La tentation de Grenelle

LE MARCHÉ XXV

Quand on me prouverait par a + b que mon existence n’a été qu’une longue suite d’appétits et de concupiscences diversement camouflés, je n’en demeurerais pas moins certain que la largeur et la profondeur d’une vie tiennent au degré de dépossession joyeuse qu’elle a atteinte. Cette dépossession, certes, n’est pas la mutilation rituelle et sacrificielle que tant d’esprits supposés libres reprochent si véhémentement aux religions de leur avoir infligée alors même que, plus délurés en paroles qu’en actes, ils font leurs masochistes délices des humiliations où les jette la vulgarité de l’époque. Voilà cinquante ans que je suis au corps à corps avec le catholicisme de ma jeunesse et je ne tiens pas encore quittes de mes reproches ceux qui, sous couleur de faire grandir en nous le surnaturel, nous enseignaient à y rabougrir le naturel. Mais, nom de Dieu, le pèlerinage de Chartres avait quand même plus de gueule qu’une section du Parti socialiste ou qu’un congrès de DRH ! Reste que la dépossession dont je parle, le langage religieux lui-même peut la fausser. Il est magnifique et effrayant, ce mot d’Hölderlin qui constitue le leitmotiv de Blanche ou l’oubli : « Ce que nous cherchons est Tout. » Vous, moi, nous, encombrés contradictoires, prisonniers jacassants, sémaphores désordonnés, organisateurs de vide, mal désirants, trompeurs de temps, « ce que nous cherchons est Tout. » Et la prise de conscience, fulgurante ou méfiante, amoureuse ou rétive, de ce destin de liberté porte en elle, comme son enfant, le désir et l’exigence de la dépossession, désir exigeant, exigence désirable.
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Comment il naît, ce désir, de quoi il se nourrit, comment il se fraie son chemin, qui le saurait, ne serait-ce que pour un seul être, ne serait-ce que pour soi-même, serait Dieu ! Pourtant, plus que le respect, plus que la frigide tolérance, c’est de pressentir en autrui ce forage, ce démantèlement, cette capacité d’abandon, ce mouvement d’avalanche qui me le fait proche. Nous communiquons dans l’épaisseur des ombres, nous venons ensemble à une lumière dont nous ne savons ni le nom ni l’origine. Et nous y venons comme malgré nous, tous signes égarés, juste assez présents pour signaler notre absence. Et tous nos jalons sont des promesses d’oubli, et toutes nos boussoles sont à jeter à la mer.
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La République était belle sous l’Empire. Cette parole poudrée, ces accents d’indignation qu’imposent aux riches les persécutions que leur font subir les pauvres, cette aristocratique propension à glousser qui ruine, génération après génération, l’ambition toujours renouvelée de paraître comme tout le monde : je le dis comme je le pense, je vais finir par regretter cet anglophone de Baron. Ne croyez pas que je plaisante, ce départ fera date. Même en mettant le mot au féminin, le shakespearien Baron n’a pas de successeur. Honneur à la lucidité des patrons qui se sont choisi pour cheftaine cette Laurence Parisot qui peut tout comprendre et tout admettre de tout parce que la référence des références, l’entreprise, est aussi solidement enracinée en elle que la foi dans le cœur des Templiers. L’entreprise, c’est son éternité à disposition, sa drogue bénéfique, son intarissable fontaine de sens. Comme les mystiques de leurs apparitions, elle en parle sur le mode mineur, mais avec un frémissement de ravissement. L’entreprise, dit-elle, c’est comme le vélo, il faut toujours pédaler ! Quelle chance pour elle d’être habitée par un absolu aussi repérable, aussi familier ! Tout est possible, et n’importe quoi, pourvu que seule compte la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le maintien du progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seule compte la volonté de maintenir le progrès de la croissance de l’entreprise. Exit, avec le Baron, l’ombre de ces deux cents familles dont la dureté, ne serait-ce qu’en l’offensant, avait encore à voir avec notre misérable humanité. Nous voici au temps des certitudes qui planent, nous voici au temps des épures. Dans la baraque de foire du Medef, le monde est ce décor en carton-pâte qui défile derrière Laurence ; et elle, indifférente à tout, souriante, apaisée, déterminée, pédale. Il faut l’imaginer malheureuse.
