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Tourner la page de 68 ?

LE MARCHÉ XXXI

Nicolas Sarkozy veut tourner la page de 68. Quelle page ? Il ne reste rien. Les soixante-huitards encore vivants ont muté. Rien n’est plus à dissoudre, à interdire, à combattre. Le ministère de la lutte contre les effets de 68, c’est le ministère des dossiers vides et des bras ballants. Et les Français n’en sont pas à penser que des nostalgiques de Mai masqués brûlent les voitures dans les banlieues, fourguent de la drogue à leurs gamins et menacent l’économie mondialisée. Pourtant, il s’en prend à ce souvenir.
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Déjà, à l’époque, il n’y avait pas grand-chose à voir. Côté voitures en flammes, on est devenu plus performant. Au mieux, comme disait un écrivain d’Amérique latine en visite à Paris, de si jolies jeunes filles qui disaient de si grosses bêtises. Au pire, des petits gueulards d’amphi qui, en zyeutant déjà le suivant, enfourchaient le premier cheval qui se présentait. 68, fondamentalement improductif. Un éclair. Un zigzag qui écrit dans le ciel, avec des fautes d’orthographe, que tout cela qu’on vit, qu’on fabrique, qu’on organise, qu’on discute, qu’on espère, est faux : et puis rien. Des bavards. Des défilés. La main au cul du monde. Des colloques. Rien. Vous voulez tourner la page d’un éclair d’il y a quarante ans ? Extirper de la conscience française toute allusion, même discrète, et tout écho, même étouffé, à 68, voilà un curieux pari. D’autant qu’il ne peut qu’échouer. Loin d’extirper quoi que ce soit, une ambition de ce genre exhumerait nécessairement quelques ossements de Mai. Alors, pourquoi ?
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Au-delà des naïvetés sexuelles, des apparitions de saint Mao, des trotskistes qui se prennent les pieds dans leurs combines et des négociations série B de Grenelle, 68 tient en une quadruple expérience. Premièrement, et c’est bien peu de chose : Paul Valéry a raison, notre civilisation est mortelle et elle le sait. Deuxièmement, on ne se contente pas de le savoir : en Mai, on éprouve cette mort prochaine, et elle brûle. L’intime et l’ultime, l’intérieur et l’extérieur, cette prétendue civilisation tout entière, comme l’avait prévu Léon-Paul Fargue, « grille comme une andouille ». Elle avoue qu’elle ne signifie rien, qu’elle ne tient à rien et ne porte rien. Troisièmement : en même temps que cette évidence, surgit la confuse certitude, aussi angoissante que réjouissante, d’une possible et mystérieuse naissance. Les plus avisés devinent qu’ils ne la verront pas, leurs descendants non plus. Elle est donc à la fois possible et idéale, possible et impossible, presque eschatologique. Quatrièmement : cette expérience apparemment délirante, une foule de gens la font en même temps, chacun lisant dans les yeux des autres qu’elle s’est fichée en eux. Tout est là. Cela suffit à expliquer la multiplicité et la diversité des effets apparents – odieux ou admirables, géniaux ou stupides – sur les individus et la société. Le reste est interprétation. Fait spirituel, sociodrame, expression d’une pathologie collective, peu importe. Tout romantisme soixante-huitard évanoui, la question est : notre civilisation peut-elle, et doit-elle, pivoter sur ses bases ? Ma réponse est oui. Elle le peut et elle le doit. Or, quand on veut pourfendre le fantôme de Mai, c’est cette question-là qu’on pose, même pour y répondre non : voilà qui m’intéresse.
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De quelque côté qu’on attaque aujourd’hui la question politique en France, par la droite ou par la gauche, par le centre, le dessous ou le dessus, on se heurte nécessairement à 68. La problématique de Mai nous hante, nous cerne, nous oblige. Depuis quarante ans, tout le projet des politiques successives a consisté à l’occulter plus ou moins consciemment, plus ou moins hypocritement. Embrouiller Mai : Edgar Faure a montré la voie, tout le monde a suivi. Mais nous l’avons toujours sur le cœur et il pèse de plus en plus lourd. « Je ne veux plus voir cette fille, non, je ne veux plus la voir ! » crie l’amoureux.
