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Pétochards d’assaut ?

 

« C’est trop beau pour moi. » Grande vérité et grand mensonge.

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L’armée pratique-t-elle encore ainsi ? Il m’a toujours semblé profondément juste qu’un soldat qui, au front, s’est montré particulièrement courageux tout en désobéissant aux ordres, soit à la fois puni et honoré. Son héroïsme ne le dispense pas d’être discipliné. Son insubordination ne le fait pas moins héroïque. La société se protège en protégeant ses lois. For externe. Elle a raison. Mais elle sait que le champ de ses lois n’est qu’une partie du champ de l’humanité, qu’il y a dans chaque être une liberté qui lui permet de faire des œuvres bonnes dont elle n’a même pas l’idée. Elle salue cette liberté et ces œuvres. For interne. Elle a encore raison. Ne pas confondre. Distinguer pour unir. Dans une société de ce genre, république et démocratie ne sont pas des mots creux.

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Ce que la crainte de l’épidémie avait suggéré, la colère de la foule l’a défait : comme aux époques pré-macroniennes, la Coupe de France a été remise à l’équipe victorieuse dans la tribune du stade et non sur le terrain. L’événement n’est sans doute pas de première importance mais la vérité, comme ne le dit pas le proverbe, nous attend dans les détails. La complicité de la pandémie et de la révolte nous a laissé là un de ces signes du temps qu’on aimait autrefois interroger – ainsi s’appelait d’ailleurs une superbe revue – mais qu’il faut presque toujours aujourd’hui désenfouir du décourageant fatras qu’accumule, non sans efficience, proactivité et résilience, la vaillante armée des commentateurs. Ainsi, alors qu’autrefois le peuple montait vers le souverain, c’est maintenant le souverain, quand le virus l’y autorise, qui descend vers le peuple. Peu importe qui est ce souverain, ce qu’il croit, ce qu’il pense, ce qu’il dit, ce qu’il veut. Jadis, pour un instant, le peuple était invité là-haut. Désormais, plus de rencontre au sommet. Après les embrassades rituelles du bas, le souverain retrouve sa solitude, les mécaniques qui le conseillent et les conseillers qui le mécanisent. Là où il est, le peuple ne viendra plus jamais, même pas une seconde, même pas le temps d’un cri, d’un soupir, d’une injure. Jadis, dans sa tribune solennelle, le souverain paraissait lointain mais il ne trichait pas. Dans la nouvelle liturgie, accolades entre copains, il fait semblant. « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de Chardin. Et tout ce qui descend diverge.

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Bernanos n’injurie personne quand il parle des imbéciles. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous des imbéciles. Un imbécile n’est pas un stupide. Il existe des imbéciles extrêmement intelligents, et instruits, et cultivés. Un imbécile est un malheureux qui n’a pas de bâton, ou l’a perdu. Pas de bâton pour s’appuyer sur lui et, éventuellement, le briser sur le dos de l’agresseur. Pas de bâton dans la main, pas de bâton dans la tête. Pas de bâton à lui. Un imbécile n’a pas d’appuis, pas d’autres références que celles que lui souffle le vent. Non seulement il ne sait pas ce qu’il veut mais il ne sait pas qu’il veut, c’est pourquoi il veut tout : un imbécile ne tient à rien. L’imbécile ne fait pas le mal pour faire le mal mais parce que le mal est puissant. Il ne peut rien contre rien. Le monde où nous vivons est une extraordinaire fabrique d’imbéciles. Aucune relation n’est plus étroite que celle qu’ils nouent avec lui et resserrent jour après jour, le laissant désirer à leur place et souffrant des frustrations qu’il leur impose. Il importe au monde que les imbéciles aient peur du manque. Ainsi, sous couleur de le guérir, peut-il perpétuer en eux ce manque, l’infecter et, surtout, en masquer la nature véritable : telle est la fonction quasi sacramentelle de la publicité, de la communication et autres bavardages. Il faut des circonstances exceptionnelles, des sortes de miracles pas nécessairement agréables pour que se révèle, un instant, la nature du mal. Manquer de pain, manquer d’argent, manquer de reconnaissance, manquer de est une grande souffrance. Mais manquer n’est pas une souffrance, c’est le trait fondamental de l’expérience humaine, celui qui, tout à la fois, nous isole et nous réunit. Dans cette société qui halète, l’essentiel se joue dans le secret de nos consciences, à l’instant où nous comprenons que manquer n’est pas pour nous un accident. Nous sommes ce manque et, paradoxalement, il est pour nous le plus ferme des appuis, le plus solide des bâtons. Ce qui nous rend imbéciles, et donc malheureux, c’est de céder à la folle pression du monde, à sa séduction perverse, à son étouffante familiarité plus violente que la violence, à sa propension maladive à nous enclore et à nous obliger. Pourtant, faire allégeance au monde et le traiter en ennemi en se blindant dans quelque solitude sont deux manières de capituler devant sa suffisance. Le monde et nous, nous ne sommes pas à égalité. Le monde n’est pas la nature, le monde n’est pas la création, le monde n’est pas l’histoire. C’est la déchetterie des temps. Le pire d’entre nous, le plus stupide, méchant, vicieux, tordu, lui est un milliard de fois supérieur : le monde ne peut pas manquer, le monde ne peut pas aimer, le monde n’a rien à nous enseigner. Paix sur la terre aux hommes de bonne insuffisance !

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Familles. Pas le choix : starting-blocks ou gangs. Il arrive que les bonnes ne soient pas mauvaises. Les mauvaises ne sont généralement pas les pires.

