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1968 – 2020 : fin de l’homme fini ?

LE MARCHÉ LXXXI

Très symbolique cadeau d’un ami de quarante-cinq ans, j’ai reçu, il y a quelques semaines, peu avant que ne s’ouvre la crise des retraites, un petit livre de Maurice Clavel publié en 1968, chez Jean-Jacques Pauvert, et dont le titre Combat de franc-tireur pour une libération rassemble les noms des trois Mouvements Unis de la Résistance. Il s’agit d’un recueil d’articles, généralement courts, parus dans Le Nouvel Observateur et dans Combat entre novembre 66 et juillet 68. Ainsi, au fur et à mesure que le conflit social et les grèves s’étendaient, ai-je entendu, comme en contrepoint, Maurice Clavel me rappeler ce qui, à l’époque, lui venait à l’esprit, au cœur, à l’âme. On ne résiste pas à la Providence des lectures : je vis, depuis un mois, comme désarticulé, tantôt dans un temps tantôt dans l’autre, essayant non pas de comparer mais de com-prendre ce passé qui m’a été comme une seconde naissance et ce présent auquel je ne survivrai guère.

De Mai, personne n’a mieux parlé que Clavel. On n’a pas tort de faire grand cas de l’article fameux de Pierre Viansson-Ponté, paru quelques semaines avant les événements, et dont le titre reprenait un mot de Lamartine, « Quand la France s’ennuie ». Panorama large et profond de la vie politique nationale et internationale, il est vrai qu’il a de l’allure. Mais ce n’est pas le dénigrer que d’y voir, plutôt qu’une annonce prophétique de Mai, une présentation grave et inspirée du décor, ou encore, – au sens que l’opéra donne à ce mot -, une sorte d’ouverture. La prophétie, c’est du côté de Clavel qu’il faut la chercher. « Espérons l’événement, la convulsion salutaire, préparons-la. Je dirai bientôt ce qui l’annonce… », écrivait-il dans Le Nouvel Observateur du 7 décembre 1966. Et, dans le même hebdomadaire, le 15 janvier 1967, s’adressant au général de Gaulle, il précise : « Quelque chose viendra, je parie de l’extrême-gauche, où, encore vivant, vous refuserez de vous reconnaître, où, mort, le monde entier aussitôt vous reconnaîtra. Avec une chance sur deux, j’ose le prophétiser. Tel est mon espoir en la France. »

Le prophète, pourtant, avant d’être celui qui annonce l’avenir, est d’abord celui qui parle au nom de. Au nom de Dieu. Au nom de la vérité. Au nom de ceux qui ne parlent pas. Et Michel Foucault, est, en ce sens, pour Clavel, un prophète de première grandeur : « J’accepte point par point tout le tableau de Foucault, son implacable constat du décès de l’homme fini. » Le mot est lâché : Mai 68 enterre l’homme fini, l’homme né à la Renaissance, celui qui retrouve l’Antiquité et le paganisme, celui qui, dans à peu près tous les domaines, de l’art au commerce international et de la philosophie à l’architecture en passant par l’éducation, installe, sous la bannière de la raison et de la science, le règne de l’homme délivré, dans son intelligence comme dans sa morale, de sa sujétion à un Dieu trop présent, trop actuel, trop intrusif. C’est cet homme qui, enjambant le XVII° siècle, grandira en force – d’aucuns ajoutent et en sagesse – sous les Lumières puis, s’épurant et se fortifiant d’épreuve en épreuve et de révolution en révolution, acheminera lentement l’humanité vers cette modernité dont nous savons aujourd’hui quels craquements effrayants menacent ses prestiges.

Et pourquoi est-il fini, cet homme ? Pourquoi est-il condamné à périr ? Parce qu’il est impossible, dit Clavel, parce que son problème, craintivement dissimulé, est celui de Shakespeare, celui d’Hamlet qui, dans le monde chrétien où il vit, ne peut ni comprendre ni accepter l’effroyable confusion dans laquelle il serait plongé s’il obéissait à l’âme de son père quand, se montrant ainsi ou grecque ou humaine au sens de l’humanisme, elle exige de lui la vengeance. Et qu’il nous est pareillement impossible, à nous, gens du XXI° siècle, même si nous ne sommes pas habités par la nostalgie, même si nous ne nourrissons aucune aversion de principe à l’égard de la technique, d’accepter le monde de plus en plus oppressant qu’elle nous offre ou, plutôt, qu’elle nous impose, tant il est fondamentalement contraire à l’étoffe dont nous sommes faits, aux rêves qui se forment en nous et à l’idée que nous avons de nous-mêmes et de nos semblables. Mais ce n’est pas tout. Quelque chose de bien plus ancien, nous rappelle Clavel, nous interdit aussi de nous identifier à cet homme fini. Pour pouvoir tout savoir, il a fallu en effet aux Grecs refouler l’infini, et même le refouler deux fois : entasser sous la terre les puissances d’en bas, Titans et autres monstres, et soumettre celles d’en haut, les Dieux, à cette même Nécessité qui accable les humains, en sorte qu’en les voyant, dans le spectacle, condamnés à leur propre pesanteur, les spectateurs se sentent exorcisés, délivrés, purifiés. « Ainsi, écrit Clavel, se rétablit l’harmonie dans la perfection de la finitude, sans abîme. Bref les Grecs, au prix du refoulement de l’infini, savaient tout. Socrate ne savait rien. On voit le danger qu’il fut, comment il y fut répondu. Socrate achève Athènes. »

Mais qu’est-ce que l’arrivée – ou le retour – de cet infini ? Pas le moindre dogmatisme chez ce philosophe : d’un côté, au sens classique, c’est-à-dire entendu comme le point de rencontre de l’intelligence et de la sensibilité, le cœur ; de l’autre, dans toute la force et le mystère de leur présence, les êtres. Voilà qui n’est pas loin, apparemment, du message de Camus, à cela près que Sisyphe n’est pas un personnage clavélien. Le cœur  et les êtres. Et, pour soi-même, le meilleur : la simplicité, la modestie de la confiance. « Nous en sommes à inventer en tremblotant un vocabulaire. », reconnaît-il.  Et ailleurs, parlant du monde qu’il contemple : « J’y vois de l’absolu. J’ai appelé ça Esprit. On peut trouver mieux. Est-ce religieux ? Peut-être. En tout cas, à demi reconnu, mal déchiffré. Mais réel, précédant de loin son expression, sa vérité dite, la décourageant parfois. Cela expliquerait cette masse soudaine de jeunes miraculés de Mai que j’ai cru déceler dans les airs, les paroles et les visages. « On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages« . Oui, ce vers d’Aragon me revenait sans cesse. »

Qu’est-ce que le réel ? Ce qui échappe aux réalistes. Ce qu’ils n’osent pas reconnaître. C’est pourtant si facile : « Tout ce qui est bon a quelque chose d’initiatique et se précède toujours soi-même. » Depuis des siècles, tout ce qui est grand s’inscrit en faux contre le réalisme qui suinte de l’argent comme le pus de la plaie ; tout ce qui est médiocre ou détestable, et qui, en fait, ne sait ou ne peut adorer que soi-même, fait semblant, pour mieux en jouir, de s’en accommoder par raison et par vertu. Que ne me suis-je tourmenté de me voir déchiré par ce que je prenais pour des contradictions ? Quand je suivais Bloy, et Fumet, et Bernanos, c’était pour qu’ils me protègent de la saleté réaliste, de son ignominie réductrice, du monde bourgeois qui attendait, au coin de l’école, le petit gamin du peuple que j’étais. Mais qu’aimais-je d’autre en Aragon que cette Défense de l’infini, ce manuscrit qu’il a brûlé et dont le titre pourrait rendre compte du projet de toute son œuvre et, peut-être, de l’élan de toute sa vie ?