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RER C. « Hier, un mec a manqué de respect à mon copain, dit une fille à une autre. Tu sais ce qu’il a fait, mon copain ? Il a pris son crayon à bille et il lui a planté dans le bras. Le sang pissait de partout. Morte de rire, j’étais. » Vous voulez la suite ? Vous voulez savoir en quoi et comment le mec a manqué de respect au copain de la fille ? C’est simple : il lui a parlé. Vous avez bien entendu : il lui a parlé.
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Vous arrivez à parler avec les gens, vous ? À parler vraiment ? À causer comme on disait autrefois ? Comme deux voisins dont les jardins sont séparés et reliés par un ruisseau et un pont et qui, sans se demander à qui appartient le pont, viennent parfois s’appuyer sur la rambarde, regardent les poissons, s’intéressent au temps qu’il fait en eux… Vous y arrivez, vous ? Moi, de plus en plus mal. Sauf avec quelques pauvres qui se sont faufilés entre les mailles.
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Parler fait peur, sans doute. On préfère rester en tête-à-tête avec les déchets de sa vie et de ses idées. C’était ça, causer : retraiter gentiment les déchets, y trouver de braves petites perles de gentillesse, en rire ensemble, et puis à bientôt ! Le projet, la responsabilité abstraite et creuse que chacun se donne aujourd’hui de l’univers, quelle barbe, quelle fausse barbe ! Et, sans vouloir jouer à l’analyste, quel paravent transparent ! L’universel singulier de Spinoza, voilà le grand absent. On ne le fera pas oublier par le je je je. Je suis maître de moi comme de l’univers, mon corps est à moi, les proclamations d’indépendance sont le plus souvent des citations. Rien que de très naturel dans cet égocentrisme. Il n’épargne personne et procède souvent de très bonnes qualités initiales. Dans un autre univers mental que celui de notre modernité gâteuse, la personnalité pourrait, à partir de ce réflexe de défense, de ce sympathique reste d’enfance, s’épanouir lentement, à son rythme, à sa main… Parfait. Mais, voilà, ce temps n’est plus. La chiennerie brutale du monde durcit les intériorités plus encore que les formes sociales. Un conseil d’administration, ou un tribunal, ou un comité révolutionnaire, ou un conseil de classe sommeille en chacun de nous à la place, ou à côté, du cochon qui, aux temps barbares, y grognait, paraît-il, en maître.
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À propos de cochon, une citation radiophonique ni truquée ni tronquée. Un stratège de la grippe aviaire nous en a informés : « Ce virus s’humanise dans le porc ».
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Un petit garçon, dans le train, dont la silhouette un peu rondouillarde fait avec sa tête et ses lunettes comme une série de cercles concentriques. Le nez dans un livre, il n’a pas bougé un cil depuis le départ. Mais, en face de lui, un portable sonne. Un quarantenaire des plus distingués entre dans une communication gélatineuse avec son rejeton : « C’est vrai, mon chéri ? C’est vrai, mon amour ? Des lions, mon trésor ? Tu as vu des lions ? Des gros lions, mon ange ? Des vrais lions ? » Le portable ne peut en supporter davantage et tombe en carafe. Alors le triple cercle du petit garçon se tourne posément vers chacun de nous et, nous considérant acquis à son point de vue, articule d’une voix limpide, méprisante juste comme il faut : « Les vrais lions, ça n’existe pas. » Tu as de bonnes lunettes, petit ! Ce sont tous des faux.
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Il faut toujours être modéré : idée fanatique.
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Au PS du Nord, Ségolène Royal propose de « se commettre avec la société actuelle pour pouvoir la transformer ». Je ne me commettrai jamais avec ce projet hypocrite – de ce point de vue, le pire de tous – parce que je sais parfaitement que je n’ai aucun moyen de le transformer.
