul. L’amour est une rupture qui réunit. Pour parler comme un ami de cinquante ans, c’est une distance qui rapproche. La tambouille qu’on vous sert, et à laquelle vous faites semblant de croire, ne vous rapproche que pour vous séparer. (Note du 11 février. Joseph Joubert, à propos de la haine : « Il faut purger les passions ; toutes peuvent devenir innocentes si elles sont bien dirigées et modérées. La haine même peut être une affection louable, quand elle n’est causée en nous que par le vif amour du bien. »)
5 février 2022
Abattre les statues : infaillible marqueur de légèreté. Si nos nouveaux Parfaits avaient dans l’esprit autre chose que de la suffisance, ils comprendraient que ce rituel névrotique, loin d’effacer de la mémoire du peuple l’image de ceux qu’on a ainsi honorés, non seulement les idéalise un peu plus mais incite les citoyens à leur pardonner leurs torts éventuels. Une statue n’est pas un brevet de perfection, c’est le souvenir d’un être humain faillible et discutable qui, un jour ou l’autre, a essayé de l’être moins. Mais voilà. Être faillible et discutable, comment cela pourrait-il arriver à ces justiciers ? Ils sont Parfaits, je vous dis, ces vieux enfants : ils ne peuvent pas savoir.
27 janvier 2021
Vivre est un aller simple. Il n’est pas rare, vers la cinquantaine, d’affecter de parler en ancêtre. Ainsi cette actrice au meilleur de son âge qui attribue doctement au temps qui passe la nostalgie qui l’envahit. Aurai-je été un mauvais élève jusque dans l’art de vieillir ? Je ne connais plus guère ce sentiment, le temps l’a passé au gant de crin. Peut-être l’ai-je bichonné, il y a quelques décennies, pour me protéger de l’hiver qui venait, pour me persuader que je l’avais déjà vaincu? Aujourd’hui, rien ne me conduit ni ne me ramène à la nostalgie. Les mauvais souvenirs sont à la poubelle, les bons vivent en moi et portent toujours leurs fruits. Pas de retour, pas de souffrance du retour. L’enfance, si on n’en sent plus le souffle et le murmure, c’est qu’elle n’a jamais existé. La vieillesse ne rend pas lucide mais elle confirme qu’on ne l’a jamais été. Ce que j’ai pu faire de bien n’était pas si désintéressé, ce que j’ai fait de mal pas si perfide. Vieillir, n’est-ce pas quand il ne reste de tant de fausses pistes et de tant de certitudes inutiles qu’un sourire amer ou indulgent ? Vieillir, n’est-ce pas se dire qu’on est ce que l’on est, que les choses sont ce qu’elles sont, qu’on est ce que l’on est parmi les choses qui sont ce qu’elles sont, et voilà ? Vieux, on voudrait pouvoir dire ce et voilà. Vieux, on paierait cher pour pouvoir dire sans mentir : c’est ainsi. Mais c’est impossible. Ce n’est jamais ainsi.
Je peux vivre et penser à mon aise, aucun et voilà, aucun c’est ainsi ne viendra me coller à ma condition. Pas de colle universelle pour l’âme singulière : cette idée me relance et me réjouit deux fois. Charité bien ordonnée, pour moi-même d’abord : non seulement la perspective de la mort ne m’éloigne pas des autres mais elle m’en rapproche quand elle me confirme que ce qui s’agite dans ce corps et cet esprit usés appartient bien à l’expérience de vivre et non à je ne sais quel sombre corridor du destin. Mais je m’en félicite aussi pour les autres : si, bien avant la vieillesse, ils se persuadent qu’ils ne sont ni des pièces ni des fichiers de la machine-monde et que leur plus sûre fontaine de jouvence est de la tenir à la distance que leur désignera infailliblement leur jugement s’il est inspiré par leur cœur, comment ne me réjouirais-je pas des espaces ainsi ouverts à leur vie, à leurs projets, à leur joie ? Reste que ce saut dans la confiance est difficile. Se donner le droit de croire en un destin particulier, n’est-ce pas tourner le dos au bon sens et risquer la démesure ?
Peut-être faut-il se réinstaller dans l’un de ces instants privilégiés où l’on s’est senti à la fois entièrement présent au monde et parfaitement libre de toute ambition. J’ai raconté sur ce site, il y a onze ans, ce déjeuner fellinien, dans la salle à manger vide du Maréchal-Foch, avec un séminariste allemand d’allure colossale dont une tempête particulièrement rude n’avait nullement entamé l’appétit. J’avais vingt-deux ans, le paquebot avait été loué pour le pèlerinage en Terre sainte d’étudiants catholiques qui, pour l’heure, étaient occupés à gémir dans leur cabine ou sur le pont. Ernst Ludwig, lui, restait imperturbable. Quand il se pencha vers moi pour me dire : « Chan, mon ami Chan, il faut mancher, tout est payé », il ne se douta pas qu’il avait prononcé la phrase qui, de tout ce que j’entendis dans ce pèlerinage, me toucha le plus, tellement plus que ces émois de piété trop démonstratifs qui me mettaient mal à l’aise, que ces flots de bienséance spirituelle plus incommodants que le mal de mer.
Si je cherche dans cet instant quelque occasion de nostalgie, non seulement je m’y engage à contresens mais je le trahis. À peine avais-je entendu ces mots d’Ernst Ludwig que je savais qu’ils n’allaient pas se figer en un de ces souvenirs qu’on range dans un tiroir de son cœur et qu’on en sort comme un remède, quand la tristesse ou l’ennui mord trop méchamment, parce qu’il rouvre la porte d’un paradis perdu en carton-pâte où l’on feint de se perdre délicieusement alors qu’on ne s’occupe que de faire taire en soi tout ce qui, soupçon ou ironie, l’aplatirait immédiatement. Je connais ces souvenirs-là, je joue avec eux, je mens avec eux comme tout le monde : la phrase d’Ernst Ludwig n’est pas de leur famille, ni d’aucune autre. Quand il l’a prononcée, j’ai senti qu’elle était éruptive et qu’elle le resterait. C’était une phrase au présent absolu, éternellement jaillissante. À l’instant de ma mort, elle serait aussi vive qu’en cet été 1955. Rien ne mordrait sur elle, jamais. Non seulement elle ne me prescrivait rien et ne m’interdisait rien mais, anticipant ma liberté, l’épousant et la débordant, elle m’assurait que rien de ce que j’entreprendrais, penserais, imaginerais ne resterait sans écho, sans réponse, sans répondant. Rien. Ni le bien ni le mal, ni le faux ni le vrai. Quand j’ai rencontré le Tout est grâce de Bernanos, il m’a reconduit à ce séminariste allemand. La même certitude lui était venue, la même simplicité supérieure, géniale. Ce garçon de vingt-deux ans, gavé d’inhibitions mais qui avait faim de toutes les choses de la terre et que commençaient à secouer des orages dont il ne pressentait pas encore la violence, Ernst Ludwig en avait perçu tout à la fois, par l’intuition de l’amitié, le trouble, la détresse et l’espérance. Alors, en ami soucieux de vérité, en bon camarade d’incertitude, il avait élargi l’instant présent aux dimensions de sa vie, de toute vie et, d’emblée, servant d’abord le meilleur vin, l’avait invité à mettre à distance infinie son angoisse et son irrésolution, et avait glissé dans son cœur, comme une enveloppe dans une poche, une parole qui accueillerait tout, même le pire.
22 janvier 2022
Être candidat à l’élection présidentielle, ce pourrait être simple. Voici qui je suis. Voici ce que je sens. Voici ce que je pense. Voici ce que je vous propose. Personne, à son travail, n’a le droit de dire n’importe quoi. Personne n’a le droit, à son travail, de se moquer du monde. Formidable illustration du délire collectif, les candidats à l’élection présidentielle font exception. Dans la circonstance la plus solennelle de la vie démocratique, ils peuvent, sans courir le moindre risque d’être envoyés au coin avec le bonnet d’âne, se dire certains d’être présents au second tour. À l’instant où il se targue de cette évidence publicitaire qui sent le supermarché et les plats préparés, chacun d’eux oublie-t-il que trois ou quatre concurrents sont en train de proclamer ailleurs la même certitude ? Se mettent-ils un instant dans la tête de l’électeur ? Doit-il renoncer à toute logique comme ils renoncent, eux, à tout esprit de sérieux ? Si, à cette occasion, ces Lumières dont on le bassine sont là pour l’éclairer, je ne vois pas à quelle conclusion la raison pourrait le conduire sinon à celle-ci : ces candidats ne peuvent être que des menteurs ou des illuminés ; si l’un d’eux est choisi, il le sera même deux fois puisqu’il expliquera alors qu’il était sûr de son fait, ce qui aggravera son cas.
17 janvier 2022
commérage n.m. Au XXI° siècle, désigne la vie sociale dans ses différents aspects (politique, culturel, religieux, économique, etc.)
14 janvier 2022
Une chaîne d’infos, il y a quelques soirs. Sous l’écran où l’on commente goulûment l’élection à venir, un bloc où on lit : « La classe politique se sert les coudes. » Personne ne semblant en être incommodé, elle se les servira jusqu’à la fin de la séquence. Mes oreilles sont au débat, mes yeux sur le bloc. Fascinante, cette absurdité sous les pieds de ces prolixes décrypteurs. On dirait leurs débats assis sur des chaises cassées.
9 janvier 2022
L’Intelligence Artificielle. « Morbide oxymore », dit Stéphane Zagdanski. Superbe.
13 décembre 2021
Quand elle arbitrait les débats, souvent fort intéressants, où s’affrontaient Eric Zemmour et Nicolas Domenach, je voyais en Léa Salamé une excellente journaliste. Dans l’émission récemment consacrée au polémiste candidat, la professionnelle intelligente et perspicace s’est muée en une détestable propagandiste. L’irritation que je crois avoir partagée avec beaucoup de téléspectateurs, si vive qu’elle fût, me semblait pourtant moins mordante que celle qui gagnait cette femme lucide elle-même au fur et à mesure qu’elle cédait davantage au démon imbécile de la passion partisane. Surtout, ne pas en faire un plat : seuls les moteurs à l’arrêt n’ont pas de ratés et nos erreurs sont toujours riches de belles leçons. Si toutefois cette manière de faire se généralisait, la seule riposte possible d’un public pas encore entièrement toutoufié serait de ne plus se présenter aux rendez-vous que lui proposerait un journalisme dévoyé.
7 octobre 2021
Jacques Berque croyait profondément à la possibilité d’un islam gallican. Cette expression n’était pas de lui. Elle lui avait été soufflée par l’un de ses contradicteurs qui avait ainsi ironiquement résumé sa pensée après une conférence qu’il avait donnée, le 13 avril 1992, au Centre culturel algérien. Loin de le récuser, il avait immédiatement adopté ce mot et le jugeait « très heureux ». Il savait l’islam capable d’adaptations de ce genre, dans le monde arabe et ailleurs. La citation que j’ai recopiée aujourd’hui sur la page d’accueil de ce site, et qui figure dans notre livre d’entretiens Il reste un avenir, résume l’esprit de cet islam gallican. C’est bien de l’islam dans toutes ses dimensions qu’il s’agit. « L’adaptation d’un dogme au milieu où il opère, dit Jacques Berque dans ce livre, est non seulement conforme à la vitalité de ce dogme, mais même comprise dans les perspectives que ce dogme propose aux hommes. Ce dogme est fait pour les hommes, les hommes vivant dans tel ou tel canton de la terre. Il est évident que l’islam proposé aux Bédouins d’Arabie comporte d’autres circonstances d’application qu’à ceux vivant en Suède. Dire le contraire serait vraiment chevaucher les nuages. » Il croyait qu’une telle évolution serait bénéfique à l’islam et à la France. Quand je cherche à le faire préciser, je lui demande : « Vous proposez donc que la France soit, à sa manière, un lieu de progrès de l’islam ? » Voici sa réponse complète : « Non seulement je le dirais, mais je l’affirme. La France, ayant un million de citoyens musulmans recensés, est aujourd’hui, à la lettre, une nation partiellement musulmane. Je le dis avec force : la France doit assumer son islamité et les musulmans de France doivent assumer leur francité. » Ce que ne peuvent refuser que ceux qui n’ont pas dépassé leur nostalgie et ceux qui n’ont pas surmonté leur ressentiment. Une remarque s’impose toutefois. Alors que cette idée d’un islam gallican ou d’un islam de France est prise au sérieux par beaucoup de penseurs musulmans très écoutés, elle est presque totalement absente de l’horizon politique français. Seul Jean-Pierre Chevènement…
5 octobre 2021
« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était … »
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23 septembre 2021
« Ce n’est pas au monde de s’adapter à nous-mêmes mais à nous de nous adapter au monde. » Signé qui ? Signé Peugeot. Dans sa publicité. M’adapter au monde ? Si je vis en Allemagne dans les années Adolf, à moi de m’adapter ? Si je vis en URSS dans les années Joseph, à moi de m’adapter ? Simone Weil avait entièrement raison de vouloir interdire à la publicité de poser ses pattes sur la pensée et la morale. Pas plus haut que la caisse, Peugeot ! En français comme en argot !
13 septembre 2021
Entre deux gamines serrées l’une contre l’autre dans la contemplation d’un portable et un moine trappiste un instant sorti du silence, la rencontre est aussi improbable que celle d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection. De cette dernière circonstance, pourtant, Lautréamont, qui rêvait large, voyait sortir du beau. Nul besoin de rêver pour que, de la première, naisse du vrai. De sa solitude, le trappiste le pressent et le dit en trois mots : cette société étouffe. Quand elle lève le nez et parle de l’esclavage où elle s’est laissé enfermer, une des gamines le confirme et l’explique admirablement. Elle raconte les heures, les jours perdus à scruter sur les visages ou les corps d’autres gamines la sublime beauté qui les renverra à ce qu’elles prennent pour leurs défauts ou leurs imperfections et les poussera à s’invalider, à se périmer, à se déconsidérer, à se nier secrètement et à nier cette négation dans une affirmation mensongère et agressive d’elles-mêmes : telle est l’essence des réseaux asociaux. Et là, parlant de cette horrible manie de se comparer et de se condamner, l’adolescente a une parole bouleversante : toutes ces bêtises, s’il n’y avait pas ces réseaux, « qu’est-ce qu’on s’en foutrait ! » Terrible lucidité : diagnostic et traitement. Elle sent jusqu’à l’angoisse que, dans une société aussi serve et vendue que la nôtre, tout ce qui propose la liberté n’a d’autre souci que de la dérober. Et que la voix de ceux qui la célèbrent ou la proclament vibre faux.
4 septembre 2021
“Communiquez, niquez, niquez !” Ça ne vous fait pas rire ? Vous n’en pouviez plus pourtant quand Sœur Sourire, cette demeurée, cette oie blanche, chantait “Dominique, nique, nique !” Vous, personne ne vous enverra au cimetière.
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Fais bien attention à ce que tu ne diras pas.
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Gérez ! Gérez ! Gérez! J’errerai…
31 août 2021
N’oublie pas, dit la tradition juive. Non pas, Shelomo Selinger y insiste, n’oubliez pas. Dans cette tradition, dit le sculpteur, « il semble que la juste mémoire se construise par la somme d’une infinité de mémoires singulières que ne doit jamais effacer la constitution d’une mémoire collective car, même avec des ressemblances et des répétitions, aucune mémoire n’est jamais identique à une autre ». D’où la règle de vie fondamentale que propose cet artiste : « Ne jamais se permettre d’être pris par le groupe. Le groupe n’a ni cœur ni cerveau. »
17 août 2021
Afghanistan. Sinistre conclusion d’une piteuse aventure. Grandeur de l’Occident ! Valeurs éternelles de l’Occident ! Qu’à cela ne tienne : une bonne couche de vivre ensemble et il n’y paraîtra plus. Communicancants, au boulot !
12 août 2021
J’apprends d’une comédienne qu’il est arrivé quelque chose de bien affreux à la troupe au sein de laquelle elle préparait un nouvel Hamlet quand la pandémie en stoppa, en plein vol, les répétitions. L’expression qu’elle donne de ce drame me glace d’horreur. Toutes mes réserves compassionnelles s’épuisent d’un seul coup quand elle prononce cette phrase effrayante : « On était devenus déjà inessentiels ». Mais le pire est à venir, trois petits mots qu’elle ajoute en baissant le ton avec talent pour laisser entrevoir l’infinie mélancolie qui a failli l’engloutir : « … déjà inessentiels, il me semble ». Toute la phrase est à moduler d’un seul coup, d’un seul sanglot qui éclate et s’éteint lentement : « On était devenus déjà inessentiels, il me semble… » Sortie. Applaudissements. Rappels. Saluts interminables. Les lumières s’éteignent enfin. Resté seul au poulailler, je pleure, honteux d’être encore là, tâchant en vain de sonder le gouffre que l’artiste vient d’ouvrir pour tenter d’y repêcher quelque déchet d’espérance. Souffrir, qui peut l’éviter toujours ? Mourir, c’est encore un acte de la vie. Mais devenir inessentiel ! Ne plus être ce que l’on est. Avoir perdu son essence ! Dans quel état me mettrait cette insoutenable situation ! Moi qui suis tellement essentiel – tout le monde s’en rend compte, n’est-ce pas ? – me retrouver dans cet horrible cas ! Accablé, je balbutie. Perdre son essence ! Perdre… Oh non ! Pas ça ! Pas cette image qui, en un seul instant, m’achève et me fait tordre de rire : ma Twingo perd son essence et le commissaire Maigret, malin comme il est, n’a plus qu’à suivre les gouttes sur le macadam… Quel péquenot je fais, mais que c’est bon de raconter des bêtises parmi ces endimanchés du ciboulot, ces greffés du sentiment, ces tatoués de la conscience !
11 août 2021
Je ne vois pas pourquoi, demain et après-demain comme aujourd’hui, le monde ne pourrait pas devenir meilleur ou moins mauvais si ceux qui l’habitent ne renoncent pas à écouter ce que leur disent, avec leurs voix différentes mais concertantes, le cœur et la raison. Par habitude, on appellera sans doute progrès l’heureux résultat de cette disposition. Pas trop longtemps, néanmoins. Certes, le mot a été chargé de beaucoup d’espérance et il serait injuste de ne pas porter à son crédit l’adoucissement qu’il a apporté à tant d’existences. Ce progrès-là, en dépit de ses erreurs, n’était pas un mauvais garçon. Mais la tête lui a tourné quand l’orgueil l’a saisi, quand, se détachant de sa contingence originaire, il s’est pris pour un principe, pour une règle de vie collective, pour une manière d’être : tout cela le dépassait beaucoup, ce gamin, il n’avait rien à voir avec l’être, ce nigaud, rien du tout, rien de rien ! Il faut dire qu’il avait trop d’amis riches, ce n’est jamais bon pour personne. Ils ont fait de lui ce qu’ils font de tout, et d’abord d’eux-mêmes : ils l’ont flatté et rendu fou. C’est ainsi que ce beau mot de progrès a pris des allures de notion psychiatrique, et que ses noces avec Prétentieuse Naïveté ont produit beaucoup de bébés loufoques. L’humain augmenté, par exemple. Vous vous rendez compte ? L’humain augmenté ? Fada, va !
11 août 2021
Sur qui compter aujourd’hui ? se demandait Maurice Bellet. Sur ceux qui ne savent pas ? Non, ils ne savent pas. Sur ceux qui savent ? Non, ils n’apprendront rien. On ne peut compter que sur ceux qui savent qu’ils ne savent pas, qui marchent sur des semelles de vent. Pensée reconnaissante à Eugène Poubelle, préfet de la Seine. Que serions-nous sans son invention ? Sur ce long chemin de mystère qui nous attend tous, que ferions-nous de tant d’infos, de tant d’actus, de tant de projets, de tant de savoirs, de tant d’images, de tant de cris et de soupçons, de tant de peur et d’avarice ?
10 août 2021
Le virus, la lassitude, l’angoisse. Insupportable à ceux qui feignent de s’accommoder de la servitude calculée et des valeurs truquées qui s’y épanouissent comme des fleurs de plastique, le rappel soudain, répété, lancinant de notre indépassable condition humaine. La bataille est dans mon cœur comme dans n’importe quel autre, je ne me sens pas plus capable de la gagner qu’aucun de mes voisins mais elle ne m’est pas étrangère. Elle est terrible, mais elle n’est pas de trop, elle n’est pas déplacée. Elle est au centre et au principe. Elle est à sa place. D’elle sont nés mes enthousiasmes et mes dépressions, mes désirs et mes délires, mes erreurs et mes errements mais aussi ma bienheureuse errance. Tout ce qui s’est fait en moi de bon et toutes les « iniquités énormes » que j’ai fabriquées ont en elle leur source, jusqu’à cette folie que je ne connais que trop et ce grain de sagesse dont je ne sais d’où il vient et qui, malgré moi, lui résiste. Et je la sens en vous comme jamais quand vous dressez contre elle, comme une barrière de carton, ce mur de paroles convenues que vous souffle la peur, quand votre voix ne vous ressemble plus, quand votre suffisance me crie qu’elle ne vous suffit pas.
9 juillet 2021
Derrière le masque : admirable reportage, hier soir, sur C8, dans des hôpitaux où l’on soigne le Covid. Je propose, je demande qu’il soit présenté, à la rentrée de septembre, dans toutes les classes des collèges et des lycées. Mais attention. On rassemble les élèves, on passe le reportage et terminé, tout le monde s’en va. Pas un mot d’introduction, pas un mot de conclusion. Pas de commentaires, pas de décryptage ! Ne faites pas comme ces télés qui nous gâchent la soirée en nous expliquant les trois raisons pour lesquelles il nous faut absolument regarder le film qu’elles ont programmé. Pas de ça. Le reportage et les enfants. Le reportage et les ados. Point final, c’est-à-dire, en vérité, point initial dans leur conscience, que viendraient vite faire avorter les considérations oiseuses et les glouglous pépères sur le vivre ensemble et le reste. Tout ça est dans l’émission, mais à un point inouï d’incandescence et de simplicité : pour une fois que tombe (mais d’où ?) une parole digne de ce nom, pas de bibine dans ce grand cru ! Faites ce cadeau aux enfants de France, de grâce ! Faites qu’ils puissent voir cela ensemble et en parler entre eux ! C’est tellement plus vrai que tout ce qu’on leur raconte ! Ce que disent ces aides-soignantes, ces médecins, ces infirmières, je vous en laisse la surprise. Je ne dévoile qu’un détail, une séquence : des femmes épuisées qui se retrouvent dans leur local, écoutent des chansons, et chantent, et dansent ! Pour se donner du courage. Et parce qu’elles en ont à donner. Ce monde n’est pas ce qu’on dit qu’il est, ayez le culot de le faire savoir aux jeunes ! Sans « pédagogie » ! Sans tactique ni stratégie ! Pour une fois, soyez simples ! Pour une fois, oubliez tout, sauf ce qui compte ! Pour une fois, politiquez gratuit !
9 juillet 2021
Principe. Quod scripsi, scripsi. Ne jamais supprimer un texte publié sur le site. Seule modification autorisée, la correction d’une coquille, d’une faute matérielle, d’une formule maladroite. Interdiction de toucher au fond. Mais si j’ai écrit une bêtise et si, pour une fois, je m’en aperçois ? La laisser et, à côté d’elle, asseoir quelque chose qui me paraît moins bête. Me servir de la technique pour montrer ce qui se passe dans un individu qui ne se croit pas investi d’une révélation définitive et n’a signé de contrat de mariage intellectuel, ni même de pacs mental, avec personne. Me comporter avec moi-même, dans ce cas, comme Pascal me suggère de me comporter avec mon interlocuteur quand je sens qu’il commet une erreur : « Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un homme qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. » Savez-vous pourquoi les politiques ne suivent pas, sur ce point, l’auteur des Pensées ? Par générosité, bien sûr ! Pour ne pas retirer le pain de la bouche des politologues, commentateurs, experts et toutes autres formes de communicancance.
8 juillet 2021
La Mairie de Paris m’a à l’œil. Avec une fine ironie, elle s’inquiète de savoir si Paris, par malheur, ne m’intéresserait plus. Elle a en effet constaté que je n’ouvrais plus la lettre d’informations qu’elle m’envoie régulièrement et à laquelle, naturellement, en bonne Française, elle donne un intitulé anglais. Je dis bien : la Mairie de Paris s’étonne que je n’ouvre plus cet inestimable document. Elle ne me demande pas si je le reçois bien. Elle me demande pourquoi je ne l’ouvre plus. La Mairie de Paris sait donc qu’il m’est arrivé de l’ouvrir et que je ne l’ouvre plus. Elle a raison. Je l’ai ouvert : plût au Ciel que ce fût la seule erreur que j’eusse à me reprocher. Et je ne l’ouvre plus : il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Que je rassure la Mairie de Paris. La ville où je vis depuis bientôt cinquante ans m’intéresse toujours, et de cela je lui rends grâces : loin de le ruiner, les âneries qu’elle y accumule ont confirmé l’intérêt que je lui porte. Et j’aurai, je l’espère, pleinement apaisé les inquiétudes de la Mairie de Paris quand je lui aurai fait savoir que c’est précisément parce que Paris m’intéresse toujours que je ne lis plus sa lettre d’informations.
La Mairie de Paris connaît donc mon sentiment. Nous sommes ainsi à égalité. Son mail ironique me dit aussi beaucoup sur elle, en effet. Ainsi, elle sait si j’ouvre ou non la correspondance qu’elle m’adresse. Si je l’ouvre et quand je l’ouvre, probablement, et où je me trouve à cet instant. Peut-être même pour quelle durée. À ses yeux, de toute évidence, rien de plus naturel, rien de plus social, rien de plus citoyen. Dans ces temps anciens où, comme on nous en persuade, l’idée de la liberté n’affleurait pas davantage à la conscience que le désir de liberté, on eût dit qu’elle m’espionnait. Et l’on eût pensé que c’était là une bien vilaine manière. La Mairie de Paris ne sait pas que, quand elle envoie une lettre, elle n’a rien d’autre à faire que d’attendre la réponse, de s’en réjouir si elle vient et, si elle ne vient pas, de se demander pourquoi. Agissant autrement, elle laisse entendre qu’elle est une Mairie vraiment très mal élevée.
7 juillet 2021
La Poste a encaissé avec diligence le prix de la réexpédition de courrier que je lui ai demandée mais a laissé mes lettres dans leur boîte. L’employée à qui je raconte ce petit malheur est aimable et navrée. Elle me promet de faire le nécessaire. Pourquoi les grands services plus ou moins publics auxquels je m’adresse font-ils surgir en moi l’image de paquebots qui font eau de tous bords et dont les matelots, dévoués et vaillants, doivent se comporter en infirmiers ? Quel est l’abruti galonné qui a décidé de m’indiquer en anglais, et seulement en anglais, le temps d’attente de ma conversation téléphonique ? Cher Gaston Miron, ton combat de Québécois est devenu le mien. Speak French, merde ! [Post scriptum : Tâcher de ne pas dire de bêtises. Je refais le même numéro pour vérifier la pertinence de mes reproches. Stupéfiant. L’option réexpédition qu’on me proposait il y a moins d’une demi-heure a disparu. J’en essaye une autre : elle n’est plus accessible. On me noie sous une avalanche d’adresses virtuelles plus compliquées les unes que les autres. L’horreur est là. Non pas dans ce désordre. Dans cet ordre mystérieux, entièrement autocentré, délirant, profondément inhumain, dégueulassement intéressé. Alors je veux bien que terrasser la mondialisation soit au-dessus de nos forces. Mais en finir avec ces trouduculades, ça non plus nous ne le pouvons pas ? Mon avis ? Nous aimons la mort, c’est là qu’est la question, pas ailleurs. Bien sûr, nous ne nous le disons pas. Nous surnommons progrès la saleté qui nous arrache à nous-mêmes.]
6 juillet 2021
Pour nourrir la réflexion des soignants et des personnels des Ehpad qui hésitent à se faire vacciner, cette remarque de Georges Bernanos : « Lorsqu’un homme crie : « Vive la Liberté ! », il pense évidemment à la sienne. Mais il est extrêmement important de savoir s’il pense à celle des autres. »
22 juin 2021
Depuis maintenant près de dix-huit ans, j’essaye d’éviter autant que possible, dans ce site, le double péril de la solennité hiératique et de la familiarité vulgaire. Et pourtant, depuis quelque temps, au fur et à mesure que se resserre sur nous, comme l’étau d’une migraine, l’immonde logique de la modernité technocratique, quelque chose en moi, contre quoi je lutte, me pousse à écrire plus gros, plus brutal, plus massif, plus violent. Est-ce l’âge qui m’y incite ? La fâcheuse désinhibition qu’il produit ? La crainte de ne pas avoir dit assez, assez bien, assez fort ? Un peu sans doute, mais les raisons les plus graves, que la pandémie a alourdies, viennent du monde, pas de moi. Et, avant tout, la décomposition du langage, sa colonisation et son infection par la lèpre du management. Le plus obscène de l’obscène n’est aujourd’hui à chercher dans aucune forme de pornographie mais dans la manière dont on parle de l’humain, ce condiment qui parfume la bouillasse technico-économique. Quand j’entends que, dans telle mesure ou dans telle disposition, il faut ajouter de l’humain, j’hésite : est-ce que j’habite parmi les singes, parmi les fous, parmi les monstres ? Si ce n’est pas vrai, si je vis encore parmi les humains, quels voyous, quels salauds ont pour mission de les chasser d’eux-mêmes, et pour quels pourboires ? C’est avec ces mots-là, je ne le cache pas, que je m’interroge et, ni fier ni honteux, je cherche à savoir pourquoi et me demande si je fais bien. Un gros début de réponse m’est venu dans une phrase de Maurice Bellet, qui déborde deux fois cette époque minable : par la hauteur de son propos, et par son abrupte franchise. La voici : « Que la violence de la parole soit identique à cette tendresse et bonté qui épargne tout et ne condamne jamais, voilà l’identité première, le grand principed’identité ». Cette identité-là se cherche sans doute en moi, comme en chacun d’entre nous. Une bonté violente, c’est là un mystère considérable. Je ne fais que le pressentir.
22 juin 2021
« Nous vivons dans un siècle qui lasse le mépris… » Ainsi parlait Lamennais, il y a deux siècles. Et Mauriac, qui n’est déjà plus de notre temps. Tous les siècles lassent le mépris. Le nôtre plus qu’un autre. Parce que c’est le nôtre. Et la même histoire recommence. La même impitoyable, impossible exigence. Ne pas haïr les êtres parce qu’on hait le monde. Ne pas aimer le monde parce qu’on aime les êtres. Tout ce que vous avez à reprocher à tel parti devient peu de chose quand vous le qualifiez de parti de la haine. Il y a des partis de l’amour, vraiment ? Et vous en êtes, n’est-ce pas ?
12 juin 2021
Tandis que le président, quitte à raviver dans les esprits faibles une agressivité capable de les affoler, salue les électeurs à la manière du Dalaï-Lama, les capteurs spirituels installés en lousdé par son ministre de l’Intérieur géolocalisent Satan. Banal. Classique. Vieille histoire. On ne joue pas avec ces choses-là. On peut les ignorer mais on ne peut pas les utiliser, l’échec est assuré. Ces signes minuscules font des révélations majeures. Quelque chose est à bout. La com, fondamentalement bête parce que fondamentalement fausse, ne sait pas que le feu brûle.
11 juin 2021
Télétravail. Sur une chaîne d’infos, j’entends que les télétravailleurs se divisent en deux camps : ceux qui le détestent beaucoup et ceux qui le détestent un peu. Curieux, je n’avais pas ce sentiment. Sur France Culture, le décrypteur est moins tranchant. Il va jusqu’à reconnaître que les gens ne se sont pas trop plaints de cette expérience de solitude, bien moins, en tout cas, qu’on aurait pu l’imaginer. Qui est ce on ? demandait Léon-Paul Fargue. Qui est ce on qui s’étonne que la nostalgie des bavardages devant la machine à café ne suscite pas de réactions désespérées ? Qu’on puisse vivre quelques mois sans la délicate fraîcheur qui émane d’un DRH ? Sans communier dans l’angoisse métapsychique de la concurrence ? Qu’il soit possible de rester en bonne santé quand on a manqué quelques épisodes de la joute homérique que renouvellent inlassablement patrons et syndicalistes ? Sans faire semblant de se demander gravement, à l’invitation d’un formateur, en quoi l’intelligence émotionnelle est utile à l’entreprise ? Qui est ce on, demandez-vous ? Bernanos vous le dit et prend soin de préciser qu’il ne désigne sous ce nom ni les ignorants ni les simples : c’est l’imbécile. « Bien au contraire, ajoute-t-il. L’expérience m’a depuis longtemps démontré que l’imbécile n’est jamais simple, et très rarement ignorant. » Je ne suis pas entièrement naïf. J’imagine très bien ce que les machines vont suggérer d’inventer à des gens qui, eux-mêmes salariés, et probablement trop pétochards (on dit respectueux des valeurs) pour défouler un bon coup leur sadisme sur les sites appropriés, mettront vertueusement tout leur vice à pourrir, à domicile, la vie de leurs malheureux compagnons télétravailleurs. Et je n’ignore pas du tout quels avantages cette nouvelle configuration du travail offrira, comme sur un plateau, au pouvoir de l’argent. Et je reconnais qu’il faudra, sur ces deux fronts, se bagarrer dur, très dur. Pourtant, cette occasion, j’en suis certain, il ne faut pas la manquer. Pas seulement pour des raisons d’évidence, même si elles comptent. Pas seulement pour s’apercevoir que les milliards d’heures perdues et les tonnes de décourageantes fatigues accumulées dans ces expéditions ubuesques des transports publics que l’on doit à l’organisation snobinarde de l’habitat – et dont seuls sont protégés les privilégiés – ne sont pas, à la fin des fins, un insurmontable destin. Pas seulement pour que cette enveloppe de non-sens, cette gangue d’ennui et d’absurdité qui enserre le travail soit mise en question avec la sévérité qu’elle mérite. Pour une raison plus profonde aussi, et finalement, plus forte. Parce que le travail, ce travail-là, ce travail obligé, n’est pas la vérité de la vie. Parce que les relations professionnelles restent cruellement dépendantes de l’étau idéologique qui les enserre. Parce qu’il y a un monde de liberté à reconnaître, le seul qui ne soit à la portée d’aucune propagande. Parce qu’il n’est pas vrai que l’économique – production, consommation – soit l’essentiel de l’existence. Parce que ceux qui ont inventé cette ânerie, sous quelque forme qu’ils l’aient mise en scène, restent des frustrés et, au sens bernanosien du mot, des imbéciles. Parce que, de l’ENA aux écoles de commerce, tous les lieux où, sous mille atours parascientifiques, cette horrible fumisterie se propage en s’alourdissant, loin d’être ouverts à tous, devraient – et pourraient sans dommage – être définitivement fermés, comme se dissipe un cauchemar. L’essentiel est en nous. L’essentiel ne manque jamais. L’essentiel emmerde la propagande, se fout des stratégies et conchie les intérêts. Tout n’est pas dit dans cette intuition, bien sûr. Mais, sans elle, rien n’est dit.
11 juin 2021
« Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui, ayant tout, disent avec une bonne figure, une bonne conscience : « Nous, nous qui avons tout, on est pour la paix ! », je sais que je dois leur crier à ceux-là : Les premiers violents, les provocateurs de toute violence, c’est vous ! » L’Abbé Pierre parlait ainsi. Chapeau. Qui n’a pas cette évidence dans le cœur, si grave ou aiguë qu’il fasse sa voix, n’a rien à dire de sérieux. Mais, par ailleurs, ne pas voter pour ce qu’on appelle l’Europe était à ses yeux une mauvaise action. Normal. Il voyait les nations comme il les avait vues ou comme on lui avait appris à les imaginer, des édifices de sens et de raison façon cathédrales qui, quand ils se rapprochaient, devenaient presque évangéliques. Il n’avait pas l’idée, l’Abbé Pierre, que le fric était en train de tout miner, de tout déconstruire beaucoup plus sûrement que ne pouvaient le faire tous les Deleuze et Derrida de la Création. Que des mots très inquiétants comme nationalisme ou internationalisme ne recouvriraient bientôt que des lambeaux d’anciennes colères dont les financiers rigolent quand ils les voient se fondre dans le même néant. Il n’imaginait pas la cancérisation, les métastases dans le langage, l’intériorisation du mal. Il se battait bien, l’Abbé Pierre, et s’il se complaisait parfois un peu à sa rhétorique prophétique, c’était sans doute que son âme droite et fraîche pressentait vaguement des catastrophes dont il ignorait tout et qui le terrifiaient d’autant plus.
30 mai 2021
Je ne suis pas certain que les adversaires du Rassemblement national aient entièrement raison d’expliquer qu’il ne s’agit pas là d’un parti comme les autres. Ils devraient en tout cas s’assurer que le communicant qui leur a soufflé cette idée a bien compris que c’est pour eux qu’il travaille.
1er mai 2021
Ne pas trop parler des miracles, se contenter de les méditer. Entre Rokhaya Diallo et Alain Finkielkraut, il circule du silence et de la vérité. Comme si, chacun de son côté, ils avaient pris le risque heureux de laisser ouverte une trappe secrète. Rien à voir avec une négociation. Mais c’est si rare, chut ! Je suis content que cela se passe sur France Culture. Le slogan de cette radio, autre miracle, n’est pas un faux nez. L’esprit d’ouverture, voilà en effet ce que j’y sens, un goût – aujourd’hui très rare – de commencement. Autrefois, la culture y avait une odeur de naphtaline distinguée qui assoupissait. Ce n’est plus le cas, sans qu’on soit pour autant tombé dans la facilité de la mode. Du bon travail ! Et que ça fait plaisir, pour une fois, de pouvoir être d’accord !
28 avril 2021
Ai-je perdu la raison ? La population de l’Inde n’est-elle pas vingt fois plus nombreuse que celle de la France ? Si la mortalité due au Covid était, en France, égale à celle de l’Inde, ne compterions-nous pas 10.000 victimes au lieu des 100.000 que nous déplorons ? N’avons-nous donc pas dix fois plus de morts chez nous que n’en ont les Indiens ? Ce compte est-il erroné ? Manipulateur ? Complotiste ? Depuis le début, Catherine Hill a raison. La seule vraie bonne nouvelle qu’on puisse nous annoncer dans l’affaire Covid, c’est que les gens n’en meurent plus, non pas qu’on ait le droit d’aller siffler sa bière à une terrasse, même si c’est au nom de sa liberté confondue trop vite avec la liberté. « Lorsqu’un homme crie : « Vive la Liberté ! », écrivait Bernanos dans La France contre les robots, il pense évidemment à la sienne. Mais il est extrêmement important de savoir s’il pense à celle des autres. Car un homme peut servir la Liberté par calcul, comme une simple garantie de la sienne. » Nous y sommes, mais c’est très étrange. Les dénonciateurs d’injustices en tout genre, et de violences, et d’inégalités, et d’exclusions, et de discriminations, n’ont pas l’air de s’en apercevoir. Mais suis-je bête ! Là, il ne s’agit que de la Vie, ce n’est pas, après tout, un créneau tellement porteur… [Note du 29 avril : Bien sûr que la petite bière, je l’aime comme tout le monde… Ce qui me gêne, c’est le bruit qu’on fait autour. Une petite bière, c’est discret, ça ne demande pas à être érigée en signification, en idéal, en art de vivre. Une petite bière, il ne faut pas trop la faire mousser. Sinon, c’est suspect, on se demande ce qu’on a mis dedans, si on n’y a pas ajouté pas mal de bluff et une grosse pincée d’égoïsme qu’aucune littérature ne changera jamais en son contraire. J’aurais voulu que cette période fût un combat contre la mort, rien que cela. Un temps de dépassement collectif, ça aurait eu de la gueule ! On se serait sortis de cette histoire beaucoup plus forts, beaucoup plus vrais. Peut-être n’est-il pas trop tard ? Il y a autre chose aussi. Ça nous aurait permis d’en finir avec cette espèce de supériorité occidentale que je ne peux m’empêcher de comparer au chapeau melon que mon grand-père a vissé sur son crâne jusqu’à sa mort : il était le seul à se trouver beau. Des démocraties incapables de comprendre que la vie c’est mieux que la mort, j’ai l’idée que ce n’est pas là un détail tout à fait négligeable. Mais comment choisiraient-elles la vie, les pauvres ? Elles sont maquées avec le fric jusqu’au fond de leur conscience ! Aider l’Inde ? Bien sûr ! Mais pas pour y trouver une justification, encore moins pour y nourrir la crétinissime illusion de je ne sais quelle suffisance… Pour sentir, au contraire, l’identité de nos malheurs. Aider l’Inde pour l’Inde. Aider l’autre pour l’autre. Mais, dans cette aide, cueillir l’exigence intraitable de nous aider aussi nous-mêmes, de nous aider à vivre. Ne pas exporter le mensonge, même gratis. Trois cents morts par jour, Catherine Hill a raison, c’est insupportable.]