Que peut-il voir aujourd’hui, ce cœur, quand il regarde les êtres ? Qu’aperçoit-il d’autre dans ce désert universel où les banquiers bricolent leurs éléments de langage qu’une dévorante angoisse, tissée ici par la peur du lendemain, là par l’épouvante d’une planète rendue folle, là encore par un vertige de non-sens qui tantôt cadenasse les êtres dans la prison d’eux-mêmes, tantôt suscite en eux des vocations compensatoires de justiciers égocentriques ou de moralistes haineux ? N’allons pas nous inquiéter de tout cela, nous dirait Clavel ! N’allons pas faire semblant de les soigner, ces angoisses ! N’allons pas nous adapter à leur stratégie ! N’allons pas les combattre sur leur terrain ! « Vos réadaptations, lance-t-il fièrement aux champions de la bienfaisance machinique, sont haïssables et nos névroses salubres. »

Car, pour lui comme pour tous ceux qui n’ont pas tué en eux le regard du pauvre, l’angoisse est « signe et fille de l’Esprit », cet Esprit qui, « refoulé depuis vingt ans par notre société, a brisé les barrières et les censures et s’est répandu en désordre, à l’état sauvage, exactement au même sens où Claudel définit Rimbaud comme un mystique à l’état sauvage. » Mai 68 n’est rien d’autre pour Clavel que l’annonce de cette « ré-irruption confuse du refoulé, avec bris et débris, gain, pertes et fracas ». J’imagine sa joie lorsque quelqu’un lui a expliqué que les difficultés de l’homme moderne tenaient à ceci que sa nature ne le supportait plus. Mais le simple et le vrai ne se retirent pas sur la pointe des pieds quand les humains les méprisent. Ils étaient là avant eux. Ils resteront avec eux. Et que font-ils quand on feint de ne plus les reconnaître, quand on se détourne d’eux pour vénérer les experts ? Ils font du tapage comme seuls ils savent le faire, un tapage grandiose, assourdissant. Leur énergie se libère en violence, et « cet esprit même, par l’ignorance qu’on en a, devient la source des angoisses et des convulsions ». Qui sont assurément des souffrances, mais ne sont pas des maux.

Cinquante ans après, le lyrisme de Maurice Clavel, cette exaltation spirituelle, doit paraître bien étrange à ceux dont l’enthousiasme citoyen, cornaqué par les médias, n’applaudit plus guère qu’à leur signal. Quand Clavel affirme que « tout est changé », que l’ordre fou, archifou « se désagrège », que la jeunesse en a été métamorphosée, nous craignons pour la lucidité de ce prophète. Mais non. Il va trop vite, voilà tout. Le mal est encore beaucoup plus profond qu’il ne le pensait. Humain trop humain, il veut voir la récolte. Je ne me reprocherai pas d’être plus circonspect que lui si la patience que l’évidence m’impose n’enlève rien à ma ferveur, si elle ne m’écarte pas d’une certaine impatience qui ressemble plus à la nécessité d’être là, de surgir, de sortir du lit et des habitudes qu’à l’exigence de voir ses espérances réalisées. « J’avais peur, dit-il aux importants, que tous ces jeunes gens se laissent digérer par le boa que vous êtes. J’avais peur qu’ils ne restent ces veaux que vous paissiez. (…) J’avais peur lorsque tel ou tel me confiait : je vais faire ceci, cela, me marier, gagner tant… Foutu ! me disais-je, à moins d’Absolu intime… » Je lis cela. Si l’on s’est vraiment laissé digérer, si l’on s’est vraiment révolté, le sait-on jamais ? Et dans quel camp l’on est, et s’il y a des camps ?

Eh non ! le plus grand danger qui nous menace n’est pas l’angoisse ! Le danger, c’est ce qui la fabrique en chassant et en traquant l’Esprit : « le ronron, l’euphorie générale au rabais, entretenue par la technique et son optimisme diffus ; la technocratie et ses réalisations qui vous occupent, vous honorent, vous donnent brevet de progrès (…) le tout fait pour éviter à chacun, à tout moment, cette fameuse et terrible question : “Qui suis-je ?“, bref pour installer sans retour et sans révolte l’“enrichissez-vous“ de Guizot, généralisé. » Que le propos de Clavel, au temps des Gilets jaunes, nous paraisse singulièrement optimiste quant au progrès matériel assuré par la société de consommation ne change rien à la question. Le besoin, le vieux besoin, est seulement revenu retrouver l’angoisse, sa compagne de toujours. Les deux font la paire.

Pas de quoi en faire une histoire. Ni morts ni blessés. Une simple anecdote, presque rien. Mais je voudrais qu’on lise les quelques lignes que voici aux lycéens et aux étudiants, sans commentaires, en leur demandant, après la lecture, de rester deux minutes en silence. Puis, si l’on veut, débat. Il s’agit d’une soirée au TNP, en janvier 1967. On y avait donné deux pièces : l’une, de l’Algérien Kateb Yacine, Les ancêtres redoublent de férocité ; l’autre, de l’Allemand Tankred Dorst, La Grande Imprécation devant les murs de la ville. Clavel raconte : « C’est moi qui ai fondé en 1952 les avant-premières populaires et culturelles, mères des abonnements actuels. J’applaudis énormément, puis je m’aperçois que je suis seul, je veux dire : le seul dont les applaudissements ne soient pas scandés. Que faire ? Le public que j’ai fondé me regarde. Je me dis : « Ne faisons pas scandale ! Scandons ! » Je ne peux pas, mes bras se refusent ! Que faire ! Je crie bravo ! Bientôt je suis seul, je veux dire : le seul dont les bravos ne soient pas scandés ! Pourtant Dieu sait si le spectacle était beau et destiné profondément à chacun ! »

Un gribouillage sur une nappe en papier et une toile que les musées s’arrachent, la patte du peintre, du vrai, est la même. Toute la pensée de Clavel est en germe dans ce croquis, dans cette modeste « chose vue ». Ce qu’il n’aurait probablement pas imaginé sans craindre de perdre toute espérance, c’est que l’unanimité mécanique, cinquante ans après, ne nous laisserait pas d’autre refuge que le recoin le plus secret de notre âme. Enfin. Nous avons vu le spectacle ensemble, il nous a touchés ensemble, nous applaudissons ensemble. Certes. Mais nous ne l’avons pas vu de la même manière, il n’a pas touché nos âmes de la même manière, nos applaudissements sont différents. Alors, quoi ? C’est leur poids qui compte, le volume sonore, pas l’émotion, pas l’imprévisible ? Le score, pas la vérité ? Déjà, Clavel se demandait : « Mais enfin où aller, pour intéresser quelqu’un, s’il y a quelqu’un ? » Et aujourd’hui, où ? Aux réseaux sociaux ? À la Française des Jeux ? Au catch politique arrangé ? La salle où nous sommes tous réunis s’appelle aujourd’hui le monde. Sur la scène, ça pérore, mais ce n’est pas à nous qu’on s’adresse. À des figurants qui nous ressemblent mais qui ne sont pas nous. Pourtant, presque toujours, par lassitude, nous faisons semblant, nous disons les paroles qu’il faut et nous sentons en nous l’Absolu intime s’émousser tandis qu’on nous débite avec chaleur des raisons dont les mots de sucre fondent avant de nous atteindre. Un suicide, Clavel l’avait senti, une auto-dévitalisation. Une position intenable et, chaque jour, de nouveaux arguments pour nous persuader de la tenir. Jusques à quand, Seigneur..

D’un nigaud prétentieux, nous disons à Paris qu’il se prend pour Napoléon, peut-être même pour Zidane. Ou pour je ne sais qui. Ou pour ce qu’il n’est pas. À la Réunion, on absolutise la formule. D’un vaniteux, d’un paon, d’un jobard, d’un fier-à-bras, on dit simplement : « Il se prend. ». Je ne connais pas de meilleure définition de l’homme fini. Se prendre. S’utiliser comme un donné, un moyen, un instrument, un atout. Donc comme une chose, une étrange chose humaine. Se prendre pour exister. Pour tenir sa place dans le monde des choses, être cette chose humaine qui se solidifie, se durcit, se structure, se définit. Ou s’y essaye, sachant trop bien que c’est impossible, qu’elle ne pourra jamais tracer la frontière qui la séparera des autres, ni élever la barrière qui la protègera du monde. Mais se prendre c’est aussi s’enlever, se retirer, se soustraire, s’abolir. En même temps qu’on bâtit son personnage, on se fait le fossoyeur de soi-même, on engraisse son ombre. Cette manière réunionnaise de dire, cette narquoiserie où il y a de la pitié, de la tendresse dépitée, de l’amitié impuissante cache une profonde réalité spirituelle, celle de mai 68. En Mai, on s’est dépris.

