Un peu de recul

LE MARCHÉ XX

Plus de télé. Le 29 mai, nous nous sommes invités chez Michel Thompson pour suivre les résultats. Bien avant 22 heures, des coups de fil venus d’un peu partout tuent le suspense. Reste le score. 54 ? Vraiment bien ! Nous attendons poliment quelques minutes. Pas passionnant. Un peu de bois jeté dans la cheminée et nous tournons le dos à tout ce beau monde. « Je commence une peinture, dit Michel. Une tache de couleur. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne veux rien. Je ne peux en parler ni après ni avant. Une force en moi, peut-être Dieu, me pousse à peindre. Il y a de longues périodes de sécheresse. » « Le don, dit-il encore, c’est l’amour qu’on porte à ce qu’on fait. » Villepin annonce les résultats officiels. Un silence, puis Michel : « Très jeune, j’ai compris que je ne voulais pas travailler. »
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J’ai choisi de voter non et de dire pourquoi. Si c’était à refaire, je le referais. Il y aura d’ailleurs d’autres occasions. Pour l’instant, un peu de recul. D’une part, parce que la situation est d’une confusion totale et que je me moque comme d’une guigne de ces appétits de pouvoir déchaînés ; d’autre part, et surtout, parce que les commentaires et les commentaires des commentaires m’étouffent, me paralysent, installent en moi un labyrinthe de non-sens qui me fait vaguement honte. Je ne veux pas non plus que ce Marché me donne des habitudes. Je ne suis pas un fournisseur. Les lecteurs ne sont ni des clients ni des compagnons de clan. Une solitude s’adresse à d’autres solitudes, comme elle peut, quand elle peut.
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En 1940, j’étais avec ma mère dans une maison de l’Orne où des amis nous avaient accueillis. Elle disait partout que nous étions en exode ; je trouvais cette situation fort distinguée. Il y avait là un vieux monsieur très gentil, avec une grosse voix et un gros nez. Il avait un jour emmené sa femme à une représentation de Badine, comme disent les comédiens. Depuis, il l’appelait Dame Pluche. Un matin, je me promenais avec lui. Mon petit vélo et moi tombâmes dans le fossé. Je lus une telle désolation dans les yeux de Monsieur Pluche, penché sur le désastre, que, malgré les ronces et les orties, je voulus faire le brave. « Rien de neuf ! », lui criai-je. Des années après, il en riait encore. « Sacré Rien de neuf, disait-il en s’essuyant les yeux, sacré Rien de neuf ! »
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Quand mon petit vélo tombera définitivement dans le fossé, peut-être penserai-je quelque chose comme ça : rien de neuf. Jean Mambrino le dit :
Ne demeure
que ce qui change.
C’est dans Le mot de passe, un recueil de quatre cents distiques publié en 1983 aux éditions Granit. Puisque j’ai ouvert le livre, j’en laisse s’échapper quelques-uns.
Rien de ce que tu as rêvé.
Tout ce que tu as rêvé.
et encore :
Les souvenirs
sont du passé qui espère.
et encore :
Si tu nommes trop haut les choses
elles se retirent.
et encore :
Écoute le ciel te dire :
– je ne suis pas le ciel.
et encore :
Regarde ton rêve
avec les yeux du rêve.
et enfin :
Une barque se détache seule de la rive,
et s’en va.
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Les aventuriers savent que rien ne change, pas les rêveurs immobiles. Heureux qui comme Ulysse… Je voudrais supplier la dame américaine qui consacrera peut-être, dans une quarantaine d’années, une savante étude au non français du 29 juin de ne pas attacher trop d’importance à ce qu’elle aura trouvé dans les journaux, les tracts, les déclarations politiques. Je dis cela parce que, par une curieuse coïncidence, tandis que j’en étais à me demander si j’avais encore quelque chose à dire sur le référendum, une amie m’a fait découvrir le Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross. Que de surprises dans cette lecture ! Je suis stupéfait qu’il soit nécessaire d’expliquer en long et en large que Mai 68 n’a pas été une « grande réforme culturelle, un rendez-vous avec la modernité, la naissance d’un nouvel individualisme », mais une contestation radicale où se mêlaient les spéculations des étudiants, les revendications ouvrières, les souvenirs des guerres coloniales, les luttes tiers-mondistes. Le temps aura donc passé si vite ? Hélas !