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Si j’étais juré aux Assises, je considérerais que, pour qui a commis un crime, ou en a favorisé les conditions, ou l’a laissé commettre, le fait d’avoir obéi aux ordres est une circonstance aggravante. Cette proposition, naturellement, ne concerne pas les pitbulls.
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« On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo », dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot « coussin » en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. Vive le coussin chaleureux et doux de la dépossession tranquille !
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Comme il trouve le ton juste, Philippe Sollers, quand il parle de l’insignifiance du monde ! Et comme j’approuverais sa suggestion d’en revenir, ou dans rester, à l’intime s’il n’était aujourd’hui devenu le privé : cette confusion, désormais universelle, m’interdit de le suivre plus loin que ses refus. L’intime, en effet, c’est le contraire du privé, c’est l’encore plus intérieur de l’être, son tout à fait intérieur. L’intime n’est pas à l’écart du monde : il en est le cœur secret et palpitant. Deus interior intimo meo, superior summo meo, dit saint Augustin : Dieu qui m’est plus intérieur que mon intimité et qui surpasse par son élévation tout ce que je peux imaginer de plus élevé. Oui, le contraire du privé. La vie intime, c’est la résonance sans fin ; la vie privée, c’est la déchetterie, les chiottes. Mais alors, comment vais-je faire ? Je suis sans illusions sur le caractère intrinsèquement pervers de la société où je vis. Je ne la crois pas perfectible. Je ne vois à l’horizon de ma vie, ni même de celle des jeunes, aucun recours sensé. Je ne pense pas qu’il soit possible, sans s’abuser soi-même, de se raconter qu’on joue un rôle utile dans ce cirque lamentable. Que vais-je donc faire de moi ? M’enfermer dans mon privé, dans mon clandé ? Nullement ! Ma solution, la banlieue me l’a soufflée dès l’enfance ; c’est mon truc, c’est mon coup de pot fondateur. Non que la veine populiste m’ait jamais tenté : le quart-monde n’est pas meilleur que Neuilly et les arrivistes sont pires que les arrivés. Mais la banlieue, du seul fait de son existence, enseigne l’écart ; elle apprend à se méfier des opinions et, d’abord, de celles qu’on professe soi-même. Les plus faibles ne résistent pas à ce régime. Ils gonflent les pectoraux et, copiant Rastignac, s’époumonent dans le sens du vent. Il est rude d’apprendre, dès le plus jeune âge, que le cirque social n’est qu’une insignifiante pellicule de la vie ; que la culture est, le plus souvent, une distraction de nantis indifférents ; que la morale est le prétexte des salauds. Que le lien avec le monde, il faut le tisser de sa propre substance. Comme ça vient, comme on le sent, presque sans parler, sans penser. À qui l’écoute bien, la banlieue enseigne que tout optimisme est futile qui ne traverse pas les apparences, qui dissocie espérance et dépossession. Lâcher d’une main et rattraper de l’autre, c’est ça, la mocheté. Ne craignez pas, pourtant, que je prône une normalité d’un autre genre. Comment le pourrais-je ? Chacun de nous est seul devant ce chantier de dépossession. Ni recette omnibus, ni projet commun. Le nous n’est pas à chercher ailleurs que dans l’étrange et imprévisible vibration qui, à l’improviste, saisit l’âme du solitaire, et la console, et la conforte, et la réjouit. Le nous n’est présent qu’aux espérances naïves. Le chercher dans les complicités d’intérêt, même légitimes, même sublimes, c’est l’offenser.
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Mais si l’on n’est pas né en banlieue ? Peu importe. La banlieue, c’est quand ce qui est n’est pas exactement ce qui est. Tout le monde connaît ça.