Quand on comparera les slogans de Mai avec ceux de la crise des retraites, il n’y aura pas photo. Côté poétique, le XXI° siècle ne fait pas le poids. Le lyrisme y souffle aussi fort que dans mon agence bancaire. Ici et là, chez les avocats, les chanteurs, les petits rats de l’Opéra, de belles poussées de fierté mais la tristesse domine, pas l’élan. Une partie s’achève, un règne, une manière d’être. Et rien en vue, rien. L’obstination des grévistes et le soutien populaire, même fatigué, ont un côté lutte finale. Ou plutôt dernière chance. Stupéfiant mais vrai : depuis deux ans et demi, le prophétisme clavélien ne sera apparu qu’une seule fois dans la politique française, et ce fut en 2017 dans la bouche d’un certain président nouvellement élu. Sous une forme diluée, il est vrai, mais tout de même reconnaissable. Quels instants étranges ! Tout le monde a oublié le discours de la Halle Freyssinet dont les chroniqueurs, à l’époque, n’avaient même pas parlé, tant les mots adressés à de jeunes entrepreneurs leur avaient semblé étranges ou déplacés. Ce discours, je l’ai aimé et j’y ai cru, c’est aussi simple que cela. Les articles où je l’ai dit sont toujours ici. Il est vrai que je n’avais à l’époque que quatre-vingt-quatre ans, un âge où l’on s’emballe ! Qu’on rie autant qu’on veut, la parole de Macron, ce jour-là, avait un goût de vrai. En cinq minutes, il en avait dit plus long qu’en trois douzaines de Grands débats pinailleurs ponctués de sinistres « J’achète ! ». Les mélenchonistes avaient senti cet instant de vérité mais n’avaient su lui répondre que par l’insupportable mauvaise foi de leurs attaques sur « les gens qui ne sont rien ». Comment reprocherais-je à Clavel sa naïveté impatiente ? Ce jeudi 29 juin 2017, j’ai marché comme pas possible ! Ce discours est toujours là, je ne veux pas l’enterrer. Un jour, il viendra faire comprendre au peuple et au président lui-même ce qu’aurait pu être un autre quinquennat. Emmanuel Macron a eu tort de le laisser couler dans l’oubli, l’abandon de cet enfant de son esprit lui a été funeste. Depuis, les tambours de la rhétorique ont fait boum boum boum, les clairons de l’expertise technocratique tu tu tu tu, le président a pris l’air féroce qu’il faut pour marcher devant le front des troupes et tout cela a convaincu l’espérance d’aller voir ailleurs. Désormais, homme fini, débrouille-toi tout seul, et ne compte pas sur la politique, et ne compte pas sur la science, et ne compte pas sur le nouveau monde, et ne compte pas sur ce machin desséché qu’ils appellent la morale… Tout cela va t’achever, homme fini ! La Morale ! Parler de morale, choisir ce mot solennel et plein, ce mot d’airain pour y loger cette sale petite hargne minable ! Laisse pisser, homme fini ! À toi de jouer, à toi de jouer le grand jeu ! Il s’agit maintenant de te ré-infinir ! Rien de plus facile : tu as été fait pour ! Sors de ta trouille, mon ami, tu vas y crever ! Tu as quoi à perdre, dis-moi ? L’âge pivot, peut-être ? Pauvre vieux…

Inutile, je crois, de préciser que Combat de franc-tireur pour une libération ne nous laisse pas seuls avec les angoisses de notre temps. Peu d’ouvrages les éclairent d’une lumière aussi vive. Le hasard m’a toutefois donné une singulière confirmation de sa modernité. Ce matin-là, quelques semaines avant d’avoir reçu ce livre, j’avais écouté Boomerang, l’émission d’Augustin Trapenard. Il recevait Mona Chollet pour parler avec elle de son dernier livre, Sorcières – La puissance invaincue des femmes 1, dont on sait quel succès il rencontre. Une question de Trapenard m’avait frappé dont la lecture de Clavel, à ma grande surprise, ranima vivement le souvenir. L’animateur avait interrogé Mona Chollet sur une découverte qui l’avait surprise et troublée : le temps – je ne dirai pas béni – de la chasse aux sorcières, n’est pas le Moyen-Âge, mais la Renaissance. Non pas les siècles des cathédrales et des gargouilles, de la danse macabre, des procès ecclésiastiques, du dogmatisme et de la noirceur, dont les bûchers sont restés relativement discrets, mais celui où commencent à clignoter les futures Lumières, où l’art brise ses chaînes vaticanes et retrouve ses glorieuses racines païennes, où l’obscurantisme, la barbarie et la superstition sont invités à plier le genou devant la raison. Sans aller plus loin dans l’explication, Mona Chollet avait décrit cette étrangeté comme un contrepoint horrible, un envers monstrueux. Quand Augustin Trapenard lui demanda si l’apparente contradiction sur laquelle elle venait de mettre le doigt lui disait quelque chose de notre époque, elle répondit simplement que nous étions, sur ce point, les héritiers de la Renaissance. Et, certes, j’aurais du mal à faire passer cette essayiste pour une disciple de Maurice Clavel. Et, certes, on aura du mal à m’expliquer que la question de l’homme fini, de quelque manière qu’on l’examine et y réponde, n’est pas celle qu’il nous faut d’abord, et d’urgence, poser.

Les articles du petit livre dont je parle couvrent donc une période de près de deux ans : l’avant Mai depuis novembre 1966, la crise de mai-juin, les quelques semaines qui la suivent jusqu’à la fin juillet. J’y ai curieusement retrouvé le sentiment du « tout est là » que peut donner la tragédie classique. À cela près que, par chance, depuis 68, nous ne vivons pas dans une époque qui se célèbre mais dans un temps qui se cherche. Le genre journalistique, et surtout ce journalisme transcendantal auquel Clavel tenait tant, convient très bien à cette situation. Au lecteur de trouver ou de modeler la continuité de cette discontinuité. Qu’il ne demande pas à cet ouvrage des leçons à digérer mais des questions à intégrer, des questions qui vont vivre en lui et le faire, à son tour, question.

Un mot de Charles de Gaulle avait suscité en Maurice Clavel un peu de colère et beaucoup de réprobation attristée. Le président avait mis les étudiants en garde contre le « charme maléfique de l’abîme », lui faisant craindre que la dimension essentielle des événements ne lui ait échappé. Il faudrait un roman pour tenter de comprendre comment l’homme du 18 juin avait pu lâcher cette sorte de malédiction bien-pensante. Un témoin direct, David Rousset, m’avait expliqué à l’époque à quel point, même quand il exécrait leurs positions politiques, il se sentait proche des préoccupations des jeunes et, surtout, de leur sentiment profond sur le monde. « Moi aussi, si j’avais leur âge, je m’intéresserais à Che Guevara ! », confiait-il à ses proches. Mais ce « Charme maléfique de l’abîme… » avait retenti à la télévision et cela importait beaucoup à Clavel. Impossible de trouver une expression plus urticante pour la sensibilité des étudiants révoltés. Bourgeoise, cléricale, rhétorique, elle portait toutes les tares. Pourtant, à mon avis, ce n’est pas ce qu’on appellerait aujourd’hui l’erreur de communication qui avait fait bondir ce gaulliste inconditionnel. Tout autre chose. Tout simplement, la limite arbitrairement posée au sentiment d’exister, la diabolisation de l’inconnu, de l’insolite, de l’envers. Charles de Gaulle savait écrire. En trois mots, il avait peint l’enfer. Charme : jugement esthétique, magie suspecte, délices perverses. Maléfique : jugement moral et religieux, présence diabolique. Abîme : évocation symbolique, mythique, condamnation métaphysique. Clavel aussi savait ce qu’est le langage, et qu’il n’est pas nécessaire d’analyser ces trois mots pour s’en sentir foudroyé. Pour le coup, Jupiter avait parlé, le vrai. Mais il avait parlé en homme fini. En penseur bourgeois, clérical, rhétoricien. Non pas en brute, non pas en barbare ! En civilisé. En civilisé occidental, en civilisé de la chrétienté en voie d’extinction. Clavel aussi parlait ce langage. Il s’y reconnaissait, mais comme on se reconnaît dans un amour ancien. En lui, à l’occasion d’une crise personnelle dont je suis incapable de parler davantage, ce mur s’était ouvert – comme l’autre s’ouvrirait -, ces barrières s’étaient renversées et il avait attendu, sûr de son fait, cette sorte de perte des eaux que serait Mai.