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De la police, je pense ce que chacun pense au fond de soi : c’est un métier terrible devenu un métier terrifiant en restant un métier mal payé. Je pense – les statistiques des suicides le confirment – que la tension à laquelle sont soumis les policiers ne se retrouve, à ce degré, presque nulle part ailleurs. Je pense que ces fonctionnaires, dans leur immense majorité, font très bien leur travail. Je pense qu’il n’est jamais bon de perdre son sang-froid mais qu’il est plutôt plus compréhensible de l’égarer quelques instants quand on est affronté durant des heures à une foule qui vous insulte et vous bombarde de projectiles divers que lorsque, peinard à sa tribune, on soigne sa névrose en vociférant ses souvenirs scolaires. Je pense toutefois qu’il existe un gouffre entre perdre un instant son sang-froid et faire d’un métier de service public une occasion d’exercer son sadisme. Je pense que le travail des avocats consiste à tout défendre, même l’indéfendable, mais que les syndicats policiers, pas plus que les autres, ne sont des cabinets d’avocats. Je pense que, dans la police comme dans l’armée, comme dans l’entreprise, l’Université ou l’Académie française, il est important de savoir ce que l’on entend au juste par esprit de corps. Si c’est une adhésion aveugle aux pulsions irrationnelles et narcissiques que suscite l’appartenance à un groupe, c’est une très vilaine chose. Si, au contraire, esprit de corps désigne le climat de confiance et de solidarité que renouvellent entre eux des gens qui réfléchissent ensemble au sens de ce qu’ils font, il n’est pas de meilleure disposition. Je pense aussi que les policiers sont des gens plus exposés que les autres au regard des citoyens mais que les difficultés de la police ne sont en réalité pas différentes de celles qui affligent d’autres secteurs, publics ou privés. Je pense que les responsables de la police, de même que ceux des administrations ou ceux des entreprises, s’ils n’ont pas les moyens de changer la face d’une société chaque jour plus injuste, plus violente, plus stupidement intrusive, peuvent en limiter les nuisances et lui indiquer – modestement mais fortement – des perspectives moins inhumaines. Je pense que la formation est au cœur d’un tel projet. Je pense que la formation des policiers, comme celle de tous les travailleurs mais de manière encore plus urgente, consiste, pour l’essentiel, à installer dans le métier une logique d’expression dont les policiers eux-mêmes, et non la hiérarchie, et non quelque organisme commercial abruti par ses intérêts, définiront les thèmes. Sans doute voudront-ils parler des questions qui relèvent de leur métier. Mais sans doute aussi voudront-ils aller plus loin et s’entretenir du monde où ils vivent et de ce qu’il suscite en eux : plus que les autres encore, les policiers ont besoin de comprendre leur temps. Je pense qu’un tel projet qui, tout à la fois, raffermira la confiance et rendra évidente la condamnation unanime et radicale des méthodes indignes, aura en outre l’avantage de confirmer à la hiérarchie qu’il lui appartient non seulement de ne pas tricher avec l’expression des policiers, mais encore de la protéger contre toute tentative de manipulation, d’où qu’elle vienne. Je pense qu’il serait absurde et hypocrite de demander à des organismes ou à des personnes qui se réclament de l’idéologie managériale, c’est-à-dire de l’organisation de la compétition, du mensonge et de la soumission, de participer en quoi que ce soit à un tel projet : leur juste place est à Pôle Emploi, avec ferme prière de se recycler. Je terminerai par ce qu’on ne prendra pas pour une plaisanterie. J’ai été envoyé, quand j’avais onze ans, dans une colonie de vacances qui réunissait quatre cents enfants, tous des garçons, répartis en groupes d’âge. Les moins de dix ans étaient les Pages. Nous, les dix-douze ans, nous étions les Veilleurs. Les douze-quatorze ans étaient les Durs. On leur faisait chanter : « C’est nous les Durs, plus durs que le fer, que l’acier le plus pur. » Je me rappelle comme ces pauvres gamins bombaient le torse. Ce souvenir m’est revenu quand j’ai entendu parler de la Brav-M. Les policiers ne sont pas des enfants.

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Que les réalistes, s’ils y tiennent absolument, s’étouffent avec leur réalité. Ne pas être leur bol d’air.

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Côté européen, le commissaire Thierry Breton, la main sur le cœur, l’affirme : « Aucune pression de l’Europe sur les retraites. » Côté français, le ministre Bruno Le Maire, bravache, indiscipliné comme tout, hussard et anar en même temps, proclame comme un défi martial que la France va continuer ses « réformes structurantes ». Mais n’est-ce pas précisément cela que l’Europe souhaite, conseille, exige ? Mimer la liberté, quelle torture ! Petit garçon, quand on me demandait de ranger mes affaires et qu’après avoir fait semblant de ne pas entendre, il me fallait bien obéir, je me défendais comme le ministre et surenchérissais sur l’ordre. Trois fois je pliais mon pyjama, trois fois je refaisais ma pile d’illustrés, dix fois, fier et hautain, avant de fermer le placard, je caressais le dos de mes nounours. J’avais cinq ans.

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Certaines phrases stoppent immédiatement le rire qu’elles allaient déclencher. Celle-ci, par exemple, sur un site de management : « Associés à la réalité opérationnelle et pragmatique de notre public, nos experts sont le plus souvent challengés pour apporter à notre communauté de managers des outils pratico-pratiques, transposables et utilisables dès le jour même. » Le management des hommes avec des outils transposables et utilisables dès le jour même ! Sur certains murs, à l’est de l’Allemagne, on lit, me dit-on : « Orwell optimiste ».

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Demandez le nouveau monde ! Promotion sur le nouveau monde ! Demandez le nouveau monde, demandez ! Garanti trois mois, le nouveau monde ! Demandez !

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« Les Français n’impriment plus par rapport à Emmanuel Macron. » Telle est l’élégante, la décisive formule par laquelle, ce 27 avril, s’ouvre une intervention de politologie événementielle sur France Info. Alors ? Lamento sur l’inculture du temps, le martyre médiatique de la langue française ? Mais non. La suite va bien. Enfin, va normal. Rien de spécial. Aucune agression grammaticale. Le ronron attendu, espéré. Quelques pointes de piment doux sur un lit de considérations honorablement rasantes. Mais ce début a réveillé en moi des souvenirs de train, de train à l’arrêt, quand il était assemblage de voitures plutôt que chenille articulée. Le choc, le crissement de ferraille quand on rajoutait un wagon, les voyageurs jetés les uns sur les autres, les paquets qui tombent du porte-bagages, pardon Monsieur, excusez-moi Madame, peut-être des rencontres ont-elles ainsi commencé. Aujourd’hui les trains roulent fluide mais la parole est disloquée, rien ne s’accroche plus à rien sans violence, sans triche, sans mensonge. Les Français n’impriment plus par rapport au vieux monde moderne.