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En lisant Kristin Ross, j’ai retrouvé le malaise qui m’habitait à l’époque : j’étais devant une double impuissance, une double imposture. Côté des autorités, une incompréhension radicale, d’autant plus pesante que la politique de De Gaulle, notamment en Algérie, avait habitué les Français à moins de simplisme. Exaltation de l’ordre, célébration de la force, mélange écœurant de brutalité sommaire et de solennité archaïque et empesée, le pouvoir ne disposait plus que d’armes misérables ; quelque chose se révélait définitivement out, ce quelque chose qui a décidément la peau dure et qui continue, depuis, à traîner son agonie. Côté contestation, une incroyable cuistrerie, une compétition d’idées creuses et jetables, une débandade de mots, une sincérité provocante aux antipodes de l’authenticité, une formidable ignorance masquée sous un dogmatisme péremptoire puisé dans les fiches de lecture et les notes de cours ; et, déjà, dans la plupart des jeunes gens qui menaient la danse, l’astuce grisâtre des vieux routiers de la manip. Pourtant, de cette poubelle soudain vidée de ses détritus anciens et récents, s’élevait le plus léger des chants, le plus aérien, le moins prévisible.
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Cela, qui ne figure dans aucune documentation, Kristin Ross ne l’a pas senti. À peine son livre ouvert, j’ai fait le pari : elle ne parle pas de Clavel. Gagné : aucune trace, ni dans la bibliographie ni dans l’index. Pourtant, de Papon et Marcellin à Sartre et Krivine, en passant par le bataillon complet des anciens Nouveaux philosophes qui se servirent de lui, tout le monde est là. Mais pas de Clavel. Pas d’Henri Hartung non plus, dont le pamphlet Les Princes du management attaqua, bille en tête, avec une superbe ferveur, l’établissement économique. Les deux exécrables certitudes, les deux servilités coiffées d’idéal, ce Yalta de 68, continuent, quarante ans après, à se partager les dépouilles de Mai.
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Le 25 mai, Christian Fouchet, ministre de l’Intérieur évoque « la pègre chaque jour plus nombreuse qui rampe, enragée, depuis les bas-fonds de Paris, qui se cache derrière les étudiants et se bat avec une folie meurtrière. » Il demande « que Paris vomisse la pègre qui la déshonore. » Que croyez-vous que répond L’Humanité Dimanche, le lendemain 26 mai ? Ceci : « Toute la nuit durant, dans différents districts de Paris, on trouve une racaille des plus douteuses, cette pègre organisée dont la présence contamine ceux qui l’acceptent et, plus encore, ceux qui la sollicitent. » Quelle belle préfiguration du bannissement des voyous par Bush et Sarkozy ? J’étais plutôt, à l’époque, un type rangé ; aucun romantisme de la marginalité n’agitait alors mes humeurs. N’empêche ! Comme je la sentais symbolique, cette exclusion des inclassables, des damnés de la morale et de la société ! Comme elle me rendait évidente une autre exclusion, moins spectaculaire mais combien plus profonde, celle du religieux, ou de l’inconscient, ou du fondamental, ou de l’anthropologique, ou de l’imaginaire, ou de la folie. Ce lâche abandon de soi-même aux faits sociaux, aux simulations sociales, abandon calculé, intéressé et, par là, névrotique, toute une société, côté brutes ordonnées et côté jacasseurs aux dents longues, se l’imposait comme un destin pour ne pas compromettre ses affaires, ses intérêts, son développement. Le moins comique n’était pas d’entendre les protestations de marginalisation de gens aussi peu intégrés dans la société, vous me l’accorderez, que Marguerite Duras ou Maurice Blanchot : sans faiblir, ils revendiquaient leur identification à la pègre : « Nous avons participé aux actions attribuées à la soi-disant pègre [on notera l’emploi étonnant, chez des écrivains aussi maîtres de leur langue, de soi-disant pour prétendue ; que la pègre dise d’elle-même : “Nous sommes la pègre”, ça, c’est une idée de Saint-Germain-des-Prés !], nous affirmons que nous sommes tous des casseurs, nous sommes tous la pègre. » Mais comment donc ! Ne nous gênons pas ! Les riches ont le droit de tout piquer aux pauvres, même leur révolte, si elle les intéresse.