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Plusieurs entretiens en tête-à-tête, ces derniers mois, avec des gens qui, d’une manière ou d’une autre, exercent des responsabilités dans le monde des entreprises. Je les sens anxieux. Normal, la vie est dure ! Non, disent-ils, ce n’est pas cela. Quoi donc ? Ennuis familiaux, soucis de santé ? Pas spécialement. Alors ? Alors, je vous le donne en mille. Ils ont peur de la déprime, voire de devenir fous. Se moquent-ils de moi ? Certains d’entre eux bénéficient d’un équilibre psychique et social qui me ferait baver d’envie ! Non, ils ne se moquent pas. Ils ont confiance, c’est tout, et je leur en sais infiniment gré. Je n’ai pas cherché à aller plus loin dans les confidences. L’un d’eux m’a cité, en écho à ses angoisses, le propos d’un économiste libéral : « Nous sommes dans une phase psychiatrique du marché des actions. » L’aveu simple et courageux de mes interlocuteurs va droit au but : le monde où nous vivons, dominé par des fous, rend fous ceux qui y voient autre chose qu’une pathologie. Vous qui vous traînez au bas de l’échelle, continuez donc à rêver de promotion, mes chers amis, et surtout, pour garantir votre avenir, pas de conflits avec le patron, pas un mot plus haut que l’autre : si vous filez doux, le fantasme de Sainte-Anne récompensera votre motivation.
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Gare de Nemours. Chaque matin s’y renouvelle la première séquence des Vacances de Monsieur Hulot. La même préposée crache dans son micro, à destination du quai n°2, des annonces incompréhensibles dont elle semble s’enorgueillir d’accélérer, de jour en jour, le débit. Les voyageurs s’interrogent fébrilement. Le train a du retard ? Non, l’express va passer. Pas du tout, il vient sur l’autre voie. Un retard de combien ? Satisfaite de sa performance, la recordwoman sort de son bureau, casquette en tête, et de l’autre quai, à moins de six mètres de la foule, promène sur elle un regard martial. Hier, comme le rhume qui affectait l’artiste retombait en flaques particulièrement épaisses sur un bon millier de citoyens voyageurs, deux voix brisèrent en même temps le silence : celle d’un clochard un peu ivre qui ne prenait pas le train mais se souciait du bien public, et celle de votre serviteur. On ne choisit pas sa fraternité, voyez-vous. Vous me direz que les gens ont beaucoup de soucis dans la tête : pas plus que le clochard, après tout, pas plus que moi. La différence, c’est que, nous deux, nous n’avons pas peur des casquettes.
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La nuit commence à tomber. Sous les nuages lourds et immobiles, la plaine est comme un aveu. Voici le monde, il est là, voici sa force et son inquiétude. Voici nos églises et nos maisons, voici leur contour précis. Voici ce que nous sommes, et rien de plus, cela est dérisoire et grand. Dans la voiture, à l’orgue de Pierre Cochereau, l’effrayante fantaisie en fa mineur de Mozart où vibre, avec plus de solennité encore, le défi lancé au Commandeur. J’espère et je redoute ces moments où « le beau n’est plus que le premier degré du terrible” ». Plus de problèmes à résoudre, plus de questions à poser. On est devant une toute-puissance, on cherche à la défier, à soutenir son regard. Ce pourrait être de l’orgueil, de la présomption. Non. Don Juan n’est qu’un pécheur comme les autres, mais qui ne triche pas avec la grandeur ; les roucoulades des bons sentiments, il les laisse au médiocre et médiatique Ottavio. Don Juan sait que nous n’avons guère de choix qu’entre le grand style, qui ne vaut rien, et le petit, qui ne vaut pas plus. Et il souffre et il s’obstine. Ceux qui s’empressent de le condamner dans l’espoir de se justifier eux-mêmes n’ont aucune idée de la largeur et de la profondeur de ce Dieu qu’ils vendent comme une savonnette. Et tantôt, Don Juan rêve d’être tout – le grand style – et tantôt il dérêve de n’être rien – le petit style. Entre ces deux misères jumelles, sa vie ne cesse d’osciller, et la nôtre. Car nous ne sommes ni rien ni tout ; nous sommes des appelés et l’appel vient de plus profond que nous ne pouvons l’imaginer ; des appelés chacun par son nom, chacun par et dans son labyrinthe, par et dans ce qui lui semble le moins convenir à un tel appel. L’autre soir, dans cette plaine que Péguy disait « imprenable en photo », le mystère était comme un phare, un phare de diamant qui, de temps à autre, venait éclairer et élargir l’étroite bande de ma conscience. Et il me semblait que, si j’étais vraiment vivant, je parviendrais à faire écho, même d’infiniment loin, et dans l’indifférence absolue au goût d’autrui, à cet instant que personne d’autre que moi n’aura jamais vécu ; et que, le style, ce serait cela ; et que, prier, ce serait cela ; et qu’aimer, ce serait cela.