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Avant d’arriver, on part. Avant d’être un immigré, on est un émigré, et on le reste. Quand l’un de mes oncles, pourtant parfaitement intégré à la société française, écrivit ses mémoires, il leur donna pour titre : « Je n’étais qu’un jeune homme étranger. » Dans tous nos doctes débats sur l’immigration, dans ces torrents de haine terrifiée comme dans ces démonstrations de générosité rhétorique, je ne retrouve à peu près rien de ce que je sentais, à dix ans, quand cet oncle ou l’une de mes tantes venait dîner avec nous dans la cuisine du HBM de Montrouge. Tous parlaient de leur situation, bien sûr, de leur insertion plus ou moins difficile, mais ils revenaient aussi, et surtout, sur les circonstances qui avaient obligé mes grands-parents à quitter avec eux l’Italie. Évoquant leurs existences, ils faisaient de la politique, et de la grande. Tous n’étaient pas toujours parfaitement informés, il m’arrivait de flairer un peu d’approximation dans leurs explications mais je découvrais avec émerveillement qu’on peut, dans un être, dans sa voix, dans son expérience, dans sa maladresse, sentir se déployer le monde. Quatre-vingts ans après, je n’ai pas classé ce sentiment dans le dossier Nostalgie. Il cogne à ma porte, et durement. La famille s’étend peu à peu à l’humanité tout entière. Sa colère, son découragement disent qu’elle veut comprendre, qu’on la rend folle, qu’elle étouffe, qu’elle n’en peut plus de réciter des excréments de langage ici et de vivre l’enfer là. Cette raison qui devrait être le principe suprême de la laïcité, le fumier du diable l’a dégradée, l’a pervertie, l’a prostituée comme ne l’aura jamais fait et ne le fera jamais aucune religion. Pas une conscience qui n’ait à se poser aujourd’hui, avant la question truquée de l’immigration, la question véridique de l’émigration. Les émigrés ne sont pas des touristes. Savoir s’ils sont une chance ou une malchance pour les pays où ils arrivent est une question niaise et narcissique. Pourquoi ces gens sont obligés de quitter leur maison, leur pays, leur famille, pourquoi tant de drames et tant de menaces, voilà ce que chacun de nous a besoin de savoir sans qu’aucune responsabilité ne soit dissimulée, ni directe ni indirecte, ni celle des pays pauvres que l’on quitte, ni celle des pays riches où l’on arrive, ni celle des structures internationales, ni celle des multinationales, ni celle de cette propagande universelle qu’on appelle sans rigoler communication. Voilà ce que la jeunesse a besoin d’étudier dans le détail, voilà ce qui, mieux que les machines, mieux que les lamentables leçons de morale dont on l’abrutit à dessein, mieux qu’un prétendu sociétal qui relève de la loufoquerie, augmentera son humanité et éclairera ses choix. Voilà ce que les intellectuels dignes de ce nom doivent imposer aux médias qui les sollicitent jusqu’à ce que ces fabriques de pensée petite comprennent qu’elles n’auront pas d’autre choix, si elles les récusent, que d’inviter des insignifiants. Il m’est pénible, presque douloureux, de constater avec quelle révérence on s’incline aujourd’hui devant la liturgie nouvelle de l’interview et le moindre froncement de sourcils d’un journaliste. Cassez cette barraque, par pitié ! Et ne craignez pas de ne pas être réinvités, votre silence parlera pour vous. Un demi-siècle plus tard, ceux qui étaient devant leur téléviseur le 13 décembre 1971 voient toujours sous la présence d’Alain Duhamel l’absence de Maurice Clavel. « C’est le vaste qui commande » : jamais la formule de Jacques Berque n’aura sonné aussi fort, aussi juste. Le vaste hors de nous et le vaste en nous. Le vaste où nous nous perdons, le vaste où nous nous trouvons, le lieu d’immense silence où nous attendent les autres.

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Vie pro et vie perso : ainsi braient les ânes. Si, passant à pied, en voiture, en trottinette ou patinette, en bicycle, tricycle ou quadricycle, à dos de cheval ou de chameau, en fusée interstellaire ou en locomotive à vapeur, de votre domicile à votre lieu de travail, ou l’inverse, vous avez l’étrange impression de changer de personnalité, réjouissez-vous comme se réjouissent les bambins, sur le manège, quand ils attrapent la queue de Mickey. Un signal a retenti, d’alarme et d’amitié. Vous seul pouvez le déchiffrer. Vous voici démédiatisé. Pas de panique, la vraie bagarre commence.

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Après le drapeau rouge, quelque chose me dit que Lamartine se paierait le drapeau de l’Union européenne. Il n’a jamais fait que le tour des banques, traîné dans la poussière de la communication…

