Terre à étoiles

LE MARCHÉ X

Dans le métro, ce court poème de Madeleine Riffaud :

Il fait noir
Acceptons la nuit
Nuit :
Terre à étoiles

Le jour où j’ai appris que j’étais reçu au brevet élémentaire, je suis allé au patronage et l’abbé m’a vu entrer un instant dans la chapelle. Quand j’en suis sorti, il m’a dit que j’avais remercié le Bon Dieu, que je n’étais pas un ingrat, que c’était bien. Le compliment n’était pas mérité, mais cet instant avait compté. Pour la première fois, j’avais établi un lien entre la joie et la dépossession. La dépossession, c’est le contraire du sacrifice, cette automutilation orgueilleuse, ce troc avec l’absolu. Elle glisse dans la foulée de la joie, un peu comme la barque quand le rameur cesse de ramer. Elle est abandon délicieux, plongée dans l’océan, complicité rieuse avec l’infini. L’obscur aussi dépossède, je l’ai vu plus tard, mais il dépossède pour désarmer, pas pour libérer. Je le connais bien, lui aussi, trop bien. Peut-être est-ce le frère de la joie, un frère un peu caractériel ? En même temps qu’il la combat, il l’alimente en espérance. Et entre l’obscur et la joie, qu’est-ce qu’il y a ? L’ordinaire de la vie, cette histoire à nos seules mesures qui restera largement incompréhensible à ceux qui nous connaissent le mieux. Rien à voir avec ce quotidien de basse-cour dont on nous pourrit l’imagination ; celui-là ne mérite pas d’être escorté à l’égout.

Renoncer à se cacher dans le temps, à y aménager des refuges, des zones franches inaccessibles aux élans de la joie et à l’odeur de la mort. L’illusion de l’époque, c’est de pouvoir fabriquer de tels igloos. Pour les uns, la bonne planque, c’est de se fondre dans la masse ; pour d’autres, de se prendre pour le centre du monde. D’autres demandent protection au sérieux, à l’objectif, à l’utile. D’autres encore au divertissant, au futile. Ces stratégies ne valent pas un clou ; pourtant, plus l’époque se sent menacée par un infini qu’elle refuse de toutes ses forces, plus, à son stupide désespoir, elle se perçoit inachevée, plus cette diablesse hystérique s’entête à nier l’évidence. Ne pas s’abandonner, surtout ne pas s’abandonner ! Je comprends mieux pourquoi, toute ma vie, à peine arrivé dans un groupe, j’ai travaillé à m’en faire expulser. Être expulsé, c’est naître.

Je ne dirai pas que je n’ai pas peur de la mort, même si la confiance – ou le fatalisme – l’emporte le plus souvent. En tout cas, l’angoisse ne domine pas, ne domine plus. Ce qui est premier, en dépit de tout ou à cause de tout, c’est le sentiment de n’être pas encore tout a fait né. À un moment difficile de ma vie, j’avais composé une chanson dont le refrain était : « J’en suis toujours au temps/D’accorder ma guitare » Je retrouvais là un sentiment dont je m’étais longtemps laissé écarter par l’obsession d’être adulte. Je renouais avec mon enfance ou, plutôt, avec mon désir d’enfant.

« Celui qui a pensé le plus profond aime le plus vivant. » Si ma mémoire est bonne, c’est de Hölderlin. L’idée me convainc de moins en moins. Je dirais plutôt : « Qui aime le plus vivant se donne les moins mauvaises chances de ne pas penser trop creux. » Mais, le plus vivant, où est-il ?