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Alain Touraine comprend que nous, Français, nous ne comprenons rien. Que nous sommes des gens obstinément fermés dans un monde admirablement ouvert et que c’est là l’origine de nos malheurs. Quant aux difficultés présentes, celle du CPE, par exemple, elles sont la conséquence de l’absence de croissance. Ainsi rumine ce philosophe imaginaire. « La croissance, vous dis-je, la croissance ! » À quelqu’un qui avait osé prétendre devant lui que la pensée d’Alain Touraine était nulle, Jacques Berque avait signifié qu’il était obligé, en conscience, de s’élever contre une telle assertion. « Non, cher ami, non, vous n’avez pas raison de dire que la pensée d’Alain Touraine est nulle. La vérité, c’est qu’elle est sous-nulle. »
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Contresens. J’ai cité quelque part de mémoire, sans revenir au texte latin, la fameuse réponse d’Ovide exilé sur les bords de la Mer Noire à l’ami qui le plaint de devoir vivre au milieu des barbares. Le poète lui répond : « C’est moi le barbare puisqu’ils ne peuvent me comprendre. » Traduction littérale : « … parce que je ne suis pas compris par eux. » J’avais écrit : « C’est moi le barbare puisque je ne les comprends pas. » Du point de vue de la langue, je mérite un zéro. Toutefois, la mauvaise note acceptée, je m’interroge sur la raison pour laquelle la mémoire m’a fourché. La différence entre les deux versions me semble importante. « C’est moi le barbare puisqu’ils ne me comprennent pas » constate, au nom de la raison, la relativité de la barbarie. C’est une position à la Glucksmann : parfaitement juste mais, à mon sens, formelle et non opératoire. En donnant malgré moi – et de manière abusive – une allure augustinienne à la réponse d’Ovide, j’en ai changé le contenu. Tout à coup, le constat s’intériorise. Ovide réalise qu’il est lui-même un de ces barbares qu’il a méprisés à Rome. On passe de la sociologie à l’ontologie, du culturel et du social au fondamental, du registre de l’esprit à celui de l’âme. L’égalité profonde des êtres humains n’est plus seulement établie par une considération rationnelle mais par un retour sur soi, par une expérimentation intime, par une sorte de conversion qui libère un sentiment d’humilité, conduit à la fraternité et change radicalement la vision qu’on a du monde. Bienheureuse faute de grammaire !
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L’incroyable bourde du CPE n’a pas d’explication rationnelle, même d’un point de vue conservateur, même d’un point de vue patronal, même d’un point de vue capitaliste. La vie politique, jusqu’ici borderline, vient de faire sa première incursion dans la folie. Toute circonstance, désormais vidée de réalité, n’est plus qu’une péripétie sur le chemin des ambitions présidentielles. Côté majorité, c’est évident. Dominique de Villepin, qui a naguère superbement fait face à une énorme crise internationale, semble tout ignorer du peuple qu’il dirige. Il alterne, comme Don Juan, entre le grand style et le petit style, sans avoir trouvé ni sa voie ni sa voix. On dit son langage assez vert : pour qui se noie dans les abstractions creuses, c’est là une défense assez classique. Son acolyte de l’Intérieur tente de se faire raisonnable et modéré. Mais, chassez le naturel… Cet homme voudrait se faire du mal qu’il ne parlerait pas autrement. À trois jours d’une manifestation décisive, ses nouvelles variations sur les racailles et les voyous ne pouvaient être appréciées que de quelques néo-poujadistes hébétés. Et des députés UMP, naturellement : mais ceux-là, tant qu’un bateau n’a pas encore entièrement coulé, sont d’accord pour toutes les cargaisons. Côté opposition, j’ai beau monter le son, je n’entends rien, sauf une petite musique connue, qui me fait peur. C’est un vilain bruit de Grenelle, cette vieille crécelle de la CGT. Comme elle s’est empressée, la CGT, d’accepter l’invitation de Villepin qui excluait les étudiants et les lycéens ! Comme elle a gentiment expliqué aux petits jeunes que, grâce à elle, Monsieur le Premier ministre les recevrait le lendemain ! Et comme ils ont eu raison, les petits jeunes, d’envoyer paître et l’invitation tardive et l’entremetteuse intéressée !