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Enfant, j’aimais bien mon père, j’aimais bien ma mère mais je n’aimais guère le trio étouffant que nous formions. Je ne me l’avouais qu’à moitié, me le reprochais secrètement et en souffrais un peu. Soudain un livre déjà ancien a fait écho à cette angoisse et m’a ouvert des horizons nouveaux et surprenants : Les Nourritures terrestres, d’André Gide. Je l’ai reçu à Noël, avec quelques autres ouvrages de la NRF et, parmi eux, L’Otage, de Paul Claudel : on voulait que je lise de bons auteurs dont, bien sûr, on ignorait tout. Quelques années après, j’ai découvert dans un autre livre de Gide, Si le grain ne meurt, des épisodes de sa vie sur lesquels il aurait aujourd’hui à s’expliquer. Sur le fond, ni magistrat rétroactif ni juré potentiel, je ne souhaite encombrer personne de mes commentaires. Je ne sais qu’une chose, mais celle-là je la sais bien. Si les poursuites intentées à l’auteur des Nourritures avaient porté tort à ses ouvrages en contrariant leur diffusion, ma vie en aurait été singulièrement alourdie et ce court-circuit n’aurait rien été d’autre qu’une profonde, une inutile, une stupide, une minable injustice. Tout cela est bien loin, j’ai eu tout loisir d’y repenser. Une société qui s’imagine qu’il y a des bons intrinsèques et des mauvais absolus, que leurs rôles sont fermes et définitifs et qui fonde sa conception de la justice sur cette énorme sottise, est une société qui a peur d’elle-même et qui a peur de la vie. Je ne pense pas être le seul à ne pas me croire entièrement mauvais mais à ne pas m’imaginer non plus entièrement bon. Et pas le seul non plus, par conséquent, à m’inscrire au rallye existentiel classique : contradiction, donc déséquilibre, donc choix, donc liberté, donc angoisse, donc peur. Juste là tout va bien mais, comme on disait autrefois, c’est là que les Athéniens s’atteignirent. Deux solutions : ou bien on se prend la peur en pleine face et on continue parce qu’on devine, sous elle, une nappe de tranquillité, ou bien on se protège d’elle en se bricolant des abris qui ne valent rien. C’est ainsi que notre savamment naïve société se bâtit deux parapets de carton qui, chacun à sa manière, ont pour fonction de la rassurer. D’un côté, ce qu’elle appelle les valeurs. Elle les célèbre, elle les glousse, elle les susurre, elle les roucoule. Elles sont très belles, les valeurs, mais elles sont très loin et, entre nous, il n’est pas absolument certain qu’elles existent. Le mieux est de les saluer, et basta. De l’autre côté, le mal. Lui, par contre, il existe, et comment, mais il est tellement dégoûtant que seuls quelques monstres l’auront vraiment fréquenté. Organisons donc la vraie société en deçà du bien et du mal et pataugeons gaiement dans une insignifiance bavarde et une rationalité meurtrière de sales gosses qui est la pire ennemie de la raison. Le respect, gendarme en chef des valeurs, les surveille étroitement et les écarte gentiment quand elles s’approchent un peu trop près. Le mal, lui, ce machin qui ne touche que les autres, on l’assigne à résidence, une fois pour toutes, dans certains comportements de certains êtres que l’on peut et que l’on doit injurier tout son saoul. La moitié du temps pour célébrer, l’autre moitié pour dénoncer, rien de tel pour rendre une société frappadingue. Passer de la trouille à l‘agressivité, et retour, quel programme grandiose ! Et quelle fine volupté ! Modèle proposé à l’individu moderne : le pétochard d’assaut. Mais ici, il me faut parler d’un fantasme récurrent. Je ne sais trop pourquoi ni comment mais, soudain, je rêve qu’il m’arrive de l’argent, plein d’argent, énormément d’argent. Qu’en faire ? M’installer dans quelque Ehpad de luxe dont la direction, plus généreuse que la concurrence, n’hésitera pas à m’allouer trois biscottes pour mon petit déjeuner quand d’autres n’en accordent que deux ? Au fond d’une bagnole rutilante de distinction, passer d’un restaurant vingt-sept étoiles à une réception ultra-mondaine ? Me planquer sous une serviette pour dépiauter de malheureux ortolans qui ne m’ont rien fait du tout ? Vulgaire, tout cela ! Indigne de ma majesté ! Rien de cela, non, rien d’approchant, rien de comparable. Ma vie ne va pas changer d’un iota et je n’achèterai pas de nouvelles godasses. Tous mes sous, du premier au dernier, vont aller aux détectives privés, les meilleurs, les cracks, les as, les pointures, que je vais recruter dans le monde entier pour les lancer sur les traces des cafards, des cafeteurs, des donneurs, des délateurs qui collaborent activement à la puanteur des temps en fouillant la vie et/ou la mémoire des artistes, des écrivains et de bien d’autres, en traquant leurs faiblesses et leurs contradictions. Quiconque se lancera dans une entreprise de ce genre aura la certitude de retrouver, dans les deux ou trois gazettes que je me suis offertes avec mon argent de poche, son existence épluchée comme une patate et épilée jusqu’au dernier poil. Normal, non ? Ils se prennent pour des intouchables, des parfaits, des immaculés ? Des icônes ? Des mannequins de l’esprit ? Des purificateurs ? Des impeccables ? On ne pourrait pas faire à ces gens plus nets que nets ce qu’ils font à d’autres ? Ils s’imaginent quoi, ces prétentieux ? Ils sont le camp des bons ? Halte. Il y a des mots qui vous plongent dans le fantasme et d’autres qui vous en sortent. Le camp des bons, objet constant de ma fureur, ils sont le camp des bons ? Curieux ce qui se produit là. Le camp des bons. Sous mes yeux, ces mots se dissolvent, s’émiettent, fondent. Terrible évidence. Le camp des bons. Je suis en train, moi aussi, de m’y installer. C’est un autre et c’est le même. Toute ma croisade aboutit à fabriquer ce que j’abhorre. Réveil. Haussement d’épaules. Pensées plus douces, plus vraies, plus fortes. Voici Sainte-Barbe, la classe de Lettres sup que j’ai aimée. Aujourd’hui, c’est composition. Je donne le sujet : « Que veut dire le vieux bonhomme qui prétend que certains épris de justice sont plus inquiétants que les repris de justice ? » Ils ont quatre heures, moi j’ai peu de temps.

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Les vieux se répètent n’est-ce pas ? Ils sont gâteux ! Alors, encore un coup, la blague géniale d’un esprit taquin : « La vie intérieure, c’est une vie qui est à l’intérieur. »

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Deux semaines après qu’il eut perdu le référendum du 27 avril 1969, le général de Gaulle se rendit, en Irlande, avec son épouse, pour un séjour d’un mois. Un article de Pierre-Yves Denizot m’apprend que, reçu à l’Ambassade de France, il inscrivit trois maximes sur l’exemplaire du troisième tome de ses Mémoires de guerre que lui présenta l’ambassadeur, Emmanuel d’Harcourt. La première maxime est extraite de la Chanson de Roland :  « Moult a appris qui bien conut ahan » (Celui qui a bien connu la peine a beaucoup appris). La deuxième est de Nietzsche : « Rien ne vaut rien / Il ne se passe rien / Et cependant tout arrive / Mais cela est indifférent. » La troisième, de saint Augustin : « Vous qui m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi ! » Expérience. Élévation. Humilité.

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Venir au monde en situation de bourgeoisie est un hasard, peut-être une malchance, parfois un handicap. À coup sûr, pas une faute. Par contre, aspirer à la bourgeoisie, imaginer que ses tics vous embelliront, que son égoïsme vous grandira et que sa pusillanimité vous fortifiera est la preuve certaine d’une immense vulgarité. J’ai vu de très près ce genre de dégâts. Tel est pourtant aujourd’hui l’objectif grotesquement envieux que propose, à droite comme à gauche, tout ce qui se donne – ou se vend – pour un progressisme. J’imagine, dans sa demeure trop vaste, quelque grand bourgeois assez sensible pour n’avoir pas joué le jeu de sa classe. Il contemple cette ruée vers le vide. Elle le glace jusqu’aux os et guillotine son espérance.

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« Il faut regarder le néant en face », écrit Aragon. Le voir, le sentir, le flairer. Non pas le toucher : c’est impossible. Et comprendre qu’on n’est pas lui, même si ça fait peur.