Ami très bourgeois, très énarque, très mondain, qui vous êtes pourtant montré si prévenant à mon égard, si vraiment délicat, si indulgent, y compris ce jour où, déjeunant chez vous et me levant trop brusquement pour saluer votre femme qui traversait en coup de vent la salle à manger, j’ai heurté de ma chaise un innocent guéridon et brisé un vase de Sèvres plus innocent encore, j’ai renoncé à vous voir, contemporain si proche et si éloigné, quand j’ai lu la dédicace écrite de votre main à la première page d’un livre sur le luxe : imaginant me faire un grand plaisir, vous prétendiez que mon luxe à moi, c’était la liberté. Terrifiant quiproquo. Flagrante impossibilité d’échange. Limite absolue à toute communication. Pourrez-vous le comprendre ? La liberté n’est ni mon luxe ni mon vase brisé. C’est le verre acheté au super où je bois, jour après jour, cette existence douce-amère dont je renonce, sans doute à tort, à vous donner idée.

Une fois sur cent, la publicité du métro m’amuse ou m’émoustille. Le reste du temps, elle m’assomme. La nudité des murs sales serait-elle plus éloquente ? À moins peut-être, pour dérider les voyageurs, de les couvrir de citations croisées de Jean-Pierre Raffarin et de François Hollande ? Je ne me serais guère intéressé aux commandos anti-pub si la RATP ne leur avait répondu par une initiative hautement symbolique de la nullité des cerveaux technocratiques. Pour épargner à l’espace sacré de l’argent l’agressivité des protestataires, elle s’est en effet mis en tête d’offrir à la « liberté d’expression » plusieurs panneaux publicitaires. Chacun trouvera chez son sociologue habituel les commentaires qui s’imposent quant à ce détournement de détournement. Moi, je ne sais que songer, avec une tendresse apitoyée, au consultant dont les neurones s’usèrent à imaginer cette parade futée. J’imagine son soulagement de pouvoir enfin se venger de l’humiliation qui fut la sienne aux alentours de sa troisième année quand, pour faire cesser son babil, on posa devant lui une feuille et un crayon : « Fais un joli dessin, mon chéri ! »

On manque sa vie comme on manque un train : quand on ne réussit pas à monter dedans.

Ce voisin cherche à se loger en province et visite dare-dare appartements et maisons. Il est frappé par la tristesse des retraités qu’il rencontre, même et surtout s’ils sont nantis. Madame, volubile, empile les projets et fait réchauffer l’enthousiasme de ses vingt ans. Monsieur joue la profondeur, se perd dans des recherches inutiles, barbouille des paysages d’après cartes postales dans un réduit où désordre et saleté bénéficient d’une sorte d’exterritorialité. Quand on leur demande pourquoi ils veulent quitter une installation confortable, ces braves anciens hésitent un peu, puis avouent : « C’est pour nous rapprocher des enfants… » Le train, le train, il ne faut pas manquer le train !

La liberté, c’est n’importe quoi sauf n’importe quoi.

Le voisin a encore visité, au fond d’une campagne reculée, une immense demeure délabrée où s’était installée, disait l’agent immobilier en baissant la voix, une sorte de secte. Vivaient là des gens, des gens, disons-le sans hésiter, des gens d’une autre couleur. Laquelle, cela n’a pas été nettement établi. Une autre couleur. La maison n’était pas sans charme : la visite dura un bon moment. L’agent immobilier paraissait heureux de se confier. Oui, il avait parlé avec ces gens, avec la femme surtout, qu’il trouvait fort aimable. « Vous savez, dit-il soudain, elle raisonne comme vous et moi… » L’histoire se situe en février ou mars 2004. Le voisin met sa main au feu qu’aucune arrière-pensée, aucune mauvaise ironie n’effleure l’agent. Au contraire, dit-il. Cet homme lui annonce une bonne nouvelle, partage avec lui une magnifique découverte. À la cinquantaine, une dimension inattendue de l’humanité lui est révélée. Je crois le narrateur et je crois l’agent immobilier. Je ne ferai pas partie des procureurs qui saisissent toute occasion de monter sur leurs grands ânes. « La justice est le plaisir de Dieu seul. »