Ici, les images de l’obstétrique s’imposent. On peut vraiment parler de naissance, de monde nouveau. « Est-ce que nous allons pouvoir l’accoucher ? » demande Clavel au jeune Philippe Sollers dans de magnifiques entretiens radiophoniques publiés sous le titre Délivrance 2. Ces choses, quand on tente de les dire, on se sent comme un enfant trop ébloui pour pouvoir parler. Il y a, fraîche comme un matin, une fine pointe d’espérance qui se fraie un chemin parmi toutes sortes de ruines et de détritus. Il y a ce vieux monde qui sent si fort la mort mais qui pourtant, à sa manière, sauf quand il veut jouer au jeunot, au malin, à l’innocent, sauf quand il fait semblant de commencer, garde des traces de vie qui ne se perdront pas, fortes, graves, touchantes. Et il y a ce formidable désordre, cette incertitude, la contradiction gigantesque du désir, toutes ces puissances qui promettent sans tenir mais qui promettent si bien, et ces habitudes, ce goût puéril d’être complet et d’être compris.

Un jour, j’ai parlé de Maurice Clavel à Jacques Berque. Il m’a répondu comme à chaque fois qu’il voulait faire court : « C’était un isolé. Paix à ses cendres. » Et pourtant, comme dans la chanson, nous portons tous quelque chose de Maurice Clavel en nous. Mais c’est à l’incendie qu’on reconnaît le feu. Plutôt que de nous épuiser à chercher la nature de celui qui le brûla, cherchons ce qu’il voulait le voir brûler.

La révolution, c’est l’instant où la conscience que prend l’homme de son caractère infini le conduit naturellement et nécessairement à remodeler le monde dans cette perspective. L’homme infini, ou plutôt l’homme infinisé, n’est ni le surhomme grotesque et borné des dictatures, ni l’abruti de pouvoir et de réussite du libéralisme mondialisé, ni le chantre trop assuré des bienfaits de la science et de la rationalité conquérantes. On ne peut guère le définir que négativement, par ce qu’il n’est pas. Le fond de sa vérité, c’est qu’il n’est pas à lui-même sa propre référence. C’est l’homme de la reconnaissance : il reconnaît l’absolu qui l’a reconnu et qui le porte. Ce n’est pas un riche, ce n’est pas un proprio. Il habite le monde par décret jamais signé. Il est débiteur et il est comblé. Le vingtième siècle ne l’a pas inventé. Il a toujours existé. « Les éléphants d’Afrique avaient marché pour lui. » Il a traversé toutes sortes de conflits, subi rejets et excommunications, mais s’est trouvé justifié et renforcé par les horreurs et les vanités successives de l’histoire. Avant d’être le chantre de 68, Clavel a été un résistant. De la Libération à mai 68, c’est la conscience des vrais enjeux de la société humaine qui a rafraîchi, rajeuni, revigoré, simplifié, fortifié dans certaines âmes une perception de l’infini qu’avaient comme paralysée et mécanisée des formalismes de toutes sortes, religieux ou non.

La révolution, bien sûr, mais servie fraîche ! « N’est-ce pas Marx, ironise Clavel, qui a dit que rien ne se répète sinon sous forme de parodie ? Ne croyez-vous pas que notre seconde Révolution Française, 1848, est si vite morte d’avoir seulement vécu des concepts de la première ? N’est-ce pas la menace qui gagne aujourd’hui la nôtre ? » Ces paroles sont prophétiques. 68, c’est maintenant. Nos révolutionnaires modernes qui, sans livres, ont du mal à penser, nous parlent de Robespierre quand nous avons devant nous le système d’énucléation de la liberté le plus sophistiqué qu’on ait jamais inventé. Et peut-être, dans la crainte de l’irruption de quelque Charlotte, s’enferment à double tour dans leur salle de bains en méditant sur leur peu de succès auprès de classes populaires dont ils n’ont pas compris qu’elles sont devenues les masses bourgeoises dont parle Clavel. Être vraiment révolutionnaire, en ces temps de démagogie et de communication, ce serait s’en prendre non seulement aux maux auxquels un peuple aliéné ne se résigne pas, mais aussi et surtout à ceux, infiniment plus pervers, auxquels, apparemment au moins, il s’est résigné, je veux dire à la communication qui abrutit, à la médiacratie qui vide les cervelles et les cœurs, au management qui châtre les désirs et asservit les volontés. Sans doute les électeurs n’accourraient-ils pas immédiatement en rangs beaucoup plus serrés qu’ils ne le font mais, au moins, les vraies questions seraient abordées et quelques flèches plantées dans le flanc de la bête plutôt que dans le polochon des souvenirs de lecture. Ce ne sont pas des souvenirs de lecture que doivent plaquer les gaillards révolutionnaires, c’est le rude paquet d’avants que constituent les animateurs de cette foire ignoble, de cette infecte saleté.  Mais pour cela, ce n’est pas un logiciel qu’ils ont à changer, c’est leur tête, leurs sentiments, leur âme, leur parole, leurs intérêts, leurs ambitions, leur vision du monde et même, ça me fait rire de le dire, leur plan de vie, leur plan de carrière, plan plan rataplan ! On ne fait pas une révolution avec de bons élèves.

68 ne nous a rien laissé, sauf une énorme ignorance qui ne cesse de grandir, sauf une béance qu’il ne faut surtout pas essayer de combler. « En 68, nous n’étions pas en 68 », disait Berque. Parole lumineuse. 68, c’était encore le monde connu. Maintenant nous sommes vraiment dans l’inouï, dans le cyclone, dans l’espérance. Clavel avait deviné. Sa fureur quand Gorse, ministre de l’information, exige que les faits nous soient éclairés chaque jour par des techniciens. Quand l’Université prétend régler ses programmes sur les besoins techniques du corps social. Qui ose dire aujourd’hui comme lui : « Il ne s’agit pas des trois sous ou des cinq pour cent que vous allez accorder à notre vieille classe ouvrière lui permettant de mieux s’enfoncer dans le système. » ? Il y eut d’étranges paroles en 68, et qui ne venaient pas toutes de la rue. J’aime que Clavel salue Edgard Pisani, un gaulliste de gauche dont il était loin de partager tous les points de vue, quand il interpelle le gouvernement de Georges Pompidou : « Vous trouvant en face de deux forces, l’angoisse et la revendication, vous avez choisi de vous mettre en position de répondre à la revendication pour ne pas répondre à l’angoisse. Vous avez choisi de céder sur l’accessoire pour ne pas mettre en cause une société qui pourtant est en cause. »

Rostand. La poésie populaire. La réalité selon Flambeau, le héros anonyme : « Mais cette flamme brûle et cette pointe pique. » Ainsi Clavel constate-t-il que Mitterrand et la jeunesse de Mai ont en un commun un mot, un beau mot : bonheur. Le grand politique n’a d’ailleurs pas attendu les étudiants puisque le bonheur était son slogan de 1965. Seulement, seulement… Eux parlent de bonheur, Mitterrand, presque toujours, de droit au bonheur. « Cela fait allocations, congé payé. Cela vous invite à demander avec humeur l’inventaire, la nomenclature, les papiers-nécessaires-à-remplir-en-vue-de… (…) Notre jeunesse, elle ne le demande pas, elle le décrète – profonde sagesse. Mieux encore, elle l’a, et alors cela irradie, cela gagne. » Dois-je, sur un point, contredire Clavel ? Une certaine jeunesse, un temps très court, a connu ce bonheur. J’étais professeur, à l’époque, à Sainte-Barbe. J’ai vu de près les jeunes. Dehors, la bagarre, échapper aux flics, hurler des slogans, ils jouissaient de cette aventure. Dans la très sage classe de Lettres supérieures de « Barbe », on ne jouissait pas. On vibrait. On s’accordait. On se préparait au concert. Folle et tranquille intensité. Pour plusieurs, les difficultés s’accumulèrent, des équilibres familiaux se rompirent. Impossibilité de se faire comprendre. Dans un cas, une tragédie. Aujourd’hui on fait semblant et le monde crève de ce faire semblant. Grenelle, en français, jeunes gens, veut dire faire semblant. Cette vie apparemment si proche, et pourtant tellement hors de portée, « pourrons-nous l’accoucher ? »

… c’était un jour de grève, en semaine, dans un RER D, voyez la précision, chargé de pallier l’absence de la ligne R. Je ne dirai jamais assez comme je déteste les portables, ces gens qui parlent et s’agitent tout seuls, cette importance satisfaite, ce bouc émissaire que chaque conversation s’apprête à égorger. Je regrette le temps où, dans le métro, personne ne s’imposait à personne. En entrant dans le wagon, on avait le sentiment confus de se présenter à une communauté provisoire digne de respect que, sans un geste et presque sans y penser, on saluait. Une communauté, comme on ne disait pas à Barbe, qu’on calculait. Ce jour-là, dans ce RER D qui desservait toutes les stations – pas moins de quinze entre Melun et Gare de Lyon -, un homme et une femme, non loin de moi, et qui se faisaient face, semblaient avoir tant de choses à raconter à leur machine qu’ils ont attiré mon attention. Ce qu’ils disaient, je ne pouvais pas l’entendre. Tant pis, je suis plus curieux des ambiances que des secrets.