19 mars 2021
Vous avez vu ? Trump a traité de Poutine de tueur ! Mais il est vraiment jeté, ce mec-là ! Il a changé d’idée ? Il veut la guerre maintenant, ou quoi ? C’est ça, la diplomatie ? Comme il l’a dit lui-même, il n’y a pas longtemps, avant de faire le ménage chez les autres, son pays pourrait commencer par s’occuper de sa propre poussière ! Vivement Biden, hein ! Ça, ça sera de l’humanisme ! Là, on les sentira, les racines chrétiennes de l’Occident ! Quoi, vous dites quoi ? Je me suis planté ? Ce n’est pas Trump qui a traité Poutine de tueur ? C’est… ? Non ! Pas possible ! Un homme si rangé !
19 mars 2021
« Nous ne sommes pas prêts à sacrifier la culture sur l’autel de la pandémie. » Je pense très sérieusement que la pandémie, par les questions qu’elle pose à chacun d’entre nous et qui nous rapprochent plus sûrement les uns des autres, même si c’est dans la douleur, que les niaiseries claniques, porte en elle infiniment plus de germes de culture que cette ubuesque et corporatiste déclaration.
23 février 2021
Il y a les moyens de vivre et il y a l’expérience de vivre. La différence entre la misère et la pauvreté, c’est que la misère, presque entièrement privée des moyens de vivre, n’a pour ainsi dire pas accès à la vie, ou beaucoup trop peu, et de beaucoup trop loin. La pauvreté, elle, contrairement à la richesse qui se noie dans les moyens de vivre et s’étonne de n’y trouver finalement qu’insatisfaction et ressentiment, ne possède pas assez de ces moyens pour qu’ils lui soient une tentation mais bien assez, par contre, pour lui permettre d’aller au bout du voyage et faire l’expérience de vivre. La pauvreté est le chemin royal. La misère et la richesse sont ses deux pathologies. La pauvreté n’est pas, n’est en aucune manière, un juste milieu entre elles. Elle ne doit rien à la misère et elle ne doit rien à la richesse. Elle est jaillissement. Elles sont, l’une et l’autre, affaissement.
16 février 2021
Le monde moderne choisit ses symboles sans s’aviser un seul instant, dans sa compétente stupidité, que le propre d’un symbole est précisément de ne pas pouvoir être choisi. Il n’invente donc jamais, au fil de l’info et au gré de l’actu, que des simagrées.
16 février 2021
Ce qu’on appelle aujourd’hui le pragmatismeest la meilleure chose du monde quand les problèmes qui se posent relèvent de la pratique et de l’action. Si, par exemple, survenait une pandémie, on pourrait laisser somnoler les prophètes de tout poil et appliquer résolument, en s’inspirant des expériences d’autres contrées, les remèdes les plus propres à empêcher les gens de mourir, ce qui demeure le but de la médecine et d’une politique qui n’a pas perdu l’entièreté de sa raison. Le pragmatisme, par contre, est la plus détestable des méthodes quand les questions à résoudre supposent une délibération intellectuelle ou une réflexion morale. Les énergies qui devraient se consacrer à la recherche du bien et du vrai s’épuisent alors à inventer les raisons, toujours misérables, qui justifieront d’injustifiables décisions. M’est avis que la politique de la France, cul par-dessus tête, ignore le pragmatisme là où il serait salvateur ou bénéfique et s’en entiche là où ses effets ne sont guère plus avantageux que ceux d’une bombe à retardement.
28 janvier 2021
Vite et clair. À peine installé, le nouveau président nous rassure pleinement : les États-Unis vont guider l’effort des peuples qui luttent contre le virus. La liberté est de retour !
16 janvier 2021
« Extirper de notre société cette insupportable pulsion de l’inceste. » Bouvard et Pécuchet ? Non. Najat Vallaud-Belkacem. Il suffisait d’y penser.
5 janvier 2021
Arrondissons. Si l’ensemble de la population française se faisait vacciner, à raison de deux vaccins par personne, il nous faudrait : 66 millions x 2 = 132 millions de vaccins.
On nous dit que les enfants et adolescents n’ont pas besoin de ce vaccin. Ils représentent environ 22% de la population globale. Si l’information est exacte, le nombre de vaccins nécessaires devient donc : 132.000.000 : 100 x 78 = 102.960.000
Mais, pour l’instant, seuls 40% des Français souhaitent ce vaccin. Nouvelle règle de trois :
102.960.000 : 100 x 40 = 41.184.000 En gros, si la demande ne grandit pas, nous avons donc besoin d’au moins 40 millions de vaccins. Questions :
– De combien de vaccins disposons-nous actuellement sur le territoire national ?
– Combien de vaccins ont-ils été commandés (directement ou par l’intermédiaire de l’Europe) ? À quels fournisseurs ? À quelles dates les recevrons-nous ? Quatre cas de figure :
– Nous sommes en dessous de 40 millions. Désastreux.
– Nous sommes à peu près à 40 millions. Les Français réticents n’ont pas le droit de changer d’avis. Inquiétant ou très inquiétant.
– Nous sommes un peu au-delà de ces 40 millions. Prudence et optimisme.
– Nous sommes largement au-delà. Sérénité. Succès.
Règle du jeu : L’absence de réponses claires et précises à ces questions rend suspecte toute tentative de « communication ».
Mercredi 6, 0h30 : J’apprends avec stupeur l’arrivée de McKinsey. L’idée est-elle d’empoisonner le virus à l’idéologie managériale ? Je ne peux plus en douter (j’aurais voulu pourtant…) : ces gens n’ont rien compris, rien… Ces gens ne sentent rien, rien… Terrifiant. Malheur sur malheur.
10 décembre 2020
Si un athée, un incroyant, un agnostique, un rude partisan d’une laïcité tranchante m’explique qu’il faut sauver Noël, je me dis in petto que le gars a encore pas mal de boulot devant lui pour récurer une société aussi entartrée de signes religieux. Je me demande même s’il en a vraiment envie. Mais enfin, c’est son affaire. Au mieux, il aime la famille et la dinde, au pire la dinde et la famille, je ne vais pas le contredire. Par contre, si un fils de curé me tient ce discours, je me méfie grave : débile mental ou fumiste ? En tout cas, mon pote, t’as rien à sauver. C’est Noël qui te sauve, pas le contraire. Même virussé.
8 décembre 2020
Si nous ne sommes que droits, nous sommes les esclaves des tyrans masqués qui nous les ont accordés.
16 novembre 2020
Mon avis sur la question n’ayant pas une importance décisive, j’aurais plaisir à faire semblant d’admettre qu’on peut à la fois appeler avec ferveur à l’union des citoyens et défendre farouchement le droit au blasphème. La logique et le principe de non-contradiction – malheureusement ou heureusement – ne l‘entendent pas ainsi et me soufflent qu’il faudra bien, quelque lyrisme rhétorico-patriotique qu’on déploie, que l’un des deux marche devant, et que la conséquence sera probablement que l’autre devra marcher derrière. En même temps est un bon médicament pour soigner pas mal de bobos républicains et démocratiques. Quand souffle un peu d’absolu ou que se faufile une odeur de poudre, c’est un placebo, ou une perte de temps, ou une arnaque. Alors, qui va marcher devant ? L’union des citoyens ou le droit au blasphème ? Le scrutin est ouvert. Je vote pour la première.
14 novembre 2020
Les autorités nous disent en guerre et nous appellent à l’union. Même si elles ont pu servir de prétexte, les caricatures, quelque idée qu’on s’en fasse, sont si étroitement liées à ce conflit qu’il serait pour le moins étrange que ceux qui les produisent ne tiennent pas compte de cet avertissement. Comme tous les autres, et même un peu plus, ils se doivent de l’entendre. Quand la France est en guerre, nul citoyen n’est fondé à se forger les armes de son goût et à les balancer sur l’ennemi au gré de son inspiration. Quand la France est en guerre, les citoyens s’emploient à s’unir et d’abord à ne pas se désunir en s’offensant les uns les autres. Quand la France est en guerre, elle ne fait pas n’importe quoi.
10 novembre 2020
Judith Butler se réjouit de voir Donald Trump rester en tête-à-tête avec ses fantasmes. Il est vrai qu’ils sont assez nombreux : soixante-dix millions. Pour ma part, pas plus que son échec ne m’accable, je n’accablerai le président sortant. Rien pourtant dans son comportement, dans son mode de vie et naturellement dans ses idées, qui ne soit aux antipodes de ce que j’aime, de ce que je sens, de ce que je crois, de ce que je suis. Je cherche depuis quatre ans la – ou plutôt les – raisons de cette bizarrerie. Il y en a plusieurs. Je ne dirai pas qu’un milliardaire est un homme libre mais j’affirmerai qu’un millionnaire n’en est pas un. C’est qu’il se pense au-dessus du lot, ce qui est la pire manière d’être du lot et de juger selon le lot. Le milliardaire, lui, si artificielle que soit la montagne d’absurdités sur laquelle il est assis, peut se croire la tête ailleurs. Sa solitude le fait échapper à l‘image, on voit mieux ses qualités et ses défauts, ses travers, ses tics, ses manies. Il a plus de vérité, en tout cas plus de vérisme. Le millionnaire reflète la convention, le milliardaire incarne l’exception. Sans doute aussi, derrière l’image de Trump, la pesanteur de Toussaint Turelure, le personnage claudélien de l’Otage, me fait-elle signe ; l’un et l’autre tiennent à la terre avec une férocité pas très sympathique, mais non dépourvue de sens. Finalement, je le sais bien, c’est une raison négative qui emporte mon choix. Car, s’il y a Trump, il y a aussi les autres. Leurs éclatants sourires humanistes me glacent d’effroi, j’y lis guerre et j’y lis mensonge. Ces socio-capitalistes, comme dit l’excellent Alain Deneault dont les vidéos, qu’on trouve sur Internet, sont aussi pénétrantes que toniques (il parle aussi, quand il s’intéresse aux partis politiques français, du « Capitalisme en marche » ou des purs et simples « Capitalistes »), ces aimables socio-capitalistes, donc, tartinent de valeurs leur soumission à l’argent comme d’autres parfument leur crasse. Si le fameux « Irrécupérables ! » s’adresse à quelqu’un, c’est bien à eux. Ils embrouillent comme ils respirent. Ce sont les enfumeurs de l’enfer. Les démons, eux, au moins on voit leurs cornes.
29 octobre 2020
Il y a cinq ans, je publiais sur ce site l’article Charlie, le selfie, les démocrates. Mes critiques et observations s’inscrivaient sur un fond de sympathie à l’égard des dessinateurs. Ce ne serait plus le cas aujourd’hui. Faire n’importe quoi de sa liberté sans le moindre souci des souffrances qu’on va infliger ni des conséquences qui vont s’ensuivre est puéril, intolérablement puéril. J’ai pensé à Charlie l’autre jour, dans le train. Les cris d’un petit garçon teigneux m’ont réveillé. Il n’aimait pas le gâteau que sa mère lui avait donné et jouait à le déchiqueter. Au grand dam de sa sœur qui avait englouti le sien, il arrachait l’un après l’autre les raisins secs qui le garnissaient en criant que c’était son gâteau à lui et qu’il en avait donc le droit. Il y a des façons d’être libre qui non seulement ne vous honorent pas mais n’honorent pas la liberté. Si la République n’y peut rien et la démocratie non plus, à quel guichet, s’il vous plaît, dois-je m’adresser ?
27 octobre 2020
Une précision. Je n’ai aucune activité sur les réseaux sociaux. Je suis entièrement étranger au compte Twitter ouvert avec le même nom et le même prénom que les miens. Quand j’ai signalé la situation à Twitter, j’ai trouvé naturel de devoir faire la preuve de mon identité. Il me semble, par contre, surprenant que Twitter ne puisse pas me répondre clairement quand je lui demande si le Jean Sur qui dispose d’un compte sur son réseau est un homonyme ou un coucou. N’ayant pas de compte Twitter, je n’ai aucun moyen de poser la question à l’intéressé. Il peut, lui, s’il le souhaite, me laisser un message sur la boîte de correspondance ouverte à la fin de tous les textes de Résurgences, sauf Points chauds. Ici, l’entrée est libre, la sortie aussi. (JS)
4 octobre 2020
Le texte de Philippe Forget et de Gilles Polycarpe que j’ai placé ce matin au fronton de Résurgences figure sur la 4ème page de couverture de leur ouvrage L’homme machinal, paru en 1990 aux éditions Syros. (On peut le retrouver dans l’article Les textes d’accueil de Résurgences.) C’est à cette époque que j’ai rencontré ces deux jeunes auteurs. Leur langage contrastait vivement avec celui de mes interlocuteurs de l’époque, dirigeants d’entreprise ou syndicalistes. Parfois j’organisais une rencontre. La sympathie qu’ils inspiraient à ces professionnels satisfaits n’allait pas sans une légère ironie : Polycarpe et Forget, de toute évidence, nichaient dans les nuages. Le temps a passé. Le langage des patrons d’alors ferait sourire les managers d’aujourd’hui et celui des syndicalistes semblerait sortir du XIXe siècle plutôt que du nôtre. « L’homme court après son annulation », disaient nos deux amis. Ce propos qu’il faut être drogué à la com pour ne pas y reconnaître aujourd’hui l’évidence quotidienne semblait insolent et excessif à tout ce qui détenait une parcelle de pouvoir et s’y accrochait comme un brinic à son rocher. J’ai encore dans l’oreille les débats passionnés qui nous conduisaient parfois fort avant dans la nuit. Les officiels récitaient leur leçon, Philippe et Gilles voyaient clair et donc nous inquiétaient : « Sommes-nous voués à devenir machinaux ? » C’est la question la plus sérieuse d’aujourd’hui. Tous ceux qui ne lui accordent pas cette place, quels que soient leurs mérites et leurs qualités, sont des chevaliers de l’insignifiance, des militants du néant.
1er octobre 2020
Veolia veut faire un gros tas comme me disait ma grand-mère, quand j’avais trois ans, en m’installant sur le pot.
29 septembre 2020
Je cite imprudemment Montaigne à un correspondant : « Toutes nos vacations sont farcesques. » Au temps pour moi, Montaigne n’a jamais écrit cela. On lit au chapitre X du Livre III des Essais dans l’édition de Claude Pinganaud (Paris, ed. Arléa, 1992, p. 775) : « La plupart de nos vacations sont farcesques. » Très différent. J’avoue donc ma très grande faute. La suite, pourtant, m’incite à faire appel. C’est une citation de Pétrone : « Mundus universus exercet histrioniam. » « Le monde entier joue la comédie. » Universus : tout entier. Faudrait savoir. Je ne peux pas écrire : « La plupart des hommes sont mortels » et, pour le confirmer, appeler à la barre le séculaire « Tous les hommes sont mortels. » Perplexité. Mettre en cause le statut de la citation au XVIe siècle ? La différence de sens paraît trop considérable. Continuons donc. Trois temps dans ce paragraphe. La synthèse vient au début : « Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assez de s’enfariner le visage, sans s’enfariner la poitrine. » Parfaitement clair – et superbement écrit. Vient alors l’illustration. Montaigne l’emprunte à ce qu’il connaît très bien, la vie politique et sociale, celle des affaires. Quelques phrases de dérision sur ceux « qui se prélatent jusqu’au foie et aux intestins, et entraînent leur office jusqu’en leur garde-robe » et le voici à parler de lui : « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. » L’affaire semble entendue. Pas du tout. Le ton va changer. Nous partions à la chasse à l’ambiguïté, au mauvais théâtre, à l’exagération narcissique, à ce que le populaire appelle le cinéma. En somme à la vanité. Nous voici soudain devant de bien plus redoutables bestioles : « Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe qu’il y a en telles vacations. Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son métier, et ne doit pourtant en refuser l’exercice : c’est l’usage de son pays, et il y a du profit. » Farcesques ou vicieuses, nos vacations ? La conclusion ne fera pas la différence : « Le jugement d’un empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme accident étranger. » Je reviens donc à Pétrone et à mon erreur. Arbitre des élégances – elegantiae arbiter – à la cour de Néron, Pétrone n’avait aucune illusion sur son protecteur et ce n’est sans doute pas de farcesques qu’il eût qualifié ses turpitudes : il ne se serait pas empressé, sinon, de s’ouvrir les veines juste après avoir achevé d’en écrire le récit. À ses yeux, c’est bien le mundus universus qui joue la comédie, mais elle est sinistre. Tout se passe comme si Montaigne, lui, se cachait derrière une ambiguïté terrifiante que nous ne connaissons que trop. Si la plupart de nos vacations – mais non pas toutes – sont, à ses yeux, gentiment farcesques, c’est qu’il en est une frange dont nous ne pouvons pas dire qu’elle relève seulement de la vanité, du moi boursouflé, du cinéma : celle de la vie économique et sociale qu’il symbolise dans ce texte par le « financier » et l’« avocat ». Deux raisons contradictoires nous l’interdisent. D’une part, parce que cette frange se présente comme celle du sérieux, un sérieux que cinq siècles n’ont pas cessé de consolider. D’autre part, parce que cet univers sérieux, ce monde objectif, ce temple de la réalité supposée, Montaigne l’a expérimenté comme celui de la sottise, de la fourberie et du vice : rien à voir, par conséquent, avec la farce. Cinq siècles après, cette ambiguïté – ce détestable sérieux – a creusé comme un furoncle en chacun d’entre nous. La cultiver pouvait passer pour une preuve d’adresse, c’est aujourd’hui un aveu de stupidité. Faire du drame où nous sommes jetés l’objet de notre méditation constante et lever tous les scellés qui nous empêchent de le comprendre, voilà ce qui peut encore avoir un sens.
24 septembre 2020
Nicolas Bedos vient de rendre public un texte qui constitue une invitation explicite au suicide et une invitation non moins explicite à la mise en danger d’autrui. J’attends la réaction des autorités et, tout particulièrement, celle de M. le Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Je ne pense pas un instant que les commentaires lénifiants du ministre de la Santé soient de nature à apaiser le trouble profond que suscite ce texte. Je ne vois pas ce que pourrait encore avoir à dire et à faire un pouvoir qui ne sanctionnerait pas un délire d’une inspiration aussi puérilement meurtrière.
24 septembre 2020
Juliette Gréco. « L’ennui putride » que lui inspire l’uniformité moderne. Je n’ai pas connu le Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre. Mais, à l’inverse de la plupart de ces lieux mythiques, à chaque fois qu’il m’a été donné de m‘approcher de l’une ou l’autre de ses figures centrales, je n’ai jamais été déçu : intelligence, ouverture, générosité. Lucidité ravageuse, aussi. « Ça ne faisait pas chic d’être raciste à cette époque-là », dit-elle. J’aime les chansons de Gréco mais son interprétation du Temps des cerises me touche par-dessus tout. Son être s’y déploie et rend sensible, palpable, cette sorte de naïveté seconde qui est le propre de l’art. Bien sûr que ce printemps qu’elle chante n’existe pas ou que nous aurons à peine le temps de le pressentir. Bien sûr que ces merveilles sont autant de mensonges, et plus mensongères encore d’être plus merveilleuses. Mais nous nous brûlons à ce rêve jusqu’à ce qu’il nous touche de si près qu’une étrange réaction se produise, sorte de chimie spirituelle qui vide les mots d’eux-mêmes et nous ferait croire, pour un peu, que nous sommes passés de l’autre côté, sans armes ni bagages.
28 août 2020
Comme tout le monde, devant la télé ou près de la radio, je me fais mes observations. Que Laure Adler est vivante et forte quand elle a en face d’elle une existence digne de ce nom ! Qu’elle est ennuyeuse quand elle s’oblige à renvoyer les balles mollassonnes d’un débitant de valeurs à quatre sous ou d’un recracheur de Wikipedia dont c’est le jour de gloire ! Il y a quelques années, j’avais été émerveillé par son dialogue avec Fabrice Luchini. J’en avais parfois retrouvé l’écho depuis, mais seulement l’écho. Jusqu’à ce que l’autre soir, Barbara Cassin… Mais ce n’est pas de cette femme que je veux parler aujourd’hui, il me faudrait trop de temps pour dire trop mal à quel point la simplicité lumineuse de sa pensée et l’exactitude de sa sensibilité me touchent, à quel point je sens dans ce qu’elle dit la vérité agonisante de notre monde, une vérité que je vois s’engloutir un peu plus, chaque matin, dans la chiennerie, comme si elle faisait déjà cortège à mes obsèques et pourrissait avec moi ! Qu’on ne s’y trompe pas, je ne parle pas ici des femmes. Je me fous de ce pluriel, bête comme tous les pluriels, je ne dirai jamais moi aussi à un pluriel. Je parle de nous tous et de notre monde commun et, de tout ce qu’il me reste de forces, j’emmerde le reste. Je parle ici de deux femmes, l’autre soir, dont le dialogue était une ascension, une exploration simultanée des deux altitudes, celle des bases et celle des sommets, celle de l’ordinaire et celle du sublime. Et je supplie Laure Adler : « Les pots de moutarde douce n’ont rien à vous dire, pas davantage les punaises distinguées qui énarchient partout. C’est la culpabilité ou la crainte de l’inégalité qui vous fait les inviter. N’imaginez pas que votre intensité les entraînera : elle les fait plus creuses encore. Prenez l’élite, la vraie, pas la pourrie ! Ayez la simplicité de l’élite ! Ne vous trompez ni d’épicerie ni de rayon : vous ne la trouverez que dans deux sortes de bipèdes et comment ils sont faits, comment ils vivent et quelles notes les frustrés donnent à leur conduite et à leurs idées, n’a pas la moindre importance : ceux qui se sont entièrement donnés à quelque reflet du vrai, du bien, du beau et n’en attendent ni récompense ni remerciements et ceux qui ont éperdument cherché, de tout leur bon cœur et même de leur mauvais, à comprendre et à aimer un peu leurs semblables. Ceux-là ont quelque chose à dire. Ils sont forcément de nulle part. Il n’y a pas de spécialistes du vrai, pas de spécialistes du beau, pas de spécialistes du bon, pas de spécialistes de l’amour, pas de spécialistes de la justice, pas de spécialistes de la vie intérieure, pas de spécialistes de Dieu. Il n’y a de spécialistes que des choses – ils sont légitimes – et du chosifié – ce sont des ânes et des porcs. Ceux-là n’ont rien à dire, mais alors pas un pet. Vous les reconnaîtrez pourtant à ce qu’ils réclament leur droit, leur droit à la parole, leur droit à la nullité. Pauvres chéris, ils l’ont ! Et l’exercent ! Puisqu’ils sont là. Être ne leur suffit pas ? »
14 août 2020
« Le sort de l’épidémie est entre nos mains », affirme Jérôme Salomon. Puis, après avoir exprimé son inquiétude devant les derniers développements de la situation, il ajoute : « Nous pouvons décider ensemble de freiner l’épidémie. » Qu’est-ce à dire ? De toute évidence, sur cette question comme sur bien d’autres, le peuple est divisé. Donc, sur cette question comme sur les autres, le pouvoir va décider, bien sûr ? C’est plus que son droit, c’est son devoir. Et, évidemment, comme la chose concerne tous les citoyens, ce ne peut être que le pouvoir central qui tranche. Il ne va pas se tirer des flûtes, quand même ! À moins que je n’aie rien compris et que toutes les décisions importantes, santé, mais aussi traités internationaux, questions de société, inégalités, sécurité, et j’en passe, ne soient dorénavant soumises à l’avis du peuple et que nousn’en décidionsensemble ?
10 août 2020
« Ce qu’il faut éviter par-dessus tout, déclare le Premier ministre, c’est le reconfinement général ». Assez soucieux de mon indépendance, je n’ai aucun goût particulier pour un exercice dont, par ailleurs, je saisis bien les aspects désolants et les conséquences souvent nocives. Et pourtant, le propos de Jean Castex ne me convainc pas. Ce qu’il faut éviter par-dessus tout (et je n’ajouterai pas, comme j’allais le faire, « me semble-t-il » car, parlant ainsi, j’ai le sentiment que ce qui s’exprime en moi n’est nullement ma subjectivité mais, bien au-delà d’elle, quelque chose comme une immense et puissante banalité venue de tout ce qu’il y a de bon dans notre histoire et celle des autres), c’est que les gens meurent de ce virus ou en soient trop durement atteints. Il y a encore quelques mois, j’aurais été certain que, de quelque manière que chacun veuille tourner la sauce de la vie publique, tout le monde s’accorderait là-dessus. Avec une grande tristesse, j’ai appris depuis à en douter. Dommage. Les partis politiques ne m’intéressent guère. Les idéologies m’apparaissent moins importantes qu’un cor au pied. La culture n’est plus que le badigeon de l’actualité. Le progrès technique me fait rire deux fois, pour progrès et pour technique. N’empêche. Bancals et tordus autant qu’on le voudra, je croyais que les « fiancés de la terre et promis des douleurs » que nous sommes continuaient et continueraient à être les amis de la vie, de la vie en eux, de la vie dans les autres, de la vie quand elle s’annonce, de la vie quand elle s’achève, de la vie partout, de la vie toujours, proche ou lointaine, celle de qui l’on aime et celle de n’importe qui. J’imaginais qu’au-delà de tout, c’était là notre pacte secret jamais écrit, notre traité jamais signé. Aujourd’hui j’en suis moins sûr et, parfois, j’en veux infiniment à ceux qui ont travaillé à ce désastre. Parfois. Parfois seulement. La plupart du temps, je contemple ce monde qui sombre et qui triomphe. Une grande joie, l’autre soir, en regardant Les bonnes conditions, un étonnant documentaire de Julie Gavras sur huit jeunes des beaux quartiers dont elle a suivi l’évolution de leurs seize ans à leur trentaine, une joie de confirmation : pour la bourgeoisie le cap est passé, les meilleurs de ses jeunes, les plus intelligents, les plus éveillés, les plus amoureux en ont fini avec la célébration de l’argent dont se contenteront les médiocres et les petites pointures. Encore quelques décennies de patience, et ce sera bon. J’ai d’ailleurs cru deviner que la révolte ne jouait qu’un tout petit rôle dans cette transformation. La révolution, aucun. Le moteur, savez-vous, c’est qu’ils aiment leurs parents. Entendez dans ce mot confus qu’ils les voient comme ils sont et que, leur voulant du bien, ils les aident à vivre, ce qui s’appelle vivre.
5 juillet 2020
Souvenir de lecture ou de conversation, Stanislas Fumet racontait une blague qu’il tenait de Paul Claudel. Au pauvre qui lui demande quelques sous, l’avare répond : « Je ne peux pas te les donner. Ils sont à moi. » Du pur Claudel. L’argent mis en perspective métaphysique. L’argent vidé de son sens par le haut, devenu signe désignifié, ineptie navrante. Le poète parlait aussi de ce financier dont le cœur hésite entre deux femmes, et soudain choisit. « Pourquoi donc celle-ci ? » « Parce qu’elle vaut plus. » Néantisation de l’argent par extraction du sens, jusqu’à la racine. Pour entrer dans la logique de l’argent, il faut renoncer à l’esprit. Dans une construction de l’intelligence, il n’y a pas de place pour l’argent. La pauvreté – qui n’est pas la misère – est le remède de la sottise.
14 juin 2020
Voici, dans le désordre, les noms de sept pays : Taïwan, Nouvelle-Zélande, Islande, Finlande, Danemark, Allemagne, Norvège. Et voici, toujours dans le désordre, qui les dirige : Mette Frederiksen, Katrin Jakobsdóttir, Tsai Ing-wen, Angela Merkel, Jacinda Ardern, Enna Solberg, Sanna Marin. On s’amusera, si l’on en a envie, à associer convenablement chaque nom au pays qu’il concerne – ou, si l’on préfère, chaque pays à un nom ! On n’aura guère de mal à faire deux découvertes. La première, c’est que ces pays sont parmi ceux qui combattent le mieux le virus. La seconde, c’est que tous ces noms sont des noms de femmes. En cherchant un peu, on constatera qu’elles viennent des horizons politiques les plus variés. On en conclura probablement qu’on ne peut vraiment pas faire moins que proclamer et défendre l’égalité des sexes. Puis on se demandera pourquoi les femmes semblent mieux protéger leur pays que ne le font les hommes. Après l’égalité des sexes, c’est donc aussi leur spécificité qu’on défendra. Car la réponse sera venue avant même que la question ne soit posée : elles protègent… parce qu’elles sont protectrices, parce que demain est leur affaire. « Cet avenir qui a été notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi. » disait Elsa à Aragon. Parfois, les hommes comprennent. Surtout si on les protège, si on les aide à grandir…
12 juin 2020
Bastille, dit Zig, comment osez-vous donner ce nom à une place de Paris et à une station de métro quand Montaigne, Voltaire et Sade, pour ne parler que d’eux, ont été enfermés dans ce sinistre édifice sur un simple claquement des doigts royaux ? Est-ce l’intolérance et l’arbitraire que vous voulez célébrer ? Bastille, dit Puce, avez-vous oublié que, sur cette place maudite, l’immonde guillotine a été un temps installée ? En avez-vous vraiment la nostalgie ? Assis sur la pile de livres qui leur sert de tribunal, Zig le Parfait et Puce l’Admirable usent généreusement leur inépuisable salive. Ce sont de bons enfants pas trop malins. Ils font comme tout le monde, ces petits chéris, ils se cherchent une cause ! Une bonne, une forte cause qui sera leur petit tabouret de notoriété, il n’y a pas de mal à ça, et puis, à la fin, c’est triste les bouquins ! Laissons-les s’exprimer. Quand ils seront grands, on leur expliquera le bien et le mal. On leur parlera de l’histoire. On leur dira que tout le monde n’a pas la chance d’être né sur un rayon de bibliothèque, qu’on est pris dans de sales trucs parfois. Pour l’instant, tout ça les dépasse. Ils n’ont pas assez grandi, les contraires ne se sont pas assez battus en eux, ils ne sont pas mûrs, quoi, et plus ils bavardent moins ils mûrissent, plus ils explosent plus ils se rabougrissent. Vous allez voir, ils vont me faire passer pour un défenseur de l’esclavage. Pauvres trésors ! Mais pauvres ballots quand même ! L’essentiel, on ne peut pas le leur dire, ils ne veulent pas avoir l’âge mental pour ça. Ils souffrent d’achronie. L’urgence, pour eux, ce n’est pas de tirer les gens de la folie de l’époque, ce n’est pas de les vacciner contre le mensonge et la lâcheté, ce n’est pas de leur rendre un peu de goût de vivre, ce n’est pas de virer le pouvoir du fric, c’est de déboulonner vingt-cinq statues et de débaptiser trois cents rues ! Il est vrai que c’est plus peinard. Après ça, on peut retourner faire sissite sur sa pile de bouquins. Ces enfants-là n’auront jamais l’esprit d’enfance. Dommage pour eux, en un sens. Mais si j’étais aux manettes, comme on dit, ils me seraient utiles. Ils ont la sécheresse qu’il faut. Notre société a besoin de dessiccateurs. Sinon, la vie se met partout et les bourgeois ne s’y retrouvent pas.
17 mai 2020
« La pensée de l’humain ne peut venir que d’ailleurs et non pas de lui-même. L’inhumain est son seul témoignage. Lorsque l’humain veut se définir, en excluant l’inhumain précisément, il tombe dans le dérisoire. Lorsqu’il prétend réaliser son propre concept dans l’humanisme et l’humanitaire, il se dépasse immédiatement dans la violence et le ridicule. La pensée ne vit qu’aux confins de l’humain, à la limite asymptotique de l’humain : l’humain ironiquement caché derrière l’inhumain, et l’inverse : l’inhumain ironiquement louchant à travers l’humain, tout comme l’objet ironiquement louchant à travers le sujet. Transparence du mal. » (Jean Baudrillard, Le paroxyste indifférent.)
16 mai 2020
Le Saut du tremplin
Clown admirable, en vérité !
Je crois que la postérité,
Dont sans cesse l’horizon bouge,
Le reverra, sa plaie au flanc.
Il était barbouillé de blanc,
De jaune, de vert et de rouge.
Même jusqu’à Madagascar
Son nom était parvenu, car
C’était selon tous les principes
Qu’après les cercles de papier,
Sans jamais les estropier
Il traversait les ronds des pipes.
De la pesanteur affranchi,
Sans y voir clair il eût franchi
Les escaliers de Piranèse.
La lumière qui le frappait
Faisait resplendir son toupet
Comme un brasier dans la fournaise.
Il s’élevait à des hauteurs
Telles, que les autres sauteurs
Se consumaient en luttes vaines.
Ils le trouvaient décourageant,
Et murmuraient : » Quel vif-argent
Ce démon a-t-il dans les veines ? »
Tout le peuple criait : » Bravo ! »
Mais lui, par un effort nouveau,
Semblait roidir sa jambe nue,
Et, sans que l’on sût avec qui,
Cet émule de la Saqui
Parlait bas en langue inconnue.
C’était avec son cher tremplin.
Il lui disait : » Théâtre, plein
D’inspiration fantastique,
Tremplin qui tressailles d’émoi
Quand je prends un élan, fais-moi
Bondir plus haut, planche élastique !
Frêle machine aux reins puissants
Fais-moi bondir, moi qui me sens
Plus agile que les panthères,
Si haut que je ne puisse voir,
Avec leur cruel habit noir,
Ces épiciers et ces notaires.
Par quelque prodige pompeux
Fais-moi monter, si tu le peux,
Jusqu’à ces sommets où, sans règles,
Embrouillant les cheveux vermeils
Des planètes et des soleils,
Se croisent la foudre et les aigles.
Jusqu’à ces éthers pleins de bruit
Où, mêlant dans l’affreuse nuit
Leurs haleines exténuées,
Les autans ivres de courroux
Dorment, échevelés et fous,
Sur les seins pâles des nuées.
Plus haut encor, jusqu’au ciel pur !
Jusqu’à ce lapis dont l’azur
Couvre notre prison mouvante !
Jusqu’à ces rouges Orients
Où marchent des Dieux flamboyants,
Fous de colère et d’épouvante.
Plus loin ! plus haut ! je vois encor
Des boursiers à lunettes d’or,
Des critiques, des demoiselles
Et des réalistes en feu.
Plus haut ! plus loin ! de l’air ! du bleu !
Des ailes ! des ailes ! des ailes ! «
Enfin, de son vil échafaud,
Le clown sauta si haut, si haut
Qu’il creva le plafond de toiles
Au son du cor et du tambour,
Et, le cœur dévoré d’amour,
Alla rouler dans les étoiles.
Théodore de Banville (Odes funambulesques)
Je devais avoir douze ans. À la fin des repas de famille, on me demandait parfois de me lever pour dire ce poème. Je devais à notre professeur de cinquième du Lycée Montaigne de le connaître. Tout en récitant, je regardais mes parents, mes grands-parents, mes oncles, mes tantes. S’extasiant sur l’immense talent qu’ils me prêtaient, ils faisaient semblant de n’attacher que peu d’attention au texte lui-même. Mais je ne les croyais pas. Banville mettait dans le mille, je le sentais et en étais bouleversé.
6 mai 2020
On ne naît pas bourgeois. On naît en situation de bourgeoisie. Enseigner à des enfants à confondre la substance – leur humanité – et l’accident – leur condition sociale -, c’est, du même coup peu glorieux, les condamner à l’artifice et alourdir le malheur du monde. La fortune est un avantage, mais pas celui qu’on croit : son intérêt principal consiste en ceci qu’on peut s’en débarrasser au profit de ceux qui souffrent de pauvreté. C’est de cette manière que les riches assument le mieux leur destin puisqu’ils restent ainsi fidèles à la substance – qui ne mérite pas moins – en trahissant l’accident, qui ne mérite pas plus. Mais un tel propos risque fort d’être reçu comme une aigre plaisanterie ou comme l’expression d’un délire médiocrement sympathique. Il me faut donc revenir dare-dare à l’expérience de la réalité. J’ai souvent constaté que les grandes choses que peut réaliser un bourgeois trop craintif pour pratiquer son auto-déconfinement gardent un parfum secret de petitesse qui n’arrive pas toujours aux narines des autres mais, en ne cessant jamais de chatouiller les siennes, fabrique en lui un incompréhensible ressentiment qui ne cesse de le titiller et, souvent, le torture. Quand, au contraire, pour mieux embrasser la substance, il décide de mépriser souverainement l’accident, l’élan de cette métamorphose nimbe ses moindres initiatives d’un presque rien de simplicité ou d’un je ne sais quoi de vérité contagieuse qui, n’échappant à personne, tricote du bonheur pour tous, et pour lui.
12 avril 2020
Le président allemand n’imagine pas à quel point il a raison quand il explique que cette horrible crise « fait ressortir le meilleur et le pire des gens ». Puissant pédagogue, ses remarques s’appliquent à son propre propos. C’est par ce qu’il a de lucide et de généreux qu’il affirme que cette pandémie n’est pas une guerre, mais comme un test proposé à notre humanité. Et c’est, je le crains, par ce qu’il a d’un peu confus qu’il rêve d’une Allemagne sortie « forte et saine » de la crise et entourée de voisins « eux aussi forts et sains ». Ces adjectifs m’embarrassent. On ne va pas faire des concours de bonnes joues, quand même ? Allons. Gardons la première idée. Le test. Pour vérifier quoi ? Que cette humanité est vraiment humaine. Mais encore ? Qu’elle est tantôt forte, tantôt faible. Tantôt saine, tantôt malsaine. Tantôt aimable, tantôt détestable. Tantôt admirable, tantôt repoussante. Mais qu’au-delà de tous les « tantôt… tantôt… » imaginables, chacun de ceux qui la composent, quoi qu’il pense et fasse, ne repousse pas cinq idées claires. La première : qu’il existe en lui un haut et qu’il existe en lui un bas. La deuxième : que ce haut et ce bas ne sont accessibles qu’à sa conscience entendue comme le point où se rejoignent son intelligence et son cœur. La troisième : que c’est par là – et par là seulement – qu’il est un être humain. La quatrième : que c’est là, à la fois, l’expérience la plus ordinaire et le plus profond des mystères. La cinquième : qu’aujourd’hui comme hier et comme demain – quoi qu’il en soit des évolutions que les petites imaginations tiennent pour vertigineuses – les sociétés qui prétendent se fonder sur autre chose se condamnent à tuer et à mourir.
25 mars 2020
Il se passe en Pologne d’affreuses choses qui bouleversent les messieurs-dames de la Matinale de France Inter. On hésite à les rapporter, on baisse la voix, on écarte les jeunes. Dieu fasse que, dans le studio, la douleur n’ait pas fait oublier l’épidémie, qu’on ne se soit pas étreint avec trop de chaleur, qu’on n’ait pas mélangé ses larmes. En Pologne, ce pays lointain, cet antre barbare de saint Jean-Paul II qui n’a pas été exempté du virus, en Pologne donc, l’avortement, ces temps-ci – non pas l‘avortement thérapeutique mais celui qu’il faut dire ordinaire, normal, moderne, bienfaisant, social-capitaliste en un mot – n’a pas priorité dans les hôpitaux. J’imagine avec terreur les conversations quand le monstre aura disparu, tous ces êtres chers qu’on évoquera. Passe pour les vieux dont la fin en aura été précipitée : il sera bien triste de les avoir perdus, même s’ils ne servaient pas à grand-chose, sauf, parfois, à cracher méchamment. Mais les autres, les autres… Et pourtant, il y aura plus horrible encore quand on aura tourné toutes les pages de cette effrayante séquence. Imaginez. Personne n’a plus rien à dire, tout le monde regarde le sol. Et une voix de femme s’élève, hésitante, surprise. Moi, dit-elle, de tout ce malheur, il me reste un enfant. Obscène, non ? Disons-le tout net, citoyens-consommateurs : inacceptable.