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Nous ne sommes pas en 68, bien sûr, mais en 68 non plus, nous n’étions pas en 68. Il n’y a jamais eu de parti 68, de pensée 68, de génération 68. Rien qu’une rapide fulgurance 68, comme une flamme sur des ossements : quelques-uns s’en sont laissé brûler et régénérer. Depuis, à son seul désir, dans sa seule logique, elle apparaît, disparaît, réapparaît ; à l’instant qu’elle choisira, le reste s’évaporera.
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Ce qu’on appelle, depuis près de quarante ans, la génération 68, il faut enfin lui donner son vrai nom : la génération Grenelle. Grenelle, ce n’est pas la caricature de l’esprit de Mai, c’en est le contraire. Ce n’en est pas le contraire : c’en est la négation. Le grand mouvement social de 68 trouva son origine hors de lui et ne vécut que de la renier. 68, c’est le recours aux intérieurs, à la gratuité, à un changement de régime de la pensée. Grenelle, c’est le carnaval des conservateurs réconciliés, c’est le nihilisme gras. Le mouvement social de 68 s’est d’emblée mutilé de son essence : cette mutilation, il a fallu la payer de quarante ans de réalisme merdeux et de honte secrète. L’affaire profita d’ailleurs infiniment moins aux salariés, que la crise et l’inflation ne tardèrent pas à dépouiller des avantages qu’on leur avait si facilement concédés de crainte qu’ils n’aient le temps de se réveiller tout à fait, qu’à une classe de privilégiés qui, depuis quarante ans, bouffent du fric et pissent des principes, se partagent les places et jouent les moralistes et, ciblant leur propagande, dans l’intérêt de leurs gangs, à l’exacte intersection de la veulerie universelle et de leur bénéfice particulier, prostituent d’un même mouvement et la liberté de chacun et le bien de tous. Jamais plus l’esprit de Grenelle, vous en prendriez pour toute votre vie ! Jamais plus cette satisfaction d’esclave d’avoir échappé à une grande chose. Lisez ce que vous voulez, mes amis, lisez Marx – dans le texte -, lisez Rousseau – dans le texte -, lisez les Evangiles – dans le texte : vous y trouverez des raisons différentes et convergentes de boycotter Grenelle.
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Le fond de l’affaire ? C’était un beau printemps d’imprudence. L’espérance se promenait toute nue dans les rues, dans une si affolante évidence de beauté que personne ne cherchait plus qui elle était ni comment elle s’appelait. Elle était vraiment celle qu’on voulait. Non pas, comme la Vérité, dans la pièce de Pirandello, qu’elle épousât les fantasmes divers de ses prétendants : il y avait réellement en elle l’étagement de toutes les vertus et de toutes les beautés possibles. Et chacun, sans effort ni mensonge, voyait dans cette passante le meilleur de ce qu’il croyait. La vie intérieure sortait de ses caches : on eût dit qu’elle était en permission. Jamais je n’ai senti aussi fort que le second commandement – l’amour du prochain – est semblable au premier – l’amour de Dieu ; qu’il est meilleur d’être un petit et un humble qu’un riche et un puissant. Et qu’il faille choisir entre Dieu et Mammon, c’était écrit dans tous les regards ! D’autres, sans s’abuser plus que moi, lisaient autre chose : l’exaltation de la vie, de l’amour, de l’espoir, de la beauté. Ils avaient raison, nous avions tous raison. Mai 68 ou l’irruption des transcendantaux. Ce fut bref, bien sûr, si bref ! Personne n’imaginait qu’on allait confondre la terre et le paradis ! Que les problèmes se trouveraient résolus ! Qu’on serait affranchi de l’argent, du pouvoir, de la misère ! Que des solutions « concrètes » s’imposeraient ! Que le temps des opinions et des querelles était révolu ! On rêvait, mais on rêvait juste : quelque chose d’autre, venu de très profond, très malaisément identifiable, aussi polysémique qu’on le voudra, s’était frayé un chemin dans les ténèbres des êtres humains, et s’était installé en eux, entre eux, au plus profond. Non pas dans les bourrasques tumultueuses et équivoques des passions, non pas dans les abstractions orgueilleuses et figées des crânes, encore moins dans de fumeuses et délirantes spéculations : plus près, plus simplement, plus classiquement oserai-je dire, c’est-à-dire à ce point de jonction de l’esprit et de la sensibilité que le XVIIe siècle appelait très précisément le cœur. Micro-événement et cataclysme. Les intérieurs ont rompu les barrages, brisé les grilles. Puis ont reflué vers les mystères où nul ne peut les poursuivre.