Derrière moi, dans la rue, deux adolescentes bavardent. « La moitié de la classe… », dit l’une. Le ton me suffit. Pas besoin de me retourner. Je retrouve d’instinct mon bon vieux sentiment de compassion. Cette « moitié de la classe » qui lui emplit la bouche, c’est les autres, au sens où Sartre disait qu’ils sont l’enfer : les autres, pas l’autre, pas la multiplicité des rencontres avec l’autre. Qu’il va être long ton parcours, jeune fille ! La masse opaque des autres, fruit de ton éducation petite-bourgeoise et de ta docilité, va te faire hésiter entre la fascination et la haine, entre l’imitation et le refus. Combien de temps te faudra-t-il pour comprendre que les autres n’existent pas, ou plutôt que l’existence que tu accordes à cette masse indifférenciée, inépuisable champ de manœuvres pour commissaires du peuple, pour prophètes, pour managers, est exactement proportionnelle à celle que tu te refuses à toi-même ? Que les autres, c’est une façon de désigner ta défaite ? Quand pourras-tu te déprendre de ce magma, quand rendras-tu à chacun des autres, au moins par l’imagination, son visage singulier ? Sauras-tu, un jour, voir le monde comme cet admirable concert dans la rue que nous offre L’enfant au violon ? Pour libérer les autres, de quoi deviendras-tu la spécialiste, la pasionaria, la Sœur Emmanuelle ? Entendras-tu en toi l’infime fausse note par quoi tout commence ? Mais est-ce pour toi que je m’inquiète, ou pour moi ? À mon âge, je n’ai pas encore réussi à les mettre KO pour le compte, les autres…

L’infime fausse note par quoi tout commence, ce n’est pas une manière de dire. Un des plus grands poèmes du XXe siècle, Le Fou d’Elsa, est construit sur une faute de français trouvée dans une chanson. « La veille où Grenade fut prise… » y était-il écrit, et non, comme il eût fallu, « la veille du jour où… ». C’est ce jour absent que la poésie était chargée de retrouver. La vie s’engouffre par les brèches ; c’est par nos défauts qu’on nous aime !

Si jamais un jour, fatigué d’errer, je me raconte que militer pour ce clan, pour ce club, pour ce parti, pour ce groupe donne réponse « à la question que je suis », ayez pitié de moi : aidez-moi à m’en dépêtrer !

Au tribunal, ce matin, les plaignants, que l’on n’accuse pourtant de rien, mettent les mains derrière le dos quand ils répondent aux juges. Vive l’école de la liberté ! Le foulard, est-ce vraiment plus grave ?

Une devinette des surréalistes. La maison du poète est en feu. Que cherche-t-il d’abord à sauver ? Réponse dans le Marché XI, inch’Allah.

Pour vendre ses culottes et ses soutiens-gorge, une marque de sous-vêtements (oserait-on encore parler de bonneterie ?) affranchit les filles : « La séduction n’est qu’un jeu. » Si cette pub incite les jeunes acheteuses à passer plus de temps à séduire et moins à regarder la télévision ou à préparer leur retraite, je ne m’en attristerai pas. Une société à dominante érotique me conviendrait très bien. Je ne suis pas le seul. Des gens aussi sérieux que Jacques Berque ou Jacques de Bourbon Busset, pour ne citer que les plus récents, ont envisagé sérieusement cette perspective. Ce que je ne pardonne pas à cette pub, en revanche, c’est le ne… que… Je ne veux pas de cette dévalorisation du jeu au profit du faux sérieux de la rationalité lucrative ou de la politologie constipée. « Nous ne connaissons les choses, disait Marcel Jousse dans son langage abscons mais génial, que dans la mesure où elle se jouent, se gestualisent en nous. (…) Le Jeu, c’est l’extérieur interactionnel qui s’insère en nous, s’imprime en nous, et nous oblige à l’exprimer. » Et encore : « Le Jeu est la chose la plus effroyablement humaine. » On trouvera cette pensée et ce langage dans L’Anthropologie du geste (Gallimard, 1974). Sans le jeu, les modes de l’humain ne sont plus que des mécanismes ; le plaisir est un fonctionnement hormonal, la pensée un exercice de récitation. Si, sur mon lit de mort, on me demandait ce que je regrette le plus, je dirais : le jeu. J’ai joué avec passion toutes les fois que je l’ai pu. Ceux qui m’ont détourné du jeu m’ont fait du mal. Ceux qui m’en ont donné le goût m’ont fait du bien. Quels jeux ? Les vrais. La compétition gratuite, la séduction, le jeu des mots, le jeu des idées. La danse ! Ah ! la danse ! Le jeu de se contredire, de se contrefaire, le jeu d’être multiple. Une vérité qui ne joue pas n’est pas généreuse. Tout amour joue ; l’esprit de sérieux le tue. Je ne pense pas être un esthète. Je ne joue pas par scepticisme, par désespoir, par ressentiment, par ennui, par raffinement ampoulé. Je joue parce que rien ne va mieux au désir que le jeu. Une vérité que ne frôle pas l’ombre du jeu mérite d’être renvoyée en cuisine. Un instant de jeu me fait croire dur comme fer au bonheur, me fait toucher l’immense, me propulse dans l’amitié, m’installe dans la confiance. Puisqu’il est souverainement bon, Dieu doit être aussi souverainement joueur. Mais je viens d’écrire une sottise. Sur mon lit de mort, je ne m’occuperai pas de mes regrets. Je demanderai : « À quoi on joue, maintenant ? » En haut lieu, on comprendra.