4 mars 2020
La spécialiste chinoise qui nous présente ses robots-gendarmes à la télévision a un sourire radieux. On dirait qu’elle va épouser l’avenir. La caissière de Monoprix, quand je lui dis mon aversion pour les caisses automatiques, m’explique, avec un rire de triomphe, qu’il n’y en aura bientôt plus d’autres. Aux deux bouts du monde, deux femmes se réjouissent et m’attristent.
3 mars 2020
La machine à vider la réalité tourne à plein régime. Je vois maintenant des gens qui ont une profession, une spécialité intellectuelle, une compétence particulière indiscutable accepter d’être présentés par les chaînes d’infos comme des communicants. Pourquoi ce mot idiot ? Pourquoi pas fonds de casseroles ou peaux de navets ?
22 février 2020
« J’écoute le torrent se précipiter vers sa source. » (Paul Claudel, Cent phrases pour éventails)
15 février 2020
Ouvrir le Littré au hasard et, dans un mot oublié ou ignoré, découvrir une autre manière de regarder le monde et les choses. « Havir : En parlant de la viande qu’on fait rôtir, dessécher et brûler à la surface, sans obtenir de cuisson à l’intérieur. » La communication nous havit. Mais est-ce si neuf ? Déjà, dans les Crâneries d’Amédée Pommier (1803-1877), homme de lettres et poète, cette pensée d’aujourd’hui avec les mots d’hier :
Le bel objet de voir des enfants en bésicles
De nos mille journaux dévorer les articles
Et se havir si tôt l’imagination
Au foyer desséchant de la discussion.
13 février 2020
J’ai fait de plus loin que moi un voyage abracadabrant
il y a longtemps que je ne m’étais pas revu
me voici en moi comme un homme dans une maison
qui s’est faite en son absence
je te salue, silence
je ne suis plus revenu pour revenir
je suis arrivé à ce qui commence
Gaston Miron, L’homme rapaillé
10 février 2020
D’une émission de France-Culture que je prends au vol sans avoir le temps de noter les noms des auteurs, ces deux phrases magnifiques que je cite, hélas, de mémoire : « Il n’y a pas de crimes monstrueux, il n’y a que des souffrances. » et « On ne parlera jamais assez du soin que les êtres humains prennent les uns des autres. » Ce sont deux livres de femmes. Même profession. Prostituées. La première citation fait crier, le marché de la vengeance n’aime pas ça. Je connais une dame bientôt octogénaire qui, n’ayant probablement pas subi de turpitudes dans sa jeunesse, raconte celles qui ont été infligées à son mari, lequel n’est pourtant pas un illettré. J’ai beau chausser mes lunettes pour voir de près, rien d’admirable ne m’apparaît dans son attitude. Je lui dis que la seule raison sérieuse de dénoncer quelqu’un est le risque de le voir renouer avec ses forfaits : mais, à ce moment-là, ce droit est en réalité un devoir. Je ne crois pas un mot des bienfaits de la dénonciation inutile : elle détourne de soi, banalise, théâtralise, stérilise, narcissise. Ce qui nous est arrivé ou aurait pu nous arriver quand nous avions dix ou douze ans, il est naturel que nous le considérions, mais pour le mettre immédiatement en perspective : cela reste infiniment secondaire au regard de la planète qui flambe, des microbes qui cavalent et de la folie qui s’installe. Si je mets en question le fric, sa volonté de puissance et son irréparable connerie, la lourde et grasse logique bourgeoise et tout ce qui en découle, alors je peux donner sa place, dans mon sac d’indignation, à l’abruti qui a agressé mon enfance. Sinon, me voici en pleine illusion : m’imaginer que je domine ma vie parce que je dissèque un épisode dont deux ou trois générations me séparent alors que les gigantesques catastrophes que bricole l’époque me laissent indifférent, ou impuissant, ou stupidement décrypteur. Je m’étonne qu’on ne dénonce pas la logique d’aliénation qui mine cette furie d’introspection. Pourquoi veut-on imposer aux gens ce qui leur est à la fois un poids et un divertissement ? De quoi veut-on les détourner ? Réponse : d’eux-mêmes et des autres. Et du monde : plus aliéné que lui, on ne peut pas le remettre en question. La dame dont je parle et pour qui je n’ai vraiment aucune inimitié me reproche de lui chercher querelle en m’expliquant qu’à nos âges, se fâcher est bien absurde. À cela, je reconnais sa souffrance. La vision bourgeoise du monde la centre sur la mort et la décentre des commencements. Seule éternité du monde bourgeois : la vanité. Certains bourgeois trouvent la force de s’arracher au bourbier qu’est l’univers reconstruit, fantasmé dans lequel ils s’imposent de s’enfermer. Ce sont des héros, des athlètes. Les autres végètent ou progressent, c’est la même chose. Loin de moi d’imaginer que les bourgeois seraient plus portés que d’autres à faire le mal. Mais leur destin, s’ils ne l’affrontent pas, est de faire des dégâts. Logiciel faussé. Ce que je dis ici des bourgeois vaut plus encore pour ceux qui, ne l’étant pas, ne rêvent que de le devenir ou de faire semblant. Dans ce cas, il s’agit d’auto-malédiction. Leur chance, leur paradis, leur jeunesse, c’est de rester sauvages.
24 janvier 2020
Le référendum, bien sûr, le référendum ! Emmanuel Macron n’a pas été élu sur son programme mais sur le rejet de la candidature de Marine Le Pen. Élection légale, légitime et tout ce qu’on voudra mais, pour quatre électeurs sur cinq, élection sans adhésion, élection par la négative. La crise majeure que provoque le projet de réforme des retraites oblige à choisir : se confier à l’illusion ou s’appuyer sur la réalité. Dans le premier cas, il faut être assez benêt pour s’imaginer qu’un peu de rhétorique, beaucoup de communication et le pieux souci de la pédagogie, naïf pseudo de la propagande, changeront en or le plomb du mensonge. Dans le second cas, ayant peut-être relu, sous le titre de ce site, le texte dans lequel s’entrecroisent la pensée de Marx et celle du philosophe chrétien Michel Henry, on cessera – enfin – de chercher la réalité ailleurs que dans la vie des individus que nous sommes et de nous vendre pour de la démocratie un tripatouillage confus d’abstractions périmées.
16 janvier 2020
Trop de théologie, trop de spiritualité dans la jeunesse, c’est souvent très mauvais. Même chose que les alcools forts : quand on n’a pas l’âge de les apprécier, on n’en sent pas le goût mais on en est durablement escagassé ; après, toute sa vie, il faut faire de la kiné existentielle ! Quand être moi me désole trop, j’écoute une radio religieuse. Comprendre à quoi j’ai échappé me ragaillardit immédiatement. Avec moins de chance et un peu moins d’esprit critique, j’aurais été condamné, tout comme un autre, aux sentiments surgelés, aux paroles calibrées et à la rigidité organisationnelle. J’ai beau faire, je vois de moins en moins quel rapport ces rhumatismes peuvent entretenir avec la foi. Je me dis tout ça, et puis je nuance. Ce qu’il faut reprocher à cette éducation, c’est de n’avoir jamais proposé qu’un prêt-à-porter spirituel. Au Centre Richelieu, aumônerie de la Sorbonne, les jeunes bourgeoises, infiniment plus nombreuses que les garçons, étaient comme des ablettes dans l’eau bénite : le conformisme religieux qu’on leur inculquait épousait admirablement leur conformisme social. Elles riaient bien fort quand l’aumônier, croyant ainsi mettre plus haut la vérité spirituelle, ironisait sur l’univers du sentiment, qu’il appelait le dougoudou. Faute d’avoir lu Léon-Paul Fargue, elles ignoraient qu’être bourgeois « c’est mettre quelque chose au-dessus du sentiment ». Repensant à tout cela, je m’irrite, je m’apaise et je ne conclus pas. Peut-être suis-je resté le bon élève de M. Weiler, notre professeur de seconde, spécialiste de Montaigne, dont il a gravé dans mon esprit, une fois pour toutes, les trois étapes de la pensée : 1. Le stoïcisme : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir. » 2. L’épicurisme : « Jouir loyalement de son être. » 3. Le scepticisme : « Que sais-je ? » Un jour, un inspecteur général qui passait par là a cru pouvoir attaquer notre professeur sur l’auteur des Essais. Il s’est retrouvé haché menu et ridiculisé. Que j’étais heureux !
8 janvier 2020
« Autrefois, la littérature l’emportait sur la morale, explique l’ancien animateur d’Apostrophes. Maintenant la morale l’emporte sur la littérature. » Ne pas oublier, puisqu’on ne cesse de parler de l’âge Pivot, qu’en 1945, il avait tout de même dix ans. Déjà, il s’en souvient comme moi, beaucoup raisonnaient ainsi. Autrefois, sous Pétain, ils aimaient bien les Allemands. Puis, sous le général de Gaulle, ils ne les aimaient plus. C’est ce que Maurice Clavel appelait êtreau courant, comme les poissons crevés. Tant de discours, tant de grands mots, tant de culture, tant de vieux messieurs exaltés, tant de cris, tant d’éditeurs en émoi, tant d’importance, tant d’étranges lucarnes éclairées. Pour ça.
16 décembre 2019
Le référendum est évidemment la solution la plus démocratique et la plus pacifique qui puisse être apportée au conflit qui divise actuellement les Français. En choisissant cette formule en 1969, le général de Gaulle montrait à la fois sa sagesse et ce détachement à l’égard du pouvoir qui fit sa force et sa grandeur. Après le temps des débats légitimes et des affrontements inévitables, vient, dans une démocratie loyale, le temps de la nation, dont le référendum, surtout en temps de crise, est l’expression la plus naturelle. Tout le monde le sait mais tout le monde n’en convient pas : dans certains cas, la peur de perdre paraît être le seul motif qui puisse convaincre un pouvoir de refuser, ou de différer, ce recours à la volonté populaire. Mais cette raison, bien pauvre et imprésentable quand elle est seule, en cache maintenant une autre, moins avouable encore et bien plus cynique, mais infiniment plus puissante. L’extrême fragilité des citoyens, leur méfiance accrue, leur découragement, tels sont les brillants résultats du traitement que leur inflige, en une époque complexe et troublée, la tyrannie technocratique, constamment validée et revalidée par l’onction des sacrements démocratiques et généralement servie par des suffisants très insuffisants. Sous prétexte de modernité, en effet, tous nos gouvernements, depuis un demi-siècle, ont imposé aux Français, dans bien des domaines, toutes sortes de contrefaçons perverses de leurs désirs, de leurs manières d’être et, finalement, de leur être, qui les ont angoissés, déroutés, laissés sans forces. Le triomphe apparent de la propagande – médiacratie, communication, management – peut donc laisser espérer à des esprits trop facilement optimistes que la voie est ouverte, comme d’habitude, à une mise hors jeu du peuple par dramatisation mélodramatique ou anesthésie statistique. Ce pari est pourtant, cette fois, infiniment risqué. C’est précisément quand la faiblesse est extrême que réapparaissent d’anciens traumatismes enfouis dans la mémoire et que surgissent, sans crier gare, d’inimaginables et terribles convulsions. Le peuple français n’est pas mauvais bougre. Sans doute a-t-il pardonné leur duplicité à ceux qui, à gauche comme à droite, l’ont si misérablement trahi, il y a une quinzaine d’années, en tâchant de se cacher derrière ce qu’ils faisaient semblant d’appeler gaullisme ou socialisme. L’aventure macronienne, fruit tardif du ressentiment, a toutefois montré que pardonner n’est pas toujours oublier : cette distinction l’a fait naître. Mais il faudrait assez peu de chose pour que ces souvenirs, encore tièdes, se réchauffent brusquement. Ce pourrait être le cas si l’on refusait au peuple ce référendum qu’appelle le simple bon sens. On n’est certes pas obligé d’y voir une solution universelle mais sa simplicité, sa clarté, l’appel à la réflexion qu’il fait retentir sont comme des bouffées de paix qu’un peuple sait apprécier mais dont il pourrait, retrouvant son énergie au plus dur de l’épreuve, ne pas admettre d’être privé. Bouffées de paix, dis-je, bouffées seulement. La paix, c’est une tout autre histoire. On ne fait pas la paix les yeux fermés. Pour espérer l’installer, il faut tâter cette société comme on tâte l’étoffe du vêtement qu’on va acheter ou laisser là. Ne tenir aucun compte de ce que racontent les différentes machines à tromper, aucun compte des jérémiades des moralistes autoproclamés, aucun compte des hurlements des meutes, aucun compte de l’ignorance instruite des experts. Écouter cette société avec ses oreilles à soi. La regarder avec ses yeux à soi. La flairer. La goûter et cracher le pourri. Ne faire confiance qu’à cette expérience confuse qui, peu à peu, paisiblement, souffle non pas la vérité, mais du vrai. Parler de l’entreprise, de l’institut de formation, de l’Université non pas dans leur langage, mais dans le sien. Oser dire ce qu’on y ressent, tout ce qu’on y ressent. Penser est un acte sauvage. Une société vivante n’est rien d‘autre que cet entrecroisement prodigieux d’actes généreusement sauvages. Pensée sauvage ou pensée crevée, cette époque de formidable transition ne laisse pas d’autre choix. Ce que nous avons de plus lourd, c’est-à-dire ce que nous prétendons contrôler, s’en inquiète, s’en affole. Ce que nous avons de plus léger, c’est-à-dire ce qui nous échappe, s’en réjouit. C’est ainsi que se rebâtit un sens, en jetant l’ancre loin, très loin, infiniment loin. Et les politiques là-dedans ? S’ils sont les accompagnateurs courageux d’un mouvement qui les dépasse, gratitude et respect. Sinon ? Sinon, rien. Il n’y a pas d’alternative. Donc, rien à dire. Plus le temps d’admirer des rôles.
13 décembre 2019
Curieux rêve, cette nuit. Je lance des graines à des gros chiens ou des morceaux de viande à des petits oiseaux, je ne sais plus. Ceux qui ont attrapé quelque chose vont le déguster à l’écart, se le déguster, et plantent là la troupe des malchanceux. Ma perplexité ne passe pas inaperçue, voici que m’arrive un délégué, un petit oiseau monté sur la tête d’un gros chien. « Vous avez beau être extrêmement aimable avec nous, pépie-t-il, nous ne sommes pas tout à fait des humains, voyez-vous. » Un temps, puis le toutou bougonne : « C’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? »
25 novembre 2019
« Ces hommes riches qui aiment tant l’art … » (Aragon)
14 novembre 2019
À quinze ans, si l’on m’avait demandé si j’avais l’ambition de devenir quelqu’un, j’aurais répondu, je crois, que j’avais surtout le désir et la volonté de le rester. Je vivais. Sous le mot désuet de patronage, il y avait l’ouverture, presque sauvage, à la vie et au monde, une effervescence puissante, constamment renouvelée, un sentiment de l’indubitable que l’absence terrifiante du sexe féminin, en même temps qu’elle le marquait au fer rouge, rendait plus évident encore, et plus désirable. Des livres, il y en avait peu, très peu, mais, à lui seul, le Christophe Colomb de Paul Claudel, fraternel et hautain, répondait à tout. Et, sous tout cela, non pas la misère, mais une pauvreté ordinaire, courageusement et inutilement masquée, avec l’impitoyable et lumineux ailleurs qu’elle propose obstinément d’aimer. Devenir quelqu’un, l’idée ne me frôlait guère qu’à la fin des repas de famille, quand mon avenir servait d’éponge aux frustrations légèrement alcoolisées des uns et des autres. J’aimais bien, dans ces occasions, m’inventer des ambitions et des rêves. Je gagnais donc sur tous les tableaux. Je faisais plaisir à des tantes parfumées qui s’appropriaient mon destin en me couvrant de baisers et en m’expliquant que j’étais « le plus haut de la famille » tandis qu’au profond de mon cœur, sans que j’en aie le sentiment très clair, ces gentillesses aveugles et les pauvres à peu près du désir qu’elles suscitaient en moi renforçaient le prestige et la réalité de ce qui me faisait vivre si fort que toute tentative d’expression et a fortiori de projet en était d’avance découragée.
30 octobre 2019
France Info, dimanche 27 octobre, 23h. Interrogé sur la manière dont Donald Trump a évoqué la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi, Gérard Vespierre, spécialiste de géopolitique, répond ceci : « La dégradation de l’image du chef est un élément très important de la communication. » Le théorème de Pythagore est un élément important du programme de géométrie. Les Misérables, un élément important du programme de littérature. Pour la com, dans laquelle tout le monde patauge du matin au soir, l’élément important est la dégradation de l’image du chef. Parfait. Indifférence générale et absolue. La communication ne vaut rien ? On s’en fout, on en a vu d’autres. Va-t-on quand même passer l’information aux étudiants ? Leur avouer que la violence et la ruse qui, à proportions variables, entrent nécessairement dans la composition de la communication, en font une compote empoisonnée que ne peuvent tolérer ni les gosiers vraiment républicains ni les estomacs loyalement démocrates ? Non. On ne leur dira pas cela. Ils le savent, naturellement, ou s’en doutent. Comme tout le monde. Mais ils font semblant. Et tant qu’ils feront semblant, c’est bon. T’inquiète, ça va durer. Être malin, c’est faire semblant. Être dans le coup, c’est faire semblant. Faire semblant n’empêche pas d’appeler à l’unité de la nation, de la conjurer de mobiliser ses énergies. Au contraire. On appelle, on conjure, puis, pour repartir du bon pied, on ressort la communication et son cousin germain, le management, c’est-à-dire les deux outils, je veux dire les deux armes, les deux armes lourdes, les deux armes de guerre chargées d’organiser et de contrôler la vie des citoyens et des travailleurs. Ce qu’il faudrait ? Très simple. Pleins feux sur le management. Pleins feux sur la communication. Tout le monde a quelque chose à dire là-dessus, à raconter. Désosser ces breloques malfaisantes. Se demander pourquoi on est allé les chercher, pourquoi on les a inventées. Est-ce vraiment cela qu’on veut ? Sinon, quoi d’autre ? Un grand projet : reconstruire le système nerveux de la nation en fabriquant les outils honnêtes et intelligents qui ressemblent à ce que nous avons de mieux, à ce que nous rêvons de mieux. J’écris cela, mais je sais bien. L’argent pourrirait tout. Ne pas se le cacher. Le dire. Et tenter quand même. Rien à perdre. Rien de possible, rien de durable, rien de vrai si l’on n’en finit pas d’abord avec la communication et le management. Si l’on ne délace pas le double nœud.
26 octobre 2019
Je ne vois pas pourquoi je me fâcherais contre M. Bruno Studer. Il y a trois jours encore, ne connaissant ni son nom ni sa fonction, je l’appelais le président de Quelquechose. Il est apparu dans ma vie après un admirable reportage sur les enseignants intitulé Profs en première ligne sur lequel on lui demandait de réagir. Je l’ai écouté attentivement pendant une longue minute, presque deux. Puis, en appuyant sur le bouton adéquat de la télécommande, je lui ai signifié que l’entretien était terminé. À peine avais-je eu le temps d’apprendre qu’il était président, mais de quoi ? Maintenant je sais tout. M. Bruno Studer est président de la Commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale. C’est parfaitement son droit. Auparavant, il a été professeur et cela, à l’écouter à cet instant, je ne l’aurais jamais deviné s’il ne s’en était flatté. Je n’ai aucune raison de m’en prendre à M. Bruno Studer. Je dois même le remercier comme un photographe remercie des amoureux, un vieillard, un toutou, un banc, une clé à molette de s’être trouvés devant son objectif. Je remercie donc M. Bruno Studer de s’être trouvé devant mon subjectif à la fin de cette superbe émission. Ou plutôt, pour parler comme Pierre Emmanuel, devant mon transsubjectif. Que ce mot ne soit pas reçu comme une injure par M. Bruno Studer ! Cette notion fait allusion à une faculté dont aucune conscience n’est jamais privée, de quoi qu’elle se soit laissé envahir – même la technique, même la politique -, pourvu qu’elle demeure attentive à ce qui se passe au-dedans d’elle. La transsubjectivité, c’est quand notre regard est assez simple et assez accueillant pour sentir que d’autres regards, et peut-être tous les regards, se sont, un bref instant, invités en lui. Que M. Bruno Studer me pardonne cet interminable exorde. Ce qu’il y a de plus long, c’est mon commencement. Quand on a vraiment commencé, il est aisé de terminer. C’est pourquoi, après ce reportage qui m’a renouvelé le cœur, il m’a suffi d’un peu plus d’une minute et, à coup sûr, de moins de deux minutes pour estimer que M. Bruno Studer aurait mieux fait, ce jour-là, de continuer à présider sa Commission ou de s’en inventer une autre. Ces professeurs parlaient de la vie, de leur vie et de toutes les vies auxquelles ils ont affaire, celles des enfants, des collègues, des parents. Infiniment douloureuse, leur parole était vivante. Il était inutile qu’en moins de deux minutes M. Bruno Studer vînt leur rappeler ce qu’ils n’avaient aucune chance d’oublier jamais : que la parole officielle est une parole morte.
16 octobre 2019
Stop à la haine ! Assurément, mais ce qui compte surtout, dans ce genre d’injonctions, c’est le ton sur lequel elles sont prononcées. Stop à la haine ! c’est l’amour, l’amour sans rivages. Ou du flan. Pas de centrisme possible.
15 octobre 2019
Une révolution, ça ne se bouquine pas.
12 octobre 2019
Eh non ! Ce n’était pas M. de Ligonnès ! Ils l’ont vu tout de suite, les voisins, qui le connaissaient depuis vingt ans ou plus ! Mais que pèse aujourd’hui la parole des voisins contre celle de l’AFP ? De cette séquence désastreuse mais infiniment révélatrice, je garde deux images. La première, c’est celle des jolies maisons de Limay qu’on nous présente en fond d’écran, et dont tous les volets roulants sont baissés. Quel soin pour faire tourner autour d’elles une caméra perplexe ou vexée ! Rien à faire ! Baissés partout, les volets ! Baissés côté rue. Baissés côté jardin. Baissés à bâbord, et à tribord. Comprenez-vous ce que cela signifie ? Oh ! bien sûr, vos écrans sont puissants, vos sons persuasifs, notre sagesse n’est guère étanche et il nous arrive bien souvent de céder à vos Sirènes de supermarché et de nous intéresser à leur spectacle ! Mais nos esprits, nos cœurs, vous ne les atteignez pas, ces volets baissés en sont l’aveu. Comprenez-vous ce qu’ils vous disent, les gens, dans leur pénombre ? Voyez-vous que c’est leur façon, encore timide et encore amicale, de vous montrer qu’ils ne sont pas dupes ? Ils disent qu’ils ont besoin de vous sentir libres. Et qu’ils ne vous sentent pas libres. Ils disent qu’ils ont besoin que votre son de voix à vous, votre pensée à vous leur donnent envie de monter un peu leur volet. Ils disent qu’ils sont tous Diogène aujourd’hui, qu’ils cherchent tous des êtres humains. Que vos stations, vos patrons, leurs intérêts, leur stratégie, leur cuisine, ils s’en foutent. Que vous ne devriez pas vous cacher derrière tout ça. Que tout ce cinéma les fait rire en dedans depuis longtemps mais qu’il commence maintenant à les faire rire au-dehors. Ne dites pas que vous donnez du sens, cette formule est le marqueur infaillible de l’imbécillité. Seul un imbécile peut s’imaginer qu’on donne du sens à une situation comme on injecte de l’argent dans une affaire. Ils le savent derrière leur volet, ils savent qu’il est là avant eux, le sens, qu’il les attend, que le seul mot qu’ils aient à lui dire est : merci. Ils savent qu’on ne fait pas du business avec le sens, ni des projets d’avenir. Qu’on ne peut que le suivre pas à pas, à la trace, humblement, librement, fièrement. Mais si cette première image, celle des volets fermés, est douloureuse, la seconde est terrible, insupportable. Un journaliste qui participe à un débat avec une demi-douzaine de ses confrères sait bien, lui, où est la morale de l’histoire : leurs adversaires mal intentionnés vont profiter de l’affaire pour attaquer les élites que sont les journalistes, et les remplacer par d’autres. Ici, je cite. Par deux fois, il dit, à la gueule des téléspectateurs, que ses confrères et lui sont une élite. Parmi d’autres élites, certes, mais une élite. Là, je suis sidéré, épouvanté, écœuré. Je me dis que l’un des confrères en question va avoir le mot d’humour qui remettra les choses d’équerre. Rien. Pas un souffle. Ils sont une élite. J’ai sous les yeux une élite. En un instant défilent des visages dont ce site garde le souvenir, des noms qui pouvaient prétendre à un tel statut mais auraient eu honte d’y prétendre. Et là, je pense qu’il n’y a plus rien à dire, qu’il n’y a plus rien à faire. J’attends le miracle et je vérifie mes volets.
28 septembre 2019
Ce matin-là, Augustin Trapenard reçoit Zabou Breitman pour parler avec elle d’un film dans lequel les évocations sonores jouent un rôle important. Sans doute soucieux d’honorer Homère, l’animateur n’hésite pas à évoquer d’emblée les Sirènes. La cinéaste lui en est reconnaissante. « Bonjour Augustin Trapenard, lui lance-t-elle gaiement. J‘adore les Sirènes, j’adore ce que vous avez dit sur les Sirènes. Ça a été un chapitre dans l’Iliade et l’Odyssée dont je me souviens extrêmement bien. » Aveugle, Homère, mais pas sourd. Dans ses Champs Élysées à lui dont les lacrymogènes ne troublent pas la sérénité, cette sur-connaissance de son œuvre, avec son parfum de Zadig et Voltaire, l’aura ravi : peu de ses lecteurs sont capables de dénicher des Sirènes dans l’Iliade. Puis, quand Augustin Trapenard explique que le secret que les Sirènes confient à Ulysse c’est « qu’il sera sauvé par la voix qui s’échappe de leurs lèvres », « que seule l’écoute pourra le charmer », « que c’est le son qui lui donnera de l’émotion », l’interprétation toute radiophonique de ses travaux littéraires l’agace un peu mais il se dit qu’elle n’empêchera pas les cinq fleuves des Enfers de couler. Un détail, par contre, ne passe pas qui ne plaira pas du tout à Ulysse, à Pénélope, à Circé, pas plus qu’à des tas d’honnêtes lecteurs. « Juste avant de repartir en mer, a décrypté Augustin Trapenard, la magicienne Circé alerte Ulysse de la menace des Sirènes. Elle lui dit qu’il est fou celui qui s’approche et qui prête l’oreille à leur chant, jamais il ne reverra sa femme et ses enfants. Et Ulysse la prend au mot mais tente quand même l’expérience des Sirènes. S’il bouche les oreilles de ses matelots avec de la cire, lui, il préfère se faire attacher au mât de son bateau. » Comment Trapenard peut-il parler ainsi ? Ulysse ne tente pas quand même l’expérience des Sirènes : il suit le conseil de Circé, point final. Et il ne préfère pas se faire attacher au mât de son bateau : là encore, il fait ce qu’elle lui a dit. Soyons modernes, concède Homère, mais mettons un point sur le iota. Comment les choses se sont passées, je l’ai dit trois fois ! La première fois (c’est la fois d’éducation), Ulysse vient raconter à Circé tout son « premier voyage » et elle le met ainsi en garde contre les périls à venir, à commencer par ces Sirènes tout près desquelles il lui faudra passer : « Elles charment tous les mortels qui les approchent. Mais bien fou qui relâche pour entendre leurs chants ! Jamais en son logis, sa femme et ses enfants ne fêtent son retour : car, de leurs fraîches voix, les Sirènes le charment, et le pré, leur séjour, est bordé d’un rivage tout blanchi d’ossements et de débris humains, dont les chairs se corrompent… Passe sans t’arrêter! Mais pétris de la cire à la douceur de miel et, de tes compagnons, bouche les deux oreilles : que pas un d’eux n’entende ; toi seul, dans le croiseur, écoute, si tu veux ! mais, pieds et mains liés, debout sur l’emplanture, fais-toi fixer au mât pour goûter le plaisir d’entendre la chanson, et, si tu les priais, si tu leur commandais de desserrer les nœuds, que tes gens aussitôt donnent un tour de plus ! » La deuxième fois (c’est la fois de transmission), Ulysse rapporte scrupuleusement aux matelots les conseils que lui a donnés Circé : « Donc, son premier conseil est de fuir les Sirènes, leur voix ensorcelante et leur prairie en fleurs ; seul, je puis les entendre ; mais il faut que, chargé de robustes liens, je demeure immobile, debout sur l’emplanture, serré contre le mât, et si je vous priais, si je vous commandais de desserrer les nœuds, donnez un tour de plus! » La troisième fois (la fois de réalisation, de témoignage, de fidélité), c’est quand, le plus simplement du monde, Ulysse raconte comment s’est déroulée la scène : « Soudain, la brise tombe ; un calme sans haleine s’établit sur les flots qu’un dieu veut endormir. Mes gens se sont levés ; dans le creux du navire, ils amènent la voile et, s’asseyant aux rames, ils font blanchir le flot sous la pale en sapin. Alors, de mon poignard en bronze, je divise un grand gâteau de cire ; à pleines mains j’écrase et pétris les morceaux. La cire est bientôt molle entre mes doigts puissants. De banc en banc, je vais leur boucher les oreilles ; dans le navire alors, ils me lient bras et jambes et me fixent au mât, debout sur l’emplanture, puis chacun en sa place, la rame bat le flot qui blanchit sous les coups. » À cet instant les « fraîches voix » des Sirènes entonnent leur cantique. Ulysse évoque cet instant : « Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. Je fronçais les sourcils pour donner à mes gens l’ordre de me défaire. Mais, tandis que, courbés sur la rame, ils tiraient, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer mes liens et mettre un tour de plus. Nous passons, et bientôt l’on n’entend plus ni les cris ni les chants des Sirènes. Mes braves gens alors se hâtent d’enlever la cire que j’avais pétrie dans leurs oreilles, puis de me détacher. » Il faudra bien s’y faire. Même si la propagande oblige un jour les professeurs à dire le contraire, l’Odyssée est une histoire de fidélité. Et même de double fidélité. La fidélité particulière d’Ulysse à Pénélope, d’une part, la fidélité générale à cette fidélité particulière dont témoignent finalement, d’autre part, tant de personnages de l’œuvre, même si (ou précisément parce que) cette fidélité ne leur est nullement naturelle. Pénélope et Circé, qui ne se ressemblent guère, travaillent pourtant au même canevas. L’Odyssée n’est pas le livre de bord des émotions d’Ulysse. Ulysse est un sensible, pas un chatouilleux. Liberté, liberté. Mais Homère est Homère et Ulysse est Ulysse. Dans la circonstance qui nous occupe, ce dernier ne tente rien, rien de rien, et ne préfère rien, rien de rien. Il faut bien l’admettre, quoi qu’on en pense : il ne vit pas de lui mais de ce qui, en lui, n’est pas lui et, de ce fait, est à tout le monde. La modernité ignore cette dimension, et c’est son droit. Mais qu’elle ne fasse pas semblant. Elle n’a rien à dire de l’Odyssée, elle s’y écrase comme un œuf sur la coque d’un paquebot dont l’équipage ne demande pourtant pas mieux que l’accueillir à son bord et la conduire non pas là où elle aenvie d’aller, mais là où, au fond du fond d’elle-même, elle veut aller.
4 septembre 2019
« Moi, en éthique, explique Frédéric Worms, j’ai un principe très simple. Celui qui n’est pas déchiré, celui qui n’a pas conscience de la difficulté du problème est déjà dans l’erreur. Et, entre deux personnes, il faudrait toujours choisir – c’est un petit peu le jugement de Salomon, ça peut paraître un peu facile mais je pense que ce n’est pas le cas – entre deux personnes, dans une décision, il faut toujours choisir celle qui est la plus déchirée. Entre les deux mères – vous savez dans le jugement de Salomon -, la bonne mère, c’est celle qui souffre. Celle qui a un choix simple, facile, doctrinaire, dogmatique, c’est qu’elle est dans l’erreur. Et tous ceux qui pensent que c’est simple se trompent. Tous ceux qui pensent que c’est compliqué ont déjà un peu raison et il faut les encourager dans leur réflexion. » J’observe pourtant que le choix que Frédéric Worms tient pour simple, facile, doctrinaire et dogmatique est ici celui de la vraie mère, et que c’est le bon. Aux arrangements pragmatiques et hypocrites de la mauvaise mère qui, en réalité, n’est pas la mère du tout, s’oppose en effet le Tu ne tueras pas radical de la bonne mère, de la vraie mère, qui est aussi celui de Salomon et de la Justice qu’il sert. J’ajoute que, si cette bonne mère souffre en effet le martyre, il n’y a pas le moindre déchirement dans sa conscience : elle est tout entière souffrance parce qu’elle est tout entière indignation, parce qu’elle est tout entière exigence de justice, parce qu’elle est tout entière amour de son enfant. Le déchirement serait plutôt à chercher dans l’âme de la fausse mère : il le faut bien profond pour qu’elle accepte le marché qu’on lui propose. Devrions-nous donc prendre son parti et approuver ce qu’elle a de tortueux ? On ferait évidemment fausse route en cherchant dans cet épisode biblique la célébration ou la justification du fanatisme en matière de morale. J’y vois plutôt l’idée que le fanatisme n’est pas lié à un tempérament ou à une complexion psychologique. Cela, tout nous invite à le reconnaître. Le vingtième siècle a failli nous imposer, sous des formes diverses, le fanatisme de la conscience sommaire, le fanatisme brutal et stupide de l’affirmation massive et conquérante. Il ne faut pas laisser le vingt-et-unième nous infliger celui de la conscience déchirée qui jouit orgueilleusement d’elle-même et se complaît à son indétermination. Apparemment plus civilisé, le second fanatisme n’est pas plus généreux que le premier, ni moins pervers. Tous les deux, chacun à sa manière, s’en prennent à la transcendance. Pour la nier, le premier la détache de la conscience, et la minéralise ; le second, au contraire, l’y enferme, et la dissout. Dans les deux cas, l’humain, condamné à la mutilation, n’a plus qu’à payer la note. Si la transcendance se réduit ou non à une donnée anthropologique, la question est ouverte. Mais, donnée anthropologique, elle l’est évidemment. Et c’est cette évidence que nous autorisons pourtant la société de consommation communicante à nier du 1er janvier au 31 décembre, le matin, le midi, le soir, la nuit, le jour. Là, je crois, est la vraie question : surtout ne la posons pas, ce serait désastreux pour la Bourse.
31 août 2019
Je déjeune généralement seul mais, jusque-là, c’était en compagnie d’une séquence de France Inter que j’appréciais. Le Jeu des mille euros, d’abord, cette gentille promenade en France rescapée du naufrage où allaient naguère la précipiter des marins d’eau douce de la culture. Sympathique émission, excellente pour la confiance en soi (on n’ignore pas tout) comme pour la modestie (on ne sait pas tout). Puis venait le Journal de 13 heures, parfaitement honorable tant que les présentateurs n’étaient pas encore devenus ces propagandistes speedés que fabriquent désormais, comme des bouchons en plastique, les usines à communication. Enfin, pour la pomme finale et le café conclusif, j’avais un accompagnement de choix, La Marche de l’Histoire, de Jean Lebrun. Magnifique. Des sujets variés, des invités de taille et de poids dont l’animateur découvre instantanément le meilleur. Intelligence, amitié, humour. Rien de pédantesque, rien de truqué. Une vraie érudition, sans suffisance, sans tricherie. Pas de ce sentimentalisme à gros bouillons qui fait chialer les DRH. Un aller et retour rapide et précis entre le passé et le plus vif du présent. Eh bien, voilà, ma pomme va me rester en travers du gosier. Jean Lebrun, repoussé à 14h30, une heure où tout le monde travaille, doit laisser sa place à une nouvelle version de cette Tête au carré dont l’intitulé exprimait assez naïvement l’ambition normalisatrice. Canicule aidant, elle devient LaTerre au carré (mettre la terre au carré, quel dessein grandiose !) qui, sans doute sous la présidence d’honneur de Greta, accourue en vélo, nous expliquera ce qu’il faut penser de la tragédie qui nous pend au nez, ainsi que disait mon grand-père, comme un sifflet de deux sous – lequel sifflet désignait la stalactite blanchâtre qui orne l’appendice nasal du morveux. Mais surtout, elle nous propagandisera et nous comportementalisera en nous présentant d’admirables exemples de citoyenneté écologique. En nous faisant honte, ils refouleront dans les cachots de nos cœurs l’étouffante indignation qui y pourrira tout, ce qui est l’objectif de l’opération. Inutile de le dire : ce sera sans moi. L’idée que les catastrophes à venir rendent nécessaire ce matraquage quotidien renvoie à une forme d’esprit – on n’ose pas dire d’intelligence – autrefois caractéristique de ce que l’on appelait le primaire supérieur, dont l’ENA et la totalité des boîtes à politique et/ou à commerce et/ou à journalisme sont les enfants adultérins, ou légitimes. L’intuition, désolante de pauvreté, est la même : faute de toute perspective digne de ce nom, rester sur le terrain du problème, et y coller, ainsi que disent cette fois les Bretons, comme une bernique à son rocher. Pour le climat, qu’on se rassure, le système va fonctionner du tonnerre. Les causes véritables et les remises en cause véridiques, les tenants et les aboutissants, la recherche du sens, l’expérience vécue, vraiment vécue, celle qui ne se crachote pas dans les sondages, tout ce qu’elle soulève de rêve, tout ce qu’elle élargit, rangez tout cela où vous voulez, et écoutez ce qu’on vous dit. Pour l’omelette qu’on va vous fabriquer, deux œufs suffisent et pas grave s’ils ne sont pas frais : un œuf de culpabilité et un œuf de résignation, servis avec une sauce Je-sais-tout qui vous fera la langue lourde et la parole incertaine. Je comprends. Je suis un bon citoyen. Je comprends bien. Notre société passablement matraquée, il est urgent de l’abrutir davantage. Cet élan furieux de vie que la connostrophique aventure du climat pourrait d’aventure provoquer, le voilà l’adversaire. Nos chargés d’aliénation ont le devoir citoyen de blinder plus sûrement encore les issues par lesquelles nos effrayantes intériorités si longtemps incarcérées pourraient surgir ou resurgir. Tout sauf la vie, toujours, voilà notre slogan à tous. Enfin. Admettez la réalité. La vie, nos développés de la merdonité, chez quelque fournisseur de bavardage qu’ils se servent, ne l’aiment pas. Ils ne peuvent pas la voir en peinture, toute la question est là. Elle les gêne. Avec elle, ils ne savent pas y faire. Avec elle, ils ne savent pas s’y prendre. C’est pourquoi le monde est devenu une immense cloche de frustration dont l’humanité est le fromage verdissant. Ceux qui ont compris ça ont peut-être encore une petite carte à jouer. Pour les autres, gagnants et même gagnants gagnants, c’est foutu, irrémédiablement foutu. Et cela, même si on ne veut le malheur de personne, il faut bien reconnaître que c’est la vraie chance de tous.