Soudain, un sentiment m’est venu, ou une idée, ou les deux à la fois, l’un portant l’autre, à tour de rôle. Il y a beaucoup de satisfaction à comprendre qu’on s’est planté, c’est la preuve qu’on ne déteste pas trop la vérité. Non que, dans ce train de non-plaisir, mon hostilité au portable se soit atténuée. Mais j’ai compris que je n’avais rien compris. Le monsieur et la dame ne parlaient pas seulement à leur interlocuteur ou –trice. Ça, c’était leur dialogue n°1. En même temps que chacun discutait du potage à préparer, des cinquante euros à trouver, de la barbe du sous-chef de bureau ou du grand amour à descendre d’un cran, il entretenait une relation discrète mais attentive avec son vis-à-vis jacasseur. Cette relation n°2 était-elle ou non un dialogue, la question se pose car la mimétique de la gestuelle entraînant celle des émotions, il n’était pas impossible que les deux parlants (non pas interlocuteurs, mais co-parlants) s’influencent – s’influençassent – réciproquement. Mais l’important n’est pas là.

L’évidence dont je n’avais jusque-là rien aperçu, c’était leur relation, c’était qu’ils étaient l’un pour l’autre des témoins, qu’ils attestaient, l’un pour l’autre, que la futilité de leur propos (qui ne leur échappait pas davantage qu’elle n’aurait échappé à un psychanalyste empruntant le RER, donc plus vraisemblablement d’obédience freudienne) n’était pas si futile que cela, qu’elle n’était au fond que l’émergence, dans l’univers social du moyen de transport (de la mobilité, disent les babouins), de ce monde personnel qui, pour l’un comme pour l’autre, non seulement demeure la source la plus généreuse de leurs vrais chagrins et de leurs vraies joies, mais encore constitue, sous le tir de barrage de la sottise et de la peur, le tissu le plus réel de l’existence la plus sociale, la plus universellement collective.

La petite boîte rectangulaire que je déteste, il me faut bien reconnaître l’incroyable changement qu’elle a provoqué. Sans elle, ce RER, ce sont des têtes qui dodelinent et des regards qui se noient. Chacun est seul avec ses rêves et ses tracas, la foule épaisse les rejette, les refuse, les isole. Je ne pèse rien, tu ne pèses rien, il ou elle ne pèse rien, chaque voyage, chaque matin est une humiliation supplémentaire, une nouvelle démonstration de force de la bête collective. Puis, la petite boîte arrive. Chacun se met à jouer son psychodrame et jette au pot commun, qui les lui renvoie au centuple, ses aigreurs, ses doutes, ses projets, ses ressentiments, ses « valeurs ». Alors ? Alors révolution. La subjectivité, jusque-là déclassée et honteuse, gagne la deuxième manche. Mes soucis ne sont pas ceux de ma voisine, le bouc émissaire que la colère de mon voisin est en train de sacrifier n’est pas celui que la mienne va dépecer. Mais tout cela qui, cette fois, se montre, s’exprime, se joue, s’exhibe, change radicalement la donne. Le wagon est devenu un sauna de subjectivité. Mes petites histoires restent mes petites histoires, mais elles accèdent à un statut entièrement différent. Elles sont l’étoffe même de la réalité. Elles sont les remous de surface qui attestent les mouvements des grands fonds. Elles acquièrent une dignité qu’elles n’avaient pas. L’expression des autres authentifie la mienne, et la réciproque. Je suis dans la foule, mais elle ne m’absorbe pas.

Le portable, c’est-à-dire la technique, qui devait chasser la subjectivité, la fait rentrer par la fenêtre. Vraie révolution parce que révolution des profondeurs, des caches. Les élites distinguées n’y verront rien du tout. Leur grande intelligence ne leur sera d’aucune utilité. Et si quelques-uns, plus malins, devinent un peu de quoi il s’agit, ils ne pourront pas y remédier. Les élites s’étonneront de plus en plus de constater que les peuples sont de moins en moins gouvernables. Naturellement ! Ils passent leur temps à se barrer. À se barrer sur place. À se barrer en restant là. À se rendre inatteignables. Le portable, c’est un exemple inattendu de retournement de la technique ? Ou, plutôt, de son contournement par la subjectivité ? Dans mon RER D, où que je porte mes regards, je vois des hommes, des femmes, d’autres femmes, d‘autres hommes, ici, là, à droite, à gauche, en haut et en bas du wagon, aux prises, ensemble et séparément, avec leur petite boîte plate qu’ils titillent gentiment. La technique va-t-elle trahir la modernité ? L’humanité n’a-t-elle pas dit son dernier mot ? Est-elle plus forte qu’on ne l’imaginait ? Au fur et à mesure que les inventions machino-techniques se feront plus géniales, la nullité du cinéma de la modernité ne va-t-elle pas se faire de plus en plus éclatante ? Finira-t-il par fermer ses portes comme un vulgaire porno ? Il avait parié sur la défaite de l’humain, n’avait-il pas tout faux ? Ces énarques persuadés que les citoyens ne font pas la différence entre propagande et pédagogie finiront-ils par se regarder dans la glace ? Ces conversations, autour de moi, dont on n’entend que la moitié, ces demi-conversations généralement inutiles mais souverainement nécessaires, je me suis mis à penser qu’elles étaient comme autant de coups de pioche pour la construction d’un igloo, d’une réserve, d’une protection, d’une maison souterraine de la résistance. J’avais cru que le portable était soumission et conformisme, voilà qu’il me renvoyait à l’antre de Rol-Tanguy dans les catacombes. Et les vieux souvenirs de Mounier trépignaient dans ma tête : la personne n’est rien sans l’impersonnel, il le lui faut. Ici, sous mes yeux, s’annonçait, ignorante d’elle-même et superbement invincible, la Contradiction de l’indifférence active. Pourrons-nous l’accoucher ? Cher Maurice, ça se fera tout seul. Notre travail à nous, c’est d’apporter des fleurs… Et, si j’ose dire, de pousser un peu.

14 janvier 2020

Notes:

  1. Mona Chollet, Sorcières – la puissance invaincue des femmes, Zones, 2018.
  2. Maurice Clavel et Philippe Sollers, Délivrance, collection Points, éditions du Seuil, 1976.

Un tandem infernal

Trois raisons pour un soutien

Le formidable écho que recueille la position française sur la guerre d’Irak me stupéfie et m’enchante. Puisqu’il y a ici intrusion rapide dans le domaine politique, je dois annoncer la couleur : ainsi m’efforcerai-je toujours de faire lorsque j’aborderai un sujet qui me paraîtra l’exiger. Non que je le doive à quiconque ; je le dois seulement à la vérité de mon propos. J’ai voté pour De Gaulle jusqu’en 68. À cette date, il m’a semblé que tout était devenu différent : mes votes furent multiples et erratiques, toujours contestataires. Ma voix à Mitterrand en 1981 ; première et dernière fois. Ensuite, vote blanc systématique, y compris en 2002. Aujourd’hui, et pourvu qu’ils aillent au bout de leurs intuitions, j’approuve Chirac et Villepin.