Chaque matin, au bulletin de huit heures de France-Inter, le même supplice : é, à la fin d’un mot, et parfois au milieu, devient è : « L’ information a ètè rèvèlèe par M. Delanoè. »  « Le gardien de but a dit que l’enjeu du match l’avait stimulè. » Comme si, par une inflexion narcissique, le journaliste voulait, au dernier moment, garder pour lui le propos qu’il adresse aux auditeurs, ou le leur reprendre. Snobisme et avarice.

Plus vaste, plus généreux, ce boucher de la rue Mouffetard dont une colère fit autrefois le bonheur d’un linguiste célèbre. Ce matin-là, dans la boutique, un chien mal surveillé par sa maîtresse s’était risqué à flairer d’un peu trop près une pièce de viande. Le linguiste fut aux anges quand il entendit ceci : « Moi, Madame, vot’ chien, la prochaine fois, c’est pas dans l’sien, mais c’est dans l’vôtre, de cul, qu’j’y mettrai mon pied. » C’est la tragédie classique, son rythme, son mouvement, clamait le linguiste à tous les vents. La présentation des personnages. L’entrée du héros, le toutou. Le créneau horaire dans lequel tout va se jouer. L’ambiguïté, la méprise. L’instant fatal. Boucher, vous avez bien parlè.

Je n’ai jamais été ni barriste ni deloriste mais le dialogue de ces deux grands anciens m’a entraîné l’autre soir dans un sommeil d’une parfaite quiétude. Leur connivence courtoise faisait passer un souffle frais sur le désert politique. Je me suis enhardi : j’ai monté le son. Ils en étaient à expliquer de concert que si le militantisme est en train de disparaître, c’est parce que les militants ne sont plus que des apparatchiks qui préparent les élections. Que cette explication fût un peu courte, ni l’un ni l’autre ne semblaient s’en apercevoir. Pour eux, le monde n’a pas changé, les esprits et les cœurs moins encore ; entre la société et les citoyens, rien ne s’est rompu. Ces hommes estimables mourront sans avoir rien vu de leur époque ; ils auront occupé les plus grands postes, se seront entretenus avec tous les puissants, auront sillonné le monde sans s’être jamais départis d’un humanisme studieux et modeste qui n’a même plus sa place au musée Grévin. C’est touchant, et c’est navrant. Bonsoir, mes jeunes anciens !

Côté femme est un hebdomadaire des éditions catholiques Bayard dont le premier numéro se propose de préparer les femmes à rien moins qu’« inventer un nouveau bonheur ». Deux comédiennes, une agent d’assurances et une directrice de laboratoire proposent quatre pistes d’une fulgurante originalité, d’une brûlante sensibilité :
1. J’ai appris à penser à moi.
2. Il suffit d’être attentif aux petites choses.
3. Il faut faire au mieux avec ce qu’on a.
4. Le bonheur, c’est de jouir de l’instant présent.
Tel est le projet de la civilisation chrétienne, version people. Kif-kif le reste, moins les filles à poil. Émétique.