19 août 2019
Si Greta avait dix ans de plus, je ne la louperais pas : à vingt-cinq ans, on sait ce qu’on fait. Même si, dans nos contrées, les bourgeois passent la moitié de leur temps, à cet âge, à vociférer rageusement leur liberté et l’autre à se pelotonner bien chaud dans le conformisme familial le plus ringard. Mais Greta a seize ans, et cela l’emporte sur tout. La seule question sérieuse que pose le navet mondial qu’on lui fait tourner, c’est de savoir comment cette enfant va se tirer de la situation pourrie où l’a jetée le beaufisme distingué d’une bande d’étourdis ou de m’as-tu vu qui mérite à peu près autant d’intérêt et de considération que le Paris Sans Génie. Hormis cette question, tout est foireux, signifié comme signifiant. Côté signifiant symbolique, c’est caricatural. Comme prévu, l’empreinte carbone de la pieuse expédition maritime bénie par saint Fric, patron des ratés réussis, sera démesurément plus profonde, surtout si l’on tient compte du psoriasis médiatique mondial qu’elle aura provoqué, que celle d’un voyage aérien, même en classe Bidon et avec mayonnaise. Côté signifié, c’est grandiose. On hésite : faut-il mettre cette opération absurde sur le compte d’une parfaite imbécillité ou sur celui d’un cynisme transcendantal ? Ni sur l’un ni sur l’autre. Ou sur les deux, mais ensemble happés, comme par un monstre des profondeurs, par une vertigineuse impuissance dont la seule expression possible est non pas le mensonge de chacun, ce faux pas, mais le mensonge obligatoire de tous, prince des enfers. Attention. Non pas le mensonge obligatoire surveillé par des malabars matraqueurs et casqués, cette farce d’autrefois. Le mensonge obligatoire spontané. Collectif et spontané. Le jaillissement du même mensonge dans des milliards de gosiers. Le règne sans partage et sans critique de la terreur optimiste. Le climat, la pollution et tout le reste, pour les vaincre ou les oublier, il suffit de regarder la courageuse petite Greta. Et de la défendre, surtout. De la défendre pour se défendre, pour défendre son immobilité, son piétinement, son auto-avortement. Greta, tendre brebis émissaire, donne-nous la force de faire toujours semblant ! De ne rien changer à nos esprits, à nos cœurs, à nos vies ! Greta, intercède pour nous, demande qu’on nous accorde la grâce d’être toujours aussi faux-culs, de cracher sur le fric et de ne penser qu’à lui, de faire la révolution avec des âmes esclaves, de parler mal des Trump pour parler mieux des Bush et des Clinton. Explique-nous, petite Greta, que la passoire n’est pas percée, que nos serrures sont inviolables, dis-nous que si le feu nous brûle, c’est que nous ne savons pas le caresser, dis-nous que nous avons à nous former, toujours, toujours, et d’abord à nous former à nous former, puis, à cela, nous former encore, pour que jusqu’au bout, contre tout ce qui gronde en nous, et qui exige, et qui supplie, et qui veut naître, nous puissions dire que nous ne sommes rien, rien qu’une erreur, un malentendu, un quiproquo, un accident, une esquisse, un bobard, pour que nous puissions dire, avec quelle hautaine satisfaction, que nous n’avons pas eu le temps !
18 août 2019
Sacrée France Inter ! C’est une blague, bien sûr, une énorme blague ! Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, intrépides censeurs de la langue française, font dire à Bernard Pivot que « typhon avec un seul f n’est qu’une petite tempête ». Drôle, non ? Ah ! les farceurs ! Comme on comprend qu’ils veuillent la rajeunir, notre pauvre vieille langue. Mais voyez comme ils sont taquins : ils balancent cette bêtise pour mieux se moquer de ceux qui vont les croire nuls ! Bien sûr, ils savent comme moi que Pivot a tweeté : « Si typhon s’écrivait simplement tifon, ce ne serait qu’une petite averse. » Ce qui est quand même un peu différent. Pourtant, figurez-vous, un instant j’ai douté. Et s’ils ne savaient pas ? Si France Inter confiait une émission linguistique à des gens qui ignorent l’orthographe de typhon ? Un tel soupçon m’a fait honte. Mais voilà. J’ose à peine le dire. En arithmétique aussi, ils semblent vraiment faibles. Parlant de l’Académie française, ils ironisent : neuf femmes sur un total de quatre cents, c’est un début ! C’est encore peu, certes, mais d’où sort ce chiffre ? Les quatre cents, ce sont les quarante ? Y aurait-il trois cent soixante épées à fabriquer d’urgence ? À moins qu’ils ne fassent allusion au nombre de réceptions à l’Académie depuis celle de Marguerite Yourcenar, le 6 mars 1980 ? Hélas ! Tout faux encore. Il y en eut soixante-quatorze. Du coup, la perplexité grandit. Mauvais en français, mauvais en calcul, où envoyait-on de tels élèves aux heures obscures des hussards de la République ? Au coin.
18 août 2019
Non, bien sûr, que tout soit à jeter dans la révision à laquelle la langue est soumise. Il paraît que dans tu parles, le s n’a aucune justification linguistique ou rationnelle. C’est bien possible. Mais le tigre qui trônait sur la commode de votre grand-père, si du moins il ressemblait au mien et n’avait jamais quitté son village, qu’est-ce qui justifiait sa présence en cet endroit stratégique ? Le hasard, n’est-ce pas, un héritage, un brocanteur de févruerpassage ? Peut-être votre pépé l’avait-il gagné à la kermesse communale ou paroissiale ? Vous précipitiez-vous sur la pauvre bête, quand vous rendiez visite à vos grands-parents, pour la fracasser sauvagement ? Le s de tu parles, est-ce sort-là que vous voulez lui réserver ? Au bénéfice de qui ou de quoi ? Je le sais bien. De votre malheur, et de rien d’autre. De l’impossibilité dans laquelle il vous met de regarder les gens et les choses, et d’écouter leurs signes et leurs mots, sans oublier la vie qui les traverse, sans mépriser – malgré vous – ce qu’ils vous montrent ou vous disent. Ne croyez pas. Je sais parfaitement qu’il existe d’autres formes de maladies. Il n’est pas entré dans mon musée, ce s, pas plus que le tigre grand-paternel et je ne ressemble pas, je l’espère, aux pisse-froid plus ou moins mal élevés qui font du langage une décoration prétentieuse. Si quelqu’un l’oublie, le s, je ne deviens ni vert ni rouge et je n’en perds pas l’appétit, mais je fais comme avec le tigre – que j’ai gardé : je le montre à qui me plaît. Pour le plaisir. Pourquoi voulez-vous m’enlever ce qui fait mon plaisir ? Pourquoi voulez-vous que la langue ressemble à la salle d’attente d’un dentiste ? Faites gaffe, jeunes Mesdames et jeunes Messieurs, c’est de l’ordre qu’on vous apprend à jouir quand on vous invente un langage sans dentelles et sans bavures. De l’ordre et du nouveau fascisme. Cette idée, vous la retrouverez au fronton de ce site. Elle n’est pas de moi, mais de Pasolini, dans les Écrits corsaires. Relisons-la ensemble : « Le fascisme de naguère, ne fût-ce qu’à travers la dégénérescence de la rhétorique, rendait différent, alors que le nouveau fascisme – qui est tout autre chose – ne rend plus différent : il n’est plus rhétorique sur le mode humaniste, mais pragmatique sur le mode américain. Son but est la réorganisation et le nivellement brutalement totalitaire du monde. » Quand vous vous mettez en tête de torturer le langage à des fins d’égalité vous tuez avec la poule l’œuf qui vous promet pourtant la plus belle des éclosions, la continuité de la vie. Et vous le faites parce qu’elle vous fait peur, le dernier des imbéciles s’en apercevrait. Loin de moi de vous le reprocher. Vous avez été élevés et nourris au régime d’une civilisation excrémentielle. Et ça continue. Les bonbons à l’égalité qu’on vous offre sont fourrés de violence et de peur. Plus vous en mangez, plus vous le savez. Et plus vous le savez, plus vous en mangez. C’est le même genre de friandises qu’on vous sert dans les entreprises sous l’étiquette « éléments de langage ». Et puis, merde, qu’est-ce que vous avez contre les mots inutiles ? Qu’est-ce que vous avez contre le s de tu parles, vous pensez vraiment que c’est lui qui vous tyrannise le plus ? Écoutez voir. Il arrive qu’un tigre en faïence ou un innocent petit s au bout d’un mot en disent plus long que tous les énarques réunis. Mon tigre en faïence, est-ce qu’il n’aurait pas à voir avec cette dame mystérieuse dont me parlait mon grand-père à la fin de sa vie ? Et le s, savez-vous, êtes-vous sûrs de savoir ce qu’il fout là, au bout de parle, quand il s’agit de la deuxième personne ? Bon, comme il me l’a confié, je vous en donne le secret. Quand je dis je parle, ce n’est pas très important. Pas seulement parce que je est un autre comme disait un jeune homme prénommé Arthur. Mais parce que, même si je ne me déteste pas, je ne peux pas m’estimer sur mon catalogue à un prix trop élevé : je me connais trop. Quand je dis il parle, c’est autre chose. Si il parle ou si elle parle, le gars de la radio ou la fille de la télé, ça peut être intéressant. Mais il y a tant de ils et de elles, et qui disent tant de choses contradictoires, et avec tant de sentiments bidonnés, que cela finit par devenir suspect. Qu’est-ce qu’il reste ? Le cas où c’est toi qui parles, quelqu’un à qui je dis tu et qui me dit tu. Il reste le cas où j’écoute une voix qui s’intéresse à moi, qui m’aime un peu ou davantage. Et là, ce n’est la faute de personne, le s est resté. Il veut dire Silence. Il veut dire Secret. Ou Sourire. Ou, se tournant vers les autres : Suffit. Il dit que l’amitié vaut plus, que l’amour vaut plus. Ainsi, aussi naturellement, aussi tranquillement que la nature met de belles couleurs sur une pomme, la vie a mis un petit signe sur la deuxième personne, celle qui me parle et à qui je parle, comme on met trois étoiles, sur le guide, pour signaler un point de vue vraiment remarquable. Ou pour quelque autre raison, aussi simple que celle-là, et aussi compliquée.
7 août 2019
Si je n’entre pas dans la cathédrale où a fondu le plomb, c’est à cause du plomb, pas de la cathédrale. Même chose avec la morale. Je n’ai pas l’intention de lui donner théâtralement congé, comme c’était naguère si bien porté. Cette petite bête obstinée se fourre partout et l’on trouverait vite sa trace dans ma lettre d’adieu elle-même. Mais voilà, la cathédrale a été plombée et la morale a été salopée. Dans les deux cas je prends mes précautions. La morale devenue le savoir-être du citoyen-consommateur, la Bible du vivre-ensemble, le guide-chant de la croissance, le catalogue des objectifs, rien de pire ne peut arriver à une société, rien de plus effroyablement tyrannique, rien de plus pesant, rien de plus destructeur, rien de plus bête. Rien de plus honteux. Rien de plus anti-évangélique. Alors ? Facile. C’est comme l’eau quand il ne pleut pas : restrictions. Je vais tirer ma morale dans les tréfonds obscurs de mon cœur, là où personne n’a accès, et moi-même à peine. Et j’en prends juste ce qu’il faut pour que les moins intoxiqués puissent faire la différence. S’ils ont un peu de culot, ils enverront leur ersatz au tri sélectif, celui qui nous protège si bien de la canicule, et ils apprendront à puiser à leur propre puits – seule manière sérieuse aujourd’hui d’être révolutionnaire.
3 juillet 2019
Je ne suis pas d’accord. On ne supprime pas la haine en interdisant l’expression de la haine. On l’enfouit, on la concentre, on la cultive, on la met de côté, on en fait une chose précieuse et, finalement, on l’ennoblit. Supprimerait-on la sottise en imposant le silence à certains ministres ? [Note du 4 juillet : Le 16 octobre 2016, je recopiais au fronton de Résurgences cette citation de Simone Weil : « La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence. Par la suite, c’est un besoin de l’âme, car quand l’intelligence est mal à l’aise, l’âme entière est malade. » (L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, 1943) Ce sont là d’étranges paroles, elles n’ont aucun équivalent dans le bafouillage managérial.]
23 juin 2019
Je retrouve parfois le sentiment qui, juste avant l’adolescence, me persécuta quelque temps. Je m’étais mis à regarder autrement les objets ordinaires qui m’entouraient et à me représenter qu’ils avaient tous été fabriqués, que chacun d’eux était sorti, directement ou par l’intermédiaire d’une machine, d’une volonté humaine, d’une circonstance, d’une occasion. Inoffensive quand je les considérais l’un après l’autre, cette pensée devenait affolante quand, jetant les yeux sur ma chambre, ou sur la cuisine, ou sur la salle à manger, je voyais que rien, ni là ni ailleurs, n’échappait à ce statut. Tout était désespérément pratique, vénal, contingent, arbitraire. Je ne pouvais me reposer sur rien de solide, sur rien d’oublieux, sur rien de large, sur rien de vrai, sur rien de secret, sur rien de fort, sur rien de gratuit, sur rien d’originel. Loin de me réjouir de me trouver entouré des marques d’attention de tant de bienfaiteurs inconnus, je me sentais cerné, menacé, étouffé, chassé de la nature et de la vie, pris au piège de cette glu agressive que Sartre appelle facticité. Je n’imaginais pas, à dix ans, quelle rage de vivre allait creuser en moi ce sentiment obsédant, ni que je l’éprouverais toute ma vie, ni que, me restant incompréhensible, il me ferait, moi aussi, incompréhensible à moi-même, et que ce qu’on aurait à me reprocher me semblerait aussi vain, aussi inapproprié, que ce dont on aurait l’idée de me féliciter. La même pensée parfume maintenant ma vieillesse d’une étrange saveur de hors-d’œuvre et maintient constamment ouverte une légère blessure de l’âme, indolore mais insistante, dans laquelle je vois la plus belle des décorations. Le monde est très loin d’être mauvais, il nous ressemble presque mais ce presque minuscule nous le fait profondément étranger. Choisir le monde, c’est refuser les êtres. Choisir les êtres, c’est tenir le monde à sa place : miroir, reflet, réserve, piège ou promesse, allusion ou illusion, encouragement ou avertissement, rien d’autre jamais, jamais rien de plus, tout instant d’inattention peut tuer. Les êtres ont toujours raison contre le monde, même quand ils ont tort. Pas un jour ne s’achève sans que mon cœur ne retourne à ce patronage de Montrouge, à sa confusion, à ses ambiguïtés, à son énorme frustration, à sa poussière tourbillonnante, à sa bizarrerie bancale, à son irrésistible pulsion de vie. Je souris quand je songe aux dissertations terrifiées et aux rapports indignés qu’il aurait inspirés aux raisons proprettes de nos experts en vivre ensemble, en éthique, en hygiène, en santé, en tout. Auraient-ils compris que, sur ce petit coin de monde, ensemble, pauvres et sans ambition, nous vivions, nous vivions vraiment ? J’ai appris là, une fois pour toutes, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, que c’est souvent très difficile à démêler mais que, finalement, quoi qu’on fasse et quoi qu’on désire, ça ne se mélange jamais.
21 juin 2019
« Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis ; mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toute chose, et le monde en juge bien ». Toute la critique des élites de la modernité dans une pensée de Pascal. [Note du 23 juin : Différents, opposés mais non pas contradictoires, les choix de Montaigne et de Pascal s’inscrivent sur le même canevas de vérité. Ainsi lit-on dans les Essais : « Les paysans simples, sont honnêtes gens : et honnêtes gens les Philosophes : ou, selon que notre temps les nomme, des natures fortes et claires, enrichies d’une large instruction de sciences utiles. Les métis, qui ont dédaigné le premier siège de l’ignorance des lettres, et n’ont pu joindre l’autre (le cul entre deux selles : desquels je suis, et tant d’autres) sont dangereux, ineptes, importuns : ceux-ci troublent le monde. Pourtant de ma part, je me recule tant que je puis, dans le premier et naturel siégé, d’où je me suis pour néant essayé de partir. » Le cul entre deux selles, quelle salubre définition des médias !]
7 juin 2019
« Prendre son billet au départ, dans un parti, dans une faction, et ne jamais plus regarder comment le train roule, et surtout sur quoi il roule, c’est, pour un homme, se placer résolument dans les meilleures conditions pour se faire criminel. » (Charles Péguy, Notre jeunesse)
7 juin 2019
En 1842, Victor Schœlcher publie son livre Des Colonies françaises auquel il donnera un sous-titre qui résume son propos : Abolition immédiate de l’esclavage. M’être trouvé immergé, ces temps-ci, dans l’histoire de l’esclavage et le récit de son abolition m’a sans doute inspiré le titre pour le moins tranchant de mon dernier papier, Management : éradication immédiate. En épigraphe du livre de Schœlcher, cette citation tirée du Dictionnaire théologique de l’abbé Bergier, mort en 1790, qui devance, et sans doute inspire, les fameuses interventions de Robespierre de 1791 : « Il n’est pas possible, dit-on, de cultiver les îles autrement que par des esclaves. Dans ce cas, il vaudrait mieux renoncer aux colonies qu’à l’humanité. La justice, la charité universelle et la douceur sont plus nécessaires à toutes les nations que le sucre et le café. Mais tout le monde ne convient point de l’impossibilité prétendue de se passer du travail des nègres. Lorsque les Grecs et les Romains faisaient exécuter par leurs esclaves ce que font chez nous les chevaux et les bœufs, ils imaginaient et ils disaient qu’on ne pouvait faire autrement. » Chanoine de Notre-Dame de Paris, Bergier a été aussi le confesseur de Madame Adélaïde, fille de Louis XV. Pas étonnant que la netteté de sa vision diminue lorsqu’il passe du jugement moral au jugement politique. « Les gouvernements les plus équitables, les plus sages, constate-t-il piteusement, sont souvent forcés de tolérer des abus lorsqu’ils sont universellement établis. » Adversaire résolu et talentueux de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes, il garde pourtant leur estime. Quand Robespierre se dresse contre les prétentions des colons des Antilles et crie (peut-être) « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! », il parle comme l’abbé.
7 juin 2019
« Fiat Chrysler rompt ses fiançailles avec Renault » Ce titre du Monde me met mal à l’aise. Les fiançailles n’ont rien à faire dans cette tambouille. On ne sort pas les nappes en dentelle pour le fric. Déprimant. Vulgaire.
6 juin 2019
Vive la trottinette ! Je slalome entre les passants que je dépose, comme disent les champions du vélo, les uns après les autres. Je glisse. Je surprends. Je feinte. Je suis l’as de la circulation, le demi-dieu de la mobilité. Je laisse derrière moi une traînée d’orgueil qui fait se lever une rumeur d’admiration. Tantôt, immobile et droit comme une statue antique, je sens passer sous moi la terre indifférente, ma conquête. Tantôt, tête baissée, je fonce sur des ennemis que j’invente. Peu m’importe où je vais, je circule dans la gloire. Mais je vais avoir dix ans et, pour que les copains ne se moquent pas de moi, il me va bientôt falloir ranger le beau joujou. Je n’ai plus l’âge, hélas, de me raconter que je vais gagner le Tour de France, ou sauver la planète.
14 avril 2019
Le Grand débat. Un homme seul devant une vaste assemblée dont les membres vont lui poser toutes sortes de questions. Une atmosphère aimable, parfois un peu crispée, mais que le héros saura apprivoiser. Un jeu habilement mené, presque trop, dont on est un peu dépité de sentir qu’il ne peut pas rater. Et surtout, l’imparité radicale du dialogue, la présence constante du pouvoir, même dans les séquences les plus souriantes. Où diable ai-je déjà vu cela ? J’ai vu cela à Bruyères-le Châtel, dans ce qui n’était pas encore l’Essonne, il y a quelque soixante-trois ans, durant la semaine où l’abbé Maxime Charles, directeur du Centre Richelieu, l’aumônerie des étudiants catholiques de Sorbonne, réunissait ce qu’il appelait, pour rire, le Concile d’Arny, du nom de la propriété où il se tenait. Il rassemblait là, au début des grandes vacances, cent ou deux cents étudiants et étudiantes pour faire le point avec eux sur le fonctionnement du Centre et, surtout, pour consolider leur formation théologique et spirituelle. Chaque jour, le même programme. Après la messe célébrée en plein air, les étudiants se réunissaient d’abord par disciplines ou par niveaux universitaires pour discuter entre eux des questions qu’ils poseraient sur le thème de la journée. Puis tout le monde se retrouvait dans une réunion plénière et s’ouvrait alors ce qu’on aurait pu tout aussi bien appeler le Grand débat des étudiants catholiques de Sorbonne. Le Père Charles en était le seul véritable acteur. Il avait réponse à tout et, sans effort, faisait passer son auditoire de la gravité à la rigolade, de l’ironie vacharde à l’émotion, de l’enseignement à la confidence. Il lui arrivait parfois de se faire remplacer par l’un de ses adjoints. Il en avait de remarquables, mais aucun d’eux, pas même Jean-Marie Lustiger, lumineux dans d’autres circonstances, n’était vraiment à l’aise dans cet exercice. Le Grand débat, c’est la représentation du pouvoir, donc l’affaire du patron. Mais tout cela est une vieille histoire. Ahmad Ibn ‘Ata Allah, (1260-1309), juriste et cheikh soufi de grand renom, en avait déjà fait le tour : « Si tu vois quelqu’un répondre à toutes les questions qu’on lui pose, faire part de toutes ses expériences et rapporter tout ce qu’il a appris, comprends qu’il existe chez lui une certaine dose d’ignorance. »
14 avril 2019
Le vieux monde, c’est quand toutes les cartes sont sur la table, les bonnes et les mauvaises, et qu’il n’y a plus qu’à les jouer. Le vieux monde, c’est quand il n’y a plus qu’à se montrer astucieux, tacticien, stratège. Quand la morale n’est plus que la courroie de transmission de l’organisation. Le vieux monde, c’est quand rien ne fait plus écho à rien, quand c’est la fête aux gros malins. Le vieux monde, c’est quand on explique le grand par le petit, le vivant par le mort, l’infini par le fini. Le vieux monde, c’est quand on condamne les petits enfants à eux-mêmes en leur racontant que leur corps leur appartient, comme leur portable, comme leurs euros, et qu’il est à gérer comme le reste. Le vieux monde, c’est quand, pour se désolidariser des puissants, on attend qu’ils soient sur le futon. Le vieux monde, c’est quand on fait semblant d’être libre, quand on est devenu avare de soi-même. Quand on a perdu la raison et qu’on s’en fait une raison. Quand, ne jouissant plus de n’être rien, on devient bête comme tout.
13 mars 2019
Amélie Nothomb explique qu’elle ne va pas à la messe mais que le dimanche, à ses yeux, n’est pas un jour comme un autre. Pour en témoigner, elle n’a rien trouvé d’autre, dit-elle, que de passer cette journée nue. Rira qui voudra, je trouve cela touchant et puissant. Cette habitude insolite éclaire peut-être le dessein inavoué du culte de la nudité. Être nu, ce n’est pas seulement montrer ce qui est mais, plus profondément, plus secrètement, montrer ce que n’est pas ce qui est. C’est affirmer à la fois l’exprimé et l’inexprimable, l’évidence et le mystère, rappeler la pauvreté essentielle, le dénuement originel, et final.
26 février 2019
Ni les grandes écoles ni les postes prestigieux n’apprennent à s’adresser à une foule. Il est des talents qu’on ne trouve que dans son fonds propre, qui serait la ressource la mieux partagée entre les êtres humains si la plupart d’entre eux n’avaient perdu la clef du coffre-fort de culpabilité où ils l’ont enfermée. Ce désastre, désormais universellement accepté et célébré, est devenu aussi indispensable à notre vivre ensemble que la farine à la fabrication du pain. Tous les mitrons qui nous ont pétris, qu’ils fussent religieux ou laïques, se sont silencieusement accordés, quelque grandiose horizon qu’ils nous promissent, sur la nécessité de ce grignotage, de ce rabotage, de ce processus perversement vertueux de déshoméinisation. « Il est trop ! », disent les jeunes de quelqu’un qu’ils admirent. Pourquoi certains d’entre nous échappent à cette érosion et semblent moins prisonniers que les autres de cette nécessité sociale indûment bricolée, aucune évaluation ne nous le dira jamais, aucune pesée, aucune comparaison. Sans doute s’agit-il d’une certaine structure de la personnalité induite par une expérience plus variée, ou par des contradictions flagrantes, ou par des oppositions insurmontables, à moins que ce ne soit par une exposition plus franche aux puissances de l’imagination. Donc, dans tous les cas, par la mise évidence d’un porte-à-faux, d’un déséquilibre fondateur, l’un et l’autre à l’origine de ces chanceuses tentatives d’évasion qu’on appelle pieusement malaises et, si elles ont le front de persister, mal-être, carrément. Par tout ce qui, en un mot, révèle et suscite en nous le désir du seul climat qui nous soit vraiment tolérable, celui du jeu, du jeu fondamental, du jeu de la liberté unique et partagée.
24 février 2019
Profiter. Verbe transitif ou intransitif. Devenu au XXIe siècle le mot le plus vulgaire de la langue française.
22 février 2019
Ses adversaires de Mediapart en conviennent, Jean-Luc Marion est un interlocuteur de choix, de grand choix. Cela ne l’empêche pas de proposer aux plus de quarante ans – sans qu’il y ait là, on va le comprendre, une monstrueuse discrimination qui contraindrait les plus jeunes à défiler – un petit jeu fort éclairant. « À quarante ans, écrit Péguy, on sait, on sait depuis cinq ans déjà, qui on est. » « Faites le calcul, nous conseille Marion, comme je l’ai fait pour mon compte – c’est exact. » Ok, ça marche. J’ai eu quarante ans en 1973. Donc : 1973 – 5 = … . Mais oui. Je le dis un peu partout sur ce site et voici que Péguy et Marion me le confirment : c’est au beau milieu de la foire dans laquelle, selon Lustiger, il n’y avait « pas de place pour l’Evangile » que j’ai su qui je suis. Curieux quand même que ce « pas de place » n’ait pas rappelé au cardinal un certain manager d’hôtellerie. Il s’en sera sans doute mordu les doigts mais, que je sache, sans corriger le tir. Toujours Péguy : la mystique qui foire en politique.
18 février 2019
Ce ne sont pas les données crachées par les machines qui vont changer notre monde, mais ces pensées encore informes, presque inquiétantes de jeunesse comme des éclairs intrépides et désintéressés, qui assiègent les consciences en dansant et que, pour un peu, on dirait inaudibles.
14 février 2018
Le Grand débat national me rajeunit d’un quart de siècle. J’y redécouvre toutes les joies et tous les soucis de la Mise en expression d’EDF. À peine avais-je commencé à feuilleter un peu mélancoliquement le livre dans lequel j’ai raconté cette expérience (on peut le retrouver ici) que je tombais, au début du chapitre V, sur quelques lignes qui m’ont fait sourire. Ce chapitre présente la méthode que j’avais imaginée. Après avoir précisé qu’elle n’était nullement gravée dans le marbre et qu’il conviendrait de l’adapter à des situations différentes, j’ajoutais : « On ne pourra toutefois parler de Mise en expression que si la libération de l’expression collective, quel que soit son contenu, est le seul objectif que l’on poursuit. Tout calcul institutionnel, toute recherche de consensus ou de validation d’une position officielle dénature entièrement l’expérience. » Nous étions en 1997, Jacques Chirac était président, Emmanuel Macron avait dix-neuf ans. Je n’ai pas à changer une virgule de mon propos. Qu’il s’agisse de travailleurs ou de citoyens, l’expression n’est pas la roue de secours d’un pouvoir. C’est sa première source d’inspiration.
5 février 2019
Si, un jour, je ne me sens plus l’irrésistible envie d’être grossier quand l’un de mes semblables ose me dire ce qu’ilfautretenir de l’actualité, ce jour-là je serai mort.
31 janvier 2019
Il m’est arrivé, dans ma jeunesse, de recevoir des lettres inquiétantes. Celles, notamment, qui s’inscrivaient dans une chaîne de correspondance et qu’on m’ordonnait de recopier et d’envoyer à d’autres sous peine de tous les châtiments du ciel et de la terre. C’était assez effrayant mais l’incident était limité, le courrier restait le courrier. Aujourd’hui, un seul pirate jette le soupçon sur tout ce qu’on m’envoie et m’incite à n’ouvrir que les mails dont la provenance est certaine. Ce temps invite au repli sur soi, nullement à la communication. C’est contre lui qu’on est libre, pas avec lui, voilà la rude vérité qu’il faut admettre. Si on la refuse, quoi qu’on pense et qu’on dise et qu’on fasse, on est un pantin. Un pantin qui gouverne. Ou un pantin qui s’oppose. Ou un pantin qui se révolte. Ou, plus comique, un pantin qui décrypte. Ou, parfaitement odieux, un pantin qui protège.
31 janvier 2019
Le monde moderne? Une salle de cinéma. L’écran y est de plus en plus large, jusqu’à vous en affoler l’esprit. Et les fauteuils de plus en plus étroits, jusqu’à vous en briser les os.
18 janvier 2019
Il est naïf de prendre ses désirs pour des réalités, mais il est navrant de prendre les réalités pour ses désirs. La modernité, la technocratie, l’Europe, etc.
9 janvier 2019
Je comprends qu’on refuse le sacré. Je me méfie des petits vivants qui, à tout propos, s’en réclament, s’y réfèrent, s’en servent comme d’un parapluie contre les aléas de la liberté. L’homme de la foi n’est pas l’homme du sacré. L’homme de la foi n’a pas besoin de ce manteau, il aime être pauvre et nu devant le monde et son propre cœur. Quand un athée écrit « Je suis et je resterai, contre le parti de l’intelligence et contre le parti de la sottise, du côté du mystère et de l’injustifiable », l’homme de foi n’a qu’une réponse : « Me too ! » La foi n’est pas ce qui distingue un homme d’un autre. C’est la substance même de leur rencontre, c’est son nom, c’est l’écrasant mystère dont elle est le porche. « Je crois » et « Je ne crois pas » partagent la même demeure, l’homme de foi et l’athée sont faits pour s’entendre. Et pour rigoler des farceurs, des tricheurs, des personnes en situation de bourgeoisie qui refusent le sacré mais en inventent un autre, sur mesure. Garçon, un sacré, un ! Et une valeur pour mon con de peuple, une !
23 décembre 2018
La tribu discutante qui se tient pour une élite.
22 décembre 2018
J’entends de tous côtés que « le travail donne sens ». Faux. Au mieux, quand il n’est ni odieux ni stupidement répétitif, il peut changer les idées, aliéner aimablement, distraire, divertir, en un mot occuper et, par là, favoriser la résignation. Mais pas plus de sens à attendre de lui que de liberté. Le contraire : il est l’enfant du sens et de la liberté. Avec elle et avec lui, il est l’activité la plus humaine qui soit. Sans elle et sans lui, il est une variété d’esclavage, ce que les moralistes bourgeois tentent de faire oublier en insistant sur les mérites qu’il suscite et les managers sur les motivations qui l’accompagnent : deux diversions perverses, deux trahisons, deux tentatives de culpabilisation, deux manœuvres tordues.
22 décembre 2018
La nature est bien plus que notre environnement. C’est notre interlocutrice, notre réserve d’inspiration, de sens, de jeunesse, de sagesse, de solitude. Plutôt que de bricoler des éléments de langage, s’habituer à écouter, hors de soi et en soi, le langage des éléments.
13 décembre 2018
Je reviens sur le Point chaud du 10 décembre. Ainsi, en même temps qu’on invente la laborieuse écriture inclusive, dont rien ne peut évidemment passer à l’oral, on accepte cette catastrophe majeure qu’est la disparition du participe passé féminin, laquelle, bien, sûr, s’imposera – si ce n’est déjà fait – dans l’expression écrite. La question est pourtant capitale, et pas seulement pour le grammairien pointilleux. Cette rupture d’accord grammatical cache une rupture symbolique lourde de sens. Si je parle des démarches que j’ai fait et de l’énergie que j’y ai mis, c’est sur moi que j’attire toute l’attention, sur moi acteur, auteur, agissant, travailleur, moteur. Ce participe qui ne s’accorde plus avec le nom auquel il est adjoint signale que mon action ne s’accorde plus avec les autres, avec les choses, avec le monde. Qu’elle ne renvoie qu’à elle-même, et donc à ma solitude brutale, à l’intérêt obtus que je porte à ma personne, à ma névrose de performance, à mon activisme désespéré, en un mot à tout ce qui, en moi, cède, bêtement et lâchement, aux pires représentations de la mondialisation financière. Et que dire de l’exhibition de machisme de Don Juan s’il parle des femmes qu’il a séduit ? N’y a-t-il pas là de quoi faire hurler le féminisme militant ? Quel est le plus important, le plus urgent ? Peaufiner des éléments de novlangue qui finiront chez le brocanteur ou empêcher la langue, la vraie langue, la langue de tous et de chacun, de sombrer dans l’impersonnel managérial ? Difficile de s’intéresser à la théorie du genre et d’oublier la mise à mort du genre grammatical. S’il me fallait dire en trois mots ce que je pense ? La question des relations entre les hommes et les femmes, évidemment incontestable, n’a sa solution dans aucun passé. J’ai beau avoir vécu nettement plus longtemps que ceux qui l’imaginent, je ne vois absolument rien dans cette expérience qui puisse être érigé en modèle. « Il faut être absolument moderne », disait Rimbaud, et le mot principal, le mot difficile, le mot nécessaire, est absolument. La question des relations entre les sexes ne se pose pas hors sol, hors histoire, hors monde, hors suggestions du monde, hors manipulations du monde. Le « c’est le vaste qui commande » de Jacques Berque consonne parfaitement avec l’invitation de Rimbaud. De même qu’aimer les êtres, c’est les aimer pour ce qu’ils sont, pour tout ce qu’ils sont, y compris leurs défauts et leurs faiblesses, et non pas pour telle ou telle de leurs qualités, de même ne peut-on comprendre les hommes et les femmes en les considérant dans la seule perspective de leurs relations, même et surtout si elles posent problème. Cette réduction, quand elle est consciente, est une malhonnêteté. Cette petite amputation du participe, si ce seul signe d’alerte nous était envoyé, suffirait à montrer que d’autres questions que celles de leurs relations se posent aujourd’hui aux hommes et aux femmes – et se posent en même temps, avec la même intensité, et pour les mêmes raisons, aux uns et aux autres. Ces signes, nous le savons tous, sont multiples, si forts et si lumineux que nous n’osons plus les regarder. Ils touchent à l’essentiel, au cœur de notre vie, à ce qu’il a de secret, d’impalpable, à sa pulsation. Nous nous savons menacés, et pas seulement par la colère de la nature. On ne construit pas les relations entre les hommes et les femmes sur les fondations pourries d’un individualisme collectif qui méprise l’individu : tout ce qui tend à nous faire imaginer le contraire, quelque éloquence qu’on déploie pour faire croire qu’on défend la justice, sort de l’usine à mensonges qu’est l’argent. Et qu’on ne vienne pas m’expliquer que, parlant ainsi, j’ignore les injustices et les préjugés dont souffrent les femmes. Rien ne nettoie mieux les relations, rien ne les approfondit et ne les guérit mieux que les vrais combats de la résistance, ceux d’hier ou ceux d’aujourd’hui. Rien ne crée des liens aussi forts que l’obstination pacifique, le refus de toute résignation injustifiée, rien n’accorde mieux les libertés des êtres. Barbara Hendricks a raison. La liberté, c’est le résultat de la recherche de la vérité. Jamais de la volonté de puissance. Jamais de la revanche. Autre remarque sur le même Point chaud. Quand l’indistinction grammaticale que produit le sabotage de l’accord du participe fait disparaître le féminin, le volatilise, elle fait aussi, du même coup, en le surgonflant artificiellement, disparaître le masculin, qui devient un indéterminé, une sorte de neutre, d’attrape-tout, ce n’importe quoi abstrait et balourd qui est la matière première de la nullité mondialisée, même quand on le proclame citoyen. Il ne peut pas y avoir de victoire réelle d’un genre sur un autre. Blesser l’un, c’est blesser l’autre. Et, plutôt que le sexe, comme je l’ai écrit à tort, c’est l’indistinction qui annexe le genre à son néant, et le sexe avec lui, cela au nom d’une vision de la société pathologique et entièrement immonde, celle qui entend que le principe de l’être humain réside non plus en lui, mais en elle, dans son hubris, dans sa folie. Non plus dans sa substance à lui, mais dans les concessions qu’elle lui fait, dans l’hommage hypocrite qu’elle lui rend, dans les droits qu’elle se donne le droit de lui reconnaître alors que cette servante, cette subalterne, cette intérimaire a seulement l’obligation de les respecter. Cette société-là, il faut à la fois la craindre et ne pas la craindre. La craindre, parce que c’est la peste et le choléra. Ne pas la craindre parce que son destin tient tout entier entre nos mains : elle ne peut naître et tuer que si nous faisons semblant de ne pas exister.
11 décembre 2018
« Qu’est-ce que c’est la liberté quand on est Barbara Hendricks ? » demande à la cantatrice la journaliste de France-Info. Elle répond : « La liberté, c’est le résultat de la recherche de la vérité. » Stop. Rester sur cette séquence. Se la passer en boucle. Nous sommes à la fois la questionneuse et la questionnée.
10 décembre 2018
Silence de Points chauds depuis quelques semaines. Rien à dire, ou trop, ou des choses trop confuses. Pour un peu je m’en voudrais, comme si je me dérobais à une obligation. Mais non, mais non, c’est la grande presse qui triche en se forçant à être quotidienne, hebdomadaire, mensuelle ! Moi je n’ai pas de clientèle et ceci n’est pas un produit. J’ai peu écrit, peu lu, peu écouté ces temps-ci : ô miracle, le monde est toujours là ! Dans mon épuisette, quand même, une jolie petite sardine, la mort du participe passé féminin. Un énarque parle des démarches qu’il a fait, une politique souligne l’énergie qu’elle a mis. Ainsi l’impitoyable miroir du langage rend son verdict : l’indistinction est en bonne voie de réalisation et elle se fait par absorption symbolique du féminin dans le masculin. Le genre a été annexé par le sexe, pas le contraire. Je suis bien loin de sourire des femmes qui ne tolèrent pas qu’on leur mette la main aux fesses. Mais si, un instant, elles osaient comprendre ce que l’inspiration porcine du management veut faire de l’être humain, et pas seulement d’elles, et pas seulement de leurs fesses, elles offriraient un autre fondement à leurs pensées, sortiraient du rôle que leur imposent beaufs et frotteurs, riraient au nez des moralistes brevetés, des donneurs de leçons encartés et des sauveurs appointés, « conchieraient dans sa totalité » cet « univers de tisane » et, sans souci des parcours obligés, fortes seulement de « l’imparité merveilleuse qu’il y a entre l’homme et la femme et qui donne à la femme l’avantage du dernier mot », le déterreraient de leur cœur et le lanceraient aux hommes comme une grenade, ce mot d’amour fou dont ils osent à peine rêver encore !
12 septembre 2018
Ça coûte cher, ça fait mal et ça promet des regrets à gogo mais c’est tellement épatant de se faire tatouer ! Allons, célébrités amoureuses du lâcher prise, un peu de courage ! Allons, grands talents à millions, un peu de solidarité, un peu de fraternité, un peu de vivre ensemble, que diable ! Tous à l’aiguille, nom de Dieu ! Trois lettres, pas plus, je vous jure. Sensibles comme vous êtes et délicats, il ne faut pas que ça vous fasse trop bobo ! Trois lettres. PDC par exemple. Comme premier de cordée. Ça ne serait pas citoyen tout plein, ça ? Mais non. Les PDC ne se font pas tatouer. Ils n’ont pas d’espace disponible. Comme moi quand je suis bête. Quand je compare les tatous d’aujourd’hui à ceux d’autrefois, qui avaient tous les sens. Quand je ne n’ose pas affronter le sens grelottant des tatous du train de banlieue, ce silence qu’il impose à tout désir, à tout pouvoir, à toute volonté, presque à toute pensée. Quand je veux me raconter que le rien est quelque chose. Quand j’oublie les deux phrases qui, le jour où elles se sont bigornées en moi, m’ont donné l’idée de ce site. Quand je n’ose plus constater, avec Fargue, que tout est devenu rien. Quand je n’ose plus admettre, avec Miron, que « je suis arrivé à ce qui commence ».
29 août 2018
Les neurosciences sont sympathiques. Très éloignées de l’idéologie, elles restent modestes et ne tirent pas tout à elles. On ne pouvait pas en dire autant du pédagogisme, solennellement démonstratif. On n’imagine pas un kiné qui ne saurait rien des muscles et des articulations : mieux vaut qu’un professeur ait quelque idée du fonctionnement du cerveau. Ma mère, qui avait l’étrange habitude de réfléchir par elle-même, avait deviné l’importance du plaisir dans l’apprentissage de la lecture. Bien avant l’école, elle m’avait appris à lire dans un ouvrage fondamental, le livre de cuisine. Une recette déchiffrée m’était aussitôt préparée et servie. Je lui dois d’avoir toujours faim, ce qui est un beau cadeau. Même si, avec elle, tout n’était pas vraiment de la tarte !
29 août 2018
Le périphérique était bouché. Pour aller à Neuilly, cette terre étrangère où je me rends deux fois par ans, il a fallu passer par la route qui longe la Seine et, dans une sorte de marche vers l’opulence, traverser Saint-Ouen, puis Clichy, puis Levallois-Perret. Je conseille fortement cet itinéraire à qui vient du sud parisien, il n’est pas avare de révélations. Quand je suis arrivé à l’Eldorado de la démocratie, j’ai reçu comme une leçon d’être, au sens où, à l’école, on parlait de leçons de choses. Une leçon d’être ou une leçon d’évidence. Je regarde Neuilly, mais mon cœur voit Saint-Ouen. Saint-Ouen est la vérité de Neuilly, sa vérité cachée, masquée, maquillée, honteuse, pomponnée. La richesse, c’est de l’espérance avortée. Elle ne lègue aux pauvres que les fantasmes pourris qui les empêchent de rêver juste et les cadenassent dans leur malheur.