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Des erreurs, il y en a. Jeter Michel Henry dans le même sac que Finkielkraut ou Glucksmann est un contresens. Mais nous ne sommes pas à une soutenance de thèse. Kristin Ross montre très bien comment les Nouveaux philosophes ont réussi, en quelques années, à mettre 68 dans le vent ; comment la déploration de grands malheurs survenus dans d’autres lieux ou à d’autres époques leur a permis non seulement d’éluder toute critique de ce monde occidental auquel les plus illustres d’entre eux sont unis par les liens sacrés de la fortune, mais encore, contre toute vraisemblance, contre toute pudeur, contre toute réalité, en ignorance parfaite d’un monde du travail qui leur était plus étranger que la Chine, de pousser l’imposture, ou la rêverie de potaches, jusqu’à se proclamer, avant l’Ahuri pétrolifère, champions aristocratiques d’une civilisation occidentale censée protéger le monde contre la barbarie. Ce débat n’est pas neuf. Je me serais bien gardé d’y mettre mon grain de sel si Kristin Ross n’avait cru devoir tenir pour spirituelle l’attitude de ces penseurs. Là, mon sang ne fait qu’un tour. Je veux bien tout. Qu’on décore ces anciennes jeunesses, qu’on leur accorde un Nobel collectif, qu’on les étudie dans les écoles, qu’on leur dresse des statues en nougat. Mais qu’on trouve de la spiritualité dans leurs écrits, ça, jamais. La spiritualité n’est pas un martèlement satisfait de valeurs abstraites. La spiritualité n’est pas une pleurnicherie sur la décadence de la civilisation. La spiritualité n’est pas la dénonciation des injustices des autres. La spiritualité ne prend pas la pose. Il y a spiritualité quand il y a ouverture intérieure à l’Être, quand cette ouverture produit le déchirement de l’âme, quand ce déchirement rejoint, par une sorte d’empathie mystérieuse, toutes les âmes, et d’abord les plus humbles. Les aristocrates peuvent, comme d’autres, être des spirituels : aucune aristocratie, ni du nom, ni de la fortune, ni de l’esprit, n’est, en tant que telle, spirituelle. Aucune spiritualité ne marchera jamais aux tambours médiatiques, aux cymbales de la pub, aux attaché(e)s de presse pressé(e)s de s’attacher davantage. La spiritualité oscille entre une joie qui n’a rien à voir avec la réussite et une souffrance qui n’a rien à voir avec l’échec. « Éclair et séisme dont le monde va se fendre : il est déjà fissuré. » écrit Clavel. Le cœur spirituel ne proclame pas, ne prêche pas : il voit. Il voit dans les autres et dans le monde parce qu’il voit en lui-même. Il voit en lui-même parce qu’il voit dans les autres et dans le monde. Non qu’il bénéficie d’extravagantes révélations, non qu’il dispose d’une particulière lucidité. Il voit ce que le dernier des ballots voit, rien d’autre : mais il le voit de l’intérieur, il le voit selon la profondeur de la misère, selon l’altitude de l’espérance ; il le lit dans la largeur du sens. Pourquoi ? Parce qu’il voudrait aimer, parce qu’il voudrait vraiment aimer l’Amour et qu’il se désole de voir que, ni par lui ni par les autres, l’Amour n’est aimé.
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Pour parler comme Michel Thompson, le seul don du spirituel, c’est l’amour qu’il porte à ce qu’il connaît. Voilà, au fond, pourquoi l’ami peintre avait dit tout ce qu’il fallait dire en cette soirée de référendum. Devant nous, le feu de bois ; derrière nous, comme pour nous faire froid dans le dos, la télé. La grâce du gratuit, la grâce de la largeur, une grâce de fervente indifférence, voilà ce qui était à l’horizon lointain, très lointain, si lointain, et pourtant si proche, de la victoire du non. Quel rapport avec la politique, demandez-vous ? Michel l’avait dit aussi : « J’ai compris très jeune que je ne voulais pas travailler. » En finir avec le salariat, en finir avec la captivité des âmes, en finir avec l’argent qui fait peur, en finir avec les images pour faire jolis les dollars et les euros. Qu’y puis-je ? Avant d’être douceur, le spirituel est dynamite.