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J’appelle Grenelle la réaction de la bête. Non pas la bête immonde ! La bête ordinaire, vous, moi, la bête un peu bête, quoi ! Profondément perturbée, la bête. Incapable de comprendre ce qui s’était passé, mais nullement incapable de flairer la nouveauté, ni d’en frémir de peur et de désir, de rage et d’envie. Incapable par construction d’intégrer un événement qui la surplombe de plusieurs univers, mais incapable de se faire sourde à un appel soudain logé, par effraction, au plus creux de ses entrailles. Ah ! Qu’elle est laide et qu’elle est drôle, depuis Mai 68, la bête occidentale ! Et que son histoire est simple ! Et comme il serait bon de l’enseigner à l’école élémentaire ! Fermez vos cahiers, les enfants ! Je vais vous raconter.
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La bête la plus stupide a assez d’intelligence pour comprendre les choses essentielles, même si elle n’entend rien aux imbécillités compliquées auxquelles vos pauvres et dévoués parents doivent faire semblant de s’intéresser pour vous épargner la faim et le froid et avoir l’air de ressembler à des citoyens. Donc, un matin de Mai 68, la bête occidentale s’est réveillée en grognant. Elle se sentait patraque. Elle a pris son petit déjeuner comme d’habitude, et a entendu, sur Europe I, le récit des événements de la nuit. Des histoires de barricades et de CRS, pas de quoi fouetter un chat, ça existe dans tous les pays. Pourtant, c’est à ce moment précis que la bête ressentit pour la première fois – allez donc savoir pourquoi ! – l’étrange malaise dont elle comprit tout de suite qu’il ne l’abandonnerait plus jusqu’à sa mort. Les savants disent qu’elle a commencé à souffrir d’un mal compliqué, une ambiguïté ontologique. Comment ça s’écrit ontologique ? Sans h au début, les enfants, sauf quand on parle de TF1 et de quelques autres exceptions à la règle que vous découvrirez tout seuls. C’est un mot un peu difficile, mais la réalité est simple. La bête a senti que la vie qu’elle avait vécue jusqu’à ce matin-là était en train de changer. Dans le frigidaire de sa tête, tout avait dépassé la date de consommation. C’était comme si quelqu’un sonnait en permanence à sa porte et si, au lieu de faire dring ! dring ! dring ! la sonnette jouait une musique très belle, une musique envoûtante, entraînante, donc une musique qui voulait l’entraîner. La grosse bête occidentale était perplexe. Elle était trop bien chez elle, et bien trop pot-au-feu, pour en sortir ; en même temps, elle avait une envie terrible de céder à la tentation. En outre, elle avait compris que la sonnette ne s’arrêterait plus. Naïve comme elle était, et comme elle est toujours, elle a demandé à des gens riches et parfois assez menteurs, qu’on appelle les consultants, de lui trouver une solution. Ils en avaient une. Ils lui expliquèrent que, pour ne plus entendre la jolie mélodie qui la perturbait, il lui fallait la couvrir des bruits ordinaires de la vie, des bruits Quotidiens (ils écrivaient ce mot avec un grand Q pour être payés davantage). Faire la vaisselle en choquant les assiettes les unes contre les autres, mettre la radio et la télé très fort, ouvrir en grand le robinet de la salle de bains, tirer plusieurs fois la chasse d’eau ; si on est amoureux, brailler je t’aime comme un âne au lieu de le murmurer, etc. « Rien de tel pour échapper à un appel réel, affirmaient les consultants, que de faire du bruit idiot. Cela s’appelle le divertissement et, en dépit de tous les efforts d’un certain Pascal – probablement un pseudonyme – pour nous savonner la planche, ça fonctionne toujours, spécialement en Amérique. »