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On dit que la vraie question de l’époque, c’est la contradiction radicale qui ne cesse de se durcir entre l’esprit des dirigeants et l’esprit du peuple, entre la vision du monde que les responsables veulent imposer et celle qui anime encore les citoyens. Est-ce si sûr ? Il est très étonnant qu’un président de la République nous entretienne de ses états d’âme comme vient de le faire, à l’occasion de la loi sur les retraites, l’actuel locataire de l’Élysée en nous assurant de ses excellentes intentions et en nous expliquant, par exemple, que c’est vraiment sans joie qu’il brave l’impopularité. On n’imagine pas un tel plaidoyer chez Charles de Gaulle. Quand il parle de lui-même, c’est pour annoncer aux journalistes qu’il a réunis qu’il ne manquera pas de mourir, ce qui est une manière toute militaire de fermer le ban. J’entends bien qu’un dirigeant impopulaire ne peut pas en être heureux mais ce sentiment est-il en lui le plus fort ? Si, dans une situation difficile, cette impopularité est une étape nécessaire, ne songe-t-il pas surtout à la lumière qui attend le pays, et qui l’attend lui-même, au bout du tunnel qu’il lui fait traverser ? La plus grande nouveauté de l’époque n’est peut-être pas l’apparente contradiction entre la sensibilité des dirigeants et celle du peuple, mais son contraire : une terrible et inavouable égalité. Le pouvoir ne veut pas et ne peut pas le reconnaître car toutes les apparences sauteraient ensemble : sa liberté de manœuvre décroît de jour en jour. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tout le monde sent que quelque chose de fondamental est en cause, quelque chose que nous ne savons même pas nommer. C’est pourquoi il n’est pas un parti qui ne se vanterait, pour arriver au pouvoir, d’être enceint d’un monde nouveau qui, à peine né, irait rejoindre dans la corbeille une ribambelle d’anciens mondes nouveaux en retraite. En vérité, on ne peut pas reprocher aux dirigeants politiques d’être impuissants devant une situation qui les dépasse et que leur formation, qui les colle au néant, leur interdit non seulement d’affronter mais même de comprendre. Tout juste pourrait-on leur reprocher de faire semblant d’être puissants : en ont-ils vraiment conscience ? Quoi qu’ils pensent, quoi qu’on leur dise, ils ne se débarrasseront pas du fardeau écrasant qui pèse aujourd’hui sur leurs fonctions et qui, demain, sera plus écrasant encore. Rien n’arrêtera le progrès de la zone noire de l’obligation qu’installent la technique et l’argent. Ils le sentent, ils le sentent en dépit de tout ce qu’ils s’opposent à eux-mêmes, culture, formation, références, vertige de puissance. C’est contre eux-mêmes, tragiquement, qu’ils demandent au peuple de penser comme eux. Voit-on qu’au train où vont les choses, et si l’on ne confond pas la liberté de penser et d’agir avec le service de la machine, moins on aura de pouvoir, plus on sera libre ? Voit-on qu’un temps viendra où il restera quelques bribes d’indépendance au citoyen le moins éclairé alors que les plus hauts dirigeants ne seront plus que les relais de la nécessité technique ? Imagine-t-on à quelle vitesse leur prestige déclinera ? Ne comprend-on pas que, l’élection devenue superfétatoire, il suffira, avant d’offrir au vainqueur un robot de poche et un pot de tranquillisants, de tirer au sort un candidat dont on exigera cinq qualités : un physique qui passe bien sur les écrans, un quotient intellectuel un peu au-dessus de la moyenne mais pas trop, un solide diplôme de communication, un mépris de fer pour toute réflexion fondamentale, la capacité de s’arracher parfois des larmes ? Que, pendant ce temps-là, les petits et les sans grade feront semblant d’apprécier comme jamais l’exercice de la liberté dans les quelques secteurs que le progrès sera contraint de lui concéder, mais se lasseront assez vite de cet enfermement ? Alors quoi ? Briser les images, toutes les images ? Et même l’image qu’on se fait de l’image ? Pour en fabriquer d’autres ? Les illusions, soit, mais quand elles illusionnent ! Reste cette espèce de tranquillité qui accepte toutes les remises en question et dédaigne les consolations foireuses. On ne la trouve pas sur le marché. Reste aussi ce sauvage dont M. Darmanin fait semblant de ne pas comprendre qu’il est juste le contraire du barbare. Des sauvages tranquilles. Parmi des barbares intranquilles, soyons des sauvages tranquilles.

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Ne jamais se laisser siffler par le monde.

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Quand, dans Rembobina, passionnante émission qui ressuscite les grandes heures de la télévision française, Patrick Cohen nous fait revoir et réentendre quelques-unes des interviews de Pierre Desgraupes, oui, je l’avoue, je suis nostalgique. Edith Piaf ou Henry Miller, Romain Gary, Georges Pérec ou Aznavour, tout se passe comme si l’interviewer, par je ne sais quel passe-droit, avait presque naturellement accès au cœur et à l’âme de ceux qu’il interroge. C’est magnifique, simple, puissant, large. On pourrait dire : c’est bien, c’est beau, c’est vrai. Ma nostalgie aurait sans doute viré à la tristesse si Patrick Cohen n’avait eu l’heureuse idée de terminer cette évocation par un réjouissant entretien de Desgraupes avec Jean-Pierre Marielle. Programmé, je crois bien, un 1er avril, ce document constitue à la fois la plus hilarante satire du journalisme par un journaliste et la plus époustouflante démonstration de l’art du comédien. Aux questions trop visiblement pertinentes et trop solennellement suffisantes de l’interviewer, Marielle ne répond jamais que par un mot, oui ou non, mais avec tant de variations du ton et de l’expression qu’on en reste suffoqué et que le rire, lui aussi, se charge peu à peu d’émotion. Va comprendre, comme on disait autrefois. Preuve que cette farce géniale m’a semblé infiniment sérieuse, je me suis mis à imaginer que nous adoptions la même règle dans toutes les graves questions, publiques ou privées, qui nous occupent, que nous nous entraînions à faire passer dans nos oui et dans nos non quelque chose du cortège de doutes qui les accompagne. Bien sûr, quelque part comme on dit depuis 68, il faut bien qu’il y ait des oui ou des non, mais il n’en est aucun, même et surtout dans les affaires d’importance, qui puisse jamais se suffire. De si près que nous voulions serrer les mots pour nous réduire à eux, ils s’échappent et nous échappent : leur insuffisance guérit notre suffisance. Ces oui et ces non de Jean-Pierre Marielle, qui refusent ou acceptent, protestent ou adoptent, nuancent ou simplifient, nous reconduisent à nous-mêmes. On devrait montrer cette admirable séquence aux lycéens et aux collégiens. Ils respireront mieux quand ils comprendront que les mots ne se contentent pas de déclarer, de définir, de capter, de séduire, d’imposer, de classer, de vendre, de réduire, de cochonner. L’art de ce grand comédien leur montrera admirablement quels torrents de vie ils déchaînent et que, loin de vouloir nous clore sur nous-mêmes, ils sont là pour nous surprendre et nous élargir. L’accord n’est pas le désaccord, l’admiration n’est pas le dégoût, l’amour n’est pas la haine, mais les mots qui les expriment nous reconduisent tous au commun mystère. Aucun d’eux, aucun, n’est là pour nous enfermer.