27 août 2018
Suggérer à des adolescents qu’ils relèvent de la psychiatrie lorsqu’ils éprouvent un sentiment ou une passion pour des camarades de leur sexe n’est pas seulement une énorme stupidité que je n’imaginais pas avoir à relever un jour dans le discours d’un pape, mais aussi une agression d’une rare violence envers de jeunes consciences qui en seront injustement perturbées. On ne manquera pas de m’expliquer que c’est de ma faute, mais je ne repère pas très bien dans une telle intervention la trace de la charité chrétienne. La meilleure aide qu’on puisse apporter à des adolescents est une présence vraiment amicale, donc discrète et dédramatisante. Ne impedias musicam, n’empêchez pas la musique, disait-on autrefois. Il y a bien sûr plusieurs manières de l’empêcher. La culpabilisation en est une, la mise en tutelle de la conscience par l’appartenance, imaginaire ou non, à une catégorie sexuelle en est une autre, très précisément symétrique et tout aussi désastreuse. Dans les deux cas, c’est la liberté qu’on bousille. Donc tout.
23 août 2018
Dans les années quatre-vingt, cette jeune femme s’était prêtée, durant une session, à une sorte d’interview. À quelqu’un qui lui demandait de raconter une brève anecdote dans laquelle elle aurait plaisir à se reconnaître, elle avait expliqué qu’elle voulait que ses tâches familiales et professionnelles – ces dernières particulièrement lourdes – lui laissent un peu de temps pour pratiquer son sport préféré, le vélo. Un jour, au hasard des lacets, elle avait aperçu un cycliste qu’elle se sentait capable de rejoindre et même, nous avait-elle dit, de déposer. Elle s’était donc lancée à sa poursuite et n’était pas loin d’y parvenir quand des cris d’enfant la surprirent. Ils venaient du bambin que son concurrent avait installé derrière lui dans une sorte de panier et qui encourageait son papa en vociférant. « Alors, dit-elle, j’ai freiné un peu la cadence… Vous comprenez, je ne pouvais pas lui casser sa baraque. » Imaginez… Des femmes qui exigeraient l’égalité absolue avec les hommes mais n’y trouveraient pas prétexte pour imiter leurs âneries ! Qui ne marcheraient pas en bande ! Qui ne s’enfermeraient pas dans des clans ! Qui ne mutualiseraient ni leur admiration ni leur indignation ! Chacune d’elles aussi libre que l’univers qu’elle porte en elle ! Et sans en demander ni l’autorisation ni la justification à personne ! Irréductiblement libre ! Jaillissante parce qu’intérieure, intérieure parce que jaillissante ! Y aurait-il des hommes pour supporter, vous demandez-vous ? Je ne sais pas trop. Rêver, en tout cas, n’est pas inutile. Rêver, verbe français. En ces temps de loufoquerie grammaticale, allons-y franco : verbe français féminin. Antonymes : rêvasser, gérer, communiquer, réussir, gagner, avoir peur, être bête.
18 août 2018
Si l’histoire n’est que cette succession de fausses grandeurs et de vrais malheurs qu’on épingle dans des livres, elle ne peut nous inviter qu’à nous tromper, à nous tromper autrement.
5 août 2018
« Une histoire banale », dit Alexandre Benalla. Curieuse rencontre. Le 22 juillet, allusion transparente, je recopiais le propos de Tchekhov qui constitue actuellement le texte d’accueil de ce site. Il est tiré d’une de ses nouvelles, Une banale histoire. Il suffit, en en épousant le rythme, d’actualiser cette citation, comme on dit sur Internet, pour plonger au cœur de l’affaire qui nous occupe : « Dès l’enfance je me suis habitué à résister aux influences extérieures et je me suis assez bien trempé le caractère : les catastrophes de l’existence telles que la célébrité, l’accession au rang d’adjoint et de lieutenant-colonel, le passage,dans une grosse bagnoleet avec des flingues, d’une adresse ordinaire à une adresse prestigieuse, les relations avec un président de la République et de hauts responsables, etc., m’ont à peine effleuré et je suis resté sain et sauf. » Alexandre Benalla peut-il signer cela ? Est-il resté sain et sauf ? Ou, roulant sur lui comme une masse de neige, ce sac à dos de privilèges l’a-t-il écrasé ? Personne ne peut répondre pour lui mais tout le monde a le droit, et peut-être le devoir, de lui poser des questions. Monsieur Alexandre Benalla, que vaut cette gonflette de l’ego par l’argent et le pouvoir ? Rend-elle plus intelligent ? Rend-elle plus heureux ? Voilà qui ne périme nullement d’autres interrogations d’ordre politique, institutionnel, etc. Mais qui leur est antérieur, et donc les déclasse. Ce dont ne semblent s’apercevoir ni les amis du président, obsédés par le souci de protéger leur champion jusques et y compris, s’exaltait Sibeth N’Diaye, en mentant, ni ses adversaires, surexcités et comme dopés par la perspective de le faire chanceler. Les uns et les autres veulent oublier l’essentiel : toute cette eau de lessive ira à l’égout et il ne restera guère, dans les jeunes consciences, que la vague inquiétude de savoir si grenouiller pour l’image, la puissance ou le fric, ça vaut la peine, ça fait vraiment exister. En un mot, si c’est super ou si c’est con. J’opte nettement pour la seconde réponse. Paul Ricœur, pour qui, si je me rappelle bien, on n’existe qu’avecet pour l’autre, l’aurait dit sans doute un peu autrement mais ne m’aurait pas démenti. Et pas davantage, j’imagine, Jean Jaurès. C’est bien d’eux, n’est-ce pas, que vous, les uns, et vous, les autres, vous vous réclamez ? Ensuqué par la chaleur, ai-je tout mélangé ?
2 août 2018
Comme sur les contrats d’assurance, comme sur les médicaments qui n’en sont pas, la vérité, en nous, est écrite en tout petit. Tout ce qui la gueule la trahit.
29 juillet 2018
J’étais à grimper, en compagnie d’une grosse valise, l’escalier raidillon de la Gare de Lyon qui conduit à la ligne R, celle qui fait toujours grève. Une petite dame à la voix rapide et pointue m’a gentiment proposé son aide. Mais il y a des mots qui allègent tout seuls les bagages, et puis on a sa fierté. Je l’ai remerciée aussi chaleureusement que j’ai pu et ai poursuivi mon ascension non sans constater en souriant que je n’avais plus vingt ans. Alors la petite dame m’a dit : « Ah ! Monsieur, on finira tous comme ça, vous savez ! » Et je me suis senti empli d’une grande joie farceuse. Non pas à l’idée qu’on allait tous finir comme ça. À l’idée qu’avec quelques petits mots tout simples tombés à pic on pouvait laisser à la consigne des valises et des malles de tourments et de soucis, dribbler des montagnes d’angoisse, mettre dans le vent des kilomètres de raisons et de précautions. Un instant j’ai regretté de n’avoir pas eu le temps d’expliquer ça à la dame à la voix pointue, mais ce regret était idiot, elle le savait aussi bien que moi.
25 juillet 2018
France Inter. Les stagiaires sont les stagiaires, d’accord. Mais, enfin, entendre parler à la radio nationale de la place de la Contre Scarpe est assez agaçant. Je n’irai pas jusqu’à demander une commission d’enquête. Je voudrais seulement m’assurer que, dans la maison, tout le monde a bien eu l’occasion de passer une fois ou l’autre par Paname. Deux heures plus tard, c’est plus sérieux. L’un de ces bienfaiteurs dressés à ne laisser en paix aucun recoin de nos existences accouche publiquement de la formule suivante : « L’éducation, c’est simplement la médiation entre l’enfant et la réalité. » Si j’avais trouvé cette ânerie dans la copie d’un de mes élèves de Sainte-Barbe, j’aurais écrit, à l’encre qui convient : Léger, faux et vulgaire. Et sans doute aurais-je prié ce cancre de se reporter, par exemple, à la pensée de Maritain – voir, sur ce site, l’article Sept erreurs sur l’éducation – ou, s’il la récusait comme pieusarde, à celle d’Alain (Propos sur l’éducation, Paris, PUF), ou encore à celle de Proudhon (voir Jacques Langlois, Nouveaux propos sur l’éducation, Paris, éd. Vérone). Si Alain lui avait semblé par trop radical et Proudhon vraiment trop libertaire, il aurait toujours pu placer sa formule sous le patronage de quelque Intermarché, Carrefour ou Leclerc qui, à mon avis, aurait eu toutes les raisons de l’approuver et – qui sait ? – d’en faire une tête de gondole tout à fait citoyenne.
8 juillet 2018
Il nous faut, paraît-il, une société inclusive. Son animal de référence sera le python. Vraiment inclusif.
7 juillet 2018
Un médecin ORLà la radio : « Tous les individus ne sont pas égaux face à l’excès de cérumen. » Inacceptable.
7 juillet 2018
Rêve démocratique. Cela que font les hommes, pourquoi les femmes ne le feraient-elles pas ? En effet. Pourquoi ? Est-ce même la peine de poser la question ? Par contre, ne conviendrait-il pas de se demander d’abord ce qu’est au juste cela ? Si c’est intelligent ou idiot, généreux ou mesquin, si ça va plutôt vers la paix ou vers la guerre, vers le bien ou le mal, le juste ou l’injuste, etc., la pub ne le dit pas toujours, ni le journal, ni les citoyens-consommateurs. Pour qu’on le sache mieux, toutes de sortes de commissions pourraient se réunir, naturellement mixtes et paritaires, suscitées ou non par des communes, des associations, le voisinage, etc. Y participerait qui le voudrait. Elles examineraient en toute liberté et sous toutes les coutures, selon la raison et le cœur, le cela en question. Sans aucun pouvoir de contrainte, évidemment. Si la conclusion était franchement ou plutôt favorable, les femmes auraient une raison supplémentaire de faire cela autant et plus que les hommes, et ces derniers auraient plus de difficulté à s’y opposer. Dans l’autre hypothèse, elles réfléchiraient avant de s’y lancer. Pourquoi, dans ce cas, le feraient-elles ? Et pourquoi le laisseraient-elles faire aux hommes sans protester énergiquement ? Les femmes, dans les deux hypothèses, seraient gagnantes. Et toute la société le serait aussi : des réflexions particulières se seraient haussées jusqu’à l’intérêt général, haussant avec elles, au passage, celles et ceux qui les auraient portées. Bien sûr, il y aurait aussi les cela, probablement nombreux, dans lesquels il serait impossible de départager le pour et le contre. Parfait. Il s’agirait donc là de questions de première importance. Dans ce cas, pour parler comme les médias, les autruches, mâles ou femelles, seraient invitées à ne pas les cacher sous le tapis.
28 mai 2018
J’étais troublé, quand je fréquentais les entreprises, par un sentiment que j’avais du mal à accepter. Les plus sévères victimes du système n’étaient peut-être pas là où je les croyais. Les travailleurs, en tout cas, s’inventaient les défenses qu’ils pouvaient. Beaucoup d’entre eux étaient conscients des évolutions en cours et argumentaient avec pertinence et courage contre l’absurdité et la dureté aveugle des pratiques managériales. Cette opposition, surtout pour les salariés syndiqués, avait la possibilité de s’exprimer publiquement mais, en se disant, elle se feutrait, se nuançait. Contrainte de se monnayer en contestations particulières, elle perdait de sa nécessité et de sa force, cela d’autant plus que, de part et d’autre de la table des discussions, les bonnes manières, la volonté de séduire, mais aussi la méfiance, la rouerie et, surtout, la difficulté de saisir clairement la nature des conflits incitaient les uns et les autres, en dépit de quelques éclats, à un formalisme niveleur. J’ai souvent assisté à des confrontations de ce genre. Elles me laissaient frustré, triste, presque découragé. Placé dans les mêmes conditions, je n’aurais certes pas fait mieux que les salariés. Il m’arrivait de me demander, devant ces tentatives avortées, si ce n’était pas rêver que d’imaginer une alternative à un univers à ce point normé, corseté, cadenassé. Et si nous avions tout inventé ? Et si je délirais ? La réponse ne tardait pas à venir quand j’abordais ces interrogations avec quelque haut responsable. Elle était rassurante pour ma santé mentale, mais effrayante. Je ne rêvais pas, non. Ce contre quoi je luttais, je l’avais devant moi, dans la présence même de mon interlocuteur, dans sa manière de comprendre et de ne pas vouloir, de ne pas pouvoir comprendre. De ne pas en avoir le droit. Car nous n’étions pas deux, mais trois. Le personnage que j’interrogeais parlait sous l’impulsion et sous le contrôle d’un autre personnage inséparable de lui, dont il était comme l’appariteur, l’adjoint, l’alter ego. Un conseiller puissant et omniscient, à la présence et à l’autorité duquel ses mots, ses intonations, ses mimiques me renvoyaient. Un personnage qui l’emboîtait. Qui, dans le même instant, comprenait et refusait. Simultanément. Dont la compréhension était refus, et le refus compréhension. Une pure puissance de négation. Dans les discussions institutionnelles, rien de cela n’apparaissait, tout le monde jouait à être vivant. L’horreur, la vraie, était devant moi, dans cet homme ni pire ni meilleur qu’un autre, qui prenait acte de son impuissance, de son absence, avec un sourire presque désolé. Dans cet homme-là, mon semblable, le mal montrait à quelle profondeur il pouvait descendre. En attendant sa mort vivante, comme tout le monde, il souffrait déjà de sa mort morte. À l’écouter, je comprenais que ce monde-là ne disparaîtrait que par lui-même, de lui-même, pas autrement. Que, sur son faire-part, on lirait : « Vie : néant. Mort : néant ». Que ce ne serait ni triste ni gai. Que ce serait rien. La seule chose, c’est qu’il faudrait que quelqu’un soit là pour le dire. Et peut-être aussi un journaliste bien objectif pour demander à celui-là comment il avait fait pour rester vivant, et qui ne se douterait de rien quand il répondrait : « Je m’en foutais. »
12 mai 2018
Le meilleur portrait de Mai 1968, je le trouve dans un court poème de Paul Valéry, Le Sylphe, publié en 1922 dans Charmes, dont j’ai eu tort de ne citer qu’un vers dans mon dernier Marché, Mai 68, l’ininterprétable. Sensualité et spiritualité, défi victorieux à l’intelligence critique, fulgurance et contradiction, visite de cimetière avec trille d’alouette, tout y est, chronologie en déroute, même le gentil pied de nez aux commentateurs à venir :
Ni vu ni connu
Je suis le parfum
Vivant et défunt
Dans le vent venu !
Ni vu ni connu
Hasard ou génie ?
A peine venu
La tâche est finie !
Ni lu ni compris ?
Aux meilleurs esprits
Que d’erreurs promises !
Ni vu ni connu,
Le temps d’un sein nu
Entre deux chemises !
4 avril 2018
Voici ce que pensait Jacques Berque, en 1993, de l’évolution du sacré dans les sociétés humaines : « Je sais gré au catholicisme de mettre en œuvre une conception pour ainsi dire minimaliste du sacré. Bien qu’il soit porté par les sacrements et qu’il concède au fidèle, après la mort, une participation à l’Être divin, participation dont nous ne savons rien mais qui est de l’ordre de l’espérance, il distingue, en ce monde, entre le domaine de Dieu et celui de César, ce qui porte en germe la laïcité et la distinction entre le religieux et le profane. Je lui sais gré d’une telle distinction qu’il faut pousser jusqu’à ses dernières limites. Jusqu’à l’asymptote. Dans le progrès des sociétés humaines, la part du sacré ira de plus en plus en s’étrécissant et jusqu’à se réduire à une seule étincelle. Une étincelle, d’ailleurs, qui nous rendrait tout le reste par surcroît. Pourvu que l’étincelle subsiste, cela suffit. Il ne faut pas que le sacré recouvre l’ensemble, sans quoi l’humanité ne serait pas responsable. Or elle doit tendre à conquérir l’entière responsabilité de son destin, sauf, je l’ai dit, cette étincelle de transcendance. Celle-là, je la vois continuer à luire indéfiniment comme un grain de phosphore, comparable peut-être à cet atome initial dont on nous dit qu’est sorti le big bang. » (Il reste un avenir, Entretiens avec Jean Sur, chapitre J’ai vécu parmi l’Islam, éd. Arléa)
11 mars 2018
Interrogé par un journaliste, ce militant du Front national explique, ce matin, ce qu’il attend du congrès de son parti. Lui, ce qui le choque, c’est que les détenus soient chauffés et nourris quand de malheureux innocents sont abandonnés à la faim et au froid. Mais l’amitié n’a pas de frontières. Voulant préciser son propos, il ne dit pas clochards, il ne dit pas SDF. Il dit… migrants ! Pour un peu, je citerais Pascal : Joie, joie, pleurs de joie ! Quel bonheur quand, au Front national ou ailleurs, au Front national ou partout ailleurs, l’évidence du cœur rature l’avarice et sabote la bêtise !
11 mars 2018
J’apprends peu après que beaucoup de jeunes rêvent de vivre en internat : trop de tentations, déclare franco une adolescente. Et le commentateur, demi-habile dirait encore Pascal, demi-habile comme tous les commentateurs, d’ironiser finement : ils doivent faire une drôle de tête, les soixante-huitards, quand ils entendent ça ! Une drôle de bougie, vraiment ! Eh bien, non ! Détrompez-vous, nobles communicancants ! Quand une société est devenue une prison solennelle, on a envie de s’évader : Mai 68. Quand la prison s’est doublée d’une brocante à conneries, on a deux fois envie de se barrer : Mai 18. Vu ?
1er mars 2018
La confusion entre problème et problématiqueest aujourd’hui universellement admise et pieusement adoptée. Ce que nous appelions jusqu’à ces dernières années problème pouvait se dire aussi difficulté, ou obstacle, ou souci, ou ennui. Problématique désigne autre chose : une possibilité d’organisation de la réalité, une prise sur elle par la pensée. Remplacer problème par problématique, et donc réduire une problématique à un problème, ce n’est pas seulement flatter sa vanité en se gargarisant d’un mot apparemment plus savant, c’est gommer la perspective de pouvoir organiser ou dépasser les problèmes. Il m’arrive en effet des problèmes comme il m’arrive des tuiles, ou des grêlons. Face aux problèmes, je n’existe pas du fait de mon irremplaçabilité, comme dit Cynthia Fleury, mais comme un élément du monde affronté à d’autres éléments du monde, comme une pièce de la société soumise aux mêmes difficultés de fonctionnement que d’autres pièces de la société. Être capable de problématique, au contraire, me constitue comme sujet. Vider ce mot de son sens, c’est un peu me vider du mien. Il y a là quelque chose de très semblable à ce changement de sens des initiales RH que me signalait récemment un professeur qui enseigne dans des écoles de commerce : les lettres RH, qui désignaient d’abord, dans l’entreprise, les relations humaines, en sont venues à désigner les ressources humaines. Révolution copernicienne. Les relations humaines suggèrent que l’entreprise sait encore qu’elle a affaire à des êtres humains. Les ressources humaines avouent, en toute franchise cynique, que les êtres humains ne sont plus, pour elle, que des gisements à exploiter. Les relations humaines supposaient encore qu’on invente des problématiques. Les ressources humaines, quand elles utilisent ce mot, ne font plus que mentir.
1er mars 2018
Dès qu’une question importante se présente, la propagande de la communication s’emploie à l’entourer de grillages et de fils barbelés. Elle dispose, pour cela, d’une redoutable batterie de moyens. Parmi eux, bien sûr, le matraquage, la mise en avant insistante et brutale d’un aspect particulier et spectaculaire de l’affaire sur lequel convergent les becs acérés des oiseaux de proie. Le tapage agressif qu’ils organisent accroît l’inquiétude, la transforme en angoisse, puis en obsession, rendant presque impossible tout effort de réflexion et interdisant toute solution digne de ce nom. Alors, quand la panique menace, d’une façon quasiment magique qui dément non seulement les prétentions démocratiques de notre société mais aussi ses illusions rationnelles, une solution sort du chapeau de la manipulation, aussi rassurante et salvatrice que la question posée était pesante et mortifère, et prend, à peine née, des allures d’infaillibilité qui devraient être fort suspectes à une société laïque. À cela s’ajoute, quand le problème posé est en soi dramatique, une dramatisation au second degré, une dramatisation artificielle du drame réel qui aggrave le caractère binaire du débat et jette silencieusement l’opprobre sur les voix discordantes, pour autant qu’elles tentent encore de se faire entendre.
11 février 2018
Oui à l’esprit d’entreprise, toujours. Et toujours oui aux amitiés inventives et aérées. Non à l’esprit de l’entreprise, du clan, du groupe, du parti, du club, de la coterie, de la mafia. Non à tout ce qui prend. La liberté n’aime pas la béchamel.
7 février 2018
Être actuel, disait Jean Guitton, c’est être éternel dans l’instant.
3 février 2018
Trump. Profitez-en, M’sieurs Dames, profitez-en ! Occasion unique de cracher le mal qu’on pense de la société américaine tout en faisant semblant de la défendre ! Conscience soulagée mais intérêts protégés : le faux-culisme en nu intégral !
13 janvier 2018
Huit miettes de lucidité et d’espérance trouvées dans le livre d’Anne Simonnet Pierre Emmanuel, poète du Samedi saint, (Ed. Paroles et Silence, Paris, 2010), magnifique introduction à l’œuvre de l’auteur de Babel :
« Fœtus mal conçus qui nous croyons nés et restons à naître »
« Cesse d’être au courant de tout, le ventre en l’air
Mouton crevé que charrie l’encre »
« Pour que Dieu si parfaitement soit sans accès
Il a fallu murer les entrées de l’âme »
« Misérables, ils s’appartenaient encore : pourvus, ce n’était plus que bétail. Ils ne se libéraient de souci qu’au prix de leur liberté même. »
« L’un des pièges de la terreur – le plus subtil – est celui qui nous attire vers un futur déterminé d’avance. »
« Si tout homme doit s’ouvrir seul sa propre nuit,
C’est pour frayer celle de tous les hommes. »
« Être seuls ensemble, chacun né de soi-même : l’humaine fraternité, c’est cela. Ne marche-t-elle pas sans une goutte d’amour, cette stricte solidarité d’égoïsmes ? Ceux qui haïssent le plus d’être aimés sont les rivets qui s’ajustent le mieux. La machine si parfaitement se suffit que l’homme en elle pense avoir mué Dieu. »
« La mort ne nous prend que ce qu’on n’a pas donné. »
10 janvier 2018
Force et faiblesse du réalisme politique, aujourd’hui rebaptisé pragmatisme. Quand il laissait se creuser un gouffre d’incohérence entre son discours prophétique du Bourget et la pathétique déclaration d’amour lancée à l’entreprise, de la tribune du Medef, par son Premier ministre, François Hollande était loin d’agir en explorateur solitaire. Maudire l’argent des gros tout en engageant sa vie et, si possible, celle de ses successeurs, dans la logique petite-bourgeoise des précautions économiques, aucune pleutrerie n’est plus consensuelle, aucune n’est capable de faire oublier plus vite les chicaneries liées à la religion, à la politique, aux mœurs et autres préoccupations subalternes. Il n’eût donc pas semblé illogique que le peuple de ce vieux pays se trouvât rassuré de reconnaître ses aimables contradictions dans celles de son président. C’est le contraire qui s’est produit. Non pas reconnaissance et complicité, mais désaveu. La raison est que le réalisme politique marche avec un pied boiteux et finit toujours par se casser la binette. On peut dire de lui qu’il n’a pas de chance, qu’il tombe mal, qu’en ce sens il est mé-chéant, donc méchant. Il a beau entasser l’astuce sur la rouerie, il souffre d’une impossibilité radicale, fondamentale, ontologique, indépassable, incurable : il est incapable d’aller plus profond que l’apparence, la surface, l’écume. À l’exception des ultrariches et des infra-pauvres qui, pour des raisons contradictoires et symétriques, ne sont pas en mesure de réfléchir sérieusement aux choses de la finance, les Français pouvaient parfaitement se reconnaître dans le grand écart de la politique de François Hollande. Mépriser l’argent tout en le courtisant, le maudire tout en le célébrant, c’est bien ainsi qu’ils font, c’est bien ainsi qu’ils sont, c’est bien ainsi, tout souci de cohérence envolé, qu’ils élèvent leurs enfants. Mais à une nuance près, que le lyrisme contradictoire du président et du Premier ministre n’a pas perçu : si c’est bien ainsi que leurs braves Français se comportent, ils n’en sont pas contents du tout, mais alors pas du tout. Qu’on leur rappelle cette terrible faiblesse les vexe et, surtout, les blesse. Agissant ainsi avec l’argent, ils savent en effet, obscurément et lumineusement, en dépit des légions d’ahuris qui voudraient les déculpabiliser, qu’ils font mal. Ils ont donc trois raisons de montrer leur mauvaise humeur au pouvoir réaliste. D’abord, ils estiment son attitude maladroite. Ensuite, ils perçoivent de quelle légèreté procède cette maladresse. Enfin, ils se scandalisent d’être si mal compris.
21 décembre 2017
Léon Bloy, dans son roman Le Désespéré : « Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamais personne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarante pauvres filles que cet argent eût sauvées tombaient de faim dans l’irrémédiable vortex du putanat ; et la délicieuse vicomtesse que tout Paris connaît si bien a exhibé ses tétons les plus authentiques dans une robe couleur de la quatrième lune de Jupiter, dont le prix aurait nourri, pendant un mois, quatre-vingts vieillards et cent vingt enfants. Tant que ces choses seront vues sous la coupole des impassibles constellations, et racontées avec attendrissement par la gueusaille des journaux, il y aura – en dépit de tous les bavardages ressassés et de toutes les exhortations salopes – une gifle absolue sur la face de la Justice, et, – dans les âmes dépossédées de l’espérance d’une vie future, – un besoin toujours grandissant d’écrabouiller le genre humain. »
21 décembre 2017
Une page ou quelques mots qui touchent juste, et me voici remis sur pied, ragaillardi, prêt à repartir au combat. La dernière fois, c’était Juliette Binoche. Aujourd’hui c’est un inspecteur général de l’Education nationale, Olivier Barbarant. Dans un article du Monde diplomatique sur la littérature pour la jeunesse, il parle d’« une nouvelle morale autrement contraignante que l’ancienne pudibonderie, en ce que son naturalisme édifiant ne laisse même pas place aux subversions de l’imaginaire ». Témoin, je suis témoin ! L’ancienne pudibonderie m’a gavé jusqu’à l’écœurement et Il a fallu rien moins que la vague gigantesque de Mai 68 pour me débarrasser du plus gros de sa crasse. Dans les années soixante-dix, je n’arrêtais pas de raconter l’histoire de mon évasion. Mais, peu à peu, je me suis tu. D’abord parce que j’étais fatigué d’être pris pour un paléontologue. Puis, une dizaine d’années plus tard, parce qu’une stupéfiante évidence, contre laquelle je luttais de toutes mes forces, s’imposait, chaque jour un peu plus, à mon incrédulité : ce passé-là, si je le comparais à ce qui était en train de se répandre en une lamentable gelée de sottise hypocrite, prenait des allures de paradis terrestre !
27 octobre 2017
Je n’ai pas d’opinion bien arrêtée sur l’affaire qui occupe en ce moment l’Espagne en général et la Catalogne en particulier. Mais une question me taraude. On parlait, il y a quelques jours, de mille deux cents entreprises catalanes qui, sous la houlette de deux grandes banques, avaient déplacé leur siège social hors de la Généralité. Sans doute sont-elles aujourd’hui plus nombreuses encore. Si c’est bien le cas, les mille deux cents dirigeants de ces mille deux cents entreprises sont donc tous, dans le secret de leur cœur, plus attachés à Madrid qu’à Barcelone ? Je peine à le croire : comment dans ces conditions les indépendantistes se seraient-ils lancés dans cette aventure ? Prêt à reconnaître mon erreur si je me trompe, j’imagine qu’un certain nombre – un certain bon nombre – d’entre eux avaient plutôt fait le choix contraire et auraient préféré, en tant qu’hommes comme on dit dans les entreprises, s’y tenir. Mais voilà. Est arrivée la ré, la ré, la réalité… Et, là, si j’ignore presque tout des affaires espagnoles, je connais assez bien la version gauloise de la chanson, paroles et musique. Quand la ré, la ré, la réalité se pointe, le en tant qu’hommes fond comme le sucre dans le café et la démission devient la plus cardinale des vertus. Comment un cerveau de grand talent, et même de moyen, voire de tout petit talent peut se convaincre qu’il ne change pas d’idée en pensant noir après qu’il a pensé blanc, m’en émerveiller a longtemps été, plutôt côté croûte, mon pain quotidien de formateur. On n’imagine pas ce qu’il peut s’abattre, dans ces cas-là, de raisons supérieures sur un responsable, combien d’évidences, soudain, l’entraînent dans leur aimable ronde, combien de valeurs sûres d’elles-mêmes le regardent avec sévérité. Que peut-il, notre homme, contre une telle conspiration, sinon donner le dernier tour de clef à l’automate qui est en lui pour qu’il lui chante l’ultime couplet du renoncement positif : la vérité des autres, c’est mon mensonge à moi ? On ne jugera pas, bien sûr, on ne jugera pas, enfin pas trop… Mais on réfléchira. On se demandera si une vérité au-delà des Pyrénées peut, avec le progrès moderne, devenir une erreur en deçà, si les industriels catalans sont les seuls à pratiquer ces exercices de souplesse cérébrale et si les nôtres, faute d’être familiers de Don Quichotte, savent au moins qui est Cyrano, et connaissent le cours de son panache.
27 octobre 2017
Être seul est un grand courage
Donne à l’homme
La force de s’aimer assez pour être seul
Que chacun s’envisage à sa lumière, apprenne
Qu’il infléchit le cours des astres à sa voix.
Pierre Emmanuel (Babel)
26 août 2017
On me demande ce que c’est que parler à un enfant. Je me jette à l’eau. Parler à l’adulte qu’il sera avec son enfance à soi.
19 août 2017
« La bourgeoisie, dans ce qu’elle a de plus aristocratique, excusez-moi, écrivait naguère Philippe Sollers, c’est le sel de cet Hexagone moisi. » Mais non. C’en est la tête de gondole.
19 août 2017
Une phrase terrible de François Mauriac, dans Dieu et Mammon, à propos de son adolescence : « La nature l’emportait lentement sur la grâce ; je désespérais de rétablir entre elles un équilibre, et voyais se dresser l’une contre l’autre ces deux puissances ennemies. » Jansénisme et bourgeoisie, le cocktail qui tue. Je ne sais si l’on peut avoir encore idée d’un temps pourtant si proche. Imagine-t-on aujourd’hui la solitude atroce d’un adolescent qui, jour après jour, croit sentir monter en lui le pouvoir du mal ? Stupéfiante répartition des forces de la nature : mauvaises quand elles disent la puissance de la vie, on ne les trouve acceptables que lorsqu’elles incitent à la rêverie nostalgique et creuse, jolies petites fleurs dans le vase de cristal, promenade élégante à l’orée des forêts. L’enfer sur terre, non ? J’ai eu l’occasion de bavarder avec Mauriac, son obsession de la pureté me stupéfiait, me troublait. Et pourtant, il a résisté. Pas plus qu’un autre il n’a choisi son enfer, mais aucun chantage, aucune appartenance, aucune fidélité indue ne le lui a jamais fait accepter, encore moins excuser. « Je suis un chrétien qui n’oublie rien », disait-il. Le premier crétin venu montait alors sur ses grands chevaux vertueux, les chaisières postillonnaient leur charité, mais c’est dans l’âme de ces faux témoins que je sentais la haine, pas dans la voix blessée de Mauriac, pas plus que dans celle de Gide. Une sorte de connivence avec la vérité, plus forte que lui, plus forte que tout, le faisait instinctivement aller aux êtres solitaires, injustifiés, injustifiables, aux révoltes sans catalogue, sans programme et sans espoir de places. Quand, s’adressant à son héroïne, dans Thérèse Desqueyroux, il dit à l’empoisonneuse : « J’ai l’espérance que tu n’es pas seule », Thérèse, c’est lui, c’est chacun de nous tout à la fois écrasé par son drame et appelé par lui à la vie, la vraie, la seule. Le sel de la bourgeoisie, Mauriac ? Corrosif, alors, hein ? Le sel qui attaque et dissout, pas celui qui relève le plat. Moins génial, elle ne l’aurait pas loupé, la bourgeoisie !
11 août 2017
L’infini n’est pas terroriste. Évoquant, à la fin du Marché LXXVII, un poème du troubadour Jaufré Rudel, Amor de lonh, je cite ces deux vers : Jamai d’amor non’m jauziraiSe non’m jau d’est amor di lonh Pour les présenter en français, je reprends à mon compte une traduction classique. Nul besoin d’être un spécialiste de l’occitan pour constater qu’elle épouse parfaitement le texte original : Jamais d’amour je ne jouiraiSi ne jouis de cet amour de loin Peu de temps après, j’ai été troublé de trouver, non loin de la première, cette autre traduction : Jamais d’amour ne jouiraisSinon de cet amour lointain Même si on oublie le désolant conditionnel jouirais, ce second traduttore est vraiment un traditore. Et je ne parle ici ni au nom de la science, ni au nom de la langue et de la philologie, ni au nom de la philosophie, ni au nom de la théologie. Je parle en péquin, en piéton de Paris provisoirement icaunais, c’est-à-dire, comme je l’ignorais en arrivant en ces lieux, habitant de l’Yonne. Plus que cela même. Je parle en bipède doué d’un peu de raison, ce que l’on appelle généralement un être humain, en représentant d’une espèce qui se caractérise aussi, sans doute verra-t-on ce que je veux dire, par la possibilité qu’ont ses représentants de tisser avec quelques-uns de leurs semblables ces liens complexes, précieux, désirables, parfois redoutables, qu’on classe, généralement de manière approximative, sous des intitulés qui, voulant tous sans doute évoquer un mystérieux début, commencent fort logiquement par la première lettre de l’alphabet : affection, amitié, amour. Eh bien, tout ce rayon de ma petite entreprise existentielle, le second traduttore, en cela traditore au premier chef, le ferme. Il proclame d’autorité que je ne jouirai jamais d’autre amour que d’un amour lointain. Stupide que je suis, pour un peu j’oublierais tout et je le croirais ! C’est tellement puissant, un ne… que ! Le désir de mort plonge si profond ses racines ! C’est tellement amusant de jouer au sacrificiel, il est si plaisant ce rôle-là, si distingué, si gratifiant ! Quelle puissante idée de soi-même on voit se construire au fur et à mesure qu’on épile autrui de ses espoirs naïfs, quelle autorité cela vous confère ! Je ne jouirai jamais d’autre amour que d’un amour lointain ? Mais c’est fait, mon traducteur ! C’était fait à dix ans quand, d’l’autre côté d’la rue, une petite fille fermait son rideau quand le mien s’ouvrait, à moins que, dans l’affolement heureux, le mien ne se fermât quand le sien s’ouvrait – il arrivait même que la bienveillance du destin, ou quelque fausse manœuvre de sa part ou de la mienne, laissât un instant les deux rideaux ouverts, et alors, piètre et second traducteur, je jouissais d’amour ! Trop simple, le chant de Jaufré Rudel, trop vrai, il lui en devient insupportable, il faut qu’il tire sur lui l’aigre rideau de sa fausse science ! Allons, je ne me fâche plus, un traducteur blessant est forcément un traducteur blessé, halte à toute vengeance, halte à toute colère ! Mais quand même ! Pas question de ne pas rougir la marge de sa copie d’immenses points d’exclamation ! Jamai d’amor non’m jauziraiSe non’m jau d’est amor di lohn En deux lignes éblouissantes, toute la simplicité de la vie, son appétit, sa variété. Et même cette apparente condamnation à manquer, cette assignation à insuffisance. Le profond secret de l’Amor de lonh, le jeu toujours renouvelé, toujours incompréhensible du Désir et des désirs, l’humilité qu’il tisse en détissant l’orgueil, sa façon d’épouser le temps jusqu’à ses limites, dans ses limites, de sauter avec lui dans un inconnu qui ne l’est pas tout à fait, dont on a déjà un avant-goût… Toute existence, toute pensée, tout amour comme un déjà-pas encore. Restez sur notre rive, Monsieur le second traducteur, c’est ici que tout se passe… Toutes nos amoursSont un même jourUn grand jour d’amourAttendons le jour !
11 août 2017
« Bernard d’Espagnat démontre qu’il est nécessaire de faire un pari sur un « réalisme lointain » qui est un réalisme non physique, mais irrécusable pour que le réel proche ait une existence compréhensible. » Ce propos de Jacques Ellul atterrit comme une soucoupe volante dans le poème de Jaufré Rudel ! Non que je sois en quête de quelque concordisme suspect entre le poète et le physicien ! Mais enfin, l’intuition est la même ! Jamais réalité ne rencontreras si tu ne la rencontres lointaine ! L’ailleurs au cœur du présent. L’infini comme point de départ et l’infini comme point d’arrivée. Entre les deux, ce que nous appelons la réalité, aussi à l’aise qu’un poisson sur le ciment quand on la sort de son sandwich d’infini.
22 juillet 2017
Pourquoi parle-t-on de brouille quand les affections ou les amitiés précisément se dé-brouillent, quand la purge intelligente d’un peu de recul et de solitude les arrache à ce maillage confus d’exigences, de rancœurs et de vaines susceptibilités qui les faisait s’étouffer ? Les brouilles familiales auxquelles je n’ai cessé d’assister dans mon enfance me semblaient tristes, mais plutôt dignes. Elles avaient à voir avec le tragique de la vie. Les réconciliations, elles, étaient décevantes et le plus souvent clownesques. Je n’étais pas dupe des grands sentiments qui s’y affichaient. Loin d’y trouver les nouveaux horizons et les commencements hardis que mon cœur en attendait, j’y lisais la peur de la vie et la jouissance sale des arrangements. Les combattants d’hier voulaient tout oublier, tout effacer, revenir à un passé de leurs relations que je sentais mythique et vaguement dégoûtant. Je voyais comme les anciens griefs, à la première occasion, pointaient le nez dans les conversations avant qu’un soupir résigné ne les en chasse. Je me sentais enfant, je sentais parfois les adultes gamins, cela m’inquiétait un peu plus que cela ne m’amusait. J’aimais bien ce que m’enseignait le catéchisme, mais j’aimais bien aussi le « Familles, je vous hais ! » d’André Gide, découvert très tôt, avec quel trouble, dans ce beau livre à la couverture blanche que mon père m’avait innocemment offert pour Noël. J’ai flairé tout de suite qu’il n’y avait aucune contradiction à cela. Mais de flairer à comprendre, il y a loin, cette difficulté m’a tourmenté toute ma vie. Tout, toujours, m’y a reconduit, et c‘était bien ainsi. J’y refaisais mes forces.
15 juillet 2017
Quand il s’agit des passions les plus puissantes, qu’on s’y enfouisse ou qu’on s’en méfie, qu’on les célèbre ou qu’on s’en protège, qu’on en souffre ou qu’on en jouisse, rien de ce qu’on m’en dit ne m’est étranger. Seule me paraît diabolique et, en tout cas, grotesquement indigne d’un être humain, la prétention de compétence.
15 juillet 2017
Il est compréhensible qu’on cherche à fourguer ses raisons de vivre aux autres ! Elles sont si encombrantes, si éloignées de la vie ! Profitez-en, M’sieurs Dames, on liquide!
15 juillet 2017
Si j’ai bien compris, la résilience, au fond, c’est la vie ?
15 juillet 2017
Il n’est de rôles que de vieillards.