Ils se sont attiré l’estime du peuple français, et de bien d’autres, pour trois raisons. D’abord, parce que leur position satisfait la raison. En effet, les critères classiques de la légitimité d’une guerre sont : 1. Que le but qu’elle se donne soit bon. 2. Que tous les autres moyens d’atteindre ce but aient été épuisés. 3. Que les dommages qui vont résulter de la guerre soient inférieurs à ceux qu’on aurait à subir si on ne la faisait pas. Même si l’on répondait au premier critère, en plein délire bushien, par l’argument de la croisade du Bien contre les forces du Mal, on ne pourrait se dépêtrer des deux autres puisque, d’une part, les inspections auraient très bien pu continuer et que, d’autre part, le désastre prévisible et sa possible extension à la région transformeraient en pari plus que téméraire un pronostic optimiste sur les conséquences de l’action militaire. Donc, question tranchée. La guerre d’Irak est illégitime. La position française répond aussi, de toute évidence, à un mouvement du cœur, à une protestation de justice élémentaire. Inutile de développer ce point : la superposition de l’image de ces populations écrasées et de celle de leurs soi-disant protecteurs, de leurs dollars et de leurs dévotions sales, est insoutenable.

Mais il y a une troisième raison d’approuver cette attitude. Elle fait émerger des rapports nouveaux entre un peuple et ses dirigeants. Elle installe entre eux une relation de gravité qui, du même coup, protège le peuple de l’indifférence et de la paresse intellectuelle et dispense les dirigeants de la démagogie, des manœuvres, du mensonge. Dans la différence des rôles, s’établit une égalité première, indiscutable. Démocratie n’est plus un mot vide à psalmodier dans des congrès. Pour une fois, les citoyens sentent qu’ils méritent d’être ainsi nommés. La vie collective trouve là un fondement solide qui, selon le vieil adage bonum diffusivum sui – le bien se diffuse tout seul -, n’a besoin ni de publicité ni de communication. Tous comprennent ce qui s’échange parce que ce qui s’échange est au cœur de la conscience de chacun. Il y a là une percée un peu miraculeuse dans une époque sinistre : il faut avoir la générosité de la saluer, même si l’on sait, surtout si l’on sait que rien n’échappe jamais à l’ambiguïté et que tout peut retomber et disparaître. Tout ou presque tout, car ce qui, un instant, aura fait surface retournera dans les profondeurs pour y grandir et y préparer de nouveaux surgissements. Je suis certain de ne pas me tromper en saluant cet instant non seulement en mon nom, mais au nom de tous ceux qui l’ont désiré. Et, au premier rang de ceux que j’ai connus, Jacques Berque, l’infatigable passeur des deux rives dont j’imagine la joie. À la fin de nos entretiens de 1982, je lui disais à quel point il m’étonnait en se déclarant incapable de découragement, alors même qu’il voyait compromis tout ce qu’il avait espéré. Il me répondit simplement : « Le mot même de découragement me causerait une immense surprise. L’homme en bonne santé et de moyen courage, je ne vois pas pourquoi il baisserait les bras. »

« Contre le fric, on ne gagnera pas »

La guerre me renvoie à une conversation de juin 68 avec David Rousset, tout bouleversé de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le général de Gaulle, à qui il avait longuement parlé d’une jeunesse qui se souciait davantage de la légende de Che Guevara que de la politique française. « Si j’avais leur âge, avait répliqué le Général, je ferais comme eux! » Boutade, sans doute. Mais gravité et prescience terrible quand De Gaulle, en cinq phrases, avait fait le tour de sa vie. Contre les Allemands, oui, on avait réussi. La France, oui, on l’avait relevée. La décolonisation, oui, on l’avait faite. L’Algérie, oui, on avait fini par se sortir de ce guêpier. Et, soudain, cette phrase terrible que j’entends encore Rousset répéter, presque effrayé : « Contre le fric, Rousset, on ne gagnera pas. »

Contre le fric ou contre le besoin de se confier à lui? Contre le fric ou contre l’idée du fric que les riches imposent aux pauvres en sorte de les faire combattre sur le terrain où ils sont certains de toujours perdre la bataille? La question de l’argent renvoie désormais à bien autre chose qu’à une injustice toujours à corriger et jamais corrigée ; elle désigne l’urgence d’extirper de l’existence personnelle, de la vie sociale, nationale, internationale, de l’idée qu’on se fait du progrès, de la culture, du bonheur, l’illusion cancérigène, créatrice de pénurie pour le plus grand nombre, qui fait de la richesse un besoin, un fondement, un préalable, un signe de valeur.

Un de nos plus grands économistes, François Perroux, a écrit : « Il faut déshonorer l’argent. » Il ne proposait là ni de le supprimer, ni de bricoler quelque utopie compensatoire : il proposait de découpler en soi l’idée de l’argent de celle d’honneur, de celle de valeur ; il souhaitait qu’on cesse d’accorder à la richesse un sens qu’elle n’a pas et où ne se reflète qu’une frustration morbide accumulée de génération en génération. Vivre autrement, voir les autres autrement, éduquer ses enfants autrement : dans chaque vie, la vie du monde. « Qui est avare ne l’est qu’à l’encontre de soi-même. » (Coran, XLVII, 38) Cette révolution présente un avantage rare : les riches n’ont aucun moyen de s’y opposer.

Un témoin embarrassant

Ah! la formation! Quelle chance j’ai eue! Au fur et à mesure des événements de ma vie et du monde, je revois une séquence, une autre : tout s’éclaire autrement. En ce moment, une image m’obsède. Une dizaine de stagiaires sont assis devant moi en demi-cercle, penchés en avant sur leur chaise, comme s’ils étaient prognathes, si j’ose dire, de toute leur tête. Une mêlée de rugby, mais plus défensive qu’offensive. Dans la diversité des situations, le fond de l’affaire est toujours le même. Pendant une heure, ou deux jours, ils ont parlé d’eux-mêmes, de leur vie dans l’entreprise. Au début, ils n’avaient rien à dire, rien du tout ; soudain, la poche des eaux s’est rompue, libérant brutalement leur amertume, leur déception, leur lassitude et, avec elles, une lucidité qui, d’avoir été longtemps contenue, n’en jouit que davantage de se savoir toujours là. Ils ont impitoyablement recensé leurs humiliations. Ils ont décrit, une à une, les situations dans lesquelles ils ont été méprisés, ridiculisés, niés. Avec une minutie d’horlogers bisontins, ils ont démonté les rouages de leur défaite, m’ont enseigné comment on passe de la colère et de la résistance à l’effondrement de la colère et de la résistance, comment on se raconte qu’il faut patienter, qu’il suffit de discuter, comment on laisse la mauvaise foi s’installer, comment elle conduit à la capitulation en rase pensée, comment on fait semblant d’adhérer, pour avoir l’air d’exister encore, à ce qu’on déteste le plus, comment, pour finir, on oublie qu’on fait semblant.

Mais, sur cette noirceur, même s’il est pâle et presque froid, voici que tombe un rayon de soleil. Dans l’excès de ce désespoir, ou dans une réserve d’espérance inattendue, quelqu’un trouve un mot pour suggérer que ce constat, après tout, n’est qu’un constat, que le découragement n’est pas une fatalité, qu’on peut se battre, ou fuir, ou réfléchir avec plus de hardiesse. Quelques rires ironiques accueillent le plaisantin ; s’il insiste, s’il a des arguments sérieux, s’il touche les cœurs des autres en ouvrant le sien, pendant quelques secondes on croit à l’impossible : la salle où nous sommes devient une toile de Chagall, zébrée d’aspirations bleues. Jeune formateur, je croyais la course gagnée : je prenais la ligne de départ pour celle de l’arrivée. Stupéfait, je voyais mes stagiaires venir récupérer l’une après l’autre, en s’excusant, les horreurs qu’ils avaient accumulées comme des branches sur le bûcher auquel je croyais qu’ils allaient mettre le feu. C’est à cet instant qu’ils prenaient cette position de pack contre le témoin embarrassant que j’étais devenu. Ils me pressaient de convenir avec eux que la perspective d’une vie autre qui leur était un instant apparue n’était que fantasme et folie ; de leur confirmer qu’il y avait d’excellentes raisons pour expliquer et justifier leur servitude, des raisons nécessaires, objectives, indépassables ; que, pour pénible qu’il fût, c’était là le chemin qu’il fallait continuer de suivre parce qu’il leur avait été désigné par le sort, et qu’il est sage et méritoire de ne pas s’opposer au destin.

Alors, par tout ce qu’ils savaient de l’histoire des hommes et de la nature humaine, de la politique et de l’économie, je les voyais se faire les avocats de ce qui les anéantissait. D’eux-mêmes, ils étaient les procureurs furieux : c’était orgueil de se vouloir libre ; égoïsme de se plaindre de quelques froissements de susceptibilité quand tant de gens de par le monde… ; naïveté d’aller contre le cours des choses. Enfin, pour salir une fois pour toutes ce qu’ils redoutaient de désirer, ils feignaient de se vautrer avec délices dans la misère qui leur restait : cette écuelle de confort et de plaisir que leurs maîtres leur accordaient, cette méchante satisfaction de sentir les autres et le monde aussi vains et inutiles que soi. Il était souvent difficile de se persuader que c’était là un point de départ. C’en était un.