De l’essayiste et critique Jean Onimus : « Émergés d’un trouble, nous ne sommes que trouble et ne créons qu’en troublant. »

Le combat des psys pour sauvegarder la liberté de leur profession me laisse sur ma faim. Ils ont évidemment raison de refuser la normalisation de leur activité, c’est-à-dire, en fait, celle du psychisme. Mais sentent-ils assez que c’est là un combat d’arrière-garde et qu’il est urgent de passer à la contre-offensive ? Que signifierait une société où tout serait contraint, sauf l’espace thérapeutique ? À quoi sert d’évoquer librement sa souffrance si rien de ce qu’on entreprend ne peut échapper à l’utilitarisme sordide et à la servilité ? Faut-il attendre, pour défendre la liberté, qu’elle soit étouffée par l’angoisse ? Les psys diront que leur affaire, c’est de soulager les misères de l’esprit. C’est vrai. Et les professeurs, qu’ils ont à transmettre le savoir. À chacun son champ particulier. Voilà qui paraît raisonnable. À cela près que, face à la globalisation de la contrainte, la sectorisation de la liberté est indéfendable. La feuille de route que nous impose une organisation sociale devenue folle ne peut pas constituer une règle de conduite. Un cadre, par exemple, ne peut plus faire semblant d’ignorer les conséquences des performances commerciales ou techniques qu’on exige de lui. Impossible de ne défendre que des intérêts particuliers quand l’ensemble de l’activité perd le nord. S’il est généralement utile d’établir de sages distinctions, il est parfois urgent de les oublier.

Pour le philosophe Möng-tseu, dont le nom fut latinisé en Mencius, le grand homme est celui qui « garde le cœur rouge de l’enfant ».

Un superbe livre de François Jullien sur la civilisation chinoise, La propension des choses, m’explique le malaise où me jette à peu près tout ce que je lis. Dans la tradition chinoise, quelque chose l’emporte sur la perspicacité intellectuelle : le sentiment aigu de participer au mouvement du monde, quoi qu’il en soit des événements, des circonstances et de l’idée qu’on s’en fait. Ce sentiment n’a presque plus aucune place en Occident. Ce qui s’y écrit souffre d’une carence de chair, de matière, de « cœur rouge », de vie singulière qui n’épargne même pas la littérature intimiste, aussi chosiste que le reste. L’Occident observe, constate, classe, commente, juge avec une confiance naïve dans le bien-fondé et la transcendance de sa posture. Paralysée par une terreur secrète, la plume n’y tremble plus ; le doute lui-même n’est qu’une hésitation devant un choix. Dans ces miroirs qui cherchent d’autres miroirs, je sens une détresse raidie en vanité, en orgueil, en susceptibilité agressive. La pensée n’y connaît pas l’étreinte, ni la caresse, ni la peur, ni le dégoût, ni le rire. Elle n’effleure pas le visage du monde. Rien ne la surprend, rien ne l’effarouche, rien ne la ravit. Même la colère, même l’indignation paraissent prévisibles, organisées. On est à l’affût des idées comme d’un gibier. Ni pesanteur ni légèreté, ni écho ni aura. La sensibilité des Occidentaux leur reste sur les bras. Quelque chose ne joue plus entre le monde et eux.