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Formation professionnelle. Ne pas confondre emploi et éducation. Il faut l’un et il faut l’autre. Il n’est pas vrai que plonger les jeunes dans un bain d’entreprise les formera, c’est là un propos d’ignorant ou d’indifférent. Au mieux l’entreprise les conformera, au pire elle les stérilisera. Leur formation viendrait d’ailleurs, d’une rencontre avec une gratuité, une créativité, une grâce qui exigerait d’une société de cancanage mercantile un changement de niveau d’être dont sa vulgarité l’empêche de rêver. On a mille fois raison de dénoncer la formidable inégalité des jeunes devant ce qui relève de l’éducation de l’esprit et de son information. Mais il y a encore plus grave : ce n’est pas seulement l’accès à la culture qui fait problème, c’est aussi et surtout la dénaturation de l’idée même de culture, sa banalisation, sa dégradation, sa matérialisation. Décoration mondaine et brevet de distinction pour la plupart des élites, elle est en train de devenir, dans l’enseignement, un produit en rupture définitive. Ici ou là, bien sûr, un Fort Chabrol vaillant et courageux. J’en connais chez les professeurs. À la télévision, la Grande Librairie d’Augustin Trapenard semble tenir bon. Etc. Mais je n’oserais pas parler de culture devant les adolescents de l’enseignement professionnel, le mot les enverrait dans de trop désolantes contrées. Je cherche quels musées il faudrait leur faire découvrir. J’en ai connu pas mal, en France, en Europe ou plus loin. Les uns après les autres, je les élimine. Y conduisant d’emblée ces enfants, je gâcherais tout en leur faisant sauter une étape capitale. Les œuvres ne sont pas trop belles pour eux, mais ce qui les entoure est trop plat. Cette mondanité, cette érudition, ces enthousiasmes documentés, ils ne pourraient pas, dans tout cela, faire la part de la frime. Constamment jetés à bas d’eux-mêmes par le monde, il leur faut d’abord se retrouver, se renforcer, aller en eux jusqu’à ce point de liberté et de paix contre quoi rien ne peut rien, se persuader de sa réalité, en éprouver le rayonnement tranquille. Dans ce monde compliqué et artificiel, il faut, pour éviter d’horribles contresens, qu’ils arrivent à la beauté simples et naturels. J’ai finalement retenu deux lieux : le Palais idéal du facteur Cheval, à Hauterives, et, à la Fabuloserie de Dicy, dans l’Yonne, l’extraordinaire collection « art hors-les-normes » rassemblée par l’architecte Alain Bourbonnais et sa famille. Pourquoi ces deux-là ? Parce qu’ils présentent des œuvres de gens totalement hors du coup des savants, hors du coup des cultivés, et qui ne se soucient d’aucune des préoccupations, d’aucun des calculs, d’aucune des comparaisons, d’aucune des appartenances, d’aucune des exclusions qui sont le pain quotidien bourratif de notre très intelligemment névrotique société. Parce qu’il y a là des gens comme eux qui sont allés, gravement ou joyeusement, gravement et joyeusement, à cette exploration et à cette célébration de la vie à laquelle, d’une manière ou d’une autre, ils sont tous, eux aussi, invités. Il faut qu’ils arrivent forts dans les grands musées, que seule la beauté les y occupe. Vivre en ces temps de disette culturelle et spirituelle ne doit pas leur faire perdre cœur. Ils doivent savoir qu’il leur reste le soleil et que personne ne pourra le leur enlever.

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Cet ami qui me parle au téléphone, je le connais depuis cinquante ans. Il est très intelligent, très cultivé, infiniment sensible. La violence de cette guerre d’Ukraine lui est plus intolérable qu’à quiconque. Il l’évoque avec une éloquence magnifique que je n’ai trouvée nulle part ailleurs. Je l’écoute. Il tonne, il démonte, il ferraille. Un ton qu’on n’entend plus, très soutenu, puissamment lyrique. Les quelques nuances que je tente d’introduire, il les pulvérise et les balaie. Il a raison, il veut avoir raison, il faut qu’il ait raison, entièrement et absolument raison. Jamais, dans notre longue amitié, il ne m’est apparu aussi réfractaire au moindre doute. Son réquisitoire est long, je ne cesse pas de l’écouter mais un signal d’alerte siffle dans mon esprit et je sens mon attention se modifier légèrement. On n’oublie jamais un métier qu’on a beaucoup aimé, c’est lui, cet homme, que j’entends maintenant, plus que son discours, plus que ses arguments. Lui qui est capable d’une telle charge, comment a-t-il pu hésiter à mobiliser son talent contre l’abruti de manager qui lui a pourri la vie et dont il ne cessait de me parler ? Quand je lui disais de se défendre et, s’il n’était pas entendu, d’essayer d’écrire quelque chose, un texte, une lettre ouverte, n’importe quoi, il m’expliquait qu’il ne le pouvait pas. L’Ukraine n’a rien à voir avec ce manager mais nous avons toujours à voir avec nous-mêmes. Le meilleur du vieux monde, rencontres, lectures, proximité avec les choses de l’art, cet homme l’a connu et aimé. Dans sa véhémence, je ne sens pas seulement une compassion que je partage. Ce qui lui donne ces accents passionnés, c’est l’espoir désespéré de retrouver dans l’Occident l’inspiration qui l’a formé : il ne veut pas savoir que c’est une illusion, il se noie de paroles pour l’oublier.  Il ne serait pourtant pas le seul dans ce monde à haïr la guerre tout en fermant ses oreilles à une propagande dont d’autres situations lui ont fait comprendre, à ses frais, le poids et l’hypocrisie.