4 juillet 2017
L’avantage de Points chauds, c’est qu’on peut y avancer par petits pas, par bonds successifs, ce qui est précieux quand l’affaire est d’importance et qu’on cherche à dire le moins de bêtises possible. À Versailles, mais aussi à la Halle Freyssinet, l’inspiration du quinquennat s’est précisée. Pour moi, trois évidences. La première, qui rend tout possible : Emmanuel Macron dit ce qu’il pense et pense ce qu’il sent. Sa réflexion est vaste, son expression limpide, d’un classicisme vibrant. La deuxième est que je sens que je vais avoir beaucoup de choses à écrire, mais qu’elles ont besoin de mûrir. La troisième évidence est plus générale. Il me semble pourtant urgent de la porter dès aujourd’hui, de manière particulière, à la connaissance des imbéciles, toujours très anxieux de savoir ce que l’on dit d’eux. Eh bien, voilà, ils vont être des imbéciles heureux, leur définition progresse. On a longtemps reconnu un imbécile à sa façon de regarder le doigt quand celui-ci désigne la lune. Nous avons désormais à notre disposition une procédure de reconnaissance bien plus efficace. L’imbécile est celle ou celui qui, ayant écouté Macron, parle ironiquement d’envolées lyriques.
3 juillet 2017
Il s’est passé, ces jours-ci, quelque chose d’important. En remettant en question, devant de jeunes créateurs de startup, la dévotion à la réussite, un président de la République ose, pour la première fois, s’attaquer à l’essentiel. Nul besoin d’avoir beaucoup lu Freud et Lacan pour comprendre que les stupides reproches qui lui ont été adressés ne traduisent que l’ahurissement craintif d’une classe politique qui, toutes idéologies et toutes options confondues, patauge dans un je ne sais quoi positiviste, ou matérialiste, ou courtement pragmatique, ou simplement infantile, qui fixe la société aux choses, à leur coût, à leur possession et aux prétendues valeurs qui n’en sont, en fait, que l’expression. À la Halle Freyssinet, Emmanuel Macron a parlé vrai. Ce mot signifie pour moi quelque chose d’extrêmement précis : il a dit à ses interlocuteurs ce qu’il pensait être le plus important pour eux. Il les a vus, il les a considérés, il leur a parlé. Il est sorti des généralités confuses et des abstractions distinguées. Ne nous y trompons pas, il y a là une formidable transgression, parfaitement sensible dans la voix de l’orateur. Et parfaitement sensible aussi dans l’espèce de panique qui a saisi les politiques au point d’arracher les mêmes réactions, les mêmes sentiments, les mêmes défenses à la gauche, au centre, à la droite. Tous ensemble, tous, pour sauver la langue de bois protectrice. Mes pensées, ce matin, se bousculent. J’ai eu un mal fou à écrire le petit texte publié hier soir. Je l’ai repris vingt fois. Oui, serais-je le seul, je sais qu’à la Halle Freyssinet, quelque chose a frémi dans notre histoire. Terrifiante responsabilité que celle d’Emmanuel Macron. S’il me demandait mon avis, je dirais trois choses : un surtout pas, un bien sûr, un allons-y. . Un surtout pas. Surtout, ne pas faire semblant. Je sais que ce n’est pas sa tentation, mais il n’est pas seul, et la force d’inertie sera là aussi. Le pire serait l’affichage. Le pire serait que ce nouveau langage, à force de prudence et d’évitement, apparaisse comme une nouvelle fumisterie. Ou pire, comme un élément de tactique ou de stratégie. Ou, pire encore, comme une manie médiatique. Danger absolu. Mieux vaudrait ne rien entreprendre. . Un bien sûr. Personne, je pense, n’imagine que tout va changer, que le Medef ne sera plus le Medef, que les communicancants vont fermer boutique, que les grands talents penseront à autre chose qu’à se constiper de fric, que les journalistes vont entrer dans le jeu en célébrant leur liberté nouvelle, que la peur citoyenne lâchera l’affaire. Lucidité, patience, discernement. . Un allons-y. Car, là où c’est possible, il faut y aller, et tout de suite, et sec. Dans l’éducation, dans la culture, dans tout le secteur public, y compris entreprises. Dans la formation, entièrement à repenser. Pas question, évidemment, d’imposer un nouveau discours, ni même de le proposer. Encore moins une nouvelle pensée. Radicale mise à l’écart de tout le courant managérial manipulateur. Maïeutique, maïeutique, maïeutique. Et, en réponse à la parole suscitée, la parole droite des responsables. Toujours Montaigne : « Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. »
20 juin 2017
L’humain ajouté. L’humain à jouter?
19 juin 2017
Pour mieux comprendre quels trésors d’intelligence et de sensibilité accumule une société obsédée par le concret, il est utile de consulter, dans le Supplément de 1892 au Dictionnaire de la langue française de Littré de 1873, l’ajout à l’article consacré à ce mot : Concret. Terme anglais. Espèce de béton. Les murs… ont deux pieds d’épaisseur et sont formés de concret dont les éléments sont : une partie de ciment de Louisville et trois parties de sable, de cendre et des meilleurs résidus des débris de l’incendie, traduit du Tribun de Chicago dans Journ. Offic. 23 juin 1872, p. 4241, 2° col. D’immenses bloc du concret [de la jetée du port de Jersey] du poids de plusieurs tonnes ont été déplacés et jetés épars çà et là sur le quai, Extr. du Pall Mall Gazette, dans Journ. Offic. 12 déc. 1874, p. 8229, 1° col.
12 juin 2017
Donald Trump est au petit monde politico-médiatique distingué ce qu’un cousin excentrique ou scandaleux est à une famille bien élevée : un miroir qu’on déteste et qui fascine. Nul besoin pour lui de mimer les postures compassées ou séductrices des grandes dynasties américaines. Chef d’entreprise à l’ancienne il est et restera. Nos chroniqueurs mondains ne l’aiment pas. Pour cause. Sa gentille et tonitruante perversité dénude la vérité d’un blablabla sans vérité où ils puisent l’essentiel de leur inspiration. On ne pardonnera pas à ce paysan cossu du Potomac son irruption fracassante dans le management mondialisé : un type comme ça vous casse la baraque. Je ne fais pas partie de ses fans, mais sa manière de faire m’intéresse. Il y a en lui quelque chose du Toussaint Turelure de la trilogie claudélienne de L’Otage, une passion de l’élémentaire qui brouille les apparences. Mais c’est aussi une sorte d’Asmodée, le démon qui soulevait les toitures. Pour couronner le tout, il a un génie comique ; dans ces milieux, c’est plutôt rare. En somme, un allié objectif. Sans compter qu’il peut être aussi très utile aux concepteurs et aux futures victimes de la nouvelle loi Travail. Avec Trump, on comprend parfaitement comment fonctionne une entreprise quand elle est laissée entièrement à sa liberté : il y a le patron, le patron et le patron. N’en déplaise aux têtes médiatiquement pensantes, ce Donald Trump est donc un riche personnage. Un comédien bifrons, à la fois révélateur et signal. Peut-être le burlesque envoie-t-il le clap de fin ? Les trumpettes de Jéricho ?
9 juin 2017
Hypallage. Abattre les arbres d’une forêt, quand on en abat beaucoup, ce n’est pas y faire une coupe sombre, dit Zozo Raisonneur, mais une coupe claire. De même, quand on licencie un grand nombre de salariés, c’est une coupe claire qu’on pratique dans l’entreprise, pas une coupe sombre. La forêt est claire parce que les rayons du soleil y passent mieux. De même, l’entreprise est claire parce que l’argent des actionnaires a davantage de place. Eh bien ! Zozo Raisonneur a tort. J’appelle coupe sombre ce que la hache du bûcheron ou du patron a détruit parce que l’acte du bûcheron ou du patron me désole, m’attriste, me fait l’humeur sombre. Une langue vivante, même si elle joue à la morte, la grecque, par exemple, ou la latine, ne se contente pas de désigner les choses : elle parle des vivants. Le pédagon et le jargon managérial, au contraire, sont des langues mortes de naissance. Elles font les vivantes mais sont incapables de ce mouvement, de cette évolution, de cette métamorphose. On pourrait dire que ce sont des langues demeurées, peut-être même des langues de demeurés. Veut-on un exemple d’une langue de vivants ? C’est dans l’Ėnéide, quand Ėnée et la Sibylle s’avancent dans les Enfers. Ibant obscuri sola sub nocte per umbram, écrit Virgile. Littéralement : Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire à travers l’ombre. Zozo Raisonneur a bien noté que c’est la nuit qui est obscure et les voyageurs qui sont solitaires. Juste. Mais la poésie, c’est la vie. En inversant les adjectifs, Virgile fait plus et autre chose que le bilan comptable. Il parle de l’âme, il parle de nous, il parle de toi, Zozo Raisonneur, de toi…
5 juin 2017
Intelligence collective. Notion managériale classiquement hypocrite. Excellent instrument de soumission. A atterri dans le vocabulaire de la France insoumise. Rien de neuf.
5 juin 2017
On disait autrefois – et naguère – « la carotte et le bâton ». On dit désormais « la caresse et la claque ». Plus concret, plus efficace, plus plat.
22 mai 2017
A peine l’échéance de la facture d’électricité est-elle arrivée qu’un robot téléphonique d’EDF, à huit heures précises, appelle le client pour vérifier qu’il n’a pas oublié de payer. S’en remettre à la stupidité mécanique de la machine, voilà ce qu’on appelle sans pouffer de rire les relations humaines. Je regrette de ne pas disposer d’un robot qui, jour après jour, rappellerait le sens des mots aux technomachins.
20 mai 2017
Quand un mot se met à désigner le contraire de ce qu’il signifiait, il est impératif et urgent de le signaler. Pour qu’une vérité tienne debout, j’ai besoin qu’un Jacques Berque me la fasse désirer et qu’un Jean Baudrillard en fracasse les caricatures. Ainsi de cette identité qui était comme le fil rouge de la formidable exploration par Berque des caches et des grottes de la colonisation, et qui ne cessait de l’entraîner vers une compréhension plus large et plus profonde de l’époque. La définissant comme « une métamorphose dans un contour », il cherchait comment les sociétés arabes pourraient sortir plus vivantes et plus affirmées de la crise qui leur avait été imposée, comment elles pourraient la retourner en affirmation et en vitalité. Il parlait de recours à l’antre (et non, comme quelques oreilles fatiguées l’entendaient, de retour). C’était sa manière de tourner une société vers son histoire, non pas pour qu’elle en célèbre les grandeurs et en déplore les malheurs avec une authenticité toujours faiblissante, mais pour qu’elle aille renouer, par des chemins à défricher et à aplanir, avec l’essence de son désir, avec le désir de son désir. L’identité, chez lui, était une notion anthropologique et/ou spirituelle. Elle avait à voir avec l’imaginaire, avec la parole et, si j’ose encore employer ce mot, avec la culture. L’identité, pour Berque, c’était ce qui, en vérité et non en propagande, unit chacun de nous à la multitude des humains. Aujourd’hui, c’est le contraire que ce mot tente lamentablement de promouvoir. Lui demandent secours et protection tous ceux qui ont besoin d’asseoir leur peur de vivre et leur honte d’exister sur de lugubres appuis démagogiques, sur de sinistres accointances de voisinage, d’intérêt, de ressentiment, de fantasmes. Libre à eux. L’histoire a l’habitude de ces contrefaçons, tôt ou tard elles finissent à l’égout. L’important, c’est de ne pas confondre et d’affranchir les jeunes. Question. Pour cela, peut-on compter sur l’enseignement ? Sur les médias ?
20 mai 2017
Politique et potage. Si j’ai horreur de la soupe aux épinards et si je déteste la soupe aux poireaux, vais-je me délecter de la soupe aux poireaux et aux épinards, me vantera-t-on les mérites diététiques du consommé aux poirards et aux épineaux ?
16 mai 2017
Pour le plaisir, dans les Confessions de saint Augustin, ce passage célèbre sur le temps : « Comment donc ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il irait rejoindre l’éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus. »
7 mai 2017
Il convient d’avoir infiniment de respect pour les personnes en situation de bourgeoisie. Elles souffrent d’imprécarité, encore appelée phobie du déséquilibre.
6 mai 2017
Encore Arnaud Benedetti. L’écoutant l’autre jour, dans l’émission de France Inter La Tête au carré, parler de son livre La fin de la com’ que j’ai cité plusieurs fois, je m’attristais un peu de ne pas retrouver entièrement dans son propos l’élan et la force qui m’avaient frappé. J’observais que la position dans laquelle l’émission plaçait cet auteur bridait un peu en lui la liberté que lui avait offerte la solitude de l’écriture. L’évocation de l’histoire de la communication restait fort intéressante et, sur le fond, l’opposition entre la communication et la com’, sa caricature, demeurait. Mais une distance s’était installée dans son discours, comme si l’actualité en avait été désactivée. Loin de lui en vouloir, je mesurais en connaisseur la difficulté qu’il avait à affronter et qu’il rencontrait sans doute aussi dans son métier de professeur. Car tout n’est pas fait quand on a éclairé un phénomène de ce genre par des considérations historiques, même savamment et judicieusement présentées. Ce bâti théorique, évidemment nécessaire, reste insuffisant. Non qu’un professeur ait à se faire le propagandiste de ses opinions propres : le militantisme de l’enseignant est aussi déplacé que le serait une objectivation réfrigérante. Mais, une fois informés, les élèves ou les étudiants ont besoin de sentir l’écho de ces informations dans la conscience du professeur, besoin d’entendre en lui, même confuses, même contradictoires, ces émotions, ces perceptions, ces sensations qui ensemenceront, pour d’autres récoltes, leur propre conscience. Sans le cadeau de cette gratuité, son message reste utilitaire : des connaissances pour un concours, pour la réussite, en un mot pas grand-chose. Sans doute faut-il au maître beaucoup de courage pour accéder à une simplicité bien étrangère à notre époque ; c’est pourtant par là qu’il forme ses élèves. En partageant avec eux, dans l’espérance que crée l’amitié, l’inquiétude féconde des vivants.
6 mai 2017
« L’argent, dit Emmanuel Macron, il ne faut ni le chérir ni le détester. » Pour le pape François, c’est « le fumier du diable ». Les simplifications abusives évitées et les jugements sommaires écartés, choisir sa vie, c’est, pour l’essentiel, choisir entre ces deux propositions. Que beaucoup ne le puissent même pas est un élément capital du débat. Il faudrait en tout cas que le problème soit posé à l’école, au collège, au lycée, à l’université : dès la rentrée, les deux citations sont écrites au tableau. Alors en avant la parole, en marche la liberté ! Est jeune le responsable qui a le culot de cette confrontation.
6 avril 2017
Le 10 juillet dernier, ici même, je rappelais que la première partie du meilleur ouvrage produit en France sur le sujet, la Critique de la communication de Lucien Sfez (1988), portait ce titre inattendu : « La fin de la communication ». Eh bien, ça continue. Les éditions du Cerf viennent de publier un superbe petit livre d’Arnaud Benedetti intitulé, lui, La fin de la com’. Et que fait donc ce monsieur dans la vie ? Il est professeur. Ah bon ! Professeur de quoi ? D’histoire de la communication. Ne riez pas, surtout. C’est un signe formidable de santé que d’entendre monter, de la maladie elle-même, de ceux qui la connaissent le mieux – de l’hôpital en quelque sorte -, cette protestation de vie. Nous sommes tous dans cette saleté, pas question de faire les innocents. C’est Stercora Consulting partout, dans les médias, dans la politique, dans votre tête, dans la mienne. Les journalistes eux-mêmes, devant les propos confus d’un politique ou de quelque puissance économique, disent : « Naturellement, c’est de la com’. » Ainsi, sur le fond de l’affaire, tout le monde est d’accord. Il n’y a plus, quant à cette ânerie, que deux attitudes possibles : la laisser continuer ses ravages ou en finir avec elle. Mais l’argent, son maquereau, est puissant. C’est pourquoi il faut faire la plus franche et la plus honnête publicité pour le livre d’Arnaud Benedetti. L’offrir aux jeunes (8 euros) en leur suggérant de jeter d’abord un coup d’œil sur les pages 67-68, ou 79-80, ou 83-84.
19 mars 2017
La nuit a été agitée. Normal. Trop de contradictions dans ma pauvre tête, dans mon vieux cœur. Tout ce non-dit dès qu’une question hors de portée des politologues revient sur le tapis ! Comment faire sentir d’où l’on parle, d’où l’on voudrait parler ? Je n’ai jamais beaucoup aimé les gens vertueux. Sauf quelques-uns, qui ne songeaient ni à le paraître ni même à l’être, et qui rayonnaient d’une simplicité intrépide qui me rendait joyeux. Stanislas Fumet, Aniouta. Ils sont morts maintenant, on peut dire. Pour le reste, je préfère ceux qui me ressemblent, les troubles, l’humaine complicité des troubles, cette espérance en eux qui rame, cette vérité en décantation, cette « bonne incohérence » comme dit Fargue. Qu’il est triste, Mélenchon ! Entre l’autorisation de vivre qu’on ne donne qu’aux embryons qu’on choisit et la possibilité, dûment vérifiée, de se la retirer à soi-même au cas où, il n’y a plus qu’à dérouler son destin républicain dans la transparence citoyenne. Mais c’est une bande dessinée, ça ! C’est la belote à découvert, comme quand j’avais dix ans ! Qui vous donne ces idées-là? Un syndicat de psys ? Une chaîne de tranquillisants ? Quel ennui ! Qu’est-ce que cette vie sans le sel de l’inconnu, sans la moutarde du mystère, sans le vinaigre de l’ambiguïté, sans le poivre du risque ? Renvoyez-moi ça en cuisine ! Pourquoi ne voulez-vous pas jouer ? Pourquoi faut-il que tout soit à vos mesures ? Peur de perdre ou peur de gagner ? La vieille angoisse de l’excès ? La manie de prévoir, d’anticiper, de dominer et de se dominer ? Surtout pas la faille, n’est-ce pas ? Surtout pas la faiblesse ? Surtout pas le manque ? Prends la cohérence et tords-lui son cou !
18 mars 2017
Mélenchon à la République. D’accord sur beaucoup de points : l’indépendance nationale, la sortie de l’Otan, la lutte contre l’argent, la loi Travail, etc. Le tissu du discours, lui, est lugubre. Des idées justes, mais incarcérées. La foule applaudit modérément la réjouissante perspective de disposer d’un suicide assisté et constitutionnellement attesté. Léger embarras de l’orateur quand il évoque ce thème. Le suicide, pour lui, c’est « éteindre la lumière ». Mais ce n’est pas moi qui l’ai allumée, ma lumière. Ni mes parents, ni les leurs, elle vient de je ne sais où, c’est quand même une question, chef! Un humanisme étriqué, qui n’est pas celui de Victor Hugo, que Mélenchon annexe trop vite. Une forme d’intégrisme, l’intégrisme de l’humanisme ; quand on dit « tout est là », tout se trouve instantanément mutilé, forcément. Le contraire de l’humanisme intégral que proposait Maritain. Et même du réalisme socialiste tel que le prêchait Aragon. Entre avortement et suicide, la vie n’est pas à son aise, elle mesure son temps, fait ses comptes et calcule ses effets comme une petite bourgeoise. Vous n’y pouvez rien et moi non plus : sans mystère, la vie est un théâtre d’amateurs. De patronage (laïque). À la République, public de bobos moins. Non pas les riches, non pas les gros. Pas non plus le populaire. Des gens tiraillés entre une cervelle qui gamberge et une existence qui doit faire la docile. Dans ce climat, normal qu’on roule les mécaniques, qu’on parle de révoquer les élus, de leur imposer la discipline de vote, etc. Mais fermeture et défiance ne feront jamais une bonne soupe. Cette virilité exsude une puérilité désemparée. De bonnes choses mais le fond, c’est du déjà-vu.
18 mars 2017
« Ne jouez pas les notes, conseillait Miles Davis aux musiciens, jouez les silences entre les notes. » Si les politiques écoutaient les silences entre les faits – qui sont faits – sans doute comprendraient-ils mieux pourquoi et comment ils le sont.
18 mars 2017
D’un côté, l’hymne à la langue française qu’est le livre d’Alain Borer, De quel amour blessée ; de l’autre, les pitoyables raisons de barbouiller un slogan anglais sur la candidature de la France à l’organisation des Jeux Olympiques. L’être et le néant. Rien d‘autre à dire.
27 février 2017
Je pensais de Francis Jeanson qu’il était absolument relatif. Amoureux de la vie et capable de jouir loyalement de son être, il n’avait aucun goût particulier pour les aventures et les combats. Mais, parfois, il fallait y aller. Alors il y allait. Puis, l’affaire terminée, retrouvait une sérénité qui l’aurait fui s’il s’était dérobé. En songeant à lui, je me dis qu’il avait une petite caractéristique qu’on est en risque d’oublier : il était vivant. Je ne l’ai jamais vu se complaire dans les agitations cérébrales compensatoires et les angoisses mijotées qui sont les maladies infantiles des intellectuels. Aussi, quand il haussait un peu le ton, était-il recommandé de l’écouter. J’ai trouvé récemment dans Entre nous, livre d’entretiens avec sa femme, née Christiane Philip, un propos tranquille de 1997 qui a très bien vieilli : « Sans doute avons-nous aujourd’hui besoin qu’un assez vif désordre vienne nous rappeler à l’ordre. »
27 février 2017
Notre chance, c’est qu’une brigade d’esprits généreux se tient désormais prête à nous arracher à l’erreur en décodant et en décryptant les informations qui nous parviennent ou les propos que nous tenons. À nous de nous montrer dignes de ces bienfaiteurs et de leur prouver notre reconnaissance en décodant amicalement leur décodage et en décryptant affectueusement leur décryptage.
27 février 2017
Il y a aujourd’hui quelque chose d’infiniment plus dramatique qu’être paumé : être dans le coup.
26 février 2017
La littérature a ses exigences, la politique aussi. Paul Valéry ne pouvait pas imaginer qu’une platitude comme « la marquise sortit à cinq heures » pût tomber d’une plume tant soit peu inspirée. Je le comprends. De même, il m’est difficile de voter pour un candidat qui promet des places de prison. Ce ne sont pas là les cellules dont a besoin notre pauvre corps social exténué.
26 février 2017
« Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes. Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants. En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. » (Bob Kennedy, discours à l’Université du Kansas, 18 mars 1968, quelques semaines avant son assassinat)
25 février 2017
Le journaliste de BFMTV ne voit pas plus loin que sa naissante barbiche. Pourquoi, se demande-t-il, ne va-t-elle pas à la police si elle n’a rien à se reprocher ? Peu m’importe qui est ce elle. Et ce que la police lui veut ne me regarde pas. À l’évidence, si l’on ne va pas la chercher de force, c’est qu’on ne le peut pas, que quelque droit s’y oppose. Use-t-elle correctement de ce droit ou, au contraire, en abuse-t-elle, je n’ai aucune idée sur la question et aucun moyen d’en avoir. Le propos du journaliste modérément barbu m’entraîne à vrai dire très loin d’elle. Il me précipite au supermarché quand, quitte à m’engager dans une procédure foireuse, je refuse d’ouvrir mon sac comme me le demande la caissière. Non pas à l’instant où cette demande m’est poliment adressée. Non pas à l’instant où elle est poliment déclinée. À l’instant où, dans la file d’attente, s’élève une voix encombrée des crachats d’une haine triomphante : « Pourquoi vous n’ouvrez pas votre sac si vous n’avez rien à vous reprocher ? » Cette voix porte un nom que je n’ai pas inventé. C’est la voix de la canaille. Non pas d’une canaille. De la canaille, c’est-à-dire de ce que devient un peuple quand il jouit salement de sa soumission. Ainsi appelait-on autrefois, dans le récit de la Passion qu’on chantait au Vendredi saint, la foule dont la bêtise et la lâcheté, à tout hasard, accablent le Christ. Je me rappelle. Il fallait trois prêtres, et capables de chanter. Celui qui prononçait les paroles du Christ avait une voix profonde et grave. Le deuxième, le récitant, également chargé des textes des autres personnages, faisait entendre une psalmodie tranquille, apaisée, presque imperceptiblement tragique. Le troisième prêtait sa voix à la canaille, à l’ignoble foule. J’ai encore dans le cœur ce chant déchiré et déchirant, ses accents suraigus, incurables. On a fait, et on a eu raison de le faire, l’éloge des péchés capitaux qui, pour notre chance et notre salut, peuvent toujours, dans une âme non serve et aérée, tourner au bien, au vrai, au beau. Mais la voix de la canaille, la liturgie le laissait entendre, c’est le mal absolu, la négation de soi-même, celle de l’autre. La voix de la canaille c’est l’autruisme, comme on dit le racisme, le contraire de l’altruisme. Malheur à tout régime, à tout pouvoir qui lui accorde ne serait-ce qu’un strapontin le jour de son avènement. Rien ne la justifie, aucun progrès, aucune justice, aucune liberté, aucune égalité, aucune fraternité. Tout ce qu’elle accompagne, elle le pourrit. Quand votre barbe aura poussé, Monsieur le journaliste de BFMTV, vous regretterez d’avoir excité la canaille. Surtout si ça a payé.
20 janvier 2017
«And now, the end is near» écrit Donald Trump, le matin de son investiture, en citant le début de My Way. Pas mal, ça, même si la suite ne va pas être du même tonneau ! Mais quoi ? Est-ce que Montaigne a écrit : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition, sauf Donald Trump » ?
9 janvier 2017
Je rêve d’un Président qui, à peine élu, prendrait immédiatement une mesure. Une seule, la seule qui soit aujourd’hui à la racine de tout. Puis, sa tâche ainsi accomplie, s’en irait faire ses bagages en sifflotant. Laquelle ? L’interdiction de tout discours moral dans tous les aspects de la vie publique. Je ne lui demande pas de s’en prendre à la morale. Ni de toucher à la Justice, ni de mettre les lois en cause. Je souhaite même qu’il en ajoute une à la collection : l’interdiction de présenter en public la moindre assertion comportant quelque indication sur le comportement qu’il convient ou ne convient pas d’adopter dans telle ou telle situation, sur ce qu’il est ou non citoyen, démocratique ou non, républicain ou non de penser ou de dire, etc. La prétention que nourrit un monsieur ou une dame qui a été élu ou expédié à quelque poste de responsabilité de donner des leçons à ses concitoyens est absurde, risible et obscène. Elle est même un peu honteuse et je ne crois pas qu’un esprit non entièrement dénué de noblesse puisse s’en accommoder. La règle intangible serait celle-ci : personne n’est le professeur de morale de personne. Cela vaudrait d’abord pour toute espèce de pouvoir, public ou privé, économique, politique, culturel et, au premier chef, pour le secteur éducatif et les médias. Toutes les morales susceptibles d’être professées en France seraient concernées, et toutes celles qui prétendraient s’y introduire, les laxistes comme les rigoristes, les laïques comme les religieuses, les nouvelles comme les anciennes. Une société qui refuserait d’être soumise à l’hypocrisie papelarde d’une pression morale en réalité toujours démoralisante et le plus souvent dégradante, et qui saurait se contenter de ses lois et de l’intelligence active des citoyens, s’ouvrirait sans doute une occasion de retrouver la jeunesse d’esprit, l’inventivité, la vivacité intellectuelle et le sens de la responsabilité qui lui font cruellement défaut. S’il était possible à n’importe qui de s’exprimer sur tous les sujets qu’il veut, de défendre ses positions par tous les arguments qu’il veut, de contredire autant qu’il le veut ceux de ses adversaires mais qu’une intangible ligne rouge interdise à quiconque de prétendre ou, de quelque manière que ce soit, d’insinuer ou de faire entendre que sa position est moralement supérieure à une autre, alors toute la logique de la société volerait en éclats. Il serait prouvé que lorsque les échanges ne sont pas alimentés par autre chose que la raison et l’intelligence, le pouvoir de l’argent et le prestige de la volonté de puissance s’effritent. Et il serait établi que c’était bien sur ces deux mauvaises jambes que marchait si péniblement la vie sociale. L’essence de l’argent – toujours – et celle du pouvoir- le plus souvent – est la bêtise. En jouant sur les peurs, les lâchetés, l’incroyable docilité populaire, ils peuvent fabriquer, comme on fabrique des bombes, de redoutables cocktails anesthésiants et euphorisants capables d’emmener tout un peuple là où il ne veut pas aller. Mais les passions qui fondent leurs grandeurs d’établissement les rendent incapables de penser sans elles et hors d’elles : c’est là le secret de famille qu’ils ont pour l’instant tous les moyens de protéger. Jusqu’à quand ?
8 janvier 2017
Je suis quelquefois un peu mal à l’aise de citer Simone Weil, moi qui ai tant appris de Jacques Berque et qui ai nourri pour lui une si grande admiration. La vérité, c’est qu’il ne l’aimait pas passionnément, cette dame, et que ses développements sur la kénose paulinienne, notamment – le renoncement de Dieu à sa toute-puissance – le jetait dans une de ces colères artificielles où se déployait la verve polémique qui, à Saint-Julien en Born, faisait la joie de son auditoire. Je suis pourtant revenu ces temps-ci à Simone Weil, dont j’avais lu, très jeune, ce texte brûlant, La pesanteur et la grâce. Quel rapport, Seigneur, avec Berque, avec cette exploration sauvagement savante et savamment sauvage des intérieurs de la vie sociale ? Eh bien, non, je ne renoncerai ni à elle ni à lui. Mon idée, c’est qu’en chemin vers le Paradis, qui n’est ni la terre ni la représentation que nous nous faisons du ciel, ils se sont rencontrés, et peut-être tamponnés, tant chacun était absorbé par ses pensées, à mi-chemin. Et chose extraordinaire, se sont aperçus qu’ils volaient à contre-sens, que Berque, l’inspiré de la terre et du temps et de l’histoire, était parti ficher des étoiles dans le ciel, tandis qu’elle, l’obsédée d’infini, la givrée de métaphysique, descendait à toute vitesse, tel l’aigle de saint Jean, pour fondre sur quelqu’une de nos réalités les plus pitoyablement concrètes, la publicité par exemple, lui crever les yeux et lui arracher la langue. Étrange collision. Étrange pour lui, surtout. Elle, elle a dû le confondre avec un corps céleste. Lui, plus observateur, a eu le temps de prendre quelques notes, et de se rendre à l’évidence : c’était une femme, une femme ici, si haut !
8 janvier 2017
Social. Si, dans ce mot, je dois entendre le latin socius et songer que je partage non seulement les préoccupations des êtres humains qui me sont le plus proches mais encore, et surtout, la condition de tous les autres, à quoi bon en dire davantage ? Social, en ce sens, me parle de mon oxygène. Plus discutable est de prendre le mot social comme un synonyme affaibli de juste. Je préfère un patron juste à un patron social. Il y a dans la justice une rigueur, une implacabilité qu’on ne retrouve guère dans ce qu’il y a d’imprécis, d’incomplet, voire d’un peu hypocrite dans social. Juste renvoie à une obligation tranchante et universelle, social à une bonne volonté consensuelle assez suspecte. Mais passons encore : mieux vaut social qu’antisocial ! Aucune complaisance, par contre, quand ce mot social désigne plus ou moins clairement une instance qui, tout en procédant des hommes et des femmes qui composent la société (de quoi d’autre pourrait-elle procéder ?), serait chargée d’une réalité propre capable de se transformer en une force vaguement autonome qui agirait à la fois à la manière d’une ancre plantée dans la réalité et d’un contrepoids à l’univers des personnes. Je ne conteste pas qu’on puisse très souvent soupçonner l’existence d’une menace de ce genre. C’est une chose mauvaise. Au mieux rien de plus qu’une ombre, le plus souvent une accumulation de déchets, de refus, d’impuissances, pas mieux que des excréments qui tourneraient dans le cosmos. Comme je le guettais, ce social-là, dans les sessions de formation ! C’était le miroir des démissions. Quand les participants étaient tous des cadres, ou tous des ouvriers, ou tous des patrons, il prenait la couleur des rêves et des frustrations de leur catégorie. Quand les situations hiérarchiques, les compétences, les métiers étaient mêlés, le groupe semblait traîner derrière lui un gros doudou effrayant qu’il appelait l’entreprise. J’observais comment cette chose sans existence interrompait brutalement les gestes, imposait aux lèvres un temps d’attente avant de les autoriser à sourire. Quand quelqu’un prenait la parole, c’était comme si un infirmier du vide avait perfusé cette saleté dans son intervention. La session était réussie quand ce social-là s’était évanoui, quand il restait des gens, des gens, des gens, et voilà… Alors tout le monde sentait que tout pouvait commencer, que tout, comme nous dirions si respectueusement aujourd’hui, était en situation de pouvoir commencer un jour. « Social et triste », dit Tchouang-tseu. Je ne me lasse pas de répéter ce mot. Il me touche très profondément.
27 décembre 2016
Bon Technoël ! Merci Fricbouygues !
21 novembre 2016
Peter Schlemihl avait perdu son ombre. Médias, sondages, communication, notre société, même la nuit, même dans ses rêves, ne peut plus se séparer de la sienne. Son malheur est là. Comme l’écrivait Schlemilh, le héros, à Adelbert von Chamisso, son auteur, elle révère « d’abord l’ombre, ensuite l’argent. » Politiquement insoluble, même si les nourrissons aussi étaient appelés Auzurne. Il faut changer plus profond, plus vrai, plus libre.
21 novembre 2016
Aux caisses traditionnelles le Super a adjoint un espace de libre service où les clients scannent eux-mêmes leurs achats et en règlent le montant à d’avenantes machines. Au début, cet espace n’attirait que peu de monde, une certaine timidité en interdisait l’approche. Mais le progrès l’a vite emporté : des files d’attente s’y forment, plus longues que celles des caisses dont les titulaires ont un peu plus de loisir pour rêver au licenciement que leur prépare la docilité citoyenne.
21 novembre 2016
Ce jour-là, le PSG n’avait pas gagné et l’un de ses joueurs en connaissait la raison : l’adversaire avait mal joué. Trop défensif, trop replié. En un mot, pas jouable. Je fais mien le mécontentement de ce joueur. Et propose qu’un code de bon jeu soit imposé, sous peine de sanctions, à toute équipe qui rencontre le PSG. Comment les plus forts pourraient-ils toujours gagner si les faibles s’obstinaient à ne pas jouer comme ils l’entendent ?
16 octobre 2016
Avoir pitié ? Oui s’il s’agit de ce que Bernanos appelait la douce pitié de Dieu, ce vent léger venu d’ailleurs dont je sens sur moi le souffle à l’instant où je prends pitié de l’autre, cette caresse rapide et immédiatement enveloppante qui nous exhausse et nous exauce l’un et l’autre. Si je ne sens pas cela, mieux vaut me taire et en rester à la silencieuse complicité des souffrants, au compagnonnage des galériens, à la rude patience partagée. Ce que j’appellerais pitié ne serait qu’une intrusion indiscrète et inutile qui s’écraserait sottement sur le malheur comme un satellite artificiel sur une planète innocente.
28 septembre 2016
D’un épatant petit livre de Gaël Brustier, à qui l’on souhaite bon courage, c’est-à-dire bonne et intraitable liberté, j’extrais deux propos qui devraient devenir des évidences. Sur la gauche française qui « se contente de deux propositions peu convaincantes : l’une consiste en un accompagnement idéologique de l’évolution du monde, l’autre en un rappel à l’ancien monde. La première, celle reprise par le PS, emprunte à la vulgate néoconservatrice des idées qui trahissent, par exemple, une vision anachroniquement atlantiste. La seconde, celle reprise par les gauches radicales, Front de gauche en tête, est un rappel permanent au consensus des Trente Glorieuses, aux codes du mouvement ouvrier. Ce qui explique qu’on continue de chanter l’Internationale et de hisser des drapeaux rouges à la Fête de l’Humanité. (…) Soumission à l’idéologie de la crise ou rappel à l’idéologie d’hier, la gauche n’invente plus rien. » Sur l’Éducation nationale : « Si François Hollande avait lu Gramsci, il serait ébahi de voir que oui, le latin et le grec sont les socles indispensables d’une éducation nationale dans un pays du Vieux continent ; que, oui, il y a des moyens de rendre l’école véritablement égalitaire, non pas en simplifiant à outrance les apprentissages, mais en généralisant l’enseignement des humanités aux classes sociales les plus défavorisées, c’est ce que Gramsci appelait l’école unitaire ; que, oui, il est nécessaire de comprendre le rapport des classes populaires au catholicisme pour savoir ce qui est, pour elles, acceptable ou non. » (voir Gaël Brustier, A demain Gramsci, éditions du Cerf)
13 septembre 2016
Au milieu de la sale cuisine du monde, tout près de moi, l’éclair du tragique et de la vérité : deux petits enfants qui viennent de perdre leur père, foudroyé devant eux, un beau jour de vacances, par une crise cardiaque. Je redoutais presque de les revoir, cherchant quels mots j’allais leur dire. Inutile : ce sont eux qui m’enseignent. Dans leurs yeux coexistent l’insondable détresse et la bondissante simplicité dont les adultes redoutent si fort la rencontre, désastreuse pour toute posture. Ils sont profondément malheureux et un rien les fait éclater de rire. Leur âme souple ne craint pas le grand écart et fait de notre compassion un verbiage maladroit. Elle dit, leur âme, que l’enfance, la leur comme la nôtre, est le cœur du monde, que, jusqu’au bout de l’âge, c’est elle qui donne, qui donne, et donne encore. Et nous, vieux éclaireurs usés et paralysés par les passions, toute notre tâche est de leur faire savoir par quelque signe furtif qu’en dépit de tout, malgré tout et peut-être à cause de tout, là où nous sommes, elle est encore, elle chante encore, elle naît encore, et que, quoi qu’il arrive, ils peuvent vivre.
13 septembre 2016
L’employé de la poste d’autrefois était, à sa manière, un ministre en ce sens qu’il était chargé par l’administration qui l’employait, celle des PTT, d’incarner auprès du public les missions diverses qui lui incombaient. Vous vous rendiez au guichet. On vous vendait des timbres, on expédiait votre lettre ou votre colis, on envoyait le télégramme que vous aviez préparé, on retirait ou ajoutait, à votre demande, une somme d’argent sur votre compte postal. C’était clair et paisible. Un peu de mauvaise humeur, du client ou de l’employé, affectait parfois la sérénité de l’opération mais, de chaque côté du guichet, on savait pourquoi on était là. Quelque chose comme un intérêt supérieur ou, en tout cas, une évidente utilité publique s’imposait à tous sur quoi, à sa guise, chacun brodait ses pensées et ses rêves. Temps révolu. Hier, je vais à la poste et demande un carnet de timbres. Pas si simple ! Quel carnet ? Celui où figurent des portraits d’écrivains ou celui qui représente des scènes de plage ? Si j’ai l’air d’insinuer que cela m’est prodigieusement indifférent, l’employé est mécontent : je froisse l’aile de son image. Je fais donc semblant d’hésiter avant de choisir. Assez longtemps pour ne pas trop lui déplaire. Pas trop longtemps pourtant : derrière moi d’autres clients bougonnent. On n’imagine pas ce qu’il faut user de salive pour acheter et vendre un carnet de timbres. Évidemment ce n’est pas la même chose, commente l’employé qui, d’une main, brandit les écrivains barbus et, de l’autre, agite les baigneuses charmantes. Je ne veux pas lui être désagréable. Mais il m’agace. Il sent bien que quelque chose ne va pas, non ? Que ses mots et son ton ne sont pas en adéquation avec la circonstance, que ses explications et attentions sont inutiles, excessives, suspectes ? Il le sent, oui, mais il ne veut pas le sentir. Il n’est pas là pour sentir, il est là pour dérouler. Après la séquence séduction inappropriée, celle des barbus et des charmantes, l’opération se développe en deux temps. Certain d’avoir capté ma bienveillance, comme disaient les rhétoriciens d’autrefois, il pousse d’abord son avantage. Ai-je songé que les timbres, le 1er janvier prochain, allaient augmenter ? N’ai-je pas intérêt à me constituer une petite réserve ? D’autant que, dans sa mansuétude, la Poste m’assure la validité, au-delà du 1er janvier, de ceux que j’achète avant cette date. Mais, non, vraiment, je ne fais pas de réserve ? Bien. Il respecte. Et en arrive au fait. Est-ce que je n’aurais pas un portable, par hasard ? Acheté chez Truc ou chez Machin ? Chez Chose ? Parfait ! Et il me le fait combien, mon forfait, Chose ? Parce que La Poste aussi, est-ce que je suis au courant, peut me rendre le même service, et sans doute avec de meilleures conditions. Ça non plus, ça ne m’intéresse pas ? Pauvre Monsieur. Cent fois par jour la même comédie sinistre. Tandis que, dans la même rue, un peu plus loin, chez Truc, chez Machin, chez Chose, d’autres pauvres gros malins formés par les mêmes déformateurs, par les mêmes domestiques, chantent la même chanson, se prennent en pleine poire la même indifférence, se fabriquent le même dégoût et, en se serrant le cœur, répriment – jusqu’à quand ? – la même envie de dégueuler.