Participer au monde, c’est bien autre chose qu’intervenir dans ses débats. Il y a une frigidité douloureuse dans des mots comme intervenant, enseignant, apprenant, communicant. La perspicacité intellectuelle, aux yeux des philosophes chinois, n’est qu’une fonction. Le sentiment d’être relié au monde, fait d’appartenance et d’adhésion, relève, lui, de la vie de la nature. Quand une conscience particulière considère cet univers qui l’engloutit et qu’elle comprend, l’humain se manifeste dans sa vérité : d’un côté, la fusion toujours possible avec la nature, immense et familière ; de l’autre, cette voix singulière qui s’élève pour saluer le monde et lui donner forme. L’enfant n’a pas besoin d’explications pour entrer dans ce mouvement. Après, apparemment, ça se gâte ; en réalité, tout commence. Au petit garçon d’un de ses amis qui lui montrait fièrement son dessin, Picasso avait dit : « Si, quand tu sauras tout, tu fais encore des choses comme ça, alors tu seras un artiste. »

Il n’a jamais été simple de se tenir dans cette attitude de présence constante, ou de constance présente. C’est plus difficile encore depuis que nous avons quadrillé, du même mouvement, le monde et la conscience, depuis que nous les avons coupés, l’un et l’autre, de leurs racines et de leurs sources, depuis que, prenant une rationalité déraisonnable pour le tout de l’être, nous avons décidé, contre toute évidence, de voir dans cette mutilation un progrès et dans notre frustration une libération, depuis que nous avons fait de cette mutilation et de cette frustration les deux ressorts de ce que nous appelons le développement, concept magique et confus que nous proposons désormais comme principe non seulement à l’évolution du monde, mais encore à notre devenir personnel.

Tout le monde sait cela, ou l’éprouve. Nous serions pourtant de bien mauvais élèves de la pensée chinoise si nous trouvions là une raison de désespérer. Il est dans la nature des choses que tout cela passe, et tout cela passera : nous vivons une crise cyclique ou métaphysique dont notre alternance politique n’est que la copie en nougat. Chance ou péril ? Les deux, sans doute, il n’y a pas à choisir. Mais, à supposer qu’on le puisse, je parierais : chance.

Il n’y a pas plus de mérite à sentir son époque qu’à être témoin d’un événement historique ou d’un crime : on était là, voilà tout. Parce que, dès ma naissance, l’existence m’a placé dans une situation de porte-à-faux à peu près généralisée, je n’ai pas eu le moyen d’éviter un trouble que mon modeste courage et ma médiocre imagination m’auraient certainement épargné si j’avais été pris dans d’autres circonstances. En somme, j’ai adopté, moi aussi, la fière devise que la maison Bayard propose aux lectrices sans peur et sans reproche : « J’ai fait avec. »

Tout ne m’a pas été malheur, tant s’en faut, mais tout m’a été problème. Rien ne tombait jamais juste, ni la famille, ni la société, ni l’école, ni la culture, ni l’amour, ni la sexualité, ni les choix religieux, ni les engagements politiques, ni le travail. Il y avait heureusement la santé et, au cœur de cette santé, l’envie de vivre. Mais, pour y parvenir, j’avais toujours à produire un gigantesque effort de reconversion, comme si je n’avais jamais eu dans mes poches que de la monnaie étrangère.

Je ne suis donc pas spécialement étonné d’assister à la débandade de la civilisation occidentale. J’étais dans cette problématique avant même de savoir lire. Les règlements en tout genre dont on farcissait mon enfance et mon adolescence, je sentais chaque jour un peu plus fort qu’ils n’avaient rien à voir avec la vie. Je ne les refusais pas en tant que règlements : je les haïssais parce qu’ils ne me menaient nulle part. Mais ils étaient là, et je n’avais aucun moyen de m’y opposer. J’ai donc été un ultra, un ultra de la religion, de la morale, de la politique. Pour ne pas aller à ce que je n’aimais pas, je suis allé de toutes mes forces à ce que je détestais : c’était la seule manière de sauvegarder l’ébullition.

Je me trouvais tocard parce que, me comparant aux autres, je me voyais dépourvu de leur capacité de recul, de mise à distance, d’indifférence. Je ne savais pas interrompre une conversation par une pirouette ou un bon mot. Je me cognais la tête contre tous les murs. Mur d’une sexualité inaccessible. Mur d’un univers religieux manipulateur. Mur d’une société bourgeoise fondamentalement perverse, et dont les séductions ne me séduisaient pas.