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« La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. » ( Louise Michel)

Naturellement, si je laisse paraître que l’accession des femmes aux plus hautes responsabilités, sans nullement me déplaire, ne me jette pas dans une jubilation frénétique, il va me falloir ouvrir un immense parapluie. « Permettez-moi de vous expliquer… » Non, on ne me permet rien du tout. La vérité est une et indivisible, comme la République. « Puis-je au moins vous poser une question ? » Là, peut-être, légère hésitation. Je m’y faufile. « Si deux roues de votre voiture sont enfoncées dans la boue, vous empressez-vous d’y précipiter les deux autres ? Les hommes sont les deux premières roues, voyez-vous… » Au mieux, méfiance. Au pire, injures. Si j’ai de la chance, ce sera entre les deux : sarcasmes. Et pourtant… « Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail », les ai-je recopiés, sur ce site, ces deux vers ! Ils ne sont pas du plus réactionnaire des poètes, n’est-ce pas ? Comme ils consonnent avec le C’est le vaste qui commande de Berque ! Rien de vrai, rien de sérieux ne peut aujourd’hui se faire dans notre monde qui ne touche, d’une manière ou d’une autre, si peu que ce soit, à la totalité de notre situation. Je ne peux pas me réjouir de voir quelqu’un parvenir à un pouvoir sans me demander ce que signifie ce pouvoir, ce qui pèse sur lui, ce qu’il implique, s’il libère ou s’il enchaîne, s’il ouvre ou s’il ferme, sans me demander quel lien il va tisser entre l’être humain qui l’exerce et le monde. Il importe peu que ce pouvoir soit immense ou minuscule, il importe infiniment qu’il ne soit pas un simulacre, qu’il ne soit pas déjà une soumission.  Comment pourrais-je trépigner de joie à l’idée que de plus en plus de femmes connaissent désormais le sort de ces hommes qui miment la liberté en affirmant leur dérisoire importance et que garrotte, quoi qu’ils aient dans le cœur et dans l’esprit, l’impitoyable mécanique qu’ils ne cessent de câliner ? Quoi ? Je devrais souhaiter aux femmes ce qui m’écœure chez tant d’hommes ? Ce qui les déglingue les construirait ? Ce qui les avilit les grandirait ? De quoi il s’agit, un enfant un peu attentif ou un adulte qui n’a pas oublié ses quinze ans le sent, le sait, le désire. Il s’agit de se déconnecter de ce qui salope le monde. D’être au monde en refusant l’esprit du monde. D’apprendre à placer autrement son cœur et son esprit comme le violoniste débutant apprend à placer ses mains sur l’instrument. Et ainsi, comme le musicien s’approche un peu plus de la musique, s’approcher un peu plus des autres, des accords et désaccords de leur vie commune. Double libération, en profondeur et en largeur. Aventure de la solitude, aventure de la rencontre : même mouvement. Aventure de l’esprit, du cœur, des sens. Architecture de l’existence. Tout cela, les poètes le savent et Louise Michel ne l’ignorait pas. L’esprit bourgeois, lui, s’en fout. Petit il est, petit il restera. Nul il est, nul il restera. Esprit de comparaison, il restera. Esprit de rancœur, il restera. Esprit de confort, il restera. Partout et toujours, il est à la racine de ce qui nous tue. Ici, esprit de pouvoir et de possession. Là, esprit de vengeance et de soupçon.

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À la Halle Saint-Pierre, exposition d’œuvres de la Fabuloserie. Courte notice sur une étonnante dessinatrice, Marilena Pelosi. Elle aurait aimé faire les Beaux-Arts. « Heureusement, je n’y suis pas allée, peut-être qu’on m’aurait appris à dessiner correctement. » Respirez, me dit le kiné.

27 mai 2023

 

Management : éradication immédiate

En quelques jours, l’annonce de vingt-huit suicides en quatre mois dans la Police et les comptes rendus terrifiants du procès de France Telecom. S’ajoutant au reste. On a le droit de se taire. On a le droit de parler. On n’a pas le droit de raconter des histoires. Il y a trois manières principales de se moquer du monde. La première consiste à chercher et trouver des boucs émissaires en espérant que l’horreur se noiera dans leur véhémente désignation. S’il y a des responsabilités personnelles, à la Justice de les établir mais, si lourdes qu’elles soient, elles s’appuient sur la constante complicité des pouvoirs et des supposées élites politiques et économiques avec ce monument de bassesse et d’hypocrite violence que constituent l’idéologie et les pratiques du management. La deuxième manière de tricher, plus grossière mais non moins perverse, consiste à en appeler pitoyablement aux valeurs et, par exemple, à exhorter les entreprises à se montrer plus « humaines » : les bons apôtres qui s’en tiennent à ces pieusetés sont généralement agrégés de double langage et docteurs en ambiguïté. La troisième fumisterie, c’est d’imaginer que ces questions se résoudront « autour d’une table » par trois rencontres entre patrons et syndicats, et deux signatures au bas d’un papier.

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Telecom, la Police, Renault-Guyancourt, etc. Pour avoir assisté, dans de très nombreuses entreprises, aux transformations du monde du travail survenues au début des années quatre-vingt, pour avoir alors exercé mes activités de formateur avec le souci principal de comprendre les lourdes conséquences de ces bouleversements sur les travailleurs, pour avoir proposé les remèdes qu’il conviendrait de leur opposer, je porte sans hésitation le diagnostic suivant : intoxication au management. Je répète : intoxication au management. Je ne dis pas : intoxication au mauvais management. Ceux qui me trouveront excessif et me réciteront la fable du bon et du mauvais management valideront plus ou moins consciemment une escroquerie linguistique. En France, à la fin des années soixante-dix, le mot management a désigné cet ensemble de pratiques et de prescriptions venues principalement des États-Unis et du Japon dont Jean-Pierre Le Goff, une fois pour toutes, a établi le caractère idéologique. Puis, snobisme de cadres sup aidant, il est devenu un synonyme de direction, ou d’organisation, ou d’administration. Il faut donc mettre les points sur les i. On peut parler d’une bonne direction, d’une bonne organisation, d’une bonne administration. On ne peut jamais parler d’un bon management. Sauf si l’on se tient pour un manager, et qu’on manipule comme on éternue. Le management est intrinsèquement pervers. 1

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Management. Comment ce mot et cette chose ont pu être tatoués ensemble, au début des années quatre-vingt, dans l’esprit des travailleurs, cela n’est concevable que si l’on se représente l’écart vertigineux qui s’est creusé entre les illusions qu’a suscitées la technique et la réalité qu’elle a sécrétée, dont nous commençons à voir partout, et d’abord dans l’impitoyable verdict du climat, le caractère lourdement démentiel. Le management est une exploitation vicieuse de l’angoisse et, surtout, de la peur de l’angoisse. Il suggère à ses victimes, en les entraînant dans des aventures entièrement illusoires, qu’elles sont incapables d’affronter leur destin et de vivre leur vie singulière. Le management est une dénégation dramatiquement puérile du tragique, c’est-à-dire de l’existence elle-même. Le management est mensonger par nature, d’où son activité polymorphe, d’où sa capacité de chanter les airs les plus contradictoires. Le management est une machine à aliéner. Il brouille les consciences comme le cuisinier les œufs : il les casse, il les vide, il les mélange. Le management est une discipline servile. Le management est une activité nuisible.