31 août 2016
Divers courriels de publicité qui m’arrivent des éditions Bayard me renvoient à quelques lignes de Georges Hahn que j’avais notées. Ce professeur de psychologie aujourd’hui disparu, grand spécialiste de psychanalyse, mais aussi éditeur, directeur de collection au Centurion, – la même mouvance catholique que Bayard – et inlassable passeur de relations entre les gens et les idées, écrivait : « Toutes les épreuves douloureuses de non-communication, de non-relation, d’inappartenance, paraissent présenter quelques rapports avec une même expérience vécue : la singularité, pour une grande part inexprimable et irréductible, du sujet humain. […] Un pléonasme méridional, d’une remarquable puissance d’expression, nous parle de ʺcet étranger qui n’est pas d’iciʺ sans avoir à préciser davantage d’où il vient, ni même s’il jouit d’une quelconque appartenance. Or c’est en ce sens que tout homme est singulier ou risque de le devenir. » C’est bien cette conscience aiguë de la singularité des êtres, jamais soluble dans aucune collectivité ni dans aucune communauté, qui inspirait la presse et l’édition catholiques il y a une trentaine d’années. La critique littéraire de Lucien Guissard, par exemple, en était pétrie, qui cherchait dans chaque livre qu’elle présentait l’énigme ou le mystère d’une recherche inimitable. Et, plus tard, cette inspiration restait celle de Bruno Frappat. Un monde du je et du tu plutôt que du il. Un monde où le nous n’est pas une abdication déguisée du je. Un monde de la parole, en somme, et de la rencontre, un monde ouvert. C’est le contraire que je trouve dans ces courriels qu’on m’envoie, et de façon si flagrante qu’il m’arrive de me demander si l’expéditeur en est bien celui qu’il prétend être. Peu m’importeraient les transformations liées à l’informatique si elles n’étaient l’enveloppe de changements d’une tout autre sorte. Je veux bien passer sur des formulations qui m’exaspèrent. J’accepte, pour mon salut, qu’on me parle de « contenus numériques sur la foi », j’accepte de découvrir l’application Croirelib « en avant-première ». J’accepte, pour mes péchés, qu’on traite les choses de la foi comme on le ferait du ketchup, de la margarine, des bretelles, j’accepte qu’on veuille me faire « démarrer un essai gratuit » et qu’on m’incite à « programmer mes rendez-vous prière ». Mais il y a des choses que je n’accepte pas. Je n’accepte pas qu’on parle de Croirelib comme d’une « application qui sélectionne pour moi le meilleur de l’expérience chrétienne ». Le meilleur, c’est mon cœur qui dira où il est, pas le vendeur de Bayard. Je veux bien, même si ce vocabulaire m’agace, « accéder en illimité à une variété de contenus numériques sur la foi et savourer le plaisir d’une lecture intelligente » mais je ne veux pas qu’après intelligente, on ajoute, en l’honneur de saint Carrefour, positive. Sauf, naturellement, si l’Église se met à positiver et à optimismer ! Je veux bien « profiter des conseils de lecture de Fanny et François-Xavier » mais je ne veux pas qu’on me raconte que ces conseils d’inconnus sont personnalisés. .Et quand, après m’avoir vanté tant de bienfaits spirituels, on écrit en très gros « J’en profite ! », alors c’est l’envie de vomir. Rassure-toi, Bayard, profiter, je sais, profiter ça me connaît ! Je te demande autre chose, lourdaud, qui n’est pas une camelote ! Mais le meilleur, c’est Angelus, la nouvelle appli à télécharger. Très utile. Elle vous permet de « confier vos intentions de prière à la Vierge de Lourdes » et de « faire sonner les cloches ». Et surtout, de « personnaliser votre expérience. » Vous avez bien lu. De personnaliser votre expérience, votre expérience spirituelle. Vous entendez bien : il y a un monsieur ou une dame de chez Bayard qui va vous donner les moyens de vous personnaliser. Ainsi votre expérience cessera-t-elle d’être impersonnelle comme le sont, naturellement, celles qui n’ont pas la chance d’être premium ! Bouffons! Il ne vous échappe pas que les questions religieuses ne sont pas le vrai sujet de ce point chaud. Le catholicisme m’a formé, c’est de lui que je parle parce que c’est de lui que je me sens le plus proche, même si nos relations sont complexes. Je n’ai pas l’expérience des autres religions, ni des loges maçonniques, ni des cellules communistes, ni de je ne sais quoi d’autre. Je ne veux dire qu’une chose, une chose qui se traduit dans toutes les langues de l’esprit et que, pour ma part, je dis en langue catho : la crasse du marketing est en train de recouvrir tout ce qui prétend à la pensée, son vocabulaire grotesque et prétentieux, si rassurant pour les imbéciles, est collé à la technique comme une combinaison de plongée, il n’y a absolument rien, rigoureusement rien, à en tirer. La gratter, l’arracher et la jeter à l’égout, voilà la tâche première des générations nouvelles. Les peintres en bâtiment le savent : le plus important, c’est la première couche. Ceux qui ne veulent pas se fatiguer à la refaire sont des barbouilleurs. Sauf miracle, nous assisterons, en 2017, à un grand concours français de barbouillage.
26 août 2016
Le jour où l’homélie doit porter sur Luc 12, 49-53, c’est un peu, pour le prêtre chargé de prêcher, comme les pavés de Paris-Roubaix. Ce texte est en effet surprenant : 49. Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! 50. Je dois recevoir un baptême, et quelle angoisse est la mienne jusqu’à ce qu’il soit accompli ! 51. Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division. 52. Car désormais cinq personnes de la même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ; 53. ils se diviseront : le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère. De quoi ramer, vraiment. Pour ménager la chèvre du texte et le chou de la sensibilité délicate de son auditoire, le prédicateur transpire sous sa soutane. D’autant que le temps n’est pas si éloigné où, de pieux trémolos dans la voix, ses prédécesseurs célébraient à tout-va « nos belles familles chrétiennes », lesquelles baissaient alors le nez sur leur missel avec ce mélange d’humilité et de vanité qui n’appartenait qu’à elles. Le dernier que j’ai entendu, un artiste du changement de pied, en arrivait à expliquer que c’était l’orgueil qui divisait les familles. Mais non, mon Très Révérend Père ! C’est l’Évangile ! C’est la Parole de Jésus ! Même si c’est mauvais pour la compta des éditions Bayard ! Jean Sulivan, prêtre et écrivain, y allait franco. Voici trois citations de lui sur ce thème : La première est de l’ordre du cri, de l’affirmation du cœur et de l’esprit : « Qui dira : tu es plus important que l’expansion, le destin du pays, la famille. Vis aujourd’hui, sauve ta joie, ici, maintenant. » La deuxième explicite ce message en lui donnant son fondement spirituel et en en montrant les conséquences : « Le jour où vous vivrez selon le souffle et le rythme qui vous animent, ne vous y trompez point, vous diviserez votre milieu, la famille même, il faudra consentir à perdre la considération, la respectabilité, toutes les vertus sociales qui sont l’aménagement de la concupiscence, ainsi que dit Pascal, une fausse image de la charité. » La troisième est une confidence et un conseil : « Une phrase de saint Jean de la Croix m’avait beaucoup étonné autrefois. Maintenant, je puis la dire sans crainte aux jeunes gens qui s’usent dans les combats inutiles des familles : ʺConsidérez tous vos parents comme des étrangers.ʺ » Commenter, souvent, c’est affaiblir. Rien à ajouter. Pas certain que j’aurais pu parler famille avec Sulivan. Il était étrange, cet homme. Vous marchiez avec lui dans la rue et, soudain, sans crier gare, il vous plantait là et filait tout seul, appelé je ne sais où, par Dieu, peut-être, ou par l’inspiration, ou simplement parce que vous commenciez à le fatiguer. L’irremplaçabilité de Cynthia Fleury lui aurait bien plu, mais son faire famille et l’intrépide sérieux du militantisme démocratique l’auraient fait sourire.
26 août 2016
Recopier n’est pas commenter (j’aurais tant aimé être copiste!) : « Les vertus sociales qui sont l’aménagement de la concupiscence », voilà qui est bien plus intéressant que la campagne électorale. À mettre en parallèle avec la formule de Tchouang-tseu : « Les hommes sociaux et tristes. » (Chapitre XXXIII)
26 août 2016
1984. Après une session de formation à la Réunion, le patron de l‘entreprise m’avait invité à faire un tour de l’île avec lui dans un petit avion. Trente-deux ans après, j’en garde les images intactes, vertigineuses, fascinantes. Et je m’étonne encore d’un geste incongru qui ne lui avait pas échappé : à l’instant où nous survolions le volcan, j’ai consulté mon bracelet-montre. J’en ai souvent cherché la raison. Aucune peur de l’avion, aucune angoisse, confiance dans le pilote. Alors? La crainte que cela ne finisse déjà ? Peut-être. Autre chose aussi, sans doute. Une manière de me dire à moi-même que ma petitesse est potentiellement plus vaste que les infinis qu’on me présente et les immensités qu’on m’ouvre. Besoin de ne pas la perdre de vue. C’est ma petitesse à moi, la mienne, ma mienne. La beauté du monde me fait savoir que mon désir s’y cache, irremplaçable, inconfusible, et que tout passe par cette singularité familière, déconcertante, souvent décourageante. J’ai dû penser, du même coup : ce ciel est bouleversantet il n’y a rien à voir dans le ciel. Je regarde ma montre pour casser la cérémonie: toutes les cérémonies sont un peu funèbres, même les mariages parfois. L’enthousiasme un peu trop affiché de mon pilote m’aide sans doute à penser qu’il est bien d’admirer, mais que l’heure est à vivre. Et la vie ne me vient que du dedans, celui qui, en moi, me constitue ou celui que je pressens dans un autre, vivant ou mort : salut, les amis disparus! Quant aux « vertus sociales qui sont l’aménagement de la concupiscence » – produits des grosses machines et de l’horreur économique, idéaux obligatoires, sentiments imposés, morales combinardes, logiques de clans et tout ce qui relève de la foire aux valeurs, de l’épanouissement des têtes de veaux, de la crasse avidité des vendeurs de bonheur, de la vulgarité puérile des ambitions prévisibles et du suivisme subalterne des mini-cervelles connectées – j’ai mis là-dessus des droits de douane énormes, gigantesques, exorbitants, monstrueux. Protectionnisme absolu. Pensé. Voulu. Imposé.
20 août 2016
« J’appelle bourgeois quiconque renonce à soi-même, au combat et à l’amour, pour sa sécurité. » À cette lumineuse et généreuse définition de Léon-Paul Fargue qui ne fait pas de l’enfouissement dans les valeurs bourgeoises un destin, et que j’affiche ce jour au fronton de Résurgences, j’ajoute deux autres citations de ce grand poète trouvées dans un texte de Gilles Pressnitzer publié sur le site Esprits nomades. La première est une remarque de politique générale destinée aux spécialistes : « Vous faites le ménage de l’univers avec les ustensiles du raisonnement. Bon. Vous arrivez à une saleté bien rangée. » La seconde, dont on fait la devise de Fargue, je ne sais comment en justifier le choix. Elle me réjouit infiniment, elle est pour moi comme une consolation secrète, un délicieux carré de chocolat clandestinement dégusté : « Paix sur la terre aux hommes de bonne incohérence ! »
10 août 2016
L’entreprise a évidemment un rôle à jouer dans les écoles, les collèges, les lycées, les universités. Elle doit y entretenir la plomberie, l’électricité, la couverture, plein de choses. À moins qu’elle ne fasse comme la SNCF qui, peut-être lassée de vérifier ses aiguillages et précipitée dans le gâtisme par ses communicants, installe de grands tableaux dans la Gare de Lyon pour que les voyageurs y écrivent ce qu’ils souhaitent faire avant de mourir. Moi ? Ce que je veux faire avant de…? Mais c’est évident, voyons ! Virer le président de la SNCF, naturellement ! De quoi se mêle ce mec ?
5 août 2016
« La publicité, disait Simone Weil, doit être rigoureusement limitée par la loi ; la masse doit en être très considérablement réduite ; il doit lui être strictement interdit de jamais toucher à des thèmes qui appartiennent au domaine de la pensée. » J’imagine ce que lui aurait inspiré le slogan Tous ensemble contre la haine, grossière et stupide contradiction. Vous ne voulez plus de la haine ? Aimez, point final, point de départ. La justice, oui, et sévère, bien sûr, quand il le faut, mais seulement en vue de l’amour. Vous ne voulez pas ça, vous ne pouvez pas le vouloir ? Je peux le comprendre, je ne suis pas meilleur que vous. Mais ne disons pas alors que nous sommes contre la haine. Il n’y a pas de bonne haine.
5 août 2016
Pas de bonne haine, mais pas non plus de bonne lâcheté. La formule qui nous protège le mieux de ces erreurs symétriques, c’est celle qu’avaient adoptée les amis de Jacques Maritain : l’esprit dur et le cœur tendre. Quand nous prenons prétexte de l’erreur de l’autre ou, tout simplement, du désaccord qui nous sépare pour nourrir contre lui un sentiment de haine, nous nous fourvoyons. Mais nous nous fourvoyons aussi quand la sympathie ou l’amitié que nous lui portons nous fait renoncer à débattre avec lui aussi rigoureusement que nous le ferions avec un adversaire. En fait, même et surtout quand elles semblent tirer à hue et à dia, nous ne pouvons jamais renoncer ni à la recherche de la vérité ni à l’amitié désintéressée : elles ne sont heureuses qu’ensemble. Assurément nous n’avons pas tort d’en tirer la conclusion que notre condition humaine est fort malaisée. À condition de noter, me semble-t-il, que, si elle l’est, c’est moins par défaut que par excès. Trop de grandes choses à concilier, nous sommes comme des enfants, le matin de Noël, les bras chargés de cadeaux, et qui ne savent lequel ouvrir le premier. Reste évidemment que nous nous fourvoyons souvent, que nous tirons vilainement prétexte de la vérité pour nous durcir le cœur ou de l’amitié pour nous ramollir l’esprit. Une chance là encore : ces faiblesses et ces écarts nous convainquent que nous ne sommes pas là dans une posture, dans un rôle, dans un exercice de communication, mais que, si ahurissant que cela nous paraisse, nous sommes littéralement amoureux de cette vérité et de cette amitié, qu’elles sont nos étoiles déjà visibles et encore lointaines et qu’elles nous procurent ensemble, avec peut-être un brin d’exquise coquetterie, le plaisir de les sentir chaque jour un peu plus proches que la veille.
30 juillet 2016
La violence hélas ! n’est pas nouvelle. Notre époque nourrira de la sienne un chapitre que des experts compareront avec d’autres. Ce n’est pas par là, en tout cas, qu’elle se sera montrée originale mais plutôt par son ahurissante schizophrénie. Enfin ! Ce que cette idiote est en train de fabriquer, Orwell et Huxley, sans parler du trio du soupçon, Marx, Freud, Nietzsche, sans parler de mille et un artistes ou penseurs, de Tinguely à René Girard comme de Simone Weil à Jacques Ellul et de Bernanos à Alain, l’avaient prévu, décrit et signalé sur la route de l’intelligence par toutes sortes de panneaux plus colorés et lumineux les uns que les autres et fabriqués, en outre, dans les ateliers les plus divers. Naturellement, tout cela, le moins doué des grands élèves des anciennes écoles le sait. Ses professeurs – je veux dire ses fournisseurs de données – le lui ont minutieusement expliqué. Il en a fait des fiches. Qu’il a recrachées dans des copies de concours. Qui lui ont valu son inscription dans un annuaire d’anciens élèves. Qui lui ont procuré un pouvoir. Qui lui a donné le droit de quoi ? Le devoir de quoi ? De faire très exactement comme si toutes ces mises en garde étaient des préconisations. De construire, jour après jour, à la sueur de son ordinateur, la monstruosité dont les meilleurs esprits ont cherché à protéger leurs successeurs. Et de vérifier périodiquement ses progrès intellectuels grâce à la formule fondue comme un sucre dans toute sa formation : Degré d’intelligence = capacité de reproduction X indice de soumission.
30 juillet 2016
Nous nous méfions des élites parce que nous n’avons plus de vrais maîtres. Le maître, ce n’est pas une autorité qu’on subit, c’est une autorité qu’on choisit. Rien n’est plus libre que cette relation-là, plus nécessairement libre. Les élites, ce sont les domestiques du destin, elles ne s’imposent que par leur livrée. L’homme libre cherche à être le disciple confiant d’un maître confiant car il sait que la liberté grandit en se partageant. L’homme libre n’a rien à faire des élites.
23 juillet 2016
« Moi, écrit Pasolini, je me suis prononcé contre l’avortement et pour sa légalisation. » Je souscris à ce propos et regrette de ne pas l’avoir connu plus tôt. Les démonstrations agressives de catholicisme et les exhibitions de landaus auxquelles a donné lieu, par exemple, la Manif pour tous, me semblent pathologiques et/ou obscènes et le sérieux lugubre qu’elles affectent incompatible avec le message évangélique. Je ne suis pas de ce camp-là. Mais je ne suis pas non plus de l’autre. On peut penser beaucoup de choses, en effet, devant un avortement, sauf à un progrès de la liberté. À moins de se faire d’elle une idée étroite et secrètement craintive, je ne vois pas comment on pourrait l’opposer à la vie. À quoi se confier alors ? Les débats sur la nature de l’embryon sont des bavardages inutiles puisque, des deux côtés, fondés sur du passionnel : l’athéologie scientiste ne peut davantage convaincre le croyant que la perspective théologique ne persuade l’incroyant. Ces rationalisations écartées, qui ne sont pas des raisons, nous restons devant une double simplification, une sorte de double préemption orgueilleuse sur la nature même de la vie et de la liberté. Conservateurs ou progressistes, c’est le même refus, la même peur que, diversement, ils incarnent. L’histoire n’est pas nouvelle. Hugo, déjà, les savait Étranges en ceci que d’un point opposéIls viennent l’un et l’autre aboutir au Passé. Pas la liberté contre la vie. Pas la vie contre la liberté. Chercher jusqu’où il faut descendre dans la vie pour y trouver la liberté. Chercher jusqu’où il faut monter dans la liberté pour y trouver la vie. Je crois que Pasolini a raison. Contre l’avortement toujours et pour sa légalisation quand même. On n’impose pas la vérité. Mais le mensonge reste le mensonge. [Note du 24 juillet :Quod scripsi, scripsi. Mais Internet donne la possibilité de se corriger. Cette chance que l’édition ne peut fournir, un lecteur de Montaigne ne saurait la tenir pour un mal. Cette fin ne me plaît pas. Ce mot mensonge doit être commenté. Je parle ici du mensonge secret, informulé et toujours présent, que contient l’idée apparemment rassurante que « puisque ce ne sont encore que des cellules… ». Je ne veux brandir ici aucune perspective métaphysique, ni même morale, encore moins religieuse. Mais me tenir au plus près, rigoureusement au plus près de cette conscience à l’instant où elle se berce de cette consolation. Si rationaliste qu’elle soit, cette conscience, elle doit bien convenir que, dans son imaginaire, aucune femme ne s’est jamais pensée enceinte de cellules et que s’il en est ainsi, ce n’est certainement pas du fait d’une conspiration fomentée par des contre-révolutionnaires rétrogrades. Ce qui se joue au creux de cette conscience, hors de toute considération extérieure, c’est son rapport à son imaginaire, c’est-à-dire le plus ignoré et le plus vivant d’elle-même. Avorter suppose qu’on puisse mettre de côté son imaginaire, qu’on puisse installer une frontière infranchissable entre l’imaginaire et le réel, qu’on puisse faire son affaire de cette mutilation, de cette déception, de cette réduction du paysage intérieur. C’est impossible, on le sait bien, ou c’est infiniment coûteux. Le mensonge dont je parle, c’est celui de cette conscience quand elle veut nier cette impossibilité. C’est un mensonge minuscule, infime, secret, d’elle à elle. Mais je le crois destructeur et ne puis le souhaiter à personne. J’ajoute qu’il importe peu que ce soit ici un homme qui s’exprime. Il s’agit, j’espère l’avoir montré, non pas de sexe, mais d’imaginaire. Les hommes aussi connaissent.]
23 juillet 2016
S’il est utile de s’opposer à l’inversion de la hiérarchie des normes dans l’entreprise, il est plus urgent encore de s’opposer, dans l’éducation, à l’inversion de la hiérarchie des fins. Le premier but de l’éducation, dont les autres sont la déclinaison, c’est d’aider les enfants à devenir des adultes en s’adressant à leur intelligence, à leur sensibilité et à leur cœur. C’était là, au fond, jusqu’aux années quatre-vingt, ce qu’enseignait encore l’école, la laïque ou l’autre, chacune à sa manière, alors que le monde du travail durcissait de jour en jour sa logique économique par l’injection massive de l’idéologie managériale. Cette contradiction était insupportable à la tyrannie pragmatique. L’école s’est alignée, la jonction est faite, l’ordre économique règne, tout le monde est bien content d’être personne.
23 juillet 2016
Hélas ! Trois fois hélas ! On n’est pas comme on se rêve ! Mais cela n’empêche pas de se rêver. Je me voudrais attentif, absolument attentif à tout être quel qu’il soit, si loin de moi que je le sente, si chargé par le monde d’opprobre ou de méfiance. Tant que cet être parlerait comme l’être qu’il est, rien ne m’empêcherait de l’entendre, aucune différence d’opinion ou de jugement, aucun reproche, même légitime, que je pourrais adresser à son propos. S’il parle comme cet être qu’il est, sa vérité, même si je ne sais pas la nommer, emportera tout. Mais je voudrais aussi sentir infailliblement l’instant où il ne parle plus comme l’être qu’il est, où, d’une manière ou d’une autre, hideuse ou splendide, vertueuse ou vicieuse, je le sens soudain à la remorque du monde. Et là, je voudrais être capable d’un immense silence. Mais je ne suis pas comme je me rêve. Cette attention et ce silence, c’est à moi-même sinon, à cet autre jamais absent, que je les destinerais d’abord.
22 juillet 2016
Le temps des îlots. Est-ce que tout cela se rassemblera un jour, est-ce que, comme dans la prophétie d’Ezéchiel, les ossements se rapprocheront les uns des autres ? Resterons-nous à tout jamais en pièces ? J’entends trop de raisonneurs et trop d’indignés, je n’entends pas assez les cris des âmes torturées dans leur chair et dans leur être. Sentiment d’une humanité disciplinée qui, jetée à fond de cale, se dispute pour le moindre reflet de lumière, comme dans le superbe Miracle à Milan de Vittorio De Sica. Serions-nous condamnés à la récitation à perpétuité ? Ainsi, l’autre soir, ce débat sur les désorientés, ces enfants qui trouvent mal leur place à l’école et doutent de leur avenir. Il y a là du bien beau monde. La directrice générale de l’enseignement scolaire. Une psychiatre, professeur d’Université. Le directeur d’un Institut consacré au travail et à l’orientation professionnelle. Ces gens travaillent, j’en suis certain, et de tout leur cœur. Mais rien ne passe, rien. Des désorientés, il ne sera pas question un instant, aucun de ces gamins ne sera évoqué, même au détour d’une phrase. L’animateur, pas dupe, le leur fait remarquer : c’est comme s’il flûtait. Congélation. Impression de déjà entendu, de déjà senti. Pas besoin de chercher loin : mes séminaires, les jours où les participants étaient des cadres de haut niveau. Étonnant d’entendre ces gens se gargariser de concret alors qu’ils se montrent incapables de la moindre évocation sensible. Un auditeur le suggère, que personne n’écoute : ils imitent l’entreprise, rien d’autre à chercher. A la manière des grands patrons, ils cavalent derrière des totalités imaginaires, ici des processus d’orientation dont ils peaufinent maniaquement l’abstraction. Comme dans les séminaires, les fonctions modulent largement les discours. La psychiatre a plus de champ, elle sait que les enfants ne doivent pas renoncer à leurs rêves, que le terreau de leur vie est là : juste, mais, après une demi-heure de guerre picrocholine, cela ressemble à une concession de langage. Le théoricien, lui aussi, sait prendre ses distances. Il brode quelques doutes raisonnables sur le canevas de la directrice générale. Ces deux-là me rappellent les grands cadres que leurs fonctions ne mettaient pas directement en situation d’autorité ; ils suivaient le mouvement avec, parfois, un petit pas de coté qui faisait plaisir à tout le monde sans rien changer au désordre établi. Le sommet, lui, dans l’éducation comme dans l’entreprise, suit avec majesté la logique de l’institution et feint solennellement de croire qu’il l’a créée. La directrice générale, numéro deux de l’Éducation nationale, ne doute jamais, et de rien, sauf peut-être de la perfection de son action. Manager accomplie, elle accepte et devance les objections quand il ne s’agit que de principes et d’intentions. Bonne joueuse, elle concède même que les savoirs peuvent avoir quelque intérêt : mais c’est, dit-elle, pour que les compétences ne tournent pas à vide. Mais alors la pensée pure, c’est du flan ? L’évidence, c’est que ces gens-là ne savent pas dans quel monde ils vivent et, surtout, qu’ils ne le rapportent à rien d’autre qu’à lui-même. Le monde, pourtant – le mooooonde -, c’est leur mot magique. Mais, pour que les enfants le trouvent, il faut, comme dans les familles où l’on s’emmerde, faire venir des invités, cela dès la sixième. La psychiatre a-t-elle réfléchi à cet aveu d’impuissance ? Elle doit savoir, elle, que le monde tient tout entier dans la parole d’un professeur inspiré et qu’on ne met pas impunément à la casse Alain et Pontalis. Mais non. Ces enfants, c’est la doctrine, n’ont rien à découvrir en eux, n’ont aucun secours à espérer d’une intériorité non cotée en Bourse et, de surcroît, fondamentalement improductive. Des invités, voilà la solution. Des gens, la directrice générale le répète à satiété, du monde économique, du monde professionnel, des associations. Qui permettront aux élèves de dépasser cet univers de l’école, décidément bien étroit aux yeux de ceux-là mêmes que je croyais chargés de le faire vivre. Qui leur apprendront ce qui fait tilt en eux, quelle technique, quel environnement du travail, quelles compétences. Et là, j’hésite entre les pleurs et le fou-rire. Les braves gens qu’ils vont présenter aux élèves, s’ils savaient, ces éminents responsables, quel cinéma ils vont leur faire ! Pas méchamment, bien sûr, sans la moindre perversité ! Ils vont faire comme ils faisaient le soir, chez eux, avant qu’ils n’aient jugé plus sage de se taire définitivement. Ils vont s’extasier sur la technique, sur la force de l’entreprise, sur sa compétitivité. Devant des gosses, vous parlez ! Ils vont se payer, sur le dos des gamins et des gamines – pensez-y, Madame la psychiatre -, la plus gratifiante des autothérapies, la plus valorisante ! Pour une fois qu’ils ont un public qui ne connaît rien à l’entreprise ! Changer les humiliations quotidiennes en autant de motifs de gloire ! Pour eux, pas mal du tout, mieux que le Valium en tout cas ! Mais, pour les gamins… À moins, j’y pense, qu’on ne s’en doute confusément et que je ne sois, en fin de compte, le seul naïf de l’affaire. Le bonheur de ne pas être, la joie de descendre dont parlait Baudelaire, est-ce qu’on osera comprendre, un jour, que c’est à ce carburant-là que le moteur de notre société tourne ? À une question de l’animateur, en tout cas, personne n’a répondu : « Est-ce que nous voulons le bonheur de nos enfants ou leur réussite ? »
22 juillet 2016
Un innocent qui se prend pour un cynique s’étonne qu’on puisse rencontrer dans les églises des gens dont on sait la sexualité tourmentée ou problématique. Selon lui, deux explications possibles : hypocrisie ou réflexe de peur. J’en conclus, moi, que ce propos signe une bigoterie néo-positiviste qui n’a rien à envier à l’autre, aussi détestable qu’elle, et peut-être même un peu moins écologique puisque ses fumées, interdites de ciel, peinent bien davantage à se dissiper. Voilà qui me reconduit à une petite excursion que j’avais faite, autour de mes vingt ans, dans les livres de Romain Rolland alors qu’à cette époque c’était surtout le Christophe Colomb de Paul Claudel qui portait et illuminait mes rêves. Une surprise m’y attendait, l’expression du même dégoût, du même écœurement devant ce que la pensée du temps avait de graisseux, de pesant, de tyrannique. Nés, l’un, en 1866, l’autre en 1868, Rolland et Claudel, que tout, par ailleurs opposait, religion et politique, ont puisé la même force d’inspiration dans le refus vigoureux de ce que le second appelait sans détour « le bagne matérialiste ». Ce Guantánamo-là, s’il a été dûment aménagé et efficacement modernisé, n’a jamais été fermé non plus. Et, là, être bien clair. Ce Guantánamo, ce n’est pas la sexualité, ni le sexe, ni rien de ce qui en procède : ce ne l’est en aucune manière, ni en fait ni en droit, quelque usage qu’on en fasse. Ce Guantánamo, c’est la volonté absurde, la prétention grotesque de faire de la sexualité un fortin, un espace tout à soi, une salle de jeux, un domaine (bourgeois) réservé. Ce Guantánamo-là, c’est quand on veut interdire l’accès à la sexualité aux rêves nés ailleurs, aux pensées venues d’ailleurs. Quand on veut en faire un lieu clos, infiniment plus clos que les maisons les plus closes, une réserve d’utilité et de confort, un salon privé, privatif, privant, privateur. J’aurai connu deux bigoteries, celle du sexe interdit, celle du sexe séparé et chosifié. Qu’elles se partagent équitablement un merde ! retentissant. Et qu’elles me laissent, même si, dans mon dos, un nigaud m’espionne qui fera de moi un menteur ou un peureux, entrer parfois dans une église pour espérer l’impossible et infiniment désirable réconciliation entre ce que je sens en moi de plus lourd, de plus puissant, de plus intraitable et ce qui s’y invite de plus ténu, de plus obstiné, de plus implacablement enfantin. N’est-ce pas cette rencontre en chacun de nous, commune et incommunicable, qui fait de nous des semblables ? N’est-ce pas d’abord elle, surtout elle ? Pourquoi sommes-nous si peu réalistes ?
10 juillet 2016
En 1988, Lucien Sfez donnait à la première partie de son ouvrage décisif Critique de la communication (Seuil) ce titre surprenant : La fin de la communication. Et s’en expliquait : « Je commence ainsi ce livre par la fin. Car il ne s’agit plus de disserter aujourd’hui sur les avantages et les inconvénients de la communication par les médias, la psychothérapie ou l’ordinateur. Il y a bien des médias, des écoles de psychiatrie et des prêtres de l’ordinateur. Mais c’est par un abus de langage qu’on prétend qu’ils communiquent. La question n’est plus : “Comment mieux communiquer ?”, mais : “Comment en est-on arrivé là ?” » À quoi, vingt-huit ans plus tard, peut s’ajouter cette seconde question : “Comment en est-on resté là ?”
9 juillet 2016
Un lecteur de Résurgences cite Jean-Paul Sartre : « Ni mon corps, ni mon passé, ni mes conditions de vie, ni mes ennemis ne sont pour moi un destin. » Magnifique saisie de la liberté par la négative. Mon correspondant a bien raison de nous le rappeler : nous ne pouvons prétendre, si nous ne sommes pas de mauvaise foi, que ces contingences, si lourdes soient-elles, nous empêchent d’être libres ou nous obligent à l’être moins. Que la liberté ainsi pressentie engendre un sens aigu de la responsabilité, comme le soulignait Francis Jeanson, je l’ai compris quand j’ai eu affaire non pas à Sartre mais à Simone de Beauvoir à qui j’ai téléphoné, au début des années quatre-vingt, pour solliciter son aide alors que je tâchais de défendre quelqu’un que l’opinion publique accablait. Son extrême attention m’a frappé. Elle m’a demandé de lui donner connaissance des documents dont je disposais et de lui laisser trois jours pour réfléchir. Quand je l’ai rappelée, elle a souhaité un nouveau délai de quelques heures puis, m’appelant à son tour, m’a posé des questions dont la diversité, l’objectivité, la précision ont fait mon admiration.
9 juillet 2016
Si et comment votre corps, votre passé, vos conditions de vie, pourrais-je dire à quelques personnes généreuses, pèsent sur votre liberté et menacent de l’étouffer, je n’en ai aucune idée et ne cherche pas à en avoir. Mais que vos ennemis préférés vous soient une couette garnie de plomb qui écrase votre pensée et lamine votre sensibilité, il ne faut pas vous entendre plus de trente secondes pour en être certain et s’en attrister. Vous aurez beau parler de plus en plus haut, ironiser de plus en plus fin, vous fâcher de plus en plus rouge, vous ne me ferez pas oublier, si parfaite que soit votre sincérité et si pertinents, la plupart du temps, les griefs que vous articulez, qu’en vous laissant ainsi occuper par ce que vous haïssez, en ajoutant aux drames réels vos dramatisations surjouées, vous témoignez maladroitement d’une difficulté d’être infiniment compréhensible qu’il faudrait laisser paraître avec plus de simplicité et de confiance.
7 juillet 2016
Mieux vaut prévenir que guérir. Au cas où de drôles d’idées leur passeraient par la tête, l’internationale des protecteurs l’a bien seriné aux pauvres durant cette campagne contre le Brexit qu’elle n’a même pas pris la précaution de dissimuler : cette plaisanterie va coûter cher à nos voisins d’outre-Manche. C’était à peu près son seul argument, mais quoi d’autre, je vous le demande ? Les peuples vivent-ils sérieusement d’autre chose que des sous que, d’ailleurs, ils n’ont pas ? Quel illettré économique, quel demeuré de la statistique, quel recalé de l’art médiatique irait imaginer qu’autre chose compte que ce qui compte ? Se chargeant, pour sa part, du service après-vente, David Pujadas, l’autre soir, a ouvert son Journal avec une voix joyeusement égrillarde. C’est que le malheur des uns fait le bonheur des autres : la France, dont l’ennemi, comme on le sait, est la finance, drague à tout va les banquiers londoniens refroidis par le Brexit et ça pourrait rapporter gros ! Jubilation des chômeurs, évidemment ! Enthousiasme des smicards, naturellement ! Clair qu’ils seront les premiers à en profiter ! Comme il sait parler aux gens, ce journaliste ! Quel tacticien des neurones ! Si les pauvres, comme c’est probable, ne voient pas un épi de cette très éventuelle moisson, ils pourront, pour se consoler tout en s’affermissant fièrement dans leur pétoche braillarde, raconter à leurs enfants, qui heureusement s’en tapent, qu’ils se sont vengés des Anglais, rien que ça. Quelle vista, ce Pujadas, quelle humanité humaine !
7 juillet 2016
Je suis loin d’avoir toujours suivi Michel Rocard. Mais cet homme ne mentait pas. Voici ce qu’il disait, en 2000, des prémices de Mai 68 dans un entretien avec Judith Waintraub dont France 3 a diffusé des extraits le 4 juillet : « Nous avons eu – ce doit être en février, peut-être aussi en mars 1968, c’est-à-dire avant que ça n’explose – un Conseil national [du PSU] sur les nouvelles formes du mouvement social où un rapport auquel ma femme Michèle avait beaucoup travaillé faisait l’inventaire d’une quinzaine de grèves tout à fait nouvelles. Il y avait Berliet, il y avait eu déjà quelque chose chez Renault, il y avait eu une grève déjà des travailleurs du textile lyonnais, il y avait Rhône-Poulenc. Et ces grèves que nous décrivions avaient des caractéristiques communes tout à fait étranges et parfaitement nouvelles. Non déclenchées par des directions syndicales. Dont l’objectif premier n’était jamais le salaire mais des affaires de conditions de travail et de demande d’un droit pour les travailleurs de dire leur mot sur l’organisation même des tâches. Demandes qualitatives sur l’environnement du travail, etc. Demande, principalement, d’un droit d’expression. Grèves, donc, conduites sans démarrage par les directions syndicales, le plus souvent conduites par des très jeunes et des non-syndiqués, et prenant des formes (y compris les occupations de bureaux des directions, etc.) peu connues dans le mouvement ouvrier de l’époque. Nous en avions repéré, je vous dis, une quinzaine, ce qui colorait tout un univers social. Et la conclusion de ce rapport était : tout cela est ascendant à toute allure, il est en train de se passer quelque chose. » Il se passait en effet quelque chose, un quelque chose qu’on retrouvait bien au-delà des conflits sociaux et des manifs, dans les conversations avec des amis ou des inconnus. À cette époque, personne ne comprend, mais tout le monde comprend que personne ne comprend. Et c’est une formidable ouverture. Car ce quelque chose, à la fois complexe et simple, on ne peut douter ni de son existence ni de son absolue nouveauté : deux raisons pour les grosses machines, d’abord préoccupées de rouler leurs mécaniques, de le faire disparaître illico. Chacune, dès lors, de le noyer à sa manière, de jurer ses grands dieux ou son grand athéisme qu’il ne se passe rien. Pour le futur cardinal Lustiger, ce quelque chose est une foire : interdiction aux étudiants catholiques d’ouvrir un stand dans la cour de la Sorbonne. Pour la CGT, c’est une sorte de piment dans la sauce la plus classique du mouvement social, le vaillant estomac prolétarien le digérera très vite. Plus platement encore, le discours des politiques ne laisse aux citoyens que le choix de fantasmer en bleu sur les redoutables et excitants dangers que leur fait courir la subversion ou de s’exalter en rouge sur la chute prochaine de Charles de Gaulle, ce tyran. Vieilleries versus vieilleries. Mauvaise volonté ? Machiavélisme ? Sottise, lourdeur, force des choses, Impuissance ? Nous ne sommes toujours pas remis de cette occultation, de ce refoulement. L’eau de la source ne peut pas jaillir ? Elle passera quand même, sournoisement ou brutalement. C’était l’émergence d’une étonnante simplicité, d’une intériorisation confiante, d’une exigence de vérité. Cela apparaît maintenant comme une sorte d’adieu avant la bataille, le dernier salut avant une longue marche dans un long tunnel. Aveu de défaite et affirmation d’espérance. Expérience décisive que les notations précises et sèches de Rocard restituent aussi bien que le lyrisme de Maurice Clavel. Ce ne sont pas les frondeurs qui doivent faire du souci aux responsables, ce sont les fraudeurs. Désaveu anthropologique, métaphysique, culturel, politique de tout ce qui tâche misérablement, de quelque pieuseté qu’il cache sa décourageante nudité, de remplacer le quelque chose de Rocard par un produit made in Communication, par une morale de propagande, par un dégueulis commercial de cœur dur et d’esprit mou. Première exigence politique : jamais plus cette imposture, jamais plus, d’où qu’elle vienne, quoi qu’il arrive. Mais cette société est une vieillarde, elle souffre de partout, comme nous tous à son âge. Il faut trier, forcément, et c’est difficile. Premier objectif : combattre sans faiblesse ce qui menace la vie de l’esprit, s’en prendre à ce qui nous empêche de comprendre que nous ne comprenons pas, à ce qui nous interdit d’accéder au départ. Quand le cœur et l’esprit sont en place, la justice est plus proche et vivre ensemble n’est plus un slogan.
