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Pétochards d’assaut ?

 

« C’est trop beau pour moi. » Grande vérité et grand mensonge.

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L’armée pratique-t-elle encore ainsi ? Il m’a toujours semblé profondément juste qu’un soldat qui, au front, s’est montré particulièrement courageux tout en désobéissant aux ordres, soit à la fois puni et honoré. Son héroïsme ne le dispense pas d’être discipliné. Son insubordination ne le fait pas moins héroïque. La société se protège en protégeant ses lois. For externe. Elle a raison. Mais elle sait que le champ de ses lois n’est qu’une partie du champ de l’humanité, qu’il y a dans chaque être une liberté qui lui permet de faire des œuvres bonnes dont elle n’a même pas l’idée. Elle salue cette liberté et ces œuvres. For interne. Elle a encore raison. Ne pas confondre. Distinguer pour unir. Dans une société de ce genre, république et démocratie ne sont pas des mots creux.

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Ce que la crainte de l’épidémie avait suggéré, la colère de la foule l’a défait : comme aux époques pré-macroniennes, la Coupe de France a été remise à l’équipe victorieuse dans la tribune du stade et non sur le terrain. L’événement n’est sans doute pas de première importance mais la vérité, comme ne le dit pas le proverbe, nous attend dans les détails. La complicité de la pandémie et de la révolte nous a laissé là un de ces signes du temps qu’on aimait autrefois interroger – ainsi s’appelait d’ailleurs une superbe revue – mais qu’il faut presque toujours aujourd’hui désenfouir du décourageant fatras qu’accumule, non sans efficience, proactivité et résilience, la vaillante armée des commentateurs. Ainsi, alors qu’autrefois le peuple montait vers le souverain, c’est maintenant le souverain, quand le virus l’y autorise, qui descend vers le peuple. Peu importe qui est ce souverain, ce qu’il croit, ce qu’il pense, ce qu’il dit, ce qu’il veut. Jadis, pour un instant, le peuple était invité là-haut. Désormais, plus de rencontre au sommet. Après les embrassades rituelles du bas, le souverain retrouve sa solitude, les mécaniques qui le conseillent et les conseillers qui le mécanisent. Là où il est, le peuple ne viendra plus jamais, même pas une seconde, même pas le temps d’un cri, d’un soupir, d’une injure. Jadis, dans sa tribune solennelle, le souverain paraissait lointain mais il ne trichait pas. Dans la nouvelle liturgie, accolades entre copains, il fait semblant. « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de Chardin. Et tout ce qui descend diverge.

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Bernanos n’injurie personne quand il parle des imbéciles. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous des imbéciles. Un imbécile n’est pas un stupide. Il existe des imbéciles extrêmement intelligents, et instruits, et cultivés. Un imbécile est un malheureux qui n’a pas de bâton, ou l’a perdu. Pas de bâton pour s’appuyer sur lui et, éventuellement, le briser sur le dos de l’agresseur. Pas de bâton dans la main, pas de bâton dans la tête. Pas de bâton à lui. Un imbécile n’a pas d’appuis, pas d’autres références que celles que lui souffle le vent. Non seulement il ne sait pas ce qu’il veut mais il ne sait pas qu’il veut, c’est pourquoi il veut tout : un imbécile ne tient à rien. L’imbécile ne fait pas le mal pour faire le mal mais parce que le mal est puissant. Il ne peut rien contre rien. Le monde où nous vivons est une extraordinaire fabrique d’imbéciles. Aucune relation n’est plus étroite que celle qu’ils nouent avec lui et resserrent jour après jour, le laissant désirer à leur place et souffrant des frustrations qu’il leur impose. Il importe au monde que les imbéciles aient peur du manque. Ainsi, sous couleur de le guérir, peut-il perpétuer en eux ce manque, l’infecter et, surtout, en masquer la nature véritable : telle est la fonction quasi sacramentelle de la publicité, de la communication et autres bavardages. Il faut des circonstances exceptionnelles, des sortes de miracles pas nécessairement agréables pour que se révèle, un instant, la nature du mal. Manquer de pain, manquer d’argent, manquer de reconnaissance, manquer de est une grande souffrance. Mais manquer n’est pas une souffrance, c’est le trait fondamental de l’expérience humaine, celui qui, tout à la fois, nous isole et nous réunit. Dans cette société qui halète, l’essentiel se joue dans le secret de nos consciences, à l’instant où nous comprenons que manquer n’est pas pour nous un accident. Nous sommes ce manque et, paradoxalement, il est pour nous le plus ferme des appuis, le plus solide des bâtons. Ce qui nous rend imbéciles, et donc malheureux, c’est de céder à la folle pression du monde, à sa séduction perverse, à son étouffante familiarité plus violente que la violence, à sa propension maladive à nous enclore et à nous obliger. Pourtant, faire allégeance au monde et le traiter en ennemi en se blindant dans quelque solitude sont deux manières de capituler devant sa suffisance. Le monde et nous, nous ne sommes pas à égalité. Le monde n’est pas la nature, le monde n’est pas la création, le monde n’est pas l’histoire. C’est la déchetterie des temps. Le pire d’entre nous, le plus stupide, méchant, vicieux, tordu, lui est un milliard de fois supérieur : le monde ne peut pas manquer, le monde ne peut pas aimer, le monde n’a rien à nous enseigner. Paix sur la terre aux hommes de bonne insuffisance !

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Familles. Pas le choix : starting-blocks ou gangs. Il arrive que les bonnes ne soient pas mauvaises. Les mauvaises ne sont généralement pas les pires.

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De la police, je pense ce que chacun pense au fond de soi : c’est un métier terrible devenu un métier terrifiant en restant un métier mal payé. Je pense – les statistiques des suicides le confirment – que la tension à laquelle sont soumis les policiers ne se retrouve, à ce degré, presque nulle part ailleurs. Je pense que ces fonctionnaires, dans leur immense majorité, font très bien leur travail. Je pense qu’il n’est jamais bon de perdre son sang-froid mais qu’il est plutôt plus compréhensible de l’égarer quelques instants quand on est affronté durant des heures à une foule qui vous insulte et vous bombarde de projectiles divers que lorsque, peinard à sa tribune, on soigne sa névrose en vociférant ses souvenirs scolaires. Je pense toutefois qu’il existe un gouffre entre perdre un instant son sang-froid et faire d’un métier de service public une occasion d’exercer son sadisme. Je pense que le travail des avocats consiste à tout défendre, même l’indéfendable, mais que les syndicats policiers, pas plus que les autres, ne sont des cabinets d’avocats. Je pense que, dans la police comme dans l’armée, comme dans l’entreprise, l’Université ou l’Académie française, il est important de savoir ce que l’on entend au juste par esprit de corps. Si c’est une adhésion aveugle aux pulsions irrationnelles et narcissiques que suscite l’appartenance à un groupe, c’est une très vilaine chose. Si, au contraire, esprit de corps désigne le climat de confiance et de solidarité que renouvellent entre eux des gens qui réfléchissent ensemble au sens de ce qu’ils font, il n’est pas de meilleure disposition. Je pense aussi que les policiers sont des gens plus exposés que les autres au regard des citoyens mais que les difficultés de la police ne sont en réalité pas différentes de celles qui affligent d’autres secteurs, publics ou privés. Je pense que les responsables de la police, de même que ceux des administrations ou ceux des entreprises, s’ils n’ont pas les moyens de changer la face d’une société chaque jour plus injuste, plus violente, plus stupidement intrusive, peuvent en limiter les nuisances et lui indiquer – modestement mais fortement – des perspectives moins inhumaines. Je pense que la formation est au cœur d’un tel projet. Je pense que la formation des policiers, comme celle de tous les travailleurs mais de manière encore plus urgente, consiste, pour l’essentiel, à installer dans le métier une logique d’expression dont les policiers eux-mêmes, et non la hiérarchie, et non quelque organisme commercial abruti par ses intérêts, définiront les thèmes. Sans doute voudront-ils parler des questions qui relèvent de leur métier. Mais sans doute aussi voudront-ils aller plus loin et s’entretenir du monde où ils vivent et de ce qu’il suscite en eux : plus que les autres encore, les policiers ont besoin de comprendre leur temps. Je pense qu’un tel projet qui, tout à la fois, raffermira la confiance et rendra évidente la condamnation unanime et radicale des méthodes indignes, aura en outre l’avantage de confirmer à la hiérarchie qu’il lui appartient non seulement de ne pas tricher avec l’expression des policiers, mais encore de la protéger contre toute tentative de manipulation, d’où qu’elle vienne. Je pense qu’il serait absurde et hypocrite de demander à des organismes ou à des personnes qui se réclament de l’idéologie managériale, c’est-à-dire de l’organisation de la compétition, du mensonge et de la soumission, de participer en quoi que ce soit à un tel projet : leur juste place est à Pôle Emploi, avec ferme prière de se recycler. Je terminerai par ce qu’on ne prendra pas pour une plaisanterie. J’ai été envoyé, quand j’avais onze ans, dans une colonie de vacances qui réunissait quatre cents enfants, tous des garçons, répartis en groupes d’âge. Les moins de dix ans étaient les Pages. Nous, les dix-douze ans, nous étions les Veilleurs. Les douze-quatorze ans étaient les Durs. On leur faisait chanter : « C’est nous les Durs, plus durs que le fer, que l’acier le plus pur. » Je me rappelle comme ces pauvres gamins bombaient le torse. Ce souvenir m’est revenu quand j’ai entendu parler de la Brav-M. Les policiers ne sont pas des enfants.

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Que les réalistes, s’ils y tiennent absolument, s’étouffent avec leur réalité. Ne pas être leur bol d’air.

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Côté européen, le commissaire Thierry Breton, la main sur le cœur, l’affirme : « Aucune pression de l’Europe sur les retraites. » Côté français, le ministre Bruno Le Maire, bravache, indiscipliné comme tout, hussard et anar en même temps, proclame comme un défi martial que la France va continuer ses « réformes structurantes ». Mais n’est-ce pas précisément cela que l’Europe souhaite, conseille, exige ? Mimer la liberté, quelle torture ! Petit garçon, quand on me demandait de ranger mes affaires et qu’après avoir fait semblant de ne pas entendre, il me fallait bien obéir, je me défendais comme le ministre et surenchérissais sur l’ordre. Trois fois je pliais mon pyjama, trois fois je refaisais ma pile d’illustrés, dix fois, fier et hautain, avant de fermer le placard, je caressais le dos de mes nounours. J’avais cinq ans.

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Certaines phrases stoppent immédiatement le rire qu’elles allaient déclencher. Celle-ci, par exemple, sur un site de management : « Associés à la réalité opérationnelle et pragmatique de notre public, nos experts sont le plus souvent challengés pour apporter à notre communauté de managers des outils pratico-pratiques, transposables et utilisables dès le jour même. » Le management des hommes avec des outils transposables et utilisables dès le jour même ! Sur certains murs, à l’est de l’Allemagne, on lit, me dit-on : « Orwell optimiste ».

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Demandez le nouveau monde ! Promotion sur le nouveau monde ! Demandez le nouveau monde, demandez ! Garanti trois mois, le nouveau monde ! Demandez !

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« Les Français n’impriment plus par rapport à Emmanuel Macron. » Telle est l’élégante, la décisive formule par laquelle, ce 27 avril, s’ouvre une intervention de politologie événementielle sur France Info. Alors ? Lamento sur l’inculture du temps, le martyre médiatique de la langue française ? Mais non. La suite va bien. Enfin, va normal. Rien de spécial. Aucune agression grammaticale. Le ronron attendu, espéré. Quelques pointes de piment doux sur un lit de considérations honorablement rasantes. Mais ce début a réveillé en moi des souvenirs de train, de train à l’arrêt, quand il était assemblage de voitures plutôt que chenille articulée. Le choc, le crissement de ferraille quand on rajoutait un wagon, les voyageurs jetés les uns sur les autres, les paquets qui tombent du porte-bagages, pardon Monsieur, excusez-moi Madame, peut-être des rencontres ont-elles ainsi commencé. Aujourd’hui les trains roulent fluide mais la parole est disloquée, rien ne s’accroche plus à rien sans violence, sans triche, sans mensonge. Les Français n’impriment plus par rapport au vieux monde moderne.

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Avant d’arriver, on part. Avant d’être un immigré, on est un émigré, et on le reste. Quand l’un de mes oncles, pourtant parfaitement intégré à la société française, écrivit ses mémoires, il leur donna pour titre : « Je n’étais qu’un jeune homme étranger. » Dans tous nos doctes débats sur l’immigration, dans ces torrents de haine terrifiée comme dans ces démonstrations de générosité rhétorique, je ne retrouve à peu près rien de ce que je sentais, à dix ans, quand cet oncle ou l’une de mes tantes venait dîner avec nous dans la cuisine du HBM de Montrouge. Tous parlaient de leur situation, bien sûr, de leur insertion plus ou moins difficile, mais ils revenaient aussi, et surtout, sur les circonstances qui avaient obligé mes grands-parents à quitter avec eux l’Italie. Évoquant leurs existences, ils faisaient de la politique, et de la grande. Tous n’étaient pas toujours parfaitement informés, il m’arrivait de flairer un peu d’approximation dans leurs explications mais je découvrais avec émerveillement qu’on peut, dans un être, dans sa voix, dans son expérience, dans sa maladresse, sentir se déployer le monde. Quatre-vingts ans après, je n’ai pas classé ce sentiment dans le dossier Nostalgie. Il cogne à ma porte, et durement. La famille s’étend peu à peu à l’humanité tout entière. Sa colère, son découragement disent qu’elle veut comprendre, qu’on la rend folle, qu’elle étouffe, qu’elle n’en peut plus de réciter des excréments de langage ici et de vivre l’enfer là. Cette raison qui devrait être le principe suprême de la laïcité, le fumier du diable l’a dégradée, l’a pervertie, l’a prostituée comme ne l’aura jamais fait et ne le fera jamais aucune religion. Pas une conscience qui n’ait à se poser aujourd’hui, avant la question truquée de l’immigration, la question véridique de l’émigration. Les émigrés ne sont pas des touristes. Savoir s’ils sont une chance ou une malchance pour les pays où ils arrivent est une question niaise et narcissique. Pourquoi ces gens sont obligés de quitter leur maison, leur pays, leur famille, pourquoi tant de drames et tant de menaces, voilà ce que chacun de nous a besoin de savoir sans qu’aucune responsabilité ne soit dissimulée, ni directe ni indirecte, ni celle des pays pauvres que l’on quitte, ni celle des pays riches où l’on arrive, ni celle des structures internationales, ni celle des multinationales, ni celle de cette propagande universelle qu’on appelle sans rigoler communication. Voilà ce que la jeunesse a besoin d’étudier dans le détail, voilà ce qui, mieux que les machines, mieux que les lamentables leçons de morale dont on l’abrutit à dessein, mieux qu’un prétendu sociétal qui relève de la loufoquerie, augmentera son humanité et éclairera ses choix. Voilà ce que les intellectuels dignes de ce nom doivent imposer aux médias qui les sollicitent jusqu’à ce que ces fabriques de pensée petite comprennent qu’elles n’auront pas d’autre choix, si elles les récusent, que d’inviter des insignifiants. Il m’est pénible, presque douloureux, de constater avec quelle révérence on s’incline aujourd’hui devant la liturgie nouvelle de l’interview et le moindre froncement de sourcils d’un journaliste. Cassez cette barraque, par pitié ! Et ne craignez pas de ne pas être réinvités, votre silence parlera pour vous. Un demi-siècle plus tard, ceux qui étaient devant leur téléviseur le 13 décembre 1971 voient toujours sous la présence d’Alain Duhamel l’absence de Maurice Clavel. « C’est le vaste qui commande » : jamais la formule de Jacques Berque n’aura sonné aussi fort, aussi juste. Le vaste hors de nous et le vaste en nous. Le vaste où nous nous perdons, le vaste où nous nous trouvons, le lieu d’immense silence où nous attendent les autres.

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Vie pro et vie perso : ainsi braient les ânes. Si, passant à pied, en voiture, en trottinette ou patinette, en bicycle, tricycle ou quadricycle, à dos de cheval ou de chameau, en fusée interstellaire ou en locomotive à vapeur, de votre domicile à votre lieu de travail, ou l’inverse, vous avez l’étrange impression de changer de personnalité, réjouissez-vous comme se réjouissent les bambins, sur le manège, quand ils attrapent la queue de Mickey. Un signal a retenti, d’alarme et d’amitié. Vous seul pouvez le déchiffrer. Vous voici démédiatisé. Pas de panique, la vraie bagarre commence.

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Après le drapeau rouge, quelque chose me dit que Lamartine se paierait le drapeau de l’Union européenne. Il n’a jamais fait que le tour des banques, traîné dans la poussière de la communication…

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Enfant, j’aimais bien mon père, j’aimais bien ma mère mais je n’aimais guère le trio étouffant que nous formions. Je ne me l’avouais qu’à moitié, me le reprochais secrètement et en souffrais un peu. Soudain un livre déjà ancien a fait écho à cette angoisse et m’a ouvert des horizons nouveaux et surprenants : Les Nourritures terrestres, d’André Gide. Je l’ai reçu à Noël, avec quelques autres ouvrages de la NRF et, parmi eux, L’Otage, de Paul Claudel : on voulait que je lise de bons auteurs dont, bien sûr, on ignorait tout. Quelques années après, j’ai découvert dans un autre livre de Gide, Si le grain ne meurt, des épisodes de sa vie sur lesquels il aurait aujourd’hui à s’expliquer. Sur le fond, ni magistrat rétroactif ni juré potentiel, je ne souhaite encombrer personne de mes commentaires. Je ne sais qu’une chose, mais celle-là je la sais bien. Si les poursuites intentées à l’auteur des Nourritures avaient porté tort à ses ouvrages en contrariant leur diffusion, ma vie en aurait été singulièrement alourdie et ce court-circuit n’aurait rien été d’autre qu’une profonde, une inutile, une stupide, une minable injustice. Tout cela est bien loin, j’ai eu tout loisir d’y repenser. Une société qui s’imagine qu’il y a des bons intrinsèques et des mauvais absolus, que leurs rôles sont fermes et définitifs et qui fonde sa conception de la justice sur cette énorme sottise, est une société qui a peur d’elle-même et qui a peur de la vie. Je ne pense pas être le seul à ne pas me croire entièrement mauvais mais à ne pas m’imaginer non plus entièrement bon. Et pas le seul non plus, par conséquent, à m’inscrire au rallye existentiel classique : contradiction, donc déséquilibre, donc choix, donc liberté, donc angoisse, donc peur. Juste là tout va bien mais, comme on disait autrefois, c’est là que les Athéniens s’atteignirent. Deux solutions : ou bien on se prend la peur en pleine face et on continue parce qu’on devine, sous elle, une nappe de tranquillité, ou bien on se protège d’elle en se bricolant des abris qui ne valent rien. C’est ainsi que notre savamment naïve société se bâtit deux parapets de carton qui, chacun à sa manière, ont pour fonction de la rassurer. D’un côté, ce qu’elle appelle les valeurs. Elle les célèbre, elle les glousse, elle les susurre, elle les roucoule. Elles sont très belles, les valeurs, mais elles sont très loin et, entre nous, il n’est pas absolument certain qu’elles existent. Le mieux est de les saluer, et basta. De l’autre côté, le mal. Lui, par contre, il existe, et comment, mais il est tellement dégoûtant que seuls quelques monstres l’auront vraiment fréquenté. Organisons donc la vraie société en deçà du bien et du mal et pataugeons gaiement dans une insignifiance bavarde et une rationalité meurtrière de sales gosses qui est la pire ennemie de la raison. Le respect, gendarme en chef des valeurs, les surveille étroitement et les écarte gentiment quand elles s’approchent un peu trop près. Le mal, lui, ce machin qui ne touche que les autres, on l’assigne à résidence, une fois pour toutes, dans certains comportements de certains êtres que l’on peut et que l’on doit injurier tout son saoul. La moitié du temps pour célébrer, l’autre moitié pour dénoncer, rien de tel pour rendre une société frappadingue. Passer de la trouille à l‘agressivité, et retour, quel programme grandiose ! Et quelle fine volupté ! Modèle proposé à l’individu moderne : le pétochard d’assaut. Mais ici, il me faut parler d’un fantasme récurrent. Je ne sais trop pourquoi ni comment mais, soudain, je rêve qu’il m’arrive de l’argent, plein d’argent, énormément d’argent. Qu’en faire ? M’installer dans quelque Ehpad de luxe dont la direction, plus généreuse que la concurrence, n’hésitera pas à m’allouer trois biscottes pour mon petit déjeuner quand d’autres n’en accordent que deux ? Au fond d’une bagnole rutilante de distinction, passer d’un restaurant vingt-sept étoiles à une réception ultra-mondaine ? Me planquer sous une serviette pour dépiauter de malheureux ortolans qui ne m’ont rien fait du tout ? Vulgaire, tout cela ! Indigne de ma majesté ! Rien de cela, non, rien d’approchant, rien de comparable. Ma vie ne va pas changer d’un iota et je n’achèterai pas de nouvelles godasses. Tous mes sous, du premier au dernier, vont aller aux détectives privés, les meilleurs, les cracks, les as, les pointures, que je vais recruter dans le monde entier pour les lancer sur les traces des cafards, des cafeteurs, des donneurs, des délateurs qui collaborent activement à la puanteur des temps en fouillant la vie et/ou la mémoire des artistes, des écrivains et de bien d’autres, en traquant leurs faiblesses et leurs contradictions. Quiconque se lancera dans une entreprise de ce genre aura la certitude de retrouver, dans les deux ou trois gazettes que je me suis offertes avec mon argent de poche, son existence épluchée comme une patate et épilée jusqu’au dernier poil. Normal, non ? Ils se prennent pour des intouchables, des parfaits, des immaculés ? Des icônes ? Des mannequins de l’esprit ? Des purificateurs ? Des impeccables ? On ne pourrait pas faire à ces gens plus nets que nets ce qu’ils font à d’autres ? Ils s’imaginent quoi, ces prétentieux ? Ils sont le camp des bons ? Halte. Il y a des mots qui vous plongent dans le fantasme et d’autres qui vous en sortent. Le camp des bons, objet constant de ma fureur, ils sont le camp des bons ? Curieux ce qui se produit là. Le camp des bons. Sous mes yeux, ces mots se dissolvent, s’émiettent, fondent. Terrible évidence. Le camp des bons. Je suis en train, moi aussi, de m’y installer. C’est un autre et c’est le même. Toute ma croisade aboutit à fabriquer ce que j’abhorre. Réveil. Haussement d’épaules. Pensées plus douces, plus vraies, plus fortes. Voici Sainte-Barbe, la classe de Lettres sup que j’ai aimée. Aujourd’hui, c’est composition. Je donne le sujet : « Que veut dire le vieux bonhomme qui prétend que certains épris de justice sont plus inquiétants que les repris de justice ? » Ils ont quatre heures, moi j’ai peu de temps.

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Les vieux se répètent n’est-ce pas ? Ils sont gâteux ! Alors, encore un coup, la blague géniale d’un esprit taquin : « La vie intérieure, c’est une vie qui est à l’intérieur. »

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Deux semaines après qu’il eut perdu le référendum du 27 avril 1969, le général de Gaulle se rendit, en Irlande, avec son épouse, pour un séjour d’un mois. Un article de Pierre-Yves Denizot m’apprend que, reçu à l’Ambassade de France, il inscrivit trois maximes sur l’exemplaire du troisième tome de ses Mémoires de guerre que lui présenta l’ambassadeur, Emmanuel d’Harcourt. La première maxime est extraite de la Chanson de Roland :  « Moult a appris qui bien conut ahan » (Celui qui a bien connu la peine a beaucoup appris). La deuxième est de Nietzsche : « Rien ne vaut rien / Il ne se passe rien / Et cependant tout arrive / Mais cela est indifférent. » La troisième, de saint Augustin : « Vous qui m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi ! » Expérience. Élévation. Humilité.

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Venir au monde en situation de bourgeoisie est un hasard, peut-être une malchance, parfois un handicap. À coup sûr, pas une faute. Par contre, aspirer à la bourgeoisie, imaginer que ses tics vous embelliront, que son égoïsme vous grandira et que sa pusillanimité vous fortifiera est la preuve certaine d’une immense vulgarité. J’ai vu de très près ce genre de dégâts. Tel est pourtant aujourd’hui l’objectif grotesquement envieux que propose, à droite comme à gauche, tout ce qui se donne – ou se vend – pour un progressisme. J’imagine, dans sa demeure trop vaste, quelque grand bourgeois assez sensible pour n’avoir pas joué le jeu de sa classe. Il contemple cette ruée vers le vide. Elle le glace jusqu’aux os et guillotine son espérance.

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« Il faut regarder le néant en face », écrit Aragon. Le voir, le sentir, le flairer. Non pas le toucher : c’est impossible. Et comprendre qu’on n’est pas lui, même si ça fait peur.

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On dit que la vraie question de l’époque, c’est la contradiction radicale qui ne cesse de se durcir entre l’esprit des dirigeants et l’esprit du peuple, entre la vision du monde que les responsables veulent imposer et celle qui anime encore les citoyens. Est-ce si sûr ? Il est très étonnant qu’un président de la République nous entretienne de ses états d’âme comme vient de le faire, à l’occasion de la loi sur les retraites, l’actuel locataire de l’Élysée en nous assurant de ses excellentes intentions et en nous expliquant, par exemple, que c’est vraiment sans joie qu’il brave l’impopularité. On n’imagine pas un tel plaidoyer chez Charles de Gaulle. Quand il parle de lui-même, c’est pour annoncer aux journalistes qu’il a réunis qu’il ne manquera pas de mourir, ce qui est une manière toute militaire de fermer le ban. J’entends bien qu’un dirigeant impopulaire ne peut pas en être heureux mais ce sentiment est-il en lui le plus fort ? Si, dans une situation difficile, cette impopularité est une étape nécessaire, ne songe-t-il pas surtout à la lumière qui attend le pays, et qui l’attend lui-même, au bout du tunnel qu’il lui fait traverser ? La plus grande nouveauté de l’époque n’est peut-être pas l’apparente contradiction entre la sensibilité des dirigeants et celle du peuple, mais son contraire : une terrible et inavouable égalité. Le pouvoir ne veut pas et ne peut pas le reconnaître car toutes les apparences sauteraient ensemble : sa liberté de manœuvre décroît de jour en jour. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tout le monde sent que quelque chose de fondamental est en cause, quelque chose que nous ne savons même pas nommer. C’est pourquoi il n’est pas un parti qui ne se vanterait, pour arriver au pouvoir, d’être enceint d’un monde nouveau qui, à peine né, irait rejoindre dans la corbeille une ribambelle d’anciens mondes nouveaux en retraite. En vérité, on ne peut pas reprocher aux dirigeants politiques d’être impuissants devant une situation qui les dépasse et que leur formation, qui les colle au néant, leur interdit non seulement d’affronter mais même de comprendre. Tout juste pourrait-on leur reprocher de faire semblant d’être puissants : en ont-ils vraiment conscience ? Quoi qu’ils pensent, quoi qu’on leur dise, ils ne se débarrasseront pas du fardeau écrasant qui pèse aujourd’hui sur leurs fonctions et qui, demain, sera plus écrasant encore. Rien n’arrêtera le progrès de la zone noire de l’obligation qu’installent la technique et l’argent. Ils le sentent, ils le sentent en dépit de tout ce qu’ils s’opposent à eux-mêmes, culture, formation, références, vertige de puissance. C’est contre eux-mêmes, tragiquement, qu’ils demandent au peuple de penser comme eux. Voit-on qu’au train où vont les choses, et si l’on ne confond pas la liberté de penser et d’agir avec le service de la machine, moins on aura de pouvoir, plus on sera libre ? Voit-on qu’un temps viendra où il restera quelques bribes d’indépendance au citoyen le moins éclairé alors que les plus hauts dirigeants ne seront plus que les relais de la nécessité technique ? Imagine-t-on à quelle vitesse leur prestige déclinera ? Ne comprend-on pas que, l’élection devenue superfétatoire, il suffira, avant d’offrir au vainqueur un robot de poche et un pot de tranquillisants, de tirer au sort un candidat dont on exigera cinq qualités : un physique qui passe bien sur les écrans, un quotient intellectuel un peu au-dessus de la moyenne mais pas trop, un solide diplôme de communication, un mépris de fer pour toute réflexion fondamentale, la capacité de s’arracher parfois des larmes ? Que, pendant ce temps-là, les petits et les sans grade feront semblant d’apprécier comme jamais l’exercice de la liberté dans les quelques secteurs que le progrès sera contraint de lui concéder, mais se lasseront assez vite de cet enfermement ? Alors quoi ? Briser les images, toutes les images ? Et même l’image qu’on se fait de l’image ? Pour en fabriquer d’autres ? Les illusions, soit, mais quand elles illusionnent ! Reste cette espèce de tranquillité qui accepte toutes les remises en question et dédaigne les consolations foireuses. On ne la trouve pas sur le marché. Reste aussi ce sauvage dont M. Darmanin fait semblant de ne pas comprendre qu’il est juste le contraire du barbare. Des sauvages tranquilles. Parmi des barbares intranquilles, soyons des sauvages tranquilles.

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Ne jamais se laisser siffler par le monde.

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Quand, dans Rembobina, passionnante émission qui ressuscite les grandes heures de la télévision française, Patrick Cohen nous fait revoir et réentendre quelques-unes des interviews de Pierre Desgraupes, oui, je l’avoue, je suis nostalgique. Edith Piaf ou Henry Miller, Romain Gary, Georges Pérec ou Aznavour, tout se passe comme si l’interviewer, par je ne sais quel passe-droit, avait presque naturellement accès au cœur et à l’âme de ceux qu’il interroge. C’est magnifique, simple, puissant, large. On pourrait dire : c’est bien, c’est beau, c’est vrai. Ma nostalgie aurait sans doute viré à la tristesse si Patrick Cohen n’avait eu l’heureuse idée de terminer cette évocation par un réjouissant entretien de Desgraupes avec Jean-Pierre Marielle. Programmé, je crois bien, un 1er avril, ce document constitue à la fois la plus hilarante satire du journalisme par un journaliste et la plus époustouflante démonstration de l’art du comédien. Aux questions trop visiblement pertinentes et trop solennellement suffisantes de l’interviewer, Marielle ne répond jamais que par un mot, oui ou non, mais avec tant de variations du ton et de l’expression qu’on en reste suffoqué et que le rire, lui aussi, se charge peu à peu d’émotion. Va comprendre, comme on disait autrefois. Preuve que cette farce géniale m’a semblé infiniment sérieuse, je me suis mis à imaginer que nous adoptions la même règle dans toutes les graves questions, publiques ou privées, qui nous occupent, que nous nous entraînions à faire passer dans nos oui et dans nos non quelque chose du cortège de doutes qui les accompagne. Bien sûr, quelque part comme on dit depuis 68, il faut bien qu’il y ait des oui ou des non, mais il n’en est aucun, même et surtout dans les affaires d’importance, qui puisse jamais se suffire. De si près que nous voulions serrer les mots pour nous réduire à eux, ils s’échappent et nous échappent : leur insuffisance guérit notre suffisance. Ces oui et ces non de Jean-Pierre Marielle, qui refusent ou acceptent, protestent ou adoptent, nuancent ou simplifient, nous reconduisent à nous-mêmes. On devrait montrer cette admirable séquence aux lycéens et aux collégiens. Ils respireront mieux quand ils comprendront que les mots ne se contentent pas de déclarer, de définir, de capter, de séduire, d’imposer, de classer, de vendre, de réduire, de cochonner. L’art de ce grand comédien leur montrera admirablement quels torrents de vie ils déchaînent et que, loin de vouloir nous clore sur nous-mêmes, ils sont là pour nous surprendre et nous élargir. L’accord n’est pas le désaccord, l’admiration n’est pas le dégoût, l’amour n’est pas la haine, mais les mots qui les expriment nous reconduisent tous au commun mystère. Aucun d’eux, aucun, n’est là pour nous enfermer.

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Formation professionnelle. Ne pas confondre emploi et éducation. Il faut l’un et il faut l’autre. Il n’est pas vrai que plonger les jeunes dans un bain d’entreprise les formera, c’est là un propos d’ignorant ou d’indifférent. Au mieux l’entreprise les conformera, au pire elle les stérilisera. Leur formation viendrait d’ailleurs, d’une rencontre avec une gratuité, une créativité, une grâce qui exigerait d’une société de cancanage mercantile un changement de niveau d’être dont sa vulgarité l’empêche de rêver. On a mille fois raison de dénoncer la formidable inégalité des jeunes devant ce qui relève de l’éducation de l’esprit et de son information. Mais il y a encore plus grave : ce n’est pas seulement l’accès à la culture qui fait problème, c’est aussi et surtout la dénaturation de l’idée même de culture, sa banalisation, sa dégradation, sa matérialisation. Décoration mondaine et brevet de distinction pour la plupart des élites, elle est en train de devenir, dans l’enseignement, un produit en rupture définitive. Ici ou là, bien sûr, un Fort Chabrol vaillant et courageux. J’en connais chez les professeurs. À la télévision, la Grande Librairie d’Augustin Trapenard semble tenir bon. Etc. Mais je n’oserais pas parler de culture devant les adolescents de l’enseignement professionnel, le mot les enverrait dans de trop désolantes contrées. Je cherche quels musées il faudrait leur faire découvrir. J’en ai connu pas mal, en France, en Europe ou plus loin. Les uns après les autres, je les élimine. Y conduisant d’emblée ces enfants, je gâcherais tout en leur faisant sauter une étape capitale. Les œuvres ne sont pas trop belles pour eux, mais ce qui les entoure est trop plat. Cette mondanité, cette érudition, ces enthousiasmes documentés, ils ne pourraient pas, dans tout cela, faire la part de la frime. Constamment jetés à bas d’eux-mêmes par le monde, il leur faut d’abord se retrouver, se renforcer, aller en eux jusqu’à ce point de liberté et de paix contre quoi rien ne peut rien, se persuader de sa réalité, en éprouver le rayonnement tranquille. Dans ce monde compliqué et artificiel, il faut, pour éviter d’horribles contresens, qu’ils arrivent à la beauté simples et naturels. J’ai finalement retenu deux lieux : le Palais idéal du facteur Cheval, à Hauterives, et, à la Fabuloserie de Dicy, dans l’Yonne, l’extraordinaire collection « art hors-les-normes » rassemblée par l’architecte Alain Bourbonnais et sa famille. Pourquoi ces deux-là ? Parce qu’ils présentent des œuvres de gens totalement hors du coup des savants, hors du coup des cultivés, et qui ne se soucient d’aucune des préoccupations, d’aucun des calculs, d’aucune des comparaisons, d’aucune des appartenances, d’aucune des exclusions qui sont le pain quotidien bourratif de notre très intelligemment névrotique société. Parce qu’il y a là des gens comme eux qui sont allés, gravement ou joyeusement, gravement et joyeusement, à cette exploration et à cette célébration de la vie à laquelle, d’une manière ou d’une autre, ils sont tous, eux aussi, invités. Il faut qu’ils arrivent forts dans les grands musées, que seule la beauté les y occupe. Vivre en ces temps de disette culturelle et spirituelle ne doit pas leur faire perdre cœur. Ils doivent savoir qu’il leur reste le soleil et que personne ne pourra le leur enlever.

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Cet ami qui me parle au téléphone, je le connais depuis cinquante ans. Il est très intelligent, très cultivé, infiniment sensible. La violence de cette guerre d’Ukraine lui est plus intolérable qu’à quiconque. Il l’évoque avec une éloquence magnifique que je n’ai trouvée nulle part ailleurs. Je l’écoute. Il tonne, il démonte, il ferraille. Un ton qu’on n’entend plus, très soutenu, puissamment lyrique. Les quelques nuances que je tente d’introduire, il les pulvérise et les balaie. Il a raison, il veut avoir raison, il faut qu’il ait raison, entièrement et absolument raison. Jamais, dans notre longue amitié, il ne m’est apparu aussi réfractaire au moindre doute. Son réquisitoire est long, je ne cesse pas de l’écouter mais un signal d’alerte siffle dans mon esprit et je sens mon attention se modifier légèrement. On n’oublie jamais un métier qu’on a beaucoup aimé, c’est lui, cet homme, que j’entends maintenant, plus que son discours, plus que ses arguments. Lui qui est capable d’une telle charge, comment a-t-il pu hésiter à mobiliser son talent contre l’abruti de manager qui lui a pourri la vie et dont il ne cessait de me parler ? Quand je lui disais de se défendre et, s’il n’était pas entendu, d’essayer d’écrire quelque chose, un texte, une lettre ouverte, n’importe quoi, il m’expliquait qu’il ne le pouvait pas. L’Ukraine n’a rien à voir avec ce manager mais nous avons toujours à voir avec nous-mêmes. Le meilleur du vieux monde, rencontres, lectures, proximité avec les choses de l’art, cet homme l’a connu et aimé. Dans sa véhémence, je ne sens pas seulement une compassion que je partage. Ce qui lui donne ces accents passionnés, c’est l’espoir désespéré de retrouver dans l’Occident l’inspiration qui l’a formé : il ne veut pas savoir que c’est une illusion, il se noie de paroles pour l’oublier.  Il ne serait pourtant pas le seul dans ce monde à haïr la guerre tout en fermant ses oreilles à une propagande dont d’autres situations lui ont fait comprendre, à ses frais, le poids et l’hypocrisie.

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« La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. » ( Louise Michel)

Naturellement, si je laisse paraître que l’accession des femmes aux plus hautes responsabilités, sans nullement me déplaire, ne me jette pas dans une jubilation frénétique, il va me falloir ouvrir un immense parapluie. « Permettez-moi de vous expliquer… » Non, on ne me permet rien du tout. La vérité est une et indivisible, comme la République. « Puis-je au moins vous poser une question ? » Là, peut-être, légère hésitation. Je m’y faufile. « Si deux roues de votre voiture sont enfoncées dans la boue, vous empressez-vous d’y précipiter les deux autres ? Les hommes sont les deux premières roues, voyez-vous… » Au mieux, méfiance. Au pire, injures. Si j’ai de la chance, ce sera entre les deux : sarcasmes. Et pourtant… « Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail », les ai-je recopiés, sur ce site, ces deux vers ! Ils ne sont pas du plus réactionnaire des poètes, n’est-ce pas ? Comme ils consonnent avec le C’est le vaste qui commande de Berque ! Rien de vrai, rien de sérieux ne peut aujourd’hui se faire dans notre monde qui ne touche, d’une manière ou d’une autre, si peu que ce soit, à la totalité de notre situation. Je ne peux pas me réjouir de voir quelqu’un parvenir à un pouvoir sans me demander ce que signifie ce pouvoir, ce qui pèse sur lui, ce qu’il implique, s’il libère ou s’il enchaîne, s’il ouvre ou s’il ferme, sans me demander quel lien il va tisser entre l’être humain qui l’exerce et le monde. Il importe peu que ce pouvoir soit immense ou minuscule, il importe infiniment qu’il ne soit pas un simulacre, qu’il ne soit pas déjà une soumission.  Comment pourrais-je trépigner de joie à l’idée que de plus en plus de femmes connaissent désormais le sort de ces hommes qui miment la liberté en affirmant leur dérisoire importance et que garrotte, quoi qu’ils aient dans le cœur et dans l’esprit, l’impitoyable mécanique qu’ils ne cessent de câliner ? Quoi ? Je devrais souhaiter aux femmes ce qui m’écœure chez tant d’hommes ? Ce qui les déglingue les construirait ? Ce qui les avilit les grandirait ? De quoi il s’agit, un enfant un peu attentif ou un adulte qui n’a pas oublié ses quinze ans le sent, le sait, le désire. Il s’agit de se déconnecter de ce qui salope le monde. D’être au monde en refusant l’esprit du monde. D’apprendre à placer autrement son cœur et son esprit comme le violoniste débutant apprend à placer ses mains sur l’instrument. Et ainsi, comme le musicien s’approche un peu plus de la musique, s’approcher un peu plus des autres, des accords et désaccords de leur vie commune. Double libération, en profondeur et en largeur. Aventure de la solitude, aventure de la rencontre : même mouvement. Aventure de l’esprit, du cœur, des sens. Architecture de l’existence. Tout cela, les poètes le savent et Louise Michel ne l’ignorait pas. L’esprit bourgeois, lui, s’en fout. Petit il est, petit il restera. Nul il est, nul il restera. Esprit de comparaison, il restera. Esprit de rancœur, il restera. Esprit de confort, il restera. Partout et toujours, il est à la racine de ce qui nous tue. Ici, esprit de pouvoir et de possession. Là, esprit de vengeance et de soupçon.

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À la Halle Saint-Pierre, exposition d’œuvres de la Fabuloserie. Courte notice sur une étonnante dessinatrice, Marilena Pelosi. Elle aurait aimé faire les Beaux-Arts. « Heureusement, je n’y suis pas allée, peut-être qu’on m’aurait appris à dessiner correctement. » Respirez, me dit le kiné.

27 mai 2023

 

Peut-on se débarrasser de Rien ?

LE  MARCHÉ  LXXXIII

Au beau milieu du confinement, j’ai repensé à ma communion solennelle. Mes oncles, mes tantes, mon parrain, ma marraine sont tous venus me faire honneur. Frais et neufs, reluisants, étincelants, les hommes menton levé bien haut, les femmes tête modestement penchée, ils ont arboré, à l’église, l’air grave et inspiré qu’y prennent ceux qui n’y viennent pas souvent mais tiennent à afficher le respect averti qu’ils portent aux choses du sacré. Parfaits, ils sont parfaits. La cérémonie finie, je les ai retrouvés sur le parvis. Mes jeunes tantes me trouvent superbe et m’étouffent de leurs baisers. « Sacré Jeannot ! » crie mon parrain. Toute la journée, ils vont me faire fête mais l’idée se précise peu à peu : quelque part, il y a maldonne. Je n’ai ni les apparences ni la réalité d’un petit saint mais – suis-je naïf ? – cette communion solennelle a changé des choses en moi et aucun d’eux ne semble s’en apercevoir. Mon parrain explique qu’il a eu bien peur : sa voiture ne voulait pas démarrer. Mon oncle italien, qui a des goûts classiques, ricane : « Ce n’est pas une église, ça, c’est un garage ! » « T’as mis des bas, toi ? demande ma tante à ma mère. Moi non, il fait trop chaud. » Tout ça me plaît, je suis heureux de les retrouver comme ils sont, comme je les connais. Mais, en même temps, un peu triste. D’eux, aujourd’hui, j’attendais plus. Un mot, un regard, un geste. Je ne saurais dire si ça s’appelle la religion, la foi ou autrement mais quelque chose en moi est en train de changer, je voudrais que l’un d’eux me le confirme. Mes tantes sont jolies, affectueuses, je leur dois mes premiers soupçons d’émoi. Mon parrain est truculent, il a le verbe haut. J’aime l’entendre raconter sa captivité en Allemagne. Si on l’en croit, il a passé cinq ans à rouler ses gardiens dans la farine, sans toutefois réussir à leur faucher la clef. Mon oncle est un ingénieur très savant. Grand fabricant de calembours, il m’apprend à jouer aux échecs. Comment me plaindrais-je en un jour si glorieux ? Avec ce beau costume Eton, ce brassard immaculé, ces chaussures vernies, comment leur expliquerais-je que le moment, inexplicablement, est dur à vivre ? Pour un peu, ce sont eux qui auraient onze ans, cette idée me fait peur. Seule solution : jouer à l’enfant.

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Rien de neuf. Le monde n’est pas mauvais, pourquoi le serait-il ? Mais, le plus souvent, les signes qu’il envoie sont faux. « Mange ton gâteau, maintenant ! » me dit ma grand-mère quand j’ai fini de réciter, à la demande générale, Le Saut du tremplin, de Théodore de Banville. « Il est bon, tu vas voir, il est très bon, ce dessert. » Objectivement, comme on va m’apprendre à dire, il est excellent. Mais, voilà, je m’en fous. Je n’aime pas qu’ils fassent semblant de se foutre, eux, du clown qui plonge dans les étoiles. Ni leur dessert ni leurs compliments ne m’importent. J’attends qu’ils disent que le poème les touche. J’attends qu’on soit tous à la même hauteur. J’attends qu’on décolle ensemble. Si je dis que le dessert est bon, je dis une chose vraie mais je mens. Ce n’est pas un mentir-vrai. C’est une vérité mensongère. Aujourd’hui ils parlent tous du virus en passant l’essentiel au bleu : eux-mêmes entre la vie et la mort. Et je me pose la même question qu’autrefois : pourquoi ? Ou, plutôt, c’est la question qui se plante devant moi avec un air effronté comme la petite Jacqueline du demi-étage au-dessous quand elle se plaquait contre le mur de l’escalier et tirait sur son corsage pour que je voie ses seins. En soixante-quinze ans, j’ai perdu l’habitude de baisser les yeux, et pas seulement devant les seins de Jacqueline. Ma famille du monde, je la regarde en face maintenant, j’ai appris à la connaître. Et je sais une chose qui tout à la fois me rassure et me terrifie. Ils sont comme moi, je suis comme eux. Il n’en est aucun qui ne se cogne comme moi à son existence. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi n’envoient-ils aucun signe ? Pourquoi font-ils semblant à ce point ? Leur destin, est-ce cette « sédation profonde et continue jusqu’au décès » qui les fera tricher avec la mort quand il ne sera plus temps de tricher avec la vie ? C’est cela, vraiment, vivre ensemble et mourir dans la dignité ?

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Je suis né avec une cuillère de bazar dans la bouche mais je n’en éprouve pas moins un grand sentiment de reconnaissance à l’égard de la reine Elizabeth II. La Reine a parlé au peuple, à son peuple. Pas un mot ne sentait le faux. Ni dramatisation tapageuse ni souci d’originalité. Une connivence des profondeurs. La Reine ne communique pas, elle parle. Elle ne s’agrippe pas à la dernière info sur la dernière actu comme l’alpiniste en difficulté à la roche qui s’effrite sous ses doigts. Elle ne cherche pas le plein dans le vide. Le rappel d’un grand souvenir commun et, pour l’espérance, le vert rayonnant de son vêtement. On dit que la Reine se fait du souci parce que l’un de ses arrière-petits-enfants, qui sera élevé dans le Nouveau monde (il y en a beaucoup…), n’aura pas l’accent britannique. Elle a raison. On n’aime pas voir ceux qu’on aime privés de ce qu’on estime bon : à eux de décider s’ils le gardent ou l’abandonnent. Française, la Reine ne trahirait pas le beau mot de foyer et ignorerait cluster.

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J’ai ressenti beaucoup de sympathie pour une initiative du New York Times. Ce journal fait bien et fait du bien quand il publie la longue liste des morts de son pays avec, pour chacun d’eux, outre son prénom et son nom, cette belle idée d’une courte phrase qui rappelle et salue quelque chose de son existence, une trace, un goût, une habitude, une manière d’être ou de faire. Sans doute la rédaction a-t-elle pensé à l’admirable Spoon River d’Edgar Lee Masters où le poète prête successivement sa voix aux deux-cent-quarante-deux morts enterrés dans le cimetière d’un village imaginaire auquel il a donné le nom d’un fleuve de l’Illinois. Forte référence, belle fidélité.

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Je ne sais si les qualités du comptable officiel des victimes françaises lui auraient permis de faire une éclatante carrière dans les Pompes funèbres mais comment n’a-t-il pas senti ce qu’il y avait de terrifiant dans la perfection formelle de ses additions et de ses soustractions ?  Comment peut-on parler ainsi à un peuple de ses morts ? Pourquoi rien n’a-t-il été fait, aucun deuil national décrété, aucune cérémonie envisagée ? Craint-on qu’une telle évocation n’accable le peuple français ? La France n’a pas honoré ses morts et la France a eu tort. Quand les hommages de la République iront, dans la cour des Invalides, à ce que Brassens appelle des cendres de conséquence, c’est à cette pleutrerie que je songerai d’abord. Voulait-on éviter de nous faire de la peine ? Ne nous jugeait-on pas assez mûrs pour affronter la réalité ? Ceux qui roulent des pensées de cette sorte, voient-ils bien que c’est à leur mesure, à leur triste mesure, qu’ils nous jugent ? Peut-être craignaient-ils que la vérité de la mort n‘eût un effet négatif sur l’efficacité économique ? Mauvais point. Très mauvais point, surtout si je songe aux espérances qu’avait ouvertes en moi l’allocution de la Halle Freyssinet.

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On a sans doute jugé optimiste d’exciter dans le peuple la joie vibrante de retrouver la sérénité conviviale du métro, la chaude humanité des managers, le charme des embouteillages, la grâce délicate des pique-niques sur le bitume. L’idée que le confinement n’ait pas du tout déplu à beaucoup de nos compatriotes embarrasse les médias. Qui, du coup, pleurent de toute la sincérité de leur bon cœur sur les ravages de la crise économique et les difficultés des mal-logés durant cette période. De la même manière, l’angoisse étreint Bernard-Henri Lévy quand il considère les souffrances que la mise en veille de l’économie va imposer aux sans-logis et aux pauvres du monde entier. Il ne sera ni indiscret ni inutile de regarder et d’écouter ce que vont faire et dire ces bons apôtres pour soulager ces malheureux. De toute évidence, ils vont copier-coller l’Abbé Pierre et sœur Emmanuelle avec toute la force de frappe que leur donnent leur réputation et leurs relations. Nous allons les voir, c’est certain, se désolidariser des riches et des puissants et les fouetter sur les parvis des temples, des entreprises, des banques. Mais, allons, qu’ils ne perdent pas confiance. De même que l’air des villes est devenu plus respirable, beaucoup de consciences, pas seulement celles des bien logés, ont retrouvé dans le confinement une atmosphère plus fraîche, plus vivante, plus vraie. Qu’il ait fallu ce drame épouvantable pour qu’ils bénéficient de cette prometteuse accalmie ne les a pas empêchés d’en jouir, mais l’a lestée d’une signification éclatante, d’une gravité bouleversante, d’une exigence absolue. Rien ne pouvait les inviter davantage à la liberté, rien ne pouvait déclasser plus sévèrement la pouillerie économico-technique et la prétention de ses superstructures tartuffiées.

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Deux et deux font quatre. Jean-Pierre Chevènement avait raison et ceux qui le contredisaient avaient tort. Point. On ne l’oubliera pas. Les rythmes et les procédures imposés par la mondialisation à la gestion des masques, des tests, des médicaments, ont eu des conséquences catastrophiques. Si les masques étaient restés chez nous, dans leurs entrepôts, à l’abri de la curiosité des rats, quelques centaines de camions les auraient distribués, en une nuit, dans toutes les préfectures. Dans la foulée, on aurait pu aussi, pour une fois, prendre ouvertement modèle sur les Allemands et fabriquer des tests dans les délais convenables. Il sera, je l’espère pour leurs facultés mentales, très difficile aux Français d’admettre que la logique qui vient de se déployer dans le domaine de la santé pourrait devenir bénéfique quand il s’agit d’agriculture, d’alimentation ou d’autres secteurs vitaux. Si la catastrophe a eu au moins le mérite d’aiguiser quelque peu leur lucidité, ils soupçonneront que le fond de la question ne ressortit pas à la réflexion économique ou politique mais au simple jugement et au bon sens. J’ai souvent rencontré de telles aberrations dans les entreprises et mis beaucoup de temps à comprendre comment elles se transmettent. L’obstination obtuse des partisans de la mondialisation reste incompréhensible si l’on refuse d’ouvrir quelques ouvrages de psychanalyse. Dans la vie politique comme dans l’économique, l’incapacité de se séparer du doudou des mythes universalistes est l’une des caractéristiques essentielles de la névrose des élites. Un conformisme sourcilleux et une mauvaise foi d’airain, tels sont les symptômes principaux de cette affection, liés à une stratégie d’évitement de soi-même, à une dénégation de son propre désir et à sa subordination plus ou moins volontaire à des puissances irrationnelles. Au débit de qui imputer les décisions catastrophiques qui nous ont paralysés n’est pas, à mes yeux, la question la plus importante. En tout cas, ce n’est pas la mienne. Par contre, je me sentirai non seulement en droit mais dans l’obligation de regarder comme des gens dangereux ceux qui persisteront à défendre, même sous une version hypocritement européenne, une logique de déresponsabilisation qu’il n’est plus possible, désormais, de ne pas reconnaître meurtrière. Personne, naturellement, n’aura l’idée saugrenue de plaider pour une autarcie absolue qui n’a jamais existé nulle part. Mais de simples corrections de trajectoire ne suffiront pas à nous rassurer. Il nous faudra radiographier, dans ses moindres détails, le mythe de la mondialisation. Il nous faudra, ce mythe, le fouiller à corps. Chercher où il est né, quand, comment, dans quelles circonstances. Trouver, sans oublier personne, à qui il profite et à qui il nuit. Garder ce qu’il peut contenir d’utile et envoyer le reste, sans faiblesse, à la décharge en ne se laissant intimider par aucune sorte de chantage. Il en est ainsi de tous les mythes : se libérer d’eux, c’est se libérer de ce qui, en soi, n’est pas libre.

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Il n’y a guère plus de trois mois, je me disais que l’enfermement de la société française, chaque jour plus étouffant, n’était pas de ceux dont pouvait venir à bout une volonté politique puisqu’à l’évidence ses racines plongeaient bien plus profond que l’aire politique. Je constatais que tout ce qui, de bonne foi, prétendait alléger l’atmosphère, et d’abord les discours, contribuait bizarrement à l’alourdir et me disais sans joie que rien de ce qu’on pourrait imaginer n’aurait jamais d’autres effets. Qu’il ne pouvait plus en être autrement et cela pour deux raisons. D’une part, notre société, très intelligemment imbécile, avait réussi le vertigineux prodige d’abolir toute distance entre le discours et l’objet du discours. Sa veulerie avait laissé les choses s’emparer de la parole, faire d’elles leur émanation, leur étiquette. D’autre part, conséquence de cette désertification, parce que, jour après jour, les relations entre le peuple et ceux qui se tiennent pour ses élites se dégradaient inexorablement. Nonobstant leurs qualités propres, nullement en cause, ces prétendues élites me semblaient bien les seules à se croire telles : dans le désert politique, le sable de l’opinion nivelait tout. Je pensais donc que le changement ne pouvait venir que de plus bas ou de plus haut que la politique, d’infiniment plus bas ou d’infiniment plus haut, d’un bouleversement de la nature ou de quelque nécessité supérieure. Que la terre s’effondre sous nos pas ou que le ciel nous tombe sur la tête, ni nos parents ni nos grands-parents n’auraient jugé convenable d’échafauder de telles hypothèses mais le progrès, ce grand taquin, les a rendues de nouveau présentables. Le scenario le plus plausible était que le dérèglement du climat ouvrirait le bal du désordre universel. Je craignais ses fureurs mais je me demandais parfois, devant l’implacable détricotage du sens et l’apparemment irréversible sabotage de la vie dont des cœurs secs et d’enfantines mini-cervelles osent encore nous faire la promotion, si je ne devais pas me résigner à l’espérer.

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On connaît la réponse généreusement prêtée au grammairien Vaugelas un jour que sa femme l’aurait trouvé en compagnie de sa maîtresse. « Je suis surprise ! », se serait écriée l’épouse si scandaleusement outragée. « Non, ma mie, non, lui aurait fait observer son volage mais pointilleux mari. Vous êtes étonnée. C’est nous qui sommes surpris. » Il y a trois mois, beaucoup de gens sentaient qu’ils allaient être surpris, mais qu’ils ne seraient pas étonnés de l’être. Qu’est-ce que cela voulait dire ? L’exact contraire de ce qu’imagine Bernard-Henri Lévy. Ils ne rêvaient pas de je ne sais quelle fin de l’histoire qui leur serait comme un polochon. Ils aspiraient au contraire à son redémarrage. Ils se sentaient embourbés dans l’artifice. La boue de la mondialisation bloquait les roues de la politique. La boue du management bloquait celles du travail. La boue de la communication celles de l’intelligence et des relations. Ils attendaient une aide, un coup de main. De la réalité. De la nature. Du non-truqué. Du hasard ou de la Providence, qu’importe. Un coup de main ou un coup de pied. Qui débloquerait. Un peu, juste un peu bien sûr, mais assez pour qu’ils puissent respirer, reprendre souffle, reprendre goût, reprendre forme. Car chacun d’eux, sans savoir à qui il faisait écho, aurait pu dire : « Je ne respire plus. »

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Épidémie. Retour de la mort. Non pas la mort individuelle, celle dont l’oubli nourrit l’exaltation sociale. Non pas votre mort ni la mienne. Non pas la mort enveloppée de drapeaux et bercée de musique d’un homme puissant ou d’une célébrité, non pas l’une de ces morts glorieuses qui nous font secrètement espérer que nous serons sauvés par notre petitesse, que notre insignifiance nous fera oublier. La mort au milieu du jeu d’où nous croyions l’avoir chassée. La mort là où elle semblait n’avoir rien à faire, là où nous imaginions qu’elle resterait discrète. La mort là où elle n’oserait pas venir. La mort professionnelle, en quelque sorte. La mort sociale. Le mourir ensemble des affaires économiques. Pour un peu la mort institutionnelle. Communicationnelle. Clair que nous ne nous y attendions pas, clair que ça n’arriverait pas à des gens de notre taille ! Tout était organisé au mieux. Sans elle, naturellement, sans danger majeur, sans danger sérieux. Elle nous a trouvés dépourvus de toute défense, occupés soit à des sottises, soit à de sottes révoltes contre ces sottises. Dans les deux cas, hors-jeu, hors tout. D’un coup de patte, elle a renversé tout ce que « la course effrénée de l’existence et la croyance en un progrès éternel », comme l’a si bien dit Gilles Le Gendre, pensaient avoir installé pour toujours. Avec la mort, pas de concurrence. Avec la mort, pas de compète. Seuls quelques gros malins vaguement salauds ne verront pas que le coronamachin, quand il aura fini d’exercer ses ravages visibles, s’attaquera aux choses sérieuses et grignotera paisiblement, au fond de chacun de nos cœurs, les racines de notre sinistre vie collective. Comme il y mettra un certain temps, ils continueront à faire semblant. Comme si ce n’était pas foutu. Mais ce sera foutu. En puissance et presque en acte. La suite sera à inventer. La suite sera à désirer. Ce qui sera foutu, au juste, demandez-vous, qu’est-ce que c’est ? Ne pas reconnaître comme foutu ce qui est foutu, voilà ce qui sera foutu. C’est à peu près la définition de l’esprit bourgeois.

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L’énorme, la gigantesque machine. Ce donné écrasant qui pèse sur tous et sur tout. Ses moyens extravagants, effrayants. Les complicités qu’il installe partout, même entre les ennemis jurés. Ce filet gigantesque lancé sur le monde, cette horrible sensation de définitif, cet engraissement forcé, cette pétrification. Ce tank. Cette chose irrésistible, ses promesses, ses mensonges. Et puis, le virus, ce minuscule virus couronné. Le malheur. Et, en même temps, comme dans une danse macabre et d’une manière qui pourrait presque paraître obscène, au tréfonds du malheur, cette improbable étincelle. La France n’a pas voulu qu’un hommage solennel à ses morts nous fournisse à tous, en même temps, l’occasion de cette confrontation, de ce choc, sous nos yeux, de la mort et de l’espérance. Elle ne l’a pas éliminé pour autant. Il revient obsessionnellement dans les discours des hommes politiques, de toutes les manières et sous tous les angles possibles. Bien au-delà de la question dramatique des masques, des tests, des médicaments, la rencontre du virus et de la mondialisation fait surgir ou resurgir – avec quelle force et quelle angoisse – les questions les plus profondément enfouies, qui sont aussi les plus violentes, et les attitudes les plus archaïques. Veut-on quelques exemples ?

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« Ni la mondialisation, ni le facteur humain ne sont à l’origine de cette pandémie. » Lire cela, évidemment, fait un choc. Le choc se transforme en coup de massue quand on sait que celui qui tient ce propos a été président de la République, de notre République, de 2012 à 2017. J’avoue que je n’y ai pas cru. Texte tronqué ? Erreur de traduction ? Je me suis précipité sur le Corriere della Sera qui a publié l’entretien d’où ce propos est tiré. Aucune erreur, aucun soupçon. Et quand je découvre la phrase suivante, c’est une impitoyable confirmation : « Mais il est tout aussi vrai que le changement climatique peut avoir, demain, des conséquences encore plus dramatiques. Nous devons changer profondément nos modes de vie ». Alors ? Plus que surprise. Sidération. Modes de vie imposés par qui, par quoi ? Par le pape ? On en bredouille. Au tout début, à l’origine, je veux bien que tout ça soit parti tout seul… Encore qu’on n’en sache rien… La férocité de la concurrence… Et aucun laboratoire n’est à l’abri… Laissons… Mais que le facteur humain n’y soit pour rien, ça, ça m’est incompréhensible. Pour rien, vraiment ? Il n’y a pas faute ? Il n’y a pas main ? Pas penalty ? Il n’y a pas penalty pour omission ?  Il n’aurait pas pu préparer un peu mieux sa sacoche, le facteur ? Y mettre un sifflet, par exemple, pour empêcher les pays de se bagarrer ou de se voler les masques ? Le virus, c’était forcément cette pandémie ? Virus = pandémie ? C’est comme ça ? Ne pas avoir de masques, c’était la raison qui nous dictait cela ? Ne pas avoir de tests, c’était l’esprit des Lumières ? On n’y peut rien ? Pas plus que pour le changement climatique en somme ? Qui, lui non plus, n’a rien à voir avec notre brave facteur, même quand il consomme quatre fois plus que l’énergie disponible sur la planète pour faire bouillir son frichti ? Difficile de s’habituer, les vérités sont changeantes, ces temps-ci. Tous les économistes de la création, sauf les chauves bien entendu, s’arrachent les cheveux et nous filent le bourdon pendant trois mois en geignant sur la catastrophe économique à venir puis, trois semaines après le déconfinement, Christine Lagarde, professionnellement plutôt sensible, il est vrai, aux dépressions des banquiers, nous explique tranquille que le plus gros est passé. Miracolo ! Miracolo !

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De quoi s’agit-il ? « Mon ennemie, c’est la finance », c’était le cinéma socialiste. « Ni la mondialisation, ni le facteur humain ne sont à l’origine de cette pandémie », c’est faux, mais ce n’est pas un mensonge. Il y a de la nécessité dans cette phrase, un aveu indirect. Elle a été lâchée sans y prendre garde dans une conversation dont on n’a pas surveillé tous les détours. Un propos qui ramène celui qui parle à lui-même, un aparté à haute voix. Surtout ne pas analyser. Aucune intention à chercher, aucune. Un bougonnement. Une récapitulation in petto. Non pas la conclusion de l’homme politique. Une protestation venue de bien plus profond. La bride un instant lâchée à ce qu’on a de plus simple. Comment traduire en clair ? Selon moi, ainsi : « Tout cela nous dépasse, tout cela est horrible, on n’y peut rien. » « Le monde, il est pas gentil » avait dit une fois François Hollande. C’était trop vrai pour plaire aux décrypteurs. Un constat de défaite, d’impuissance. Un aveu d’enfermement qui ne doit rien, ou presque rien, à une complexion particulière, à un tempérament, à une histoire individuelle. Ce qu’on fait de vous, hommes, femmes. D’un côté, le monde. De l’autre, cette chose qu’on appelle histoire, ou humanisme, ou comme on voudra. D’un côté, le temps. De l’autre, le passetemps : camaraderie, carrière, mots d’esprit. L’immense et le lugubre. L’infini, d’un côté, et, de l’autre, ce normal qui n’arrive pas à être normal. L’angoisse de l’inconnu, l’angoisse du trop connu. Entre l’un et l’autre, plus aucun passage. Même plus de conflit. Terrifiant. Quelle chance, cette impatience le jour de ma première communion ! Quelle grâce imméritée, les gouffres ! N’avoir pas le droit de se casser la gueule, quelle horreur ! Quel costume serré de bourgeois resserré ! Et tous ces maniaques qui veulent rajouter leur petit sirop de culpabilité, de gravité, de valeurs et de grandeur morale pipeau au Grand Jeu de la création, mon Dieu que je les emmerde ! Merci, Seigneur, de m’avoir toujours précipité dans les contradictions les plus énormes ! Merci, Seigneur, de m’avoir toujours fait ignorer qui je suis, où je suis, ce que je vaux ! Merci, Seigneur, d’avoir fait que la seule vérité qui me soit évidente, dans quelque oasis de paix ou dans quelque gouffre qu’elle se révèle à moi, dans quelque lumière ou dans quelques ténèbres, soit si évidemment la Vôtre, et si évidemment pas la mienne !

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Entièrement décollé du monde ou hermétiquement collé à lui, c’est kif-kif. Si le monde m’est trop lointain, aucun dialogue possible. Si c’est ma chemise de nuit, même constat. Pour Alain Minc, « la circulation des capitaux équivaut à l’air que l’on respire ». J’ai voulu vérifier. J’ai fait une pause. J’ai humé du profond de mon âme le parfum du CAC 40. J’ai pensé intensément à la vérité, à la pureté, à Wall Street. Puis j’ai éclaté de rire. Alain Minc est un tragique grimé en optimiste mondain. Un grand spécialiste de l’humour noir, reconnaissable à ceci qu’il est impossible de savoir quand il joue et quand il ne joue pas, s’il joue ou s’il ne joue pas. Capable de toutes les pirouettes, lui-même, probablement, n’en sait rien. La pente naturelle du citoyen moyen est de se demander comment et en quoi la mondialisation a produit, aggravé, accéléré la pandémie. Alain Minc, lui, cherche gravement comment et en quoi la pandémie a nui à la mondialisation. Sa réponse est rassurante : seule la mondialisation « culturelle et vacancière », celle qu’il nomme plaisamment « la transhumance de masse » a souffert. [Attention aux droits d’auteur : la formule, si fraternelle, si charitable, est du cardinal Lustiger.] Et encore. Rien de grave. Elle sera seulement « un temps écornée ». Les trois autres – car, plus forte que la Trinité, la mondialisation est une en quatre, quatre en une – sont indemnes. La financière n’a pas souffert. La numérique « sort renforcée de la crise ». Quant à la mondialisation des produits, elle ne sera que « marginalement affectée ». On prendra des précautions, nous rassure notre auteur, « pour ne pas avoir une seule source de production en Chine ». Si la Chine ne suffit pas, peut-être pourrions-nous nous tourner également vers les États-Unis, si performants contre le virus, si prévenants sur les tarmacs ? Et, cela va sans dire, vers l’Europe. Vous n’avez pas vu comme ils s’aiment, les enfants de l’Europe ? Quel fils de salaud, quel propagandiste obtus, quel terroriste de l’esprit, quel défaitiste cynique oserait insinuer que, quand ça va vraiment mal, les Européens se tirent la bourre comme des voyous ?

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La mondialisation comme un insurmontable destin. La mondialisation comme un irrefusable cadeau. Deux manières de capituler. L’a-t-on vaguement senti ? La crise a-t-elle aidé quelques caciques à soupçonner que ces deux attitudes n’étaient ni sensées ni tenables ? Est-ce pour cela que le plus périmé des conservateurs se croit aujourd’hui obligé de céder au lyrisme prophétique de l’avant et de l’après ? Bonne intention sans doute, désir d’intériorisation. Notons pourtant au passage que, quand l’intériorisation se pointe dans les médias, cela tourne à la catastrophe et à l’hilarité. Un sociologue vient un jour expliquer à la radio qu’en ces temps d’épidémie, les gens se posent des questions liées à la conscience plus aiguë qu’ils prennent de la mort et qui portent naturellement sur des choses essentielles le plus souvent éludées. Sitôt dit, sitôt fait. Le fichier essentiel est créé sur-le-champ. Le lendemain, à peine son invité s’est-il installé devant son micro que l’animatrice, sur le ton qu’elle choisirait pour l’interroger sur sa passion des boules de gomme ou son intérêt pour les bains de siège, lui lance d’un air entendu : « Ces temps-ci, j’imagine, vous vous occupez de l’essentiel ? »

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Un jour, on comprend que le tragique ne gâche pas le comique et que le comique ne dégrade pas le tragique. Alors, c’en est fini des poses, et de bien d’autres choses. Alors le monde se déchire comme un vieux drap. Et c’est la fête, furtive, puissante, lumineuse. La fête incertaine. Insatisfaisante. Comme toutes les fêtes ! Mais capable de susciter l’espérance, comme le malheur aussi peut le faire, même sans autorisation ministérielle, syndicale, académique ! Des gens qui avaient perdu de vue leur jeunesse ou l’avaient très peu fréquentée n’ont pas trouvé étonnant que cette circonstance effroyable les y reconduise : cette idée que demain ne sera pas comme hier, cette évocation d’un après qui ne sera pas l’avant ne signifient pas autre chose. Je ne me scandalise pas de retrouver, dans les discours des politiques, ces élans de confiance comiquement associés à la réaffirmation têtue du plus épais conformisme. « Chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition. » Pour expliquer le propos de Montaigne, le bon professeur met tout de suite l’accent sur le mot central de la phrase : entière. Un être humain est un puzzle auquel il manque des pièces. L’amitié c’est, par la pensée qu’on a de lui, de lui en restituer le plus possible.

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Cela n’empêche pas de rire. Thierry Breton ne se contente pas de dire, comme Gilles Le Gendre : « Il y aura un avant et un après ». Il dit : « Il y aura un avant et un après, c’est évident. » La précision donne tout son sel à la suite : « Il est hors de question, continue-t-il, de remettre en cause nos accords de libre-échange, parce que c’est dans ce monde que nous vivons et que c’est aussi grâce à ces échanges que nous surmonterons cette crise. » Mais on n’est pas plus religieux, Monsieur le Commissaire européen ! Pas plus dévot ! Pas plus curé ! Pas plus sacristain ! Comparée à celle de Thierry Breton, la foi du charbonnier est une virulente contestation d’anarchiste ! Notre commissaire fait ici un gentil coucou à la proposition augustinienne qui mettait Simone Weil hors d’elle, ce fameux etiam peccata par lequel l’évêque d’Hippone suggérait que les péchés eux-mêmes pourraient aussi, indirectement, coopérer au bien. Pour son disciple Thierry Breton, pétri de grâce économique, il est mystiquement clair que les échanges pourris qu’a mis en évidence l’affaire des masques, des tests et des médicaments vont nous faire surmonter la crise qu’ils ont précisément si puissamment contribué à créer. Celle-là et toutes celles qui suivront, naturellement.

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Un dernier mot sur Gilles Le Gendre. Son style ressemble beaucoup à celui de Maurice Schumann. « La course effrénée de l’existence et la croyance en un progrès éternel » qui sabrent nos solidarités, c’est vraiment bien, c’est vraiment juste. Alors, pourquoi cet homme grimpe-t-il sur la trottinette de la mondialisation ? Il n’est pas fait pour ça. Il lui faut une bagnole confortable, avec de bons coussins. Comment peut-il parler de course effrénée et ne pas en rejeter la logique ? Comment peut-il feindre d’accorder du crédit au délire que suscite cette croyance en un progrès éternel ? Si l’acte de décès de la mondialisation, comme il l’affirme, est une « vieille lune », n’est-ce pas que la mondialisation est une lune d’un gâtisme encore infiniment plus préoccupant, quelque chose comme un astre mort ou un satellite crevé ? Cet homme pour qui, de toute évidence, l’esprit compte, qui, comme on le dit dans le 9.3, calcule la pensée, pourquoi reste-t-il dans cette gadoue, pourquoi ne s’écrie-t-il pas, comme Maurice Schumann, dont on disait qu’il était le plus gaulliste des démocrates-chrétiens et le plus démocrate-chrétien des gaullistes, que « l’Europe communautaire est l’antidote du libéralisme mondial ou n’est rien » ? Ce qui nous oblige, nous qui avons vu la suite, à avouer paisiblement qu’elle n’est rien.

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Ne jamais oublier Ionesco. Amédée, ou comment s’en débarrasser, voilà la tragédie burlesque dont nous sommes tous à la fois les auteurs, les acteurs et les spectateurs. Mondialisation, ou comment s’en débarrasser. Nul besoin de savoir son Lacan par cœur pour comprendre que les discours et les attitudes que je viens de présenter sont des discours et des attitudes d’empêchement. Ces politiques se débattent contre des forces qui s’imposent irrésistiblement à eux et qu’il serait faux de confondre avec les difficultés spécifiques de leur activité. En cela, même si la pression qui s’exerce sur eux est plus lourde et plus exigeante que celle que ressentent les citoyens ordinaires, elle n’est pas d’une nature différente. En les comprenant, nous nous comprenons.

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Pour eux comme pour nous, cette chose qui pèse toujours plus lourd. Ce cadavre qui grandit. La place de la liberté chaque jour plus réduite. D’autres politiques sont possibles ? Certes, mais qui se cogneront au même mur, qui verront, comme dans un film d’horreur, le même plafond descendre lentement pour le même écrasement. Est-il possible, est-il même pensable d’affronter ce monstre à mains nues ? Et sinon, quoi ? Réponse effroyablement insuffisante mais réponse quand même, début de réponse : tout sur la table. Montaigne. Le parler ouvert, qui est notre tradition. Non pas la communication, qui est notre trahison. Que je sois chômeur, ingénieur, paysan, ou président de la République, dire ce que je ressens, moi, non pas ce que j’imagine de mon devoir de raconter. Oser exister. Inutile de mimer lourdement l’attitude pédagogique : les vrais pédagogues exècrent les attitudes. Dire ce qu’on sent vraiment, ce qui pourrit dans son cœur comme les masques dans les dépôts mal gardés.

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Il m’est apparu évident que, dans les entreprises, les souffrances, si lourdes qu’elles soient, dont les causes sont repérables, restent infiniment moins pénibles que cette chose diffuse qui circule dans l’air, qui s’insinue dans les esprits, dans les règlements, dans les comportements, dans les mots, dans les textes et qui éclate aux yeux les plus réticents lors de la visite de quelque personnage important qui met toute sa naïve habileté à vous la jouer simple, et copain, et optimiste comme tout. Alors tout se glace. Comment l’appeler cette chose ? Comme on parle de l’esprit du mal, c’est l’esprit de l’argent, c’est l’esprit du pouvoir, l’esprit de la suffisance, l’esprit de l’importance. Le mot est affreux car les choses n’ont pas d’esprit, mais le plus juste me semble de l’appeler esprit des choses. C’est un principe d’érosion, de lent anéantissement. Quand il est là, l’entreprise n’est plus l’entreprise, ni l’école l’école, ni l’hôpital l’hôpital. Tout ce qui a du sens se décale imperceptiblement de soi-même, de sa liberté constitutive. Nonobstant les bonnes et fondantes paroles des grands chefs, tout ce qui vaut se met à ne plus valoir. Rien n’est plus soi-même.

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Ministre ou employé de banque, les parades sont les mêmes. D’abord coller au mal, faire semblant de l’épouser, d’être de son côté. Fanatisme. Généralement impossible sauf quand la fortune vous permet de jouer à l’esthète. C’est l’attitude du boxeur en difficulté qui, en collant au corps de son adversaire, l’empêche provisoirement de frapper. Mais la vie n’est pas un ring, le mal trouve toujours un passage. Alors méthode Coué. Je suis là mais je n’y suis pas. Ce n’est pas à moi qu’on parle. Tout cela ne compte pas. La vraie vie est ailleurs. Et finalement, le temps faisant son œuvre, et le découragement, l’aller et retour sinistre, plus sinistre que cynique, entre l’accord et le refus, le faux amour et la haine obligée. La civilisation occidentale n’est rien d’autre que cela. Pour s’en contenter, il faut détester ou mépriser celles et ceux qui y vivent. Et d’abord soi-même.

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Ne soyons pas tout à fait aveugles. Une autre attitude est en train de se développer. Des groupes entiers ne jouent plus. Viennent poliment vous voir, vous écouter et vous expliquent finalement qu’ils n’ont plus rien à faire de ce cirque, qu’ils ne le calculent plus. Le plus grave n’est pas qu’ils ne votent plus. Ils avaient tant à dire et vous ne les avez écoutés que pour leur vendre votre camelote. Vous saviez déjà qu’ils avaient raison et que vous leur donneriez tort.

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Je ne reproche pas aux gens en place, ceux d’hier ou d’aujourd’hui, de ne pas résoudre les problèmes qu’ils ont l’audace d’affronter. Ils sont insolubles. Je leur reproche de briguer des postes en sachant qu’ils ne les résoudront pas. Je leur reproche de ne pas laisser les places vides. En sorte qu’une vraie situation d’urgence se crée et qu’on s’en aille par les rues et les chemins chercher celles et ceux qui, bouclés dans leurs caves, prient Dieu qu’on ne les trouve pas et qui, une fois installés là où ils ne voulaient pas aller, diront les deux ou trois choses chaleureuses qu’ils ont sur le cœur, qui sont les moins mauvaises, et s’enfuiront.

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Le capitalisme est un malade hypocrite et manipulateur. Il pousse des cris d’orfraie au moindre bobo mais, quand il est à deux doigts de clamser, pouf, aussi sec, il fait sa résilience, et même sa résurgence, et le spectacle continue.

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À peine le chiffre des morts baisse-t-il qu’un grand bricoleur de bagnoles, disons l’illustre Macaisse, pour faire générique, nous saoule d’une voix de femme haletante de désir et ivre de grands espaces qui, pour nous séduire jusqu’au fond du tréfonds, nous invite « à poursuivre ensemble notre chemin de liberté » ! Un chemin de liberté ! Poursuivre mon chemin de liberté avec Macaisse ! Crétins ! Mais comment pouvons-nous prendre ça au sérieux, mais comment, mais comment… Où sommes-nous rendus ?

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Des meutes de ballots sans jugeote racontent qu’on leur sucre leur liberté quand on les oblige à se tenir tranquilles ! La liberté d’aller crever ? Ok d’accord, allez-y si vous y tenez, mais contre la loi, alors, hein, contre le bon sens, contre la vie, et que toute la connerie du monde vous escorte ! Je me demande. Les gens instruits et tellement républicains qui élevaient leurs protestations documentées contre ces insupportables mesures, ces monstrueux attentats à la liberté et à la démocratie, où s’étaient-ils installés pour les rédiger ? Au bord du canal Saint-Martin, je suppose ? À l’heure de l’apéro, pour mieux sentir frissonner l’âme profonde du peuple ?

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Une question m’obsède. Parmi ces jeunes qui, à peine le confinement levé, viennent s’agglutiner en s’agitant et en hurlant, certains que, s’il y a une note à payer, elle ne sera pas pour eux mais pour les vioques – pour leurs vioques –, et qui, en rigolant grassement, ânonnent dans les micros qu’ils profitent, combien comprennent que les vrais perdants de l‘histoire, les vrais dindons de la farce, c’est eux ? Quelques-uns seulement ? Au fond de soi, chacun d’eux le pressent ? Mystère.

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Le virus m’a laissé du temps, j’ai rouvert des dossiers, renoué avec de vieux souvenirs. Pas de solution à proposer à la fin de ces souvenirs d’un confiné, aucune réunion à organiser en lui donnant, à tout hasard, le nom de ma rue. Ah ! si j’avais pu inventer le Mouton, du nom d’une voie disparue du VII° arrondissement, quelle image je me serais mijotée ! « Tu viens au Mouton, n’est-ce pas, on compte sur ta contribution originale ! » Pas de Mouton, mais j’ai trouvé la perle rare : un partisan de l’Europe qui tente de parler juste. Il s’agit de Philippe Sollers. J’avais découpé dans La Quinzaine européenne de mars 2002 son entretien avec un journaliste spécialiste de l’Union européenne, Daniel Riot. Une fois de plus, il y chante son amour pour l’Europe et, d’emblée, je me dis que, probablement, je ne le suivrai pas. J’aurais, à vrai dire, beaucoup de mérite à faire autrement puisque le texte se termine par un fracassant « je crois à une prochaine renaissance européenne » qui, dix-huit ans après, se passe de commentaires. Je vais pourtant trouver mon bonheur dans ses propos, un vrai bonheur. Pas seulement parce que l’Europe, pour lui, c’est Casanova, mais surtout Mozart, « un Européen absolu, un authentique révolutionnaire européen ». Pas seulement parce que ce qu’il déteste et qui, selon lui, empêche notre continent de naître, tous les esprits libres le détestent. Pas seulement pour ce qu’il dit si bien de ce « train fantôme Vichy-Moscou » qui l’obsède : « Il est toujours en gare, ce train. C’est lui qui bloque la France. Il y a les wagons du défaitisme, de la lâcheté et de l’arrogante fierté d’être lâche et défaitiste. Et il y a les wagons de l’illusion révolutionnariste, du mirage universaliste, du rêve messianique. D’un côté, la nostalgie d’un paradis perdu qui n’a jamais existé. De l’autre, le fantasme d’un paradis qui n’existera jamais. » Pas seulement non plus pour sa parfaite lucidité dans les domaines que ne visite pas la passion : « Dans trente ou quarante ans, c’est la Chine qui sera la première puissance mondiale. » Pour aucune de ces raisons ou pour elles toutes ensemble, mais surtout parce que deux lignes m’alertent, nullement scandaleuses, mais un ton au-dessous du reste, comme si l’enthousiasme de l’auteur fléchissait : « L’Europe se réveillera-t-elle d’ici là ? Il faut un sursaut de l’intelligence et du courage européens. Pour ce continent, en ce siècle, c’est l’Europe unie ou la mort. » Cet avertissement m’étonne. Il est devenu la ritournelle de notre démocratie, une dernière carte fatiguée entre les mains des politiques à court d’inspiration, un cantique de campagne électorale. Retrouver ce couplet ici m’attriste un peu. Avant de ranger le papier, donc, ma perplexité m’y fait jeter un dernier coup d’œil. Diable ! Comment n’avais-je pas vu le titre, pourtant imprimé en caractères de bonne taille, entre une photo fidèlement énigmatique de Sollers et son nom, en lettres énormes ? « Pour aimer l’Europe, il faut s’aimer soi-même. » La phrase est entre guillemets, je vais la retrouver dans le texte. Sollers lui a même donné une petite sœur qu’il a cachée ailleurs : « Pour que l’Europe se fasse, il faut que chacun des peuples soit en paix avec lui-même. »

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Complètement, comme disent les gens distingués pour absolument, montrant ainsi, ces éternels bons élèves, que la quantité est leur absolu. Ses peuples ne s’aiment pas, voilà pourquoi l’Europe, depuis dix-huit ans, au lieu de se bâtir, a commencé à se défaire. Et l’idée vaut pour le monde entier comme elle vaut pour notre continent : autrement difficile, le problème n’en est pas moins rigoureusement semblable. Nous ne nous aimons pas, les autres non plus ne s’aiment pas : ils font comme nous, ils se préfèrent, ce qui est le contraire de s’aimer. Nous ne nous rassemblons pas pour nous unir ou nous réunir, mais pour nous oublier ensemble. D’où ce mélange d’agressivité latente et de ressentiment. Aucune de nos nations n’est vraiment fière d’elle-même. Chacune fabrique sa pub, sûre qu’aucune des autres ne la croira. Les images parlent aux images. Au fond, elles sont un peu honteuses. Elles doutent d’être à la hauteur de leur histoire. Cette décivilisation, ce drame abominable qu’elles affrontent en commun les épouvante. Cette dégradation. Cette ruée vers l’égout. Cette cochonceté. Cette aliboronisation. Ce bavardage incessant, et le silence cadenassé qu’il suscite. Elles ne savent pas, les nations, elles ne savent plus. Alors elles nient tout, maquillent tout, dénient tout, repeignent tout, éludent tout. L’Europe est une opération de dénégation collective. Le nom complet de la Communauté européenne est Communauté européenne de dénégation. L’occupation principale des nations européennes est d’installer ensemble sur elles la bâche qui les recouvrira toutes. Et chacune tire la bâche à soi de peur d’être un peu moins planquée que les autres. Cette bâche, c’est cela qu’elles appellent Europe. La Communauté européenne, c’est la Bâche.

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Certes, en feignant d’oublier qu’une nation reste une convention abstraite qui n’aime rien et n’a rien à aimer, on pourrait espérer voir cette Bâche se transformer en Canopée. Si les nations s’aimaient elles-mêmes, elles pourraient aimer les autres, elles grandiraient ensemble, leurs feuillages s’élargiraient, se rencontreraient, s’embelliraient les uns les autres, les uns des autres, etc. Mais voilà. Si les nations ne s’aiment pas, ce n’est pas qu’elles se détestent, c’est qu’elles n’ont jamais eu rien à voir avec l’amour, ce qui ne les empêche pas, nous ne le savons que trop, d’avoir souvent beaucoup à voir avec la haine. Il ne suffit plus aujourd’hui de reconnaître, comme Philippe Sollers il y a près de vingt ans, que les nations ne s‘aiment pas. Nous sommes en train de faire, une fois de plus mais, comme d’habitude, tout autrement, l’expérience de la haine. Plutôt que de vouloir stupidement la chasser comme nous ferions d’une guêpe ou d’un moustique, il nous faut chercher pourquoi elle est là, comment elle est venue, quelle absence elle signale, quel désir elle bredouille. Tous les citoyens ont à mener cette enquête, quels que soient leurs choix, leurs croyances, leurs désirs. Mais, s’ils la mènent au nom de l’amour ou, au moins au nom de la paix, et non en celui de la haine, il y a à cela une condition absolue, et qui ne souffre aucune exception : qu’ils parlent en leur nom propre, seulement en leur nom propre, jamais au nom d’un groupe, d’une catégorie, d’une doctrine, d’un attelage quelconque, d’où qu’il vienne, où qu’il aille. L’histoire nous apprend que la haine peut devenir un sentiment collectif, comme peut l’être aussi la joie de la victoire ou la célébration de la liberté. Mais seule une personne peut aimer. Nous n’avons besoin de personne. Nous n’avons besoin que de personnes.

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Jean-Pierre Chevènement avait raison. Didier Raoult aussi a raison. Qu’un personnage de cette sorte acquière soudain une telle célébrité est un signe des temps et, je n’hésite pas un instant à l’affirmer, un signe heureux, un signe salutaire. Je veux dire trois fois du bien de ce professeur, de ce savant, de ce médecin. Extrêmement prudent sur les développements à venir du mal et ses éventuelles réapparitions, il annonçait, sinon comme une certitude, du moins comme une forte probabilité que l’épisode en cours s’achèverait, dans nos contrées, à partir de la fin mai. Ce qui, si j’ai bien compris, est en train d’arriver en juin et se serait peut-être produit un peu plus tôt si, averties de leurs immenses souffrances de confinées par les médias et galvanisées par les hurlements de joie de stars de toutes sortes jaillissant enfin de leurs taudis de Neuilly ou du VII° arrondissement, les foules mimétiques n’avaient joyeusement surjoué leur libération et repeint en bagne ou en camp de concentration quelques semaines d’Internet et de belote. En tout cas la courbe de l’épidémie, comme il nous le montrait, était bien en cloche, non pas en dos de chameau. J’apprécie aussi qu’il ait eu le courage de reprendre à son compte la formule gaullienne fondamentale : L’intendance suivra et de l’appliquer à Marseille. Et surtout, je salue Didier Raoult pour ce qu’il dit de lui-même. Quand il parle de l’écosystème dans lequel il vit et qu’il a inventé, je ne trouve dans cet homme ni forfanterie ni vanité. S’il se considérait vraiment comme membre d’une élite au sens où l’entendent les autres, il ne le dirait pas et en jouirait cyniquement avec ses pairs ou complices. Il ressent tout autre chose qu’une stupide gloriole. Quelqu’un qui s’est vraiment consacré à sa tâche, du fond de soi, et qui, peu à peu, a bâti des certitudes inséparables du bien des autres, celui-là, quelque reproche qu’on puisse lui adresser – ou qu’il puisse lui-même s’adresser -, sent bien que sa situation est singulière. Il ne peut pas se reprendre, il ne peut pas se refaire. Il ne peut pas agir comme s’il ne savait pas ce qu’il sait. Aucun esprit de supériorité ! Libre à chacun de faire comme lui ! Aucun numerus clausus ne s’y oppose ! Numerus apertus, au contraire, apertissimus ! L’audition du professeur Raoult m’a semblé merveilleusement courte. Tel ne semblait pas être le sentiment de la présidente de la Commission. Voulait-elle modérer la note d’électricité de l’Assemblée nationale ?  Ne pas retenir trop longtemps les huissiers ? Ou quelque chose sur le feu, peut-être, en danger de brûler ? À moins que ce ne fût, plus vraisemblablement, l’insupportable malaise que lui infligeait ce parler ouvert dont Montaigne nous dit pourtant – l’ai-je répété dans mes sessions et sur ce site qui les prolonge ! – qu’il « ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour » ?

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La surprise, ce fut, un peu plus tard, la réaction d’un jeune médecin hospitalier fort sympathique. Non pas fort sympathique. Je n’ai pas pensé fort, j’ai pensé trop. J’ai écouté ses premières phrases. Il dit qu’il est un médecin de base, il parle de son boulot, des patients. Comment pourrait-on penser du mal de lui ? Il fait ce qu’il peut, et davantage. Il ne grenouille pas avec les laboratoires. Il est loin de rouler sur l’or. Mais, dans sa voix, dans sa manière de donner tout de suite dans l’émotion, dans ce besoin de justification, je reconnais ma grand-mère qui veut que je lui dise que le gâteau est bon pour arranger ses affaires et faire oublier le reste. Elle a peur de tout, ma grand-mère, et d’abord de son époux, mon grand-père, lequel a appris au petit séminaire toutes les façons chrétiennes d’être une peau de vache. Mais moi je ne veux pas dire que le gâteau est bon parce que, si je le dis, j’accepte le hold-up qu’ils viennent de faire tous ensemble. Et je ne dirai pas qu’il est bon, même s’il l’est,  parce que tous ces braves gens qui font semblant de m’aimer ne veulent pas du poème que je viens de leur envoyer dans les gencives et qui est pourtant tout ce que je voudrais qu’ils aiment en moi, et pas mes godasses, et pas mon brassard, et pas ma mémoire, et pas les images pieuses sur lesquelles des anges nigauds comme tout font semblant de tomber dans les pommes.

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Oui, le gâteau est bon. Oui, ce médecin est dévoué. Oui, le gâteau est garni de crème Chantilly qui fait grossir et que j’adore. Oui, le médecin se met en quatre pour ses patients. Oui, le gâteau est parsemé de fraises. Non, le médecin n’est pas vendu aux labos. Oui j’ai mordu dans le gâteau à la Chantilly. Il y avait du rhum dedans, du rhum Negrita, une dame avec le turban qu’on revoit maintenant – mais le sien est moins cossu. Oui, le médecin mord souvent sur son temps à lui, sur son sommeil, sur ses loisirs. Voilà des vérités, il suffit de les ranger dans deux tiroirs, le tiroir Première communion et le tiroir Covid-19. On voulait me faire dire que le gâteau était bon, ce qui était vrai, parfaitement et absolument vrai. On veut faire dire au médecin – en tout cas on aime bien l’entendre le dire – qu’il fait son travail avec courage et dévouement, ce qui est vrai, parfaitement et absolument vrai. Mais ce gamin-là et ce médecin ont un point commun : ils ne sont pas plus bêtes que la moyenne. Le gamin a tout de suite senti que si l’on voulait qu’il dise ce qu’on voulait lui faire dire, c’était pour enterrer ce que toute la famille voulait enterrer, le flottement terrible que tout le monde avait senti quand il a eu fini son poème, ce flottement qui, de toute la fête, avait été le seul événement à la hauteur de ce qui se passait en lui en ce jour solennel et qui a tiré de la bouche de son grand-père deux ou trois mots en latin que personne n’a compris, sauf sa grand-mère qui, sans les comprendre, avait l’air de savoir qu’ils annonçaient l’orage. Et le médecin, lui, a tout de suite compris que si on le pousse à dire qu’il fait son travail avec courage et dévouement, c’est parce que, le disant, il jette scandaleusement sur le fonctionnement d’un hôpital en déroute et sur la santé d’une société qui suffoque une nappe aussi immaculée que celle du repas de première communion. Je ne sais pas du tout ce qui se serait passé si le gamin avait été le médecin et si le médecin avait été le gamin. Je ne peux en aucune manière en préjuger. Mais il est clair, puisque nous en sommes à énoncer des vérités aussi incontestables que partielles, que ce médecin courageux, dévoué et scrupuleusement honnête a perdu l’esprit d’enfance et que c’est pour cela que, probablement malgré lui, il a, comme on dit chez les brutes, fait le job.

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Mémoire. Au milieu des années soixante, le débat sur le réalisme socialiste avait agité le monde des artistes et des intellectuels français. Ce dogme esthétique soviétique était apparu à la fin des années vingt, avait triomphé sous Staline, s’était fait plus discret sous Nikita Khrouchtchev. Leonid Brejnev venait de le remettre au premier plan. Célébration lugubre et convenue de la production, de l’armement et de la puissance servie par des artistes aux ordres ou les devançant, sa naïveté épaisse et agressive avait trouvé en France quelques défenseurs et beaucoup de perroquets. Il était certes fort loin, on le sait, d’être l’invention soviétique la plus monstrueuse. Rapporté à l’univers de la communication, il a maintenant, à nos yeux, quelque chose de désuet et d’enfantin. L’idée était que l’art et la littérature ne pouvaient être dissociés de la politique et que la tâche essentielle des écrivains et des artistes était d’illustrer, de la manière la plus lisible et figurative qui soit, les idéaux et les vertus révolutionnaires. Entièrement étranger à des débats qui concernaient surtout le parti communiste français et venu d’une tout autre tradition, j’ai été plus que surpris de constater à quel point cette affaire me touchait. Je l’ai suivie avec d’autant plus d’attention que j’étais en train d’écrire un essai sur Aragon. Directeur de l’hebdomadaire Les Lettres françaises, il était alors à la pointe du combat contre une absurdité culturelle dans laquelle il voyait le visage d’une tyrannie dont il avait constaté, contre tous ses espoirs, et de la manière la plus directe, le caractère monstrueux.

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Pour Aragon, ce combat du vrai réalisme n’était pas seulement le refus d’une imposture esthétique. En une époque encore incertaine, il réaffirmait son rejet virulent du stalinisme et du souvenir même de ce Staline en qui il avait cru et qu’il n’appelait plus désormais que « l’assassin ». Et il ajoutait un nouveau chapitre à sa dénonciation de l’homme double occidental et de son aliénation, qui est le fil rouge de son œuvre romanesque. C’est ce troisième aspect, bien sûr, qui me touchait le plus. Il éclairait puissamment mon existence, redonnait vie à ce qu’une morale étroite avait déjà flétri, m’invitait à inventer la suite de l’histoire plutôt qu’à la subir et gardait à l’avenir une fraîcheur que la société bourgeoise – même et, parfois, surtout la catholique – ne cessait de pourrir. Je ne la supportais plus que dans ses exceptions qui étaient aussi ses sommets. C’est sans colère mais avec un peu d’accablement que je songe maintenant à ces aumôniers de ma jeunesse qui me représentaient mes vieilles années comme s’ils avaient déjà parcouru à ma place toute mon existence, et m’invitaient à ne pas mettre trop de distance entre moi et cette « foi de ma jeunesse » avec laquelle je me réconcilierais forcément et dont ils parlaient avec une nostalgie lugubre qui m’était suspecte. Aujourd’hui, quand je me retourne, ce mélange d’incitation à l’espérance et d’ennui me navre. Alors quoi ? Où en suis-je ?  « Et nos credidimus caritati… » « Et nous, nous avons cru en l’Amour… » Si ces paroles de confiance que, dit-on, le vieux saint Jean ne cessait de répéter machinalement définissent bien la foi, alors je ne l’ai pas perdue. Et si ce n’était pas le cas, tant pis. Quoi qu’il en soit, occupé du monde où je vis et de ceux qui y resteront après moi, je relis, en pensant aux enfants d’aujourd’hui, quelques lignes d’une nouvelle d’Aragon, Le Mentir-vrai, que j’ai déjà recopiées dans ce Marché. Elle parle de ses premières années, des vôtres, des miennes : « Je traçais sur des bouts de papier des phrases qui n’avaient sens que de l’exaltation. J’en faisais de petits rouleaux que je glissais dans les marches de l’escalier de ma mère, souvent mal jointoyées. […] J’imagine ainsi que dans les cachettes des maisons, sous des pierres de jardin ou des détritus dans les terrains vagues, il y a des enfants qui enfouissent leurs incompréhensibles secrets. Personne heureusement ne les retrouve, on en rirait, et rien au monde à penser ne me paraît plus insupportable. Le Monde réel est aussi fait de ces rêveries, je dirais même qu’il est bâti dessus. » Je demande à Dieu, avec la foi de ma jeunesse, que les enfants aient toujours envie d’avoir des secrets, de les cacher, de les perdre et de les retrouver dans d’autres cœurs. C’est la seule chose qui compte, je voudrais être certain qu’on ne les en a pas privés. Les énarques, j’en suis convaincu, se rappelant les fondements de leur formation, vont en convenir : une politique, une action culturelle, une société qui, dans leurs tréfonds, se donnent d’autres objectifs sont des divertissements d’étourdis, n’est-ce pas ?

 3 juillet 2020