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On ne trouverait pas grand-chose sur 68 chez moi. Je n’y pense jamais. Je recule de dégoût devant toute menace de complicité avec les anciens combattants. Quelqu’un, croyant me faire un immense plaisir, m’a, un jour, apporté un pavé. Ouste ! Toute évocation de cette période est déplacée. « 68 n’était pas dans 68 », disait Jacques Berque, qui avait voulu considérer d’un peu loin ce « mouvement tourbillonnaire ».
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Pour parler de Mai, la gauche n’était-elle pas la mieux placée ? Assurément. Ses mots s’accordaient mieux à 68 que ceux de la droite. C’est cette fille-là qui devait épouser Mai. Que voulez-vous que j’y fasse, elle n’en a pas voulu ! Elle a couru derrière le management ! Elle s’est envoyée en l’air avec l’indice de croissance ! Ça lui apprendra. Même quand elle se veut républicaine, elle barbote dans les surfaces, la gauche. Perpignan, fin des années 90, au temps du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement. J’avais raconté des choses comme ça aux militants réunis, des gens sans prétention et loyaux comme on en trouve partout. Le frisson qui était en moi était un peu passé sur eux, ça nous avait fait chaud un moment. Mais la tête des caciques ! L’horreur grave ! Des gens tout ce qu’il y a d’important détournaient leur regard comme des collégiens pris en faute. Qu’y puis-je si la gauche, toute la gauche, a flirté petitement avec 68 ? La créativité a sombré dans le marketing. La parole s’est noyée dans la communication. Ça ne conteste plus, ça revendique, c’est-à-dire que ça a déjà cédé. Ça n’affirme plus, ça commente. Ça n’aime plus, ça respecte. Ça ne déteste plus, ça critique. Ça ne pense plus, ça s’informe. Ça ne vit plus, ça s’épanouit. Comme la tête de veau à l’étal du boucher, disait Clavel. De tout cela, la gauche n’a rien vu, rien compris, rien souffert. Je ne me suis pas réjoui de la victoire de Sarko. Mais pas attristé de la défaite de Ségo. Le brouet à venir ne sera pas fondamentalement différent de la soupe que nous eût servie la candidate socialiste. Plus épicé, plus piquant, mais de même texture. Certes, sur la soupe Ségo, on aurait trouvé ces petites pâtes en formes de lettres dont la traîtrise des parents se sert pour nourrir les enfants. Un v, puis un a, puis un l, nous aurait-on dit. Et encore un e ! Et cet u, pour qui ? Et ce r ? Et ce petit s ? Valeurs, mon chéri, tu as avalé des valeurs, que c’est gentil, ça ! La maison Lagardère, elle, ne conte pas fleurette. Il va falloir se montrer stoïcien, supporter ce qu’on ne pourra pas changer et tâcher de changer ce qu’on pourra. Très bien. Nous allons être obligés, pour une fois, de savoir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. À cause de ce pressentiment, le 6 mai fut pour moi un jour assez serein. Le Ciel m’en a récompensé : pour la première fois, j’ai réussi un sudoku classé difficile.
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« L’oubli est un système de mémoire », dit un philosophe dont j’ai précisément oublié le nom. L’idée s’applique merveilleusement à Mai. Rien ne changera dans la politique ni dans la société si nous n’affrontons pas l’exigence inexpugnable et silencieuse que nous ne cessons de refouler et qui ne nous propose pas autre chose que de jeter sur le monde, sur les autres et sur nous le regard de l’intérieur.