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C’est pourquoi la spiritualité des Nouveaux philosophes m’est aussi suspecte que le vol des serpents ou la reptation des aigles. Le spirituel se reconnaît à deux signes infaillibles. Quelque part, ça aime. Quelque part, parce que ça aime, ça va chahuter. Je me demande dans quelle catégorie Kristin Ross aurait rangé Henri Hartung : parmi les illuminés, peut-être. Ce fils de général, petit-fils de banquier suisse, gendre de Wilfrid Baumgartner, ministre des finances de De Gaulle, n’était pas spécialement un naïf. Dans les années cinquante, son livre L’Éducation permanente, fut l’un des premiers à prôner la formation des adultes. Bien introduit dans le monde économique, il dirigeait en 1968 un institut de formation qui faisait référence. De son bureau du cinquième étage, Hartung régnait sur le grand immeuble qu’il avait acheté dans le sixième arrondissement. Nous nous rencontrâmes à l’occasion des événements. J’avais animé deux ou trois sessions, sans grande conviction, pour son institut. Je me sentais trop proche des contestataires pour continuer à exercer une activité qui me semblait, au moins telle que je la pratiquais alors, ne favoriser que le système. L’époque était assez théâtrale : je voulus faire part de mes analyses et de ma colère à ce M. Hartung lui-même, à qui je n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté. Je l’appelai. À ma surprise, il me demanda de venir immédiatement. Je le trouvai, digne et un peu raide, dans son building désert. Il m’écouta avec cet air impassible qu’il devait, au moins pour une part, à la philosophie indienne qu’il connaissait parfaitement et qui était sa source secrète. Je me rappelle avoir été assez véhément. Hartung ne manifesta rien. Quand j’eus terminé, il m’annonça seulement, après un silence : « Monsieur, je fais comme vous, je m’en vais. Voulez-vous que nous allions ensemble au quartier Latin ? ». Nous nous levâmes. Quand il passa devant sa secrétaire, il lui lança, comme une évidence : « Si quelqu’un me demande, veuillez dire, s’il vous plaît, que je suis sur les barricades. » La pauvre femme s’étouffa à demi ; je la crus en danger quand, revenant sur ses pas, Hartung ajouta, à son intention, cette utile précision : « Du bon côté, naturellement. » Cinéma ? Dans les jours qui suivirent, Henri Hartung céda son institut, pour un prix symbolique, à l’un de ses collaborateurs, quitta son appartement de la rue de Valois, vendit sa grosse voiture et se retira dans sa maison de Fleurier, en Suisse, où il passa le reste de sa vie à méditer, à écrire ses livres, à recevoir ses amis.
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Tel fut, pour moi, le climat de ce mois de Mai. Le récit en aurait sans doute amusé Kristin Ross. Mais elle avait de plus urgentes questions à se poser. Problème de communication, comme disent les concierges : quand elle se demande gravement si les maoïstes étaient plus proches que les trotskistes de la sensibilité populaire, le moisi de ces vieilles malles me donne la nausée. Des mots. Des fonctionnaires des mots. Des deux côtés des barricades, on tricote à la fois son avenir et sa captivité. Quand cette estimable universitaire tente de me persuader que les grèves de 1995 furent le plus bel écho que suscita ce mois de Mai, non seulement je ne peux m’empêcher de penser que ça ne fait pas bézef, mais surtout j’ai besoin de hurler, parce que je suis vieux et que les vieux n’ont rien à cacher, que je m’en contrefous. 68 n’était pas dans 68. Quarante ans après, Kristin Ross confond encore le fruit et sa coque, l’oiseau et l’œuf brisé. Il était sur toutes les lèvres, l’oiseau, pourtant ! Tout le monde pouvait le voir s’envoler, l’entendre chanter. À une seule condition. À une unique condition. On ne le capturerait pas. On ne lui demanderait pas ses papiers. On n’empêcherait pas sa musique. Mais ça, aucun des deux côtés de la barricade ne l’acceptait. Mais ça, ils ne l’acceptent toujours pas. Ils ont trop à y perdre, voyez-vous. Si on n’empêche pas la musique, comment canaliser la vie, en faire des fiches, les montrer au maître, avoir sa bonne note en management ou en trotskisme ! C’est ainsi que l’immense symphonie, l’ininterprétable symphonie de Mai 68 s’est perdue, qu’il n’en reste que les borborygmes des uns et les ânonnements des autres.