M. le Commissaire est de bonne humeur

L’émission politique de ce dimanche soir-là était du même tonneau. On y traitait, en principe, de l’Europe. À mon sens, pour parler comme aujourd’hui, l’Europe est un sujet « important moins ». Pourquoi pas l’Europe plutôt que les nations si se construit, en elle ou grâce à elle, un modèle de société qui échappe au non-sens du fric, de la pub, de l’imbécile compétition, de l’image, des moralistes médiatiques? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi l’Europe plutôt que les nations? Au moins, avec celles-ci, l’absurdité se trouve quelque peu fragmentée et limitée par les frontières. Peu importe, oserai-je dire : cela importe, mais peu. Même si l’invité de la soirée était un commissaire européen, les têtes étaient ailleurs ; la mienne aussi, qui m’a ramené aux séquences de formation que je viens de raconter.

Les trois animateurs avaient, de toute évidence, une idée et une seule : leur invité allait les confirmer dans la certitude que le duo Chirac-Villepin était en train de mettre l’Europe à feu et à sang. L’aspect comique de la chose vint de ce que M. le Commissaire, cool comme Raoul et resplendissant d’optimisme, n’était pas du tout, mais pas du tout, de cet avis. La crise irakienne ne changerait rien à rien. Rien aux finances européennes, rien à l’économie européenne, rien à la politique européenne. Notre trio crut avoir mal entendu ; il renouvela ses questions avec plus d’insistance. Nenni. Tout restait calme à Bruxelles comme à Strasbourg. On pensait à une erreur de casting. Tête en avant, comme mes stagiaires, nos trois amis attaquaient sous tous les angles, se relayaient, tels des inspecteurs de série B cuisinant un malfrat, pour arracher à leur hôte, syllabe après syllabe, le constat catastrophique qui les aurait apaisés, mais qui hélas! ne venait pas. Matou européen plein de civilité, M. le Commissaire sautait gentiment par-dessus toutes les barrières qu’on dressait devant lui.

Le comique de répétition finit par lasser. Et le fond de l’affaire n’était rien moins que drôle. L’effet paradoxal de la position française verrouillait ces trois importants dans un inextricable réseau de méfiance et de soupçon. On eût dit des compagnons menacés ensemble par une noyade prochaine et trouvant dans cette situation une solidarité extrême, mais d’adhérence plutôt que d’adhésion. Le souffle que retrouvait la politique française finissait pour eux en frisson glacé qui parcourait désagréablement leur échine. Une seule chose semblait leur importer : s’assurer qu’aucun poil de liberté ne dépasserait jamais de ce conditionnement socio-économico-politico-culturo-médiatique qui est le territoire inviolable de leur compétence, leur pain et leur vin, leur passion nécessaire, l’échiquier de leur scepticisme, l’image aseptisée et rassurante de l’univers cruel où ils souffrent pourtant avec nous.

Le monde comme réseau d’influences que des spécialistes analysent et commentent : les médiateux éternuent s’ils sortent de cette couette ; alors, tout leur devient danger. C’est de là-dessous qu’ils observent, qu’ils conseillent, c’est là-dessous qu’ils se sentent intelligents. L’air ordinaire ne leur vaut rien. On dirait que la vie les contourne. Je parie pourtant que ces trois complices auraient donné cher, ce soir-là, pour avoir la simplicité d’approuver Chirac. Impossible. À partir d’une certaine altitude, ils ne respirent plus. Ce que le peuple peut sentir, et ressentir, et consentir, ils se le sont interdit. Je voudrais comprendre. Pourquoi des gens ont-ils été dressés à snober le souffle qui passe? Parce qu’ils le veulent éternel et qu’ils ont peur d’être déçus? Pourquoi épousent-ils la cause du vide qu’ils décrivent? Pourquoi s’interdisent-ils, ces jansénistes de l’image, la couleur, la surprise, un gramme d’abandon heureux? Qui le leur impose? Pourquoi? Et pourquoi cèdent-ils?

« Quand on n’a pas les moyens… »

Ne changeons pas de sujet mais, si l’on peut dire, de chaîne. Au banc des accusés, toujours le tandem infernal Chirac-Villepin. Cette fois, c’est un professeur qui est à la barre, un gentil professeur, avec une bonne tête. Qui mérite qu’on lui donne un nom empreint de gravité. Appelons-le M. Thème. Et écoutons la leçon qu’il délivre, le cœur gros et navré d’avoir à rappeler de telles évidences aux cancres que nous sommes. Parole de M. Thème : « On ne peut pas s’opposer aux États-Unis, comme le fait la France, quand on n’en a pas les moyens. » Voyez cela. Un professeur! Que raconte-t-il donc à ses élèves? Que David doit faire du body building avant d’affronter Goliath? La fronde, il est vrai, ne doit pas être l’affaire de M. Thème! Jeanne d’Arc aurait-elle dû rester au cul de ses moutons? De Gaulle solliciter l’autorisation de Pétain par la voie hiérarchique? Jésus attendre d’armer autant de légions que César? Et Antigone? Oui, trop facile de se moquer.

Pauvre M. Thème! Ses mots eux-mêmes sont terribles. Quand on n’en a pas les moyens… On disait ça des filles un peu trop bien fringuées, dans le Montrouge de mon enfance, avec plein de sous-entendus haineux. Et aussi cet impayable : « On ne peut pas s’opposer… » Si! On peut : puisqu’on l’a fait! Vous auriez voulu dire : on ne doit pas, n’est-ce pas, Monsieur le Professeur? Un peu difficile à articuler, quand même. « On ne peut pas » : la fraternité de l’impuissance arrange tout. Ce M. Thème me met dans un vilain cas. Je vais regretter de l’avoir taquiné. Je vais me dire que j’aurais pu faire un effort de compréhension, chercher ce qu’il y a là-dedans de gros malheur d’enfant… Mais, après tout, c’est un professeur. Pas de cadeaux. Il est recalé. Il reviendra l’année prochaine.

L’écale et le fruit

Il faut casser l’Europe. Pas pour la détruire, bien sûr. Parce que tout ce qu’elle a de bon, les cathédrales, la Révolution, l’art, la pensée, l’imagination créatrice, la générosité sociale, tout, absolument tout, est maintenant confit dans un goudron de conformisme épais, dans une marmelade de peur et de férocité qui gâchent tout, qui salissent tout, qui pervertissent tout. Il faut libérer de sa gangue l’excellent fruit nommé Europe. Je suis partisan de l’Europe des engueulades et des provocations, des jaillissements et des générosités, des brouilles et des rencontres, de l’irrespect assumé et du respect paradoxal. Je me moque de l’Europe des bêlements et des congrès, des antennes psychologiques, des prévisions, des bilans. Je veux une Europe qui pense plus vite que ses ordinateurs. Pour les importants, elle est cette couette idéale, immense, cossue, plurielle, cette couette-patchwork sous laquelle, à l’abri de tout, ils colloqueront finement. Mais cette couette-là, c’est un linceul. L’entregent hypocrite, la tolérance indifférente, la familiarité agressive, le réalisme intéressé, l’égoïsme souriant, le désespoir méprisant, voilà les vertus qui s’y cultivent et que d’autres n’auront pas tort de venir balayer. Si, un instant, ces belles valeurs, on les débusque, un bataillon de pleutres va déferler en geignant qu’on assassine la civilisation occidentale et la démocratie.