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Je fais mal le départ entre la stratégie et la tactique politiques, à quoi je n’entends rien, et ce qui, plus ou moins secrètement, les fonde, les anime. J’imagine que cette manière de remettre sur le tapis un événement oublié des vieux et ignoré des jeunes relève d’une passion complexe. François de Closets avait bien tort de s’en étonner : l’ambition, le pouvoir, les privilèges, c’est nécessairement toujours plus. Avant d’être la protestation des démunis, la revendication est le cri de rage des possédants. Toujours plus, et pas seulement dans l’ordre matériel. Une fois épuisés les plaisirs du confort, on veut le luxe, on exige la renommée. Le caprice fait loi. Toute résistance des autres ou du destin devient un obstacle à contourner ou à renverser. Cette jeune femme d’une belle intelligence, et dont la vie semble passionnante, écrit un livre. Pour chanter son bonheur, pour nous faire partager tout ce à quoi elle accède ? Du tout. Catholique, divorcée, remariée, elle trépigne d’impatience parce que le pape n’est pas d’accord avec elle. Logique. Désastreux, mais logique. Quand, à cinquante-deux ans, on devient président de la République, que peut-on espérer de plus ? Donc, deux solutions. Répéter. Ou changer d’ordre.
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Ordre : un mot de Blaise Pascal qui, contrairement aux raisonnables gestionnaires de l’humain, ne s’étonne nullement de cette escalade du désir. Voyez ce qu’il pense de la chasse et de la prise. Qu’il est très compréhensible que le chasseur préfère la traque du gibier à sa capture et à sa dégustation. Que ce sentiment en dit très long sur l’homme. Qu’il traduit sa vérité intime, l’essence même de son être, sa fondamentale inadaptation au prétendu réel. En ce sens, la condamnation indignée de Don Juan est bourgeoise bien plus que religieuse. Bourgeoise comme la consolation hilarante de cette femme abandonnée par son mari qui se réjouit lamentablement d’apprendre de lui, lors de l’entrevue de la dernière chance, qu’il a eu tort « d’aller chercher ailleurs ce qu’il avait à la maison ».
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Un désir qui ne va pas à l’impossible, c’est un besoin ou une envie. Arrivé au faîte des honneurs, Nicolas Sarkozy redonne droit à ses colères d’adolescent contre le mouvement dans lequel il sentait, avec raison, non seulement la négation de toutes ses ambitions, mais peut-être aussi leur dérision. Le théâtre de Claudel abonde en personnages de cette sorte, le Toussaint Turelure de la trilogie de L’Otage, par exemple. Bourgeois, Claudel analysait les gens de son monde et, surtout, tâchait de leur indiquer une issue. Les Turelure, il souhaitait qu’ils comprennent le sens de leur passion intime, qu’ils laissent leur désir déborder les frontières des conquêtes admises ou envisageables, qu’ils reconnaissent en lui cette morsure de l’absolu capable de les faire échapper à l’esprit bourgeois. Peuvent-ils y réussir ? Ceux qui n’ont pas eu le temps de s’habituer, peut-être, qui ne se sont pas encore émoussés et fanés dans la gaudriole mondaine : les parvenus, comme Turelure, ou les enfants d’immigrés. Après le possible, ceux-là osent parfois désirer l’impossible.
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Comme je serais heureux si quelqu’un voulait enfin prendre 68 bille en tête, le percuter direct, le gommer de l’Histoire ! Si quelqu’un avait ce culot, si quelqu’un avait ce chic ! Pour parodier Aragon : Mai est dans celui qui le nie. Quarante ans sur le pas de la porte, sans oser ni rentrer ni sortir, quarante ans à faire du genou à Mai sous la table. J’ai entendu dans un songe un jeune homme aux dents longues déclarer : « Mai, je vais lui faire la peau ! » Enfin ! Ouf ! Parfait ! Très bien ! Au patronage, les soirs de fête où, exceptionnellement il y avait des filles, on faisait une sorte de serpentin, les doigts (le bout des doigts) sur les épaules (le haut des épaules) de celle qui nous précédait. Et on chantait. J’avais oublié ce qu’on chantait ! On chantait : « Tu l’attraperas pas, Nicolas ! » Vraiment, si quelqu’un voulait enfin liquider Mai, quelle belle vie ça nous ferait ! Je rêve, oui. Peut-être ne voyez-vous pas comment ni pourquoi ? Mon amour n’est pas aimé.
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Quand je parle de 68, