Cahuzac et les satisfaits

LE MARCHÉ LXI

Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !
Victor Hugo
 

La morale à l’école, pourquoi pas ? Et qu’on la veuille laïque ou autre chose, qu’importe si elle est droite et juste ? Pour cela, des considérations sur le préservatif et le code de la route assorties de beaux élans d’indignation contre le racisme, la xénophobie et l’homophobie ne suffiront pas. Au-delà de l’actualité, l’enseignement de la morale devra retrouver les questions d’hier qui resteront, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, celles de demain. Ainsi faudra-t-il inviter les élèves à s’interroger, par exemple, sur l’amitié, sur la responsabilité, sur la faute, sur le pardon : il le faudra parce qu’ils en ont besoin, parce qu’ils le désirent, parce que ce sont des sujets plus actuels que l’actualité et plus urgents que l’auscultation de ses flatulences, parce que, de surcroît, ils sont aujourd’hui infiniment plus refoulés que ne l’était naguère la sexualité. De ces questions toujours neuves, on débattait autrefois dans la douce quiétude de la classe. La parole du maître se mêlait au ronronnement du poêle pour tenir à distance le monde des adultes, l’enfance bénéficiait d’une sorte d’exterritorialité, ses rêves avaient tout leur temps pour séduire la réalité. Fini tout cela. Les actes, les pensées, les désirs, les fantasmes des adultes sont partout. Le cours de morale laïque sera l’impitoyable miroir où se reflètera l’image du monde et, dans bien des cas, sa plus sévère contestation. Réjouissons-nous, il va falloir choisir. Ou bien la leçon de morale méritera son nom, et elle portera le fer dans la plaie. Ou bien, renonçant à toute vérité et vendue à la fourberie, elle deviendra le plus hideux des instruments d’asservissement.
Ξ
Quand, dans les petites classes, on parlera morale, il faudra prendre des exemples qui parlent aux enfants. On les fera réfléchir sur des événements de l’école, un élève qui se serait mal conduit, par exemple, et qu’il aurait fallu exclure. Appelons-le… Appelons-le Jérôme. Mettons qu’il ait un peu triché et pas mal menti. On expliquera à ses camarades qu’il a été convoqué par Madame la Directrice, qu’on a délibéré sur son cas, qu’une sanction a été prise contre lui. Le professeur ne manquera pas de montrer l’utilité et le sens de cette mesure, mais il le fera sans hargne, sans esprit de vengeance, et n’oubliera pas de prévenir les comportements pervers que la faute du petit Jérôme pourrait induire chez ses camarades. C’est pourquoi il leur rappellera les grandes qualités du coupable, et comme il était entouré d’admiration et d’affection dans la cour de récréation. En même temps qu’il condamnera fermement ses mensonges et justifiera sans faiblesse la sanction prise contre lui, il rappellera à ses camarades que, s’il a blessé leur amitié, il ne l’a pas pour autant détruite. Il leur fera observer que, pensant autrement, c’est contre eux-mêmes qu’ils travailleraient. Il saisira cette occasion de confirmer aux enfants que les êtres humains ne se partagent pas entre bons et mauvais, que tout le monde est faillible, et que le sentiment de supériorité morale est une illusion risible. Pour mieux se faire comprendre, il s’amusera à caricaturer les pharisiens et les satisfaits. Il pourra, par exemple, feindre de glisser ses pouces sous son gilet (à moins qu’il n’en porte un…), bomber le torse, prendre l’air avantageux et, sur un ton de stupide vanité, se mettre à chantonner : « Moi, je ne suis pas Jérôme, moi ! Moi, je suis parfait, moi ! Moi, je suis au-dessus de Jérôme, moi, la la la ! Moi, je ne commets aucune faute, moi ! Moi, je ne suis pas menteur, moi ! Moi, je ne suis pas tricheur, moi ! Moi, je ne suis pas vaniteux, moi ! » Il pourra aussi imiter des enfants qui s’adressent à la directrice, tantôt en prenant une voix pointue et un air supérieur, tantôt en se faisant une tête de victime hypocritement accusatrice : « Jérôme, Madame, ce n’est plus notre copain, c’est notre ex-copain, Madame, notre ex-copain ! Ce qu’il nous a fait, Madame, on ne l’oubliera pas, Madame, on ne l’oubliera jamais, Madame, on vous le jure, Madame, nous, on l’aime trop, l’école, Madame, on l’aime trop, l’école, Madame ! » Ou bien, de bout en bout et de part en part, j’aurai raté ma vie de formateur, ou bien le rire qui secouera ces enfants les remuera jusqu’au fond d’eux-mêmes et, leur donnant accès aux musiques que la sottise du monde leur refuse, renouvellera entre eux une amitié dont Jérôme, si coupable qu’il ait été, ne sera pas exclu.
Ξ
Je ne m’intéresse nullement à Jérôme Cahuzac, mais je m’intéresse beaucoup à ceux qui parlent de lui. L’agenda de ce bon professeur, apparemment, ne passait pas par le Palais-Bourbon. Les grands copains du grand Jérôme ne se sont pas conduits comme il l’enseigne aux petits copains du petit Jérôme. Ce fut un bœuf de déclarations pathétiques, de fureurs vengeresses, de soupirs accablés. Chaque député, une main sur le cœur, désignait de l’autre le coupable en détournant noblement son regard. Une anthologie de la bonne conscience. « Son honneur à lui s’il en a ! », grandiloquait le Premier ministre tandis qu’un député socialiste évoquait en écho le « reste de l’honneur dont il disposait ». Invectives de comptoir, hilarante scène de famille. Ainsi la tante chez laquelle nous allions en vacances, qui s’était sans doute disputée avec mon cousin, nous invitait-elle solennellement à boire à la santé de celui qui n’était plus son fils, tandis que le banni multipliait les signes d’apaisement à la cantonade. Cette fois, l’État lui-même, en majesté, s’est associé à l’exorcisme. « Une faute impardonnable », a tranché publiquement le Président de la République sans qu’on sache quel mandat lui faisait obligation de lancer ce surprenant anathème. Obsédé par l’insupportable image d’un Jérôme Cahuzac se rasseyant narquoisement à son banc de député, le président de l’Assemblée nationale n’a pas hésité à opposer aux textes qui le lui autorisaient un contexte qui le lui interdisait, sans paraître s’aviser que ce surprenant contexte pourrait lui-même créer un autre contexte qui permettrait à d’autres indignés officiels, dans d’autres situations tragi-comiques, de mettre à distance, à leur tour, d’autres textes. Avec la hardiesse qui caractérise le centre, un député UDI, soucieux de faire entendre les décibels de l’opposition, a franchi le Rubicon de la philosophie du droit et hautement affirmé : « Il en a peut-être le droit, mais il en a perdu le droit moral », laissant les esprits médiocres que ne visitent pas de si fulgurantes intuitions s’interroger lourdement sur la nature et le fondement juridique de ce droit moral. Enfin le réalisme, le vrai, le dur, a parlé par la voix de deux députés UMP, sans doute musclés, qui se sont fait fort d’empêcher physiquement le proscrit d’atteindre sa place, sans qu’on puisse savoir si des huissiers plus musclés encore avaient été prévenus qu’ils auraient à décourager leur héroïsme.
Ξ
Quelques-uns, depuis, contraints et forcés, ont versé trois gouttes de sagesse dans le vin de leur sainte fureur en acceptant de s’en remettre au choix des électeurs si d’aventure leur ex-ami Jérôme souhaitait se présenter à leurs suffrages : on voit mal, au vrai, ce qu’ils pouvaient faire d’autre. Pour ma part, j’aurais souhaité qu’on se gardât, dès le début, de toute pression et