3 juillet 2016
La différence entre le peuple et les élites, c’est que le peuple est toujours le peuple mais que les élites sont de moins en moins les élites. Aucune raison de penser qu’il y ait, parmi les importants, moins de gens qu’autrefois qui soient à la fois intelligents, cultivés, lucides et désireux de bien faire. Ce constat consolant – et légitime – ne résout pourtant pas le problème. Ce qui caractérise une véritable élite, c’est qu’elle est, dans ses profondeurs, pénétrée de ce qui préoccupe le peuple et que son action, même si c’est d’une manière qui peut échapper au peuple, en est constamment inspirée. Or, au fond de l’âme populaire, est aujourd’hui tapi un trouble fantastique que sa constante négation par les supposées élites ne fait qu’aggraver et alourdir. Si ces élites apparaissent si contestables, c’est qu’elles sont dans l’incapacité, si grande soit leur bonne volonté, de faire face à une remise en question d’une telle intensité. Elles tâchent alors de combler la béance en se confiant naïvement à toutes sortes d’analyses et d’analystes, de statistiques et de statisticiens, d’expertises et d’experts : le moindre débat télévisé montre à l’évidence que leurs désaccords sur les sujets d’actualité masque un accord de fond sur cette vilaine manière de gouverner pour laquelle il a fallu inventer le mot, plus vilain encore, de gouvernance. Il est donc vain d’accabler les élites plus que de raison. Même s’il est nécessaire de s’inquiéter quand un grand personnage s’entoure névrotiquement de communicants, comme jadis d’astrologues ou d’illuminés. Même si l’on doit considérer avec le mépris qu’il faut une politique narcissique tout entière animée d’un machiavélisme de douzième zone. Ces aberrations dénoncées, toutefois, tout reste à faire. Si ceux qui parlent trop avaient le courage de se taire et si ceux qui se taisent trop avaient le courage de parler, la déchirure se réparerait un peu. Le peuple, sans doute, n’a pas de solutions à offrir. Mais s’il est vraiment le peuple, il a beaucoup mieux : une inspiration. « Veux-tu vraiment que cette déchirure se répare ? », telle est en tout cas la question puissamment paisible que devrait se poser tout candidat à une fonction de responsabilité. S’il ne comprend pas pourquoi il devrait le faire, le jeu de boules est si agréable sous les platanes…
2 juillet 2016
Train Paris-Montargis. Une femme fort exaltée vante à une autre les effets bénéfiques de sa psychothérapie. Elle ne peut pas dire qu’elle s’en est totalement sortie (de quoi, je ne le saurai pas) mais incontestablement ça va mieux, elle commence à gérer son inconscient. La formule m’atteint en pleine poitrine. Je grince donc in petto que la morsure d’une rupture amoureuse, d’un accident de santé ou d’un embarras financier se trouve sans doute fortement atténuée et largement apaisée par l’indicible satisfaction d’une telle gestion du capital inconscient. L’action de la psy, au fond, c’est de remplacer de vrais problèmes ordinaires qu’on peine à résoudre par de faux problèmes extraordinaires dont on vient plus aisément à bout. Pas si bête, ma fille, se dit peut-être cette femme. Il ne doit pas y avoir beaucoup de gens capables de gérer leur inconscient ! Pas mal quand même, je le crains… J’ai repensé à cette voyageuse freudienne quelques jours plus tard, en écoutant deux autres femmes, deux critiques littéraires, l’une anglaise, l’autre américaine, parler de Michel Houellebecq. Elles n’accordent aucun intérêt aux polémiques, pour elles subalternes, qui nous agitent à son propos. Elles voient en Houellebecq un classique qui serait à son siècle ce que Flaubert, et surtout Balzac, sont au leur en ce que, comme eux, il en épouse l’esprit jusqu’à la passion. Houellebecq ou pas, c’est bien cela, en tout cas, que m’évoquait la dame du Paris-Montargis. Il suffit d’un mot, si maladroit qu’il soit (et, peut-être, parce qu’il l’est) pour qu’un lieu commun (« le grand lieu commun des banalités humaines » ) se donne à vous et, du même mouvement qui ne doit rien à l’auto-persuasion, vous plonge dans le bain glacé du monde non seulement en suscitant en vous le désir ardent d’en sortir mais encore en vous suggérant, contre toute évidence, que vous en êtes déjà sorti. La prétention absurde de se gouverner soi-même, d’être à la fois le conducteur et la machine, et de vaincre une solitude confuse par une solitude ordonnée et rationalisée infiniment plus cruelle, peu importe comment on l’exprime et quelle dose de naïveté l’on y jette. L’idée risible de se gérer, qui ne taquine-t-elle pas? Pense-t-on vraiment ce que c’est qu’être des semblables? Cette Anglaise et cette Américaine, jeunes l’une et l’autre, m’ont été une révélation. Je comprenais ce qu’elles disaient et ce qu’elles voulaient dire. Je pouvais y adhérer. Oui, pour le coup, nous vivions ensemble. Nous nous accordions, me semblait-il, sur un point essentiel. Que tout sentiment qui ne va pas jusqu’à descendre dans ce lieu commun en s’affranchissant de toute avarice qui en barre l’accès, même si elle est déguisée en altruisme, ne peut pas être vrai. Elles disaient que tout le propos de Houellebecq était d’épouser l’enfer commun pour y épier anxieusement des traces d’amour. Et l’une d’elles citait, de cet auteur, un très beau poème qui en témoignait.
1er juillet 2016
Brexit. Quelques idées simples.1. On nous avait promis un désastre financier. Il a fallu quatre jours aux banques pour se remettre. Conclusion : la révolte d’un peuple est infiniment moins coûteuse que les magouilles de Lehman Brothers et de ses consœurs. 2. La panique et la confusion qui ont gagné l’Europe en disent long sur sa véritable nature. Comme les propositions pour l’avenir qui poussent comme des champignons et se ramènent, en gros, à deux variétés : d’une part, celles des doctrinaires qui, devant le fiasco, veulent aller encore plus loin, plus vite, plus fort, dans la voie qui mène au fiasco ; celles, d’autre part, des communicants et autres gros malins qui suggèrent, avec des airs égrillards, de rendre l’Europe plus séduisante, probablement en raccourcissant ses jupes et bientôt, peut-être, ses kilts. De ces deux troupes, la première est figée sur des abstractions, la seconde sur des apparences : même tabac. 3. Il est désormais établi dans le conscient, le subconscient et l’inconscient de tous les importants européens que le référendum est l’ennemi absolu. Plus ils parleront d’élargir les libertés, plus ils devront donc se persuader de l’impossibilité de donner la parole au peuple qui ne sait qu’en mésuser : bon courage ! 4. Du point de vue négatif, le Brexit est donc une expérience fort instructive. Du point de vue positif, c’est plus douteux surtout s’il se confirme qu’une sortie de l’Europe, en l’absence de toute alternative politique sérieuse, ne sert qu’à mettre en œuvre, avec plus d’énergie encore, l’inspiration débile qui est au cœur de la construction européenne et, avec elle, cet humanisme étriqué dont Maurice Clavel disait qu’il finit toujours à la trique. 5. On va donc continuer, jusqu’à ce que mort s’ensuive, à cuisiner l’omelette politique avec des œufs pourris sur un réchaud qui ne chauffe pas sans vouloir comprendre que la question première d’une société n’est, à certains moments, ni son organisation ni la théorie à laquelle elle dit se référer, mais la liberté de ses membres conçue comme réalité vécue et risque existentiel. 6. Ou bien l’Europe virera sa cuti néo-positiviste ou bien elle rouillera comme la stupide machine qu’elle se sera condamnée à devenir. Il y a des moyens très précis et très concrets de se protéger de ce destin. L’éducation et la culture doivent être nettoyées de toute perspective économique et financière, de toute dépendance à l’argent, de toute trace de compétition externe ou interne. Nous n’avons plus le choix qu’entre deux révolutions : la révolution de l’esprit et celle que Lamartine appelait la révolution du mépris. La révolution de l’esprit, pointilliste et multiforme, dans laquelle se retrouvent la tradition de Bernanos et celle d’Alain n’est en aucun cas à la portée des politiques. Ils ne la décideront pas plus qu’ils ne la définiront. Ils seraient pourtant d’une grande utilité au peuple si, une fois révoqués les pitres de la communication, ils se livraient devant lui à un exercice de vérité et osaient ouvrir leur cœur pour dire avec simplicité ce qu’ils voient, ce qu’ils cherchent à voir, ce dont ils souffrent et ce à quoi, en vérité, ils croient. Je ne doute pas, si naïf que je sois, de l’accueil que les dirigeants européens feront à cette proposition. Pourtant, quoi qu’il en soit du Brexit et de ses probables déclinaisons, elle présenterait un avantage : comprise dans sa lettre et dans son esprit, elle ne rendrait pas nécessaire un universel Direxit.
30 juin 2016
En attendant mon tour chez la boulangère, je regrette un peu le titre que j’ai donné au Marché LXXIV et me promets de me garder désormais d’une excessive familiarité. Mais voici qu’on me tend mon pain de campagne tranché. Sous la rassurante inscription « biodégradable » qui s’affiche sur la pochette, quatre mots dissipent à l’instant le sentiment de culpabilité qui me menace. Je n’ai pas mal lu. C’est bien : « Je protège ma planète. » Cette fois, c’est trop. Je veux bien que ma boulangère appartienne à la compagnie toujours grossissante qu’on a chargée de mon édification morale mais là, blague dans le coin, ça va chauffer. J’aurais accepté avec un haussement d’épaules un « Je protège la planète. » Ce ma, par contre, est une saleté. Je pense aux petites têtes qui vont établir avec la planète le même rapport qu’avec leur chewing-gum, leur boisson énergisante, leurs jeux vidéo ou leurs godasses. Les cochons ont tout gagné, alors ? Tout est devenu rapport de propriété, même les planètes, même l’infini, même le mystère ? S’il leur arrive comme, à leur âge, ça nous arrivait à tous, de rêver sous un ciel d’été, ils vont parler de leur Etoile du Berger, de leur Grande Ourse, de leur Voie Lactée ? Les épiciers ont tout raflé ? Je ne parle pas des petits épiciers, je ne parle pas des vrais. Des autres. Des épiciers de la mondanité moraliste. Des élites épicières.
30 juin 2016
Saloper le langage, saloper les gens, même business. Penchez-vous donc sur la liste des membres du Conseil d’Administration de l’illustre Carrefour. Considérez avec le respect qu’il faut la rencontre en ce lieu de la vieille aristocratie et de la plus haute bourgeoisie. Imaginez quelles ressources de tradition et de puissance sont entassées ici. Et songez maintenant à la fière devise qui fédère tant d’intelligence et de gloire : « Carrefour J’optimisme. » Je gage qu’aucun de ces Messieurs Dames n’a eu l’indélicatesse de protester contre ce monstrueux barbarisme, il y a des choses, mon cher, qui ne se font pas. Qu’aucun d’eux, jetant un regard circulaire sur la salle du Conseil n’a été assez grossier pour s’étonner que tant d’illustres personnages s’accommodent aussi aisément d’une aussi misérable ânerie. Qu’aucun d’eux, enfin, n’a trouvé dans ses titres de noblesse, ou dans ses souvenirs de famille, ou dans quelque reliquat de beauté non encore définitivement vendu, la force de faire savoir à ses collègues qu’ils devraient choisir entre sa présence et la perpétuation d’une grossièreté qui, enfant, l’aurait privé de dessert.
29 juin 2016
Quand un mot risque de n’être pas tout à fait convenu, quand il présente quelque chose de légèrement excessif ou aventureux, on l’accompagne désormais d’un petit froufrou des doigts au bout des deux mains levées qui signifie entre guillemets. L’interlocuteur est alors prié de considérer qu’il s’agit là d’une citation qu’on est prêt à retirer au moindre froncement de sourcils du vivre ensemble, à la moindre moue désapprobatrice du faire société. Liberté, liberté périe …
20 juin 2016
Évoquant les sondages qui, juste avant l’assassinat de Jo Cox, donnaient le Brexit gagnant, le journaliste Anthony Bellanger avoue : « On a eu peur. » Une erreur, évidemment, pas un lapsus ! Pas on, non ! Pas on : les partisans du maintien dans l’Europe, bien sûr ! Naguère, j’aurais bondi de colère. Mais l’habitude, les rhumatismes… Voyons. Qu’est-ce qui me fâche dans ce on ? Je n’ai rien contre cet homme, contre aucun de ses semblables. J’ai mon point de vue sur l’Europe, largement négatif, mais je ne nage pas dans les évidences. Pourtant, ce on me prend à la gorge. C’est celui d’une certaine société quand elle fait caste, quand elle fait clan. Non pas pour comploter ! Ni forcément pour profiter ! Bien trop simple ! Quand elle se barricade, quand elle se confie à son frein moteur, quand elle s‘accorde sur une position qu’elle croit réaliste sans oser soulever le couvercle de ce mot. Brexit, pas de Brexit, mon souci premier n’est pas là. Dans l’autre camp aussi, il y a un frein moteur ! Le on des journalistes, des grands cadres, des officiers, des intellectuels, des politiques, de tous ceux qui ont appris et qui ont les moyens de se faire entendre, c’est comme s’ils faisaient demi-tour sur l’autoroute, comme s’ils avaient peur de leur savoir, de leur culture, de leur intelligence, comme s’ils ne voulaient pas rester en tête-à-tête avec tout ça, comme s’ils attendaient toujours leurs petits camarades à l’heure du goûter.
19 juin 2016
Le curvimètre avait disparu, mes parents en étaient désolés. C’est que leur rencontre avait été placée sous le signe de la géographie. Ma mère avait travaillé chez un éditeur spécialisé, Blondel La Rougerie, et mon père, bon dessinateur, avait été envoyé, après ses classes, au Service géographique des Armées. Cet appareil délicat permettait, quand on le tirait de son joli étui matelassé, de mesurer sur la carte les itinéraires les plus sinueux. L’opération n’était pas toujours d’une immense utilité, mais la fonction symbolique de l’objet était importante : il rappelait à mes parents leur jeunesse en même temps qu’il attestait notre intérêt pour les choses de la science. Le retrouver me posa problème. Je le dénichai, en effet, là où je ne l’aurais pas dû, dans un placard dont l’accès m’était interdit et où s’entassaient des albums de photos, des papiers administratifs, des piles de lettres dans leurs enveloppes soigneusement ouvertes, souvenirs de la guerre. J’aimais chercher dans ce placard, en fraude, des signes anciens qui m’étaient des appuis rassurants ou m’ouvraient des interrogations nouvelles. Ce curvimètre m’aida beaucoup à me construire mon idée de la morale. Mes parents tenaient à lui : il était hors de question qu’ils ne le récupèrent pas. Mais il était également hors de question que je leur dise où je l’avais trouvé, ouvrant ainsi, pour leur malheur et le mien, le cycle des culpabilités, des transgressions, des exhibitions d’états d’âme et des possibles sanctions. Le curvimètre avait du sens pour eux, je devais le leur rendre : si l’on joue avec ces choses-là, on ne devient pas un homme. Mais je leur raconterais un bobard : seuls les nigauds se prennent la tête avec des scrupules subalternes. En ces temps-là, la transparence n’était pas encore devenue la vertu citoyenne qui assure à notre société la sérénité qu’on sait, mais je devinais déjà qu’elle est la meilleure copine de la tyrannie et, de plus, une sale hypocrite. Le curvimètre m’enseigna que le regard d’autrui doit rester aussi étranger à la formation d’une morale digne de ce nom que le poivre de Cayenne à la recette de la tarte aux abricots. Une morale se construit dans la solitude, dans le doute, dans les aléas et les choix incertains. La hantise du jugement d’autrui la pourrit.
19 avril 2016
Ce technicien est venu, pendant dix ans, vérifier la chaudière à mazout de cette maison de l’Yonne avec laquelle je ne suis pas marié par-devant notaire et qui n’est mienne que par le cœur. Cette année, je ne l’ai pas vu. Son remplaçant m’a appris que l’entreprise avait été rachetée par une grosse société qui avait fait à son collègue une offre sérieuse, à condition qu’il ne s’occupe plus seulement de chaudières à mazout, mais aussi de chaudières à gaz. Mais le gaz, paraît-il, en dépit de la formation qu’on lui proposait, ça l’inquiète, il ne se sent pas à l’aise avec lui. Alors il a refusé l’offre, et s’en est allé. J’ai laissé le remplaçant à son travail et à sa perplexité. Quand je suis revenu, il a tiré d’un petit appareil compliqué le billet qui témoigne de sa vérification. « Évidemment, avec ce truc-là, m’a-t-il dit, le patron sait exactement à quelle heure j’ai fini ici. Parfois je me dis qu’il faudrait que j’apprenne à faire les choses plus lentement, mais que voulez-vous, je ne peux pas, et puis c’est idiot… » À mon avis, le gaz n’est pas la seule raison du refus de son collègue. Et la question du travail n’est pas seulement celle de l’emploi, ni même celle du salaire. Courage, pourtant. Il n’y a guère que trente ans que j’explique ce détail à d’importants fantômes…
13 avril 2016
C’est ainsi dans ce village, c’est ainsi dans les autres : chacun commence par tondre sa pelouse avant de s’occuper de celle du voisin. Anglais, je n’aurais pas manqué de souhaiter la victoire du PSG. Français, j’ai formé des vœux pour Manchester et me réjouis qu’ils aient été exaucés. Il est naturel et légitime qu’on veuille d’abord écarter de soi le spectacle de ces grasses équipes dégoulinantes d’argent, de ces agglomérats d’avidité, de ces énormes éponges d’égoïsme offertes aux frustrations des foules hurlantes et soumises, de la congratulation excrémentielle que leurs victoires libèrent, de la prostitution sournoise où elles jettent tout ce qu’un être libre veut continuer à respecter.
23 mars 2016
Courses au magasin Leclerc, à deux pas de Sens. Tandis qu’elle scanne mes achats, j’échange quelques mots avec la caissière. Sa collègue assise derrière elle et qui, à cet instant n’a aucun client à sa caisse, se retourne et jette rapidement une phrase dans notre échange. Moins de dix secondes après, le téléphone retentit : c’est un rappel à l’ordre adressé à cette employée. Stupéfait, je cherche d’où il peut venir. Geste furtif de la caissière en direction d’une longue table installée à une dizaine de mètres et derrière laquelle sont assises deux surveillantes. Leclerc, ou le catholicisme panoptique, comme dans la prison idéale des frères Bentham.
23 mars 2016
On serait bien inspiré de s’intéresser à la formation de ceux qu’on appelle les pères de l’Europe, parmi lesquels de nombreux catholiques. Leurs intentions étaient droites et ils étaient capables de générosité. Mais, paradoxalement, le militantisme social qu’on leur prêchait les mettait beaucoup plus en relation avec des patrons, le plus souvent chrétiens, qu’avec des ouvriers ou des employés. Peu à peu, le désir de réussir y aidant, un lien assez confus s’est tissé dans leur esprit entre leur foi et une sorte d’humanisme économique dont ils étaient incapables de reconnaître la naïveté et, surtout, l’ambiguïté. On connaît la suite. La croissance, le réalisme, l’efficacité ont fait de la perspective chrétienne, dégradée en éthique des affaires, un alibi, un faire-valoir, une rhétorique creuse. En cherchant bien, on en trouverait encore quelques inoffensifs vestiges dans le bavardage moral des instances européennes, dont la confusion doit beaucoup à leur origine.
23 mars 2016
Tout idéologue est un refoulé. On le voit clairement, même chez le plus intelligent, quand une idée qui lui déplaît froisse sa rationalité si bien repassée et fait piteusement exploser la passion qu’il se faisait fort de tenir à méprisante distance. Cela dit, comme le voit bien Slavoj Žižek, les chantres de la fin des idéologies sont des idéologues comme les autres, ou pires que les autres.
23 mars 2016
Bouleversé par les attentats de Bruxelles, un auditeur arabe de France Inter plaide pour un grand élan commun de tous les croyants, musulmans, juifs, chrétiens, contre le terrorisme. Je le comprends et l’approuve mais voudrais élargir sa proposition de deux manières. D’une part, il faut que la lutte contre le terrorisme soit aussi la lutte contre le pouvoir de l’argent, dont il est évidemment inséparable. D’autre part, il faut que cette union englobe non seulement toutes les religions, monothéistes ou non, mais, au-delà de celles-ci, toutes les consciences qui, pour parler comme le philosophe Alain, lui-même athée, « affirment qu’il y a autre chose qui compte que ce qui compte ». Il ne s’agit ni d’imaginer de nouveaux partis politiques, ni de bricoler quelque nouveau mouvement de pensée. Il s’agit de susciter, en toute occasion et de toutes les manières possibles, à partir de cette phrase d’Alain, de quelque manière qu’on l’interprète et quelques conséquences qu’on en tire, l’affirmation de ce qui, pour certains, se dit transcendance et, pour d’autres, auto-transcendance de l’humanité, et qui, dans un cas comme dans l’autre, l’emporte, par la dignité, par l’importance et par l’urgence, sur les intérêts particuliers de groupes particuliers, à quelque réforme qu’ils soient attachés et si judicieuse et nécessaire qu’elle soit. Aucun message commun à envoyer, mais une foule de messages personnels inspirés non pas par la revendication mais par le désir de communauté que seule l’affirmation individuelle peut loyalement et intelligemment inspirer. Aucun ennemi à désigner, mais l’évidente certitude, des millions des fois martelée et des millions de fois différente, dans toutes les circonstances de la vie imaginables ou hors de toute circonstance particulière « qu’il y a autre chose qui compte que ce qui compte », que là est le principe de toute éducation, de toute politique, de toute culture, que là est le seul vrai bonheur de toute existence, que là est le seul réalisme possible, le seul qui ne soit pas le déguisement de la passion du pouvoir ou de l’argent, et donc, forcément, d’une manière ou d’une autre, de la violence.
10 février 2016
Sans paraître se douter un instant du grotesque de la démarche, les politiques expliquent qu’ils cherchent des idées, puissamment épaulés dans cette quête par quelques bataillons d’intelligences spécialisées. « C’est y de ma faute à moi, si j’ai pas d’idées ? » se disent-ils en eux-mêmes, parodiant le jeune Théodore. Mais lui, Théodore, dans la saynète de Courteline, ce sont les allumettes qu’il cherche. Une pièce éclair, un seul acte, un quart d‘heure qui préfigure Ionesco, Beckett et le théâtre de l’absurde. « Visage blême de crétin éreinté », le collégien de Saint-Louis rentre chez lui à trois heures du matin, « soûl comme une bourrique ». Hurlements des voisins, menaces du concierge, indignation lyrique de M. Couique, père de Théodore, distribution tous azimuts de claques et de coups de pied au cul, baissez le rideau. Pas de quoi nourrir une thèse. Mais c’est ravageant. Un détail piquant : la seule fois où Théodore consent à parler d’autre chose que de ses allumettes, de sa cuite et de cette clef qu’il laisse tomber partout, la seule fois qu’il tente d’identifier sa mauvaise humeur, c’est pour tomber à bras raccourcis sur… la langue française et ces mots difficiles qu’il ne sait pas prononcer. « La langue française est pleine de difficultés. Tous les étrangers vous le diront. » Bouleversante pérennité, non ? Si les enfants ne savent pas lire, c’est la faute de la langue française, hier comme aujourd’hui ! La voilà, l’idée ! L’idée fixe !
17 janvier 2016
Entre le poisson de chez Picard et le fromage, cette bouleversante perspective que nous ouvre Michel Barnier : « Peut-être, un jour, il y aura un FBI européen. » Les sociétés, comme les individus, se jugent à leurs rêves.
13 janvier 2016
Quatre-vingt sept ans. Depuis la mort de son mari, cette amie vit seule dans ce Beaujolais dont je n’ose pas dire trop fort à quel point il est beau, de crainte d’y voir patrouiller des autocars. Alzheimer peut-être, ou quelque chose de semblable, ses enfants la retrouvent dans la campagne, indignée : « Je ne suis pas chez moi », dit-elle. Jamais personne ne fut pourtant à ce point chez soi. Cette maison, corbeille de fleurs au-dessus de la vallée, ils l’ont durement acquise et, toute leur vie, merveilleusement soignée. Cette dénégation me touche et me fait sourire. Pour ma part, moi qui n’y ai aucune attache, je me sens tellement chez moi dans ce pays que je n’ai pas hésité à y acheter une propriété de deux ou trois mètres carrés dans le cimetière tout proche. Nous sommes semblables, chère amie. Pour la même raison, je voulais venir et vous voulez partir. Alzheimer ou pas, nous ne sommes pas d’où nous pensons être…
9 janvier 2016
« Jouer de toutes ses sortes. » C’était là une magnifique expression de Jacques Berque. Un peu archaïque, comme souvent chez lui, elle réveillait en moi des territoires oubliés, négligés, méprisés, ou qui, tout simplement, m’inquiétaient. Jouer de toutes ses sortes, comprend-on aujourd’hui que ce n’est pas faire feu de tout bois, que ce n’est pas saisir toutes les occasions, que ce n’est pas se goinfrer dans toutes les mangeoires ? Comprend-on que cette invitation à la diversité est aussi une invitation à l’unité ? Que ces sortes sont les mouvements différents et cousins d’un même être ? Qu’elles traduisent les impulsions et intuitions multiples qui habitent cet être comme elles habitent tous les êtres ? Qu’en elles les contraires se considèrent, se reconnaissent, apprennent à se réconcilier dans l’élan d’un commun dépassement ? Non pas seulement l’unité et la diversité, mais le fixe et le mouvant, l’instant et la durée, la mémoire et le projet. La prétendue modernité se reconnaît dans le rôle, dans ce qu’elle appelle l’acteur. C’est là un rêve de maître et/ou d’esclave. Ou plutôt, c’est le rêve de l’intendant du maître, c’est le fantasme de son comptable. Jacques Berque, comme tous les vrais réalistes, nous appelait à la profusion des sortes, à l’unité multiple de nous-mêmes dans l’unité multiple du monde. La société du rôle, c’est-à-dire de la soumission et de la répétition, et la société des sortes, c’est-à-dire des naissances et des éclosions, ne sont pas plus compatibles que la vie et la mort.
9 janvier 2016
Baliser, en argot, c’est avoir peur. Bien vu. Je ne crois pas que l’argot soit vraiment une langue. Plutôt une langue-commentaire, une langue-scholie que l’âpre intelligence populaire a superbement greffée sur le français. Tu balises, mon ami, si tu es à toi-même ton gendarme, ton surveillant, ton chef d’équipe. Des limites, certes, tu en as, mais ce ne sont pas celles que tu as toi-même installées. Tu balises, mon ami, à chaque fois que tu prétends te connaître. Tu balises quand le monde – et même tes proches, et même tes camarades de bureau ou de galère – ne te sont plus une forêt vierge, une lande, un désert. Quand l’horizon te paraît trop large, tu dis : « Je ne sais plus où j’en suis. » Habitue-toi à ne pas le savoir. Retire la balise, de quelque fabrique qu’elle sorte. Retire la balise et retourne la phrase. « Je ne suis plus où j’en sais. » Cela s’appelle vivre.
1er janvier 2016
La gaucheet la droite, le libéralisme et le socialisme, ces vieilles oppositions s’estompent ou s’effilochent. Non qu’elles soient forcloses : les passions et les souffrances qui les ont imposées n’ont jamais été ni plus ardentes ni plus cruelles. Mais, jour après jour, en un lent enlisement, elles s’enfoncent ensemble, inexorablement, dans une sorte de magma dont on ne sait s’il est terminal ou primordial, et qui, en les récusant, les nivelle et les assimile. En sorte qu’il n’y aura bientôt plus à distinguer, dans cette société occidentale moderne qui n’aura jamais été une civilisation, qu’entre les engloutis et les non-engloutis, les uns ne différant d’ailleurs des autres que par la plus grande difficulté de leur évasion.
1er janvier 2016
Le retoursur investissement illumine rétrospectivement d’humanisme et de générosité le fameux do ut des (je te donne pour que tu me donnes) du droit romain. Alors que la formule latine implique une réciprocité qu’il y aurait déshonneur à ne pas respecter, le retour sur investissement, sorte de narcissisme au carré, opère, au profit de l’argent, une inversion des moyens et des buts : il ne s’agit plus de produire, par le moyen de l’argent, des biens qui profiteront aux citoyens ou à la société mais de gagner de l’argent grâce à la production de ces biens. Il n’est pas nécessaire d’être un grand économiste pour comprendre que ce minuscule et gigantesque clinamen change toute la perspective, et d’abord, qu’ils le veuillent ou non, dans l’esprit de ceux qui conçoivent ces biens.
1er janvier 2016
« Le sens du bonheur dans ma famille était complètement accroché aux notions de responsabilité et de devoir : il faut travailler, il faut mériter. Et le fait de ne plus aimer sa femme n’avait aucune espèce d’importance. Le petit bonheur personnel ne pèse qu’une goutte d’eau dans l’océan des responsabilités. » Le moraliste qui, au début de son long plaidoyer pour la réussite, nous a livré, en 1986, cette délicate confidence, s’appelle Bernard Tapie – ou sa plume. Si ma capacité thoracique ne m’a pas permis de suivre très précisément les innombrables aventures de ce héros, le livre d’où est extraite cette citation, Gagner, ouvrage au demeurant fort bien fait, m’avait été, à l’époque, une révélation. J’en avais parlé autour de moi et tiré la sonnette d’alarme. Les têtes pensantes me conseillaient de meilleures lectures. Les dirigeants des entreprises, qui flairaient déjà alentour le bon air de la compétition, me jugeaient pusillanime, attardé, rétrograde. Et pourtant, présenté avec une remarquable habileté et à grand renfort de préceptes plus moraux les uns que les autres, tout ce qui fait désormais notre quotidien y est annoncé. Voici, par exemple, pour la mégalomanie des managers et les airs d’importance qu’ils aiment se donner : « Faire en sorte qu’il n’existe pas quelques Tapie, mais dix, cent, trois cents Tapie, de même que Che Guevara voulait un, deux ou dix Vietnam. » Et aussi : « J’allais désormais chasser et combattre mes habitudes, mes peurs, mes hésitations. Car si jamais je me ratais, les autres, eux, ne me rateraient pas. » Gagner. C’est à partir de ce livre que ce mot, qui ne concernait guère alors, pour moi, que les parties de ping-pong chez Michel Thompson, m’est devenu suspect. Comme s’il s’était fêlé, comme s’il sonnait faux, comme si toute idée de jeu s’était retirée de lui. Il me paraît presque évident qu’il n’y a aujourd’hui plus rien à gagner. Sauf pour le PSG, évidemment, mais cela aussi notre prophète l’avait prévu : « À long terme, si l’on choisit les meilleurs joueurs et qu’on mette à leur disposition des moyens importants, le hasard est gommé par le temps, et la réussite ne peut plus manquer au rendez-vous. » Pour le reste, gagner est devenu une duperie. Un gigantesque qui perd gagne a envahi la politique, la culture, les médias. Vainqueurs et vaincus s’y retrouvent, comme dans un Charlot, happés par les mêmes mécaniques, déversés dans les mêmes cuves, plongés dans la même tambouille aux cochons. Suis-je donc devenu plus morose encore et pessimiste que l’imaginaient mes interlocuteurs d’autrefois ? Non, je ne le crois pas, vraiment pas. Je ne prendrais pas, sinon, la peine d’écrire. Certes, je ne crois plus du tout à la gagne, dont le nom même me dégoûte. Gagner et perdre, c’est kif-kif. Vouloir perdre est absurde, vouloir gagner est ballot. Ces mots-là ne rendent plus compte de notre vie, de notre relation avec le monde. Ce sont des mots de vieux. Celui qui veut vivre, il lui suffit de faire cadeau aux autres de ce milligramme de pure liberté que chacun trouve au fond de soi, de casser l’illogiciel de toutes les compétitions, de renoncer aux mesures, de tout jouer sur l’ailleurs qui est dans l’ici, de brouiller joyeusement les cartes et d’inventer pour le PSG un ballon cubique. C’est à l’intérieur même de la tambouille qu’il nous faut apprendre à nous désembourber, à nous désengloutir. À déplonger.
23 décembre 2015
La viese moque de la morale. Elle n’est pas morale. Elle n’est pas immorale. Elle n’est pas amorale. Elle est prodigieusement ailleurs, prodigieusement à cheval sur un cheval qui n’existe pas, un cheval qui aurait la tête dans les étoiles et les flancs au feu des volcans, tellement ailleurs qu’elle peut être ici comme ailleurs et que, si vibrants que nous nous sentions, nous restons toujours en deçà de ses commencements.
21 décembre 2015
Au Jeudes mille euros, les candidats, en cette période de Noël, sont des écoliers. « Quel est le nom du palais où réside le président de la République française? » demande l’animateur. La réponse fuse, évidente : la Maison-Blanche!
21 décembre 2015
Avant de rendre ce qu’il n’ose plus appeler son âme, le cocu de la modernité, dans un dernier souffle, réclame du concret.
21 décembre 2015
Citoyen était un beau mot dans les assemblées révolutionnaires. Au supermarché, il est ridicule.
10 décembre 2015
J’étais à la Réunion quand Picrochole Gattaz est venu révéler aux patrons de l’île la puissante stratégie économique mise au point par ses conseillers. Elle ne leur aura pas coûté trop de cellules cérébrales puisqu’il leur suffira de modifier quelques indications géographiques pour la rendre immédiatement adaptable à tous les départements et territoires français d’outre-mer. Je ne sais si les patrons de la Réunion s’en sont aperçus mais c’est la guerre économique totale que Picrochole Gattaz commençait, devant eux, à déclarer à l’univers. Objectif pour la Réunion : l’Afrique, dont il ne s’agit pas de manquer le réveil (même si, en réalité, il y a longtemps qu’il a sonné) comme on a manqué celui de la Chine, levée plus tôt que prévu, probablement pour ne pas rater le réveil africain. Stratégie : utiliser la main-d’œuvre de pays aimablement qualifiés de low cost, Madagascar et Maurice par exemple, pour produire les équipements dont l‘Afrique ne va pas manquer d’avoir besoin, situation que, naturellement, Picrochole Gattaz s’imagine être le premier et le seul à avoir constatée. Tout cela à grand renfort de larmoiement sur les vertus de l’entreprise, cette supra-réalité qui échappe à tout conditionnement politique, tout cela sur ce ton d’enthousiasme bricolé que j’aurais entendu toute ma vie et qui viendra, j’en suis sûr, en déduction des dispositions de mon Jugement, puisque je ne vois pas sur quel compte, sinon celui de l’Enfer, un tel entassement de sottise, de sécheresse et de vulgarité pourrait être imputé. La Réunion, dit le grand médéfien, est un atout pour la France. Parfait. Et lui, c’est son mistigri, puisse-t-elle s’en débarrasser à temps.
15 octobre 2015
Résistances. À qui me demanderait comment on peut aider la jeunesse à échapper à la propagande qui l’étouffe et l’affole, comment on peut rendre du sens à l’éducation, à la formation, à l’action culturelle, à la vie sociale, à la politique, je proposerais de vivre quelques jours avec ces deux textes à la rencontre desquels, une fois encore, celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas peuvent se retrouver. Le premier est d’Alain, dans ses Propos sur l’éducation : « Il arrivera que l’homme rougira d’avoir eu peur, en sa force, de tant d’ombres inconsistantes. D’où nous aurons, non point du tout quelque instable révolution, mais plutôt un changement petit et suffisant, par une liberté et une résistance diffuses, dont l’exemple ne s’est pas vu encore. » Le second est de Georges Bernanos, dans La France contre les robots : « Lorsqu’on me demande : « Par quoi remplacerez-vous ce système », j’ai parfaitement le droit de riposter : Ce n’est pas moi ni personne qui le remplacera, c’est la Vie, ce sont toutes les forces de la Vie dont il a cru se rendre maître par sa technique, et qui feront sauter son énorme machinerie. La libération, l’élargissement, la nouvelle découverte du monde ne sera pas due à un système ou à un homme, mais à la somme croissante des résistances humaines à un ordre inhumain. » J’appelle progrès et, à notre époque, cela seulement, les entrecroisements, les jonctions, les noces, les fécondations, dans l’inachevé, d’une variété infinie d’émotions, de sursauts et de surgissements, de révoltes, d’élans, de départs, de commencements.
15 septembre 2015
J’entends proclamer que telle image a été partagée quarante mille fois sur Internet. Sottise et mensonge. Cette image n’a jamais été partagée, pas même une fois. Pour que je partage ce dessert avec vous, il faudra que j’accepte de n’en manger qu’une partie. Pour que je partage cette idée avec vous, il faudra que vous ayez pu la critiquer, la nuancer, la modifier. Pour que je partage ce souvenir avec vous, il faudra que nous le recomposions ensemble. Je ne puis rien partager sans accepter une certaine part de renoncement, sans imposer librement quelque limite à mon envie, à mon désir, à mon importance. Quarante milliers ou quarante millions de regards solitaires ne partagent pas davantage une image que des brutes n’ont partagé la victime qu’ils ont violée. Isoler les êtres humains dans une avidité inhumainement angoissante afin de mieux les contrôler et de les massifier plus sûrement, le fumier du diable n’a pas d’autre objectif. Une réflexion sur le langage qu’il nous impose est aujourd’hui la tâche prioritaire de l’enseignement et de la culture. Et, d’une certaine manière, la seule.
8 septembre 2015
Écrire, c’est tâcher de faire sentir sa manière à soi d’être pauvre et d’aimer.
6 août 2015
Il y aaujourd’hui soixante-dix ans, à Jouy-sur-Morin, le père Marcellin Fillère, entouré des prêtres et moniteurs qui le secondaient, entrait dans le réfectoire où déjeunaient les quatre cents petits banlieusards de la colonie de vacances La Cité des jeunes, qu’il dirigeait. Il montait sur une table et nous demandait de nous lever. La bombe, là-bas, très loin, sinistrement appelée Little boy, avait explosé, lancée par ceux-là qui, dans notre imaginaire, jouaient le rôle des bons. Nous avons laissé nos assiettes de crémosine et sommes partis, en rangs et en chantant, vers le grand oratoire de verdure que nous appelions la basiléia. Nous ne savions pas grand-chose de cette guerre-là, la nôtre occupait encore tout notre esprit, ce souvenir ne m’a laissé aucune révélation politique. Mais j’ai senti ce jour-là, et pour toujours, que la passion de la puissance, d’où qu’elle naisse et quoi qu’elle se propose, est une folie d’imbéciles sans honneur et qu’elle doit être giflée.
3 août 2015
Je lis : « L’appli qui vous dépanne. » Le sens ne fait qu’un tour. La panne qui vous déplie.
23 juillet 2015
Une certaine manière de parler de soi, de l’idée qu’on a de sa vie, du sens qu’on veut lui donner, me reconduit à cette nuit d‘hiver dans une chambre d’hôtel mal chauffée qui fut tout entière passée, sous une couverture trop courte, à décider par quelle partie de mon individu, les pieds ou les épaules, je serais condamné à grelotter. Les discours sentencieux sont des enfantillages d’adultes. Heureusement, les orteils de l’ordinaire et du contingent dépassent et, comme dirait François, mettent le bazar dans cet ordre trop arrangé. Alors, si on a bon cœur, on éclate de rire, on efface tout, et en avant la musique !
16 juillet 2015
Pourquoi cette nouvelle rubrique ? Les géologues appellent point chaud un endroit, à la surface d’une planète, qui a une activité volcanique régulière. Le mot me plaît. Je ne l’entends pas au sens que lui donnerait un correspondant de guerre ou quelque autre coureur d’événements : ces chaleurs-là se refroidissent très vite. Ce qui m’intéresse dans ce point chaud, c’est qu’il signale une activité souterraine, qu’il établit un lien entre surface et profondeur, entre historique et fondamental, comme disait Jacques Berque. Je trouve ce mot sympathique car il marche sur deux bonnes jambes. D’un côté, il me parle de la liberté, de l’attention à moi-même, du voyage, de l’imprévisible : pas plus que le géologue n’implante des points chauds, aucune théorie, aucun comité d’experts ne dira jamais pour moi ce qui me paraît avoir du sens, de l’écho, de la réalité, de la vérité. Je ne décide pas du point chaud. Il se présente – ou non – et je l’accueille – ou non. D’un autre côté, la liberté qu’il évoque n’est pas une exaltation narcissique de mon moi, une fixation sur mon nombril considéré comme le centre du monde. C’est une liberté faite d’attention, de désir de rencontre, de disponibilité. Une liberté qui a besoin des autres, qui a besoin du monde. Non pas par peur d’elle-même, non pas pour renoncer à elle-même et se couper les ailes. Juste le contraire : pour être plus libre encore, infiniment plus libre. Une liberté éveillée, une liberté toujours pauvre, généralement assez gaie et aussi heureuse qu’il est possible. Une liberté toujours surprise, en tout cas, et qui a toujours à repousser ses limites, même si c’est en ronchonnant. Cela dit, je n’ai pas la moindre idée de ce que sera le contenu de cette rubrique. Il s’agira en tout cas de petites notes que je jetterai ici sans aucune obligation de périodicité. Des choses de ma vie, des choses du monde, d’hier ou d’aujourd’hui, des souvenirs, des humeurs, des portraits, des citations, des remarques. Tout ce qui me semblera signaler une « activité volcanique », même si je n’en comprends pas vraiment la nature ni le sens. Peut-être les lecteurs aimeront-ils ouvrir cette rubrique pour vérifier si j’y ai laissé quelque message. Si ce n’est pas le cas – et même si c’est le cas -, ils pourront poursuivre eux-mêmes, à leur manière, la recherche de Points chauds.