Ce que je ne pouvais pas voir ? Une chose infiniment simple. Que je n’étais ni plus ni moins bête qu’un autre, ni plus ni moins lâche, mais que la situation affective et sociale dans laquelle j’avais été jeté m’interdisait toute solution négociée avec un monde que je sentais, au fond de moi, condamné. Je voulais m’engloutir dans chacun de mes problèmes, dans chacun de mes combats pour ne pas avoir à faire face à une difficulté d’une tout autre taille, celle de vivre dans un monde où je ne me reconnaissais pas. La question religieuse se posait à moi ? Elle se pose toujours. La question sexuelle ? Elle se pose encore. Heureux (?) ceux qui portent sur ces choses le regard mélancolique du patriarche apaisé : je ne fais pas partie de cette noble cohorte. Toutes les questions sont là, celles-là et tant d’autres, bien vivantes, bien exigeantes. Mais je comprends mieux que, fonçant tête baissée dans chaque bagarre, je cherchais sourdement à affronter quelque chose que je ne pouvais pas nommer, que je ne devine encore qu’à peine, que les problèmes dûment répertoriés escamotaient, et escamotent toujours.

Quoi donc ? Difficile à dire. Un débat qui court sous les débats repérables. Débat ne va pas : trop solennel, trop artificiel, empesé. Plutôt une tentation, une tentation positive, une certaine façon de se sentir de plain-pied avec soi-même, avec les autres, avec le monde. L’accès immédiat à l’intime et à l’universel. Non pas à des idées : à une source, à un ruisseau. À une mélodie sans prétention, mais sans mièvrerie. À un carrefour où se rencontrent et se concentrent l’essence du religieux, l’essence de la sexualité, l’essence du politique. Non pas quelque fumisterie sectaire, syncrétique, gnostique ! Un lieu intérieur que tout le monde reconnaît, le boucher de la rue Mouffetard, l’agent immobilier ébloui par une femme d’ailleurs, le vieux couple qui veut se rapprocher de ses enfants et qui ne les retrouvera pas. Un donné à la fois étrange et banal qui reconcerte en déconcertant.

Avoir pressenti dans ma vie des bouleversements qui la dépassaient de toutes parts et auxquels je ne pouvais donner l’ombre d’une explication puisque j’étais conscient de ne devoir cette particularité qu’aux seules circonstances, m’a longtemps été un insupportable handicap. Il m’arrivait d’envier – ou d’avoir envie d’envier – des gens dont l’existence paraissait couler de source. Le temps et l’évolution de l’époque ont transformé le handicap en privilège ; il me vient de la lumière d’où il ne me venait que de l’ombre. Ceux dont j’imaginais l’existence harmonieuse, leur angoisse me saute aux yeux. Cet équilibre que je me reprochais tant de ne pas savoir atteindre, je le vois en eux s’effriter, chanceler, menacer, mendier.

Il n’y a pas de remèdes partiels, pas de thérapies ciblées aux maux dont souffre notre société occidentale. Pour vous dissimuler ce b a ba et continuer à vous ravager tranquille, vous pouvez à loisir faire vibrer d’indignation vos cordes vocales, prendre le monde à témoin de la pureté de vos intentions, en appeler pathétiquement à l’optimisme, convoquer les grands ancêtres, pousser devant vous des bataillons de chercheurs et de trouveurs et, naturellement, exclure à tour de bras vos éventuels contradicteurs : chacune de ces simagrées apporte imperturbablement sa pierre à ce que vous refusez. Accueillir en soi un bouleversement qui dépasse tout ce qu’on peut en penser, le laisser exercer son action dissolvante dans tous les secteurs de la vie sans cesser de guetter le moindre signe de fraîcheur, voilà ce qu’on peut progressivement entreprendre, pour autant qu’on le sente nécessaire. En tout cas, s’engager seul, et à ses risques, dans l’imprévisible est désormais l’unique façon de rencontrer les autres. Le reste est un labyrinthe, un cimetière camouflé en labyrinthe.

(13 avril 2004)