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Pour les gosses, forcé de censurer ! Les boules, ils auraient ! Allez raconter à des mouflets que la bête occidentale ne peut plus ni sortir d’elle-même ni rentrer en elle-même, qu’elle est prisonnière de sa peau et qu’ils sont donc eux-mêmes des prisonniers, que l’éducation, l’école, les stages et tout le bordel, c’est pour leur apprendre à être de meilleurs prisonniers ! Que, plus les gens ont des gueules affranchies, plus ils sont taulards dans l’âme ! Comment dire aux enfants que la maison de Dame Tartine, le beau palais de beurre frais, les murs de chocolat, c’est plus vrai que ce qu’ils vont avoir statistiquement sous les yeux environ soixante-seize ans s’ils sont du sexe fort et quelques années de plus si ce n’est pas le cas ? Comment un gosse normal peut-il comprendre qu’on entende la sonnerie et qu’on n’aille pas ouvrir ? Que, pour les choses les plus simples de la vie, on invente des manœuvres tordues, des mots truqués, des saletés prétentieuses ? Que les usines et les campagnes ne servent plus à cultiver et à produire ce dont les gens ont besoin, mais à nourrir la folie d’une meute d’abrutis exaltés ? Cette bête qui, toute leur vie, les complexera en leur faisant croire qu’elle est au-dessus de tout, vous imaginez le temps qu’ils vont mettre avant de piger qu’elle est au-dessous, au-dessous d’elle-même, au-dessous d’eux, au-dessous de tout ? Que ce qui la rend folle, la putain de sale bête, à la fin, c’est qu’elle sait qu’elle n’arrivera jamais à être à hauteur d’homme et qu’eux, à peine sortis du ventre de leur mère, sans stage et sans apprentissage, à hauteur d’homme, ils y étaient déjà ? Et qu’il leur faudra fournir de terribles efforts pour simplement s’y maintenir ?
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Ma mère est morte ce 11 mars, à plus de quatre-vingt-dix-sept ans, me laissant une grande fatigue. Il y a quelque temps, elle avait été brièvement hospitalisée. Je l’avais trouvée au milieu d’un aréopage de médecins, d’internes, d’infirmières qu’elle considérait avec circonspection. Soudain, n’y tenant plus, elle avait laissé les blouses blanches à leurs spéculations et, se tournant vers moi, avait articulé de sa voix retentissante d’ancienne sourde : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Tu savais comme tout le monde, ma pauvre petite mère, que beaucoup de choses, ici-bas, ne sont qu’histoires de cimetière. Mais, toi, tu le disais, et, loin de t’abattre, ça te donnait la pêche. Les autres font semblant, vois-tu, ça les déprime. Allons, pitié pour eux, et cachons nos sourires ! J’essaye de faire comme toi, de ne pas confondre la vie et les histoires de cimetière ; c’est sans doute pour obtenir ce résultat que tu m’as tant emmerdé, toi la mère italienne, heureusement unique, d’un fils également unique. Naturellement, je crains que mon oraison funèbre ne t’aille pas : de toute façon, rien ne t’allait jamais. À mon avis, c’est quand même celle qui te dégoûtera le moins. Au revoir. Et même si les anges sont des créatures inférieures aux humains, ne sois pas trop sévère avec eux, per favore !

(30 mars 2006)