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Apparemment. Tout cela était écrit, sans doute. Mai 68, fruit d’un enterrement, s’est à son tour enterré. Les temps ne sont pas venus. Clavel le savait : 68 a sa place dans l’histoire de l’âme, celle qui ne s’écrit pas, qui se transmet en chuchotant, en tremblant. « Présence est à venir par décret de l’inaugural. » C’est le début d’avant tout début qui propulse vers l’illimitable présent à venir le signe frêle de cette beauté, de cette splendeur qui éclairait chaque visage. Peu importe 68. Peu importe ce 29 mai. Le monde a changé, nos cœurs ont pivoté : il n’y a plus que des traces d’avenir – et Rien.
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Cette révélation, comment aurait-elle pu ne pas révéler aussi la tragédie du sexe ? Tout ça, mes amis, aura été bien difficile. Se débarrasser de tant de conneries. Foncer dans tant de conneries. Se retrouver à chaque instant dans la contradiction absolue, être à soi-même, pour soi-même, ce vêtement déchiré qu’on tente stupidement de raccommoder. Je n’ai pas cité cet autre distique de Jean Mambrino :
Si le corps déserte
passer outre.
Chez moi, ça n’a jamais cessé de déserter. J’ai vu des regards sévères : ils mentaient. J’ai vu des regards rassurants, ou complaisants : ils mentaient. J’ai vu des regards savants et explicatifs : ils mentaient. Et soi-même, à soi-même, mentir ! Passer outre, oui. Passer outre malgré tout, malgré soi. Présence est à venir. Présence n’est pas une conséquence. Présence n’est pas un arrangement. Présence n’est ni punition ni récompense. Présence est un don, présence est gratuite. En fouillant dans les boîtes d’un bouquiniste, je trouve un titre d’un dominicain, Bernard Bro : On demande des pécheurs ! Envie de dire : « Présent!  Présent de tout mon cœur ! Je viens ! Je viens comme je suis ! » On a la vie qu’on peut, le trouble, ou la sérénité, ou la plénitude, qu’on peut. Côté trouble, j’ai été gâté et, à coup sûr, j’ai gâté. Mais pas de calculs, pas de comparaisons ! Notre seule égalité réelle est dans ce Je viens ! qu’on voudrait tellement pouvoir dire sans esbroufe, sans littérature.
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L’admirable Casbah d’Alger. Nous suivons dans les ruelles la brodeuse en long vêtement rouge qui nous guide. Sa petite fille est avec elle, signe de protection et de gravité. Parfaite dignité des jeunes gens assis devant les maisons. Aucun signe d’étonnement. Pourtant, les Européens sont rares ici. L’échoppe minuscule où la jeune femme travaille. Le geste rapide avec lequel elle jette un très beau châle sur les épaules de ma compagne. Dans une maison amie, on prépare la noce de demain : elle va nous y conduire. Ici, les façades sont aveugles, c’est du dedans que vient la lumière, c’est dedans qu’est la beauté. Nous nous tenons près du puits, au centre de la maison. L’hôte tire de l’eau pour nous. Soudain, groupées en riant à l’étage supérieur, les femmes font retentir leurs youyous d’amitié. Cent cinquante chaises ont été louées pour les invités de demain. Le maître de maison soulève les couvercles des énormes marmites où cuit la viande. « Dans la Casbah, dit notre guide, personne ne se met en retrait. » Un long regard, pour finir, sur la mosaïque de terrasses qui descend vers la mer, vers la mosquée. Là, un peu plus bas, était la maison d’Ali la Pointe. À côté, celle de Yacef Saadi. « Quand la guerre a commencé, nous explique-t-on, ils avaient une réputation de mauvais garçons. Et ces mauvais garçons sont devenus nos héros. » Belle leçon pour Christian Fouchet et l’Humanité Dimanche. La vie, ici, n’est pas en toc. Une société n’est pas en paix quand elle refuse à la fois ses bases et ses sommets, la fureur de ses profondeurs et le trille de sa jubilation. Nous redescendons. Ces adolescents que nous croisons, ni arrogants ni familiers, leurs noms grossiront peut-être, un jour, sur la table d’un fonctionnaire, quelque dossier Intégration… Puissions-nous surtout ne pas les désintégrer !
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Bonnes vacances ? Non. Baliverne. Bonne vacance !

(6 juillet 2005)