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Le fonds de commerce du management : ruiner l’individu en faisant partir en fumée son passé et en rabattant son avenir, comme une enveloppe qu’on ferme, sur l’instant présent. Ainsi le passé ne laisse pour tout héritage, et l’avenir pour toute promesse, que la rage folle de n’être rien et l’illusion grotesque qu’un activisme mécanique peut faire de ce rien quelque chose. Mais rien, même saupoudré de grands mots, n’est jamais autre chose que rien. Mieux vaut, pour s’en apercevoir, ne pas attendre qu’il soit trop tard.

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Le manager idéal ressemble à un vieux gamin refoulé. L’entreprise est sa mauvaise mère, elle le gâte. Sous sa protection, il joue aux petits soldats, sans danger, avec les vies des autres. Ce qu’il sait, ce qui l’obsède, ce qu’il n’ose pas avouer, le pauvre, c’est que sa première victime, c’est lui.

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Le meilleur des hommes et la meilleure des femmes, quand ils mettent en œuvre dans leur secteur d’autorité les méthodes du management, nuisent plus sûrement à leurs subordonnés et à la vie sociale tout entière que les pesticides à la nature.

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« Le travail donne sens », dit Daniel Cohn-Bendit. Non, non et non. Le sens désigne le travail.

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Sur chaque lieu de travail, mettre en place une cellule anti-management, une c. a. m. Pour y faire quoi ? 1. Se parler. 2. Parler ensemble des autres. 3. Parler ensemble du monde. 4. Faire sentir qu’on n’acceptera plus n’importe quoi.

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« La police et la gendarmerie ne sont pas malades du suicide » se rassure le ministre de l’Intérieur. La dénégation vaut aveu. Les « responsables » de France Telecom voyaient dans les suicides des salariés une addition de drames personnels. Profondément déconcertés hors des mondanités, énarques et polytechniciens ne savent plus raconter, devant le drame, que des histoires de trains qui arrivent à l’heure ou de verres à moitié pleins. Ils sont aussi paumés que les autres, et de cela, s’ils pouvaient seulement l’admettre, seuls des imbéciles les blâmeraient.

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J’admire que le ministre considère que, dans la police, « on n’est peut-être pas assez vigilant à la façon dont on vit avec son collègue ». En somme, la faute aux copains si on déprime ou si on se suicide ! Jusque dans cette circonstance, la machine managériale à diviser fonctionne cinq sur cinq. Et, après avoir divisé dans la réalité, elle tâche, comme d’habitude, de rassembler dans le délire en proclamant que la police est une famille ! Mais naturellement ! La gendarmerie aussi, n’est-ce pas, et toutes les entreprises, bien sûr, et les administrations, cela va sans dire ! Des familles ! De belles familles ! De grandes familles !

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Deloitte et Accenture ne sont pas des comiques troupiers mais « deux géants du conseil » dit Le Monde. Ils ont inventé un truc épatant, l’évaluation à 360°. Fini l’entretien d’évaluation de papa. Beaucoup trop mesquin. Désormais, tout le monde évalue tout le monde. De l’instant où l’on arrive au boulot à celui où l’on en sort, toute personne qu’on rencontre, dans un bureau ou à la cantine, dans les couloirs ou dans les toilettes, devient un juge et un suspect. Admirables Deloitte et Accenture ! Offrons-leur vite deux trottinettes jumelles ! Naturellement, avec un peu de retard, le chewing-gum est arrivé en France où une cadresse supérieure d’une entreprise de fourniture industrielle a tout de suite compris l’intérêt de la chose : « Ce qui se passe entre deux personnes, dit-elle, reste subjectif. C’est mieux que d’autres donnent leur point de vue. » C’est vrai, c’est vrai. À plusieurs, on fait plus attention à ce qu’on raconte, on se lâche moins. On ne dit que ce que tout le monde est payé pour dire. On engage, en somme, un processus d’intelligence collective tout à fait positif pour les intérêts de l’entreprise.

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Ce « Suicidez-vous » que des excités lancent aux forces de l’ordre, je ne l’aurais pas pris mieux que les fonctionnaires. Révoltant. Mais il faut se méfier des injures, elles cachent parfois bien des choses. « Suicidez-vous », ce n’est pas « On va vous faire la peau ». C’est à la fois plus et moins. Moins parce que ce n’est pas une menace. Plus, parce que cette allusion à ce que vivent les policiers est particulièrement cruelle. Et c’est cela qui m’intrigue. Sous l’injure, je sens comme une demande, un espoir de connivence. Comme si ceux qui crient ce « suicidez-vous » avaient peur pour eux-mêmes, peur de se suicider eux aussi, comme s’ils s’identifiaient, malgré eux, malgré leur haine, aux disparus. Comme s’ils se sentaient pris dans le même péril impossible à nommer. Peur d’être suicidés par le monde. Comme si, au beau milieu de la fureur, il y avait comme une esquisse de reconnaissance, comme la conscience infiniment lointaine, mais non pas absente, d’une solidarité de destin :

Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez je saigne
Et je meurs dans vos mêmes liens

13 mai 2019

Notes:

  1. Au fronton du site de Baptiste Rappin, Bernanos est cité deux fois. « Le Bon Dieu ne m’a pas mis une plume entre les mains pour rigoler », tel est le constat exigeant qui s’impose et donne sens à son travail. Mais le nom même de ce site – les plus jeunes lecteurs s’en apercevront-ils ? – est une allusion à Bernanos. Donnons-leur un indice. Sous le soleil du management reprend, à un mot près – le dernier – le titre de l’un de ses plus beaux romans. Je ne doute pas de leur stupéfaction quand ils auront trouvé. Qu’ils sachent alors que cette comparaison, je l’approuve et la confirme. Je ne me la suis jamais formulée aussi clairement mais quand j’ai vu à quel enfermement, à quelle détresse l’idéologie et les pratiques du management condamnaient tous ceux, puissants ou non, qui s’y trouvaient soumis, c’est autour de ce mot-là, de ce nom-là, et de nul autre, que mon indignation et ma rage tournaient. Qu’ils entrent donc vaillamment, et avec confiance, dans ce site. D’autres surprises, très heureuses celles-là, les y attendent.