De grâce, un peu d’air pour la jeunesse! L’Europe ne protège pas sa jeunesse. Elle lui donne raison parce qu’elle a peur d’elle. Elle achète son silence, son ennui, sa tristesse. Voyez ces parents, au jardin public, qui s’empressent de prendre le parti de leur marmot contre celui des voisins. Amour de propriétaires, amour borné, amour de guerre : être dans le camp de ses enfants! Ainsi l’Europe est-elle dans le camp de sa jeunesse, pour vaquer tranquille à ses affaires. Qui va donc la secouer un peu, cette jeunesse à tout asservie? Qui va lui apprendre qu’un homme qui n’affronte pas sa solitude n’est pas vraiment un homme ; qu’une pensée qui ne se heurte pas au doute et au mystère n’est pas une pensée ; qu’une sagesse qui ne mène pas au risque n’est pas une sagesse ; qu’un avenir déjà connu est un passé raté ; qu’un plaisir qui ne bouleverse pas n’est pas un plaisir ; qu’affronter, très jeune, l’idée de la mort empêche de croupir toute sa vie dans les plans de carrière et les mamours des banquiers ; qu’il faut admirer sans retenue ce qui mérite de l’être et jeter le reste, sans colère inutile mais sans faiblesse, à la poubelle de l’oubli ; que, pour tout ce qui compte vraiment, l’excessif est la seule mesure.

Pour sauver la science, disent les savants, il faut maintenant la dégager de l’industrie et de la guerre. Voilà le mot : dégager. Tout dégager. L’Europe du dégagement. L’Europe qui se dégage de ce qui l’abrutit et la paralyse. L’Europe qui se retrouve et s’invente. L’Europe assez gonflée pour sortir sans armes de sa forteresse. L’Europe débarrassée de son écale de peur. L’Europe qui laisse ses gros malins s’étouffer sous leur couette. L’Europe de la dépense, l’Europe du don, l’Europe de l’instant de gravité, l’Europe du bonheur d’être ensemble. L’Europe fringuée au-dessus de ses moyens. Ou l’Europe nue. L’Europe qui est à prendre parce qu’elle se donne.

L’étau

Coupable d’avoir écrit L’Art d’aimer et, pour ce crime, exilé dans une région de réputation douteuse, Ovide y reçut une lettre d’un ami romain qui, après l’avoir couvert de bonnes pensées, le plaignait d’avoir à vivre parmi des barbares. « C’est moi le barbare, répondit le poète, puisqu’ils ne me comprennent pas! » Le peu de sympathie que je porte à George Bush ne me donne pas le droit de m’en tenir à quelques quolibets et à quelques slogans. Rien ne m’aurait poussé, par contre, à parler de lui, si je n’avais cru reconnaître, dans une expression particulière de son visage, un état d’âme, une manière d’être qui ne lui sont nullement particulières et que j’ai eu l’occasion d’apercevoir sur les visages de beaucoup de responsables, même s’ils étaient d’un bien moindre acabit. Qu’on observe donc le président américain, juste avant qu’il ne commence son discours, ou juste avant qu’il ne quitte son pupitre de Washington, le torse bombé, les bras comme des boomerangs, d’une allure de jouet mécanique. Dans le regard de cet homme, on voit comme un bref signal, empreint de satisfaction mais aussi de détresse. On le dirait, à cet instant, soulagé de se sentir encore là et terrifié de se savoir dans ce rôle. Comme s’il était à la fois l’écraseur et l’écrasé, l’oppresseur et l’opprimé. Un homme pris dans un étau qui est lui-même.

Une des mâchoires de l’étau est aisément identifiable. Un pouvoir effrayant, que le président exerce sans qu’il soit vraiment le sien, fondé sur une vertigineuse combinaison d’intérêts et démultiplié par des dispositifs techniques de toutes sortes qu’il est loin de maîtriser ; ce pouvoir est représenté par la mâchoire inférieure de l’étau. Ceux chez qui j’ai cru reconnaître le syndrome dont je parle étaient très loin d’avoir de telles responsabilités. Pourtant, à la tête de leur entreprise ou de leur administration, je les voyais, eux aussi, se débattre avec quelque chose qui, de toute évidence, était trop lourd pour eux. Tous travaillaient beaucoup, mais d’une étrange manière : comme des ouvriers à la chaîne. Tout se passait comme si un tapis roulant imaginaire déversait sur leur bureau un flot de problèmes à résoudre. Ils se retroussaient les manches et les abordaient vaillamment un à un, comme les gens chargés du conditionnement des produits emballent au fur et mesure ce qu’apporte le tapis mécanique. Ces dirigeants savaient, au fond d’eux-mêmes, que leur travail, s’il supposait bien davantage de connaissances et de compétences, n’était, dans son essence, nullement différent de celui qu’accomplissaient ceux qu’on appelait alors, par antiphrase, les ouvriers spécialisés, sans doute parce qu’ils n’avaient, précisément, aucune spécialisation particulière. De là venait sans doute l’importance que ces dirigeants accordaient aux signes extérieurs de leur pouvoir : le salaire, bien sûr, mais aussi la voiture, le chauffeur, les secrétaires, les déjeuners dans les grands restaurants, les voyages en avion confortables, les réceptions, etc.

Mais j’observais aussi chez eux une formidable volonté de donner de leur tâche une idée qui la valorise, qui l’exalte, qui la sublime, ou qui la fasse oublier. Un fabricant de pâtes alimentaires pouvait se plaire à citer, un quart d’heure par jour, et sans que cela ait le moindre rapport avec son activité, les philosophes ou les poètes ; puis il retournait à ses pâtes. J’admirais la curiosité de cet homme, mais je voyais bien que sa passion lui était une manière un peu dérisoire de se dissimuler à quel point son activité lui échappait : de cela, il n’était pas dupe. Le plus souvent, les digressions patronales tournaient autour de considérations sociales ou économiques. Le discours en était alors plus vraisemblable mais ne mordait pas plus, même d’une dent, sur la réalité du travail. J’ai repensé à ces bizarreries en constatant l’importance que prennent aujourd’hui les thèmes religieux dans les discours de l’administration Bush et dans les commentaires qu’on en fait. On a raison de s’intéresser à cette rhétorique pieuse, mais à condition de ne pas commettre une formidable erreur de perspective. Ce genre de discours est un signifiant sans signifié. Le propos religieux des dirigeants américains n’a pas plus de réalité, en tant que signe collectif, que les interrogations métaphysiques du fabricant de pâtes. Il s’agit d’une manière de parler. L’Histoire, la tradition du Parti républicain donnent de l’importance à ces mots de la tribu conservatrice. Le signifié n’en est pourtant pas différent de celui que cachent, ailleurs, des signifiants économiques, sociaux, culturels. Sans doute tel dirigeant peut-il avoir une foi religieuse sincère : cela n’arrive pas qu’aux États-Unis. Mais c’est construire une fable que d’accorder trop d’importance à ce langage religieux. La réalité, c’est qu’une personnalité écrasée a besoin de feindre de ne l’être pas. Qu’il lui faut inventer une instance qui fasse contrepoids à la formidable pression qu’exerce la mâchoire inférieure de l’étau. À cette pression anonyme et massive, elle tente de répondre par une « force d’en haut » qui soit, ou qui ait l’air d’être, hautement personnelle.

On devine ce qui se passe. Une personnalité en déroute ne peut trouver qu’en elle-même, ou dans le dialogue avec d’autres, le moyen de se reconstruire. Elle sentira vite que la mâchoire « salvatrice » du haut (peu importe qu’elle fasse dans le religieux, ou le social, ou le politique, ou dans autre chose) est aussi meurtrière que celle du bas. C’est même avec un joyeux entrain que les deux complices s’accordent à broyer, comme eût dit René Char, la base et le sommet de leur victime. Voilà ce que produit le monde moderne, et que cela apparaisse de manière caricaturale chez George Bush n’est pas le plus intéressant.

L’homme moderne n’a plus de base et n’a plus de sommet : et plus il acquiert d’importance et de responsabilité, moins il en a. Et, s’il se veut sérieux et appliqué, il en a moins encore. Il n’a plus de base : son rapport au monde est confisqué par une puissance technique qui le dépasse, et qui a d’ailleurs été conçue expressément pour cela. Il n’a plus de sommet : celui qu’il s’invente vainement n’est que l’image inversée de cette base tyrannique, une fiction arbitraire, une manière de dire, un signifiant sans signifié. Il ne reste à l’homme moderne que de monter et descendre dans le no man’s land vertical dont lui est accordé l’usufruit et, quand s’ouvre une fenêtre de tir, d’envoyer un vaillant petit signe de désolation au premier camarade qu’il rencontre. La modernité fabrique des embryons de monstres que ne guérira pas la pharmacopée progressiste classique. L’anthropologie de la modernité a des allures de démonologie. La seule solution, le seul courage, le seul avenir est dans la fuite. Ou dans le coup de génie, qui est toujours un coup de culot. Voir le début…

(28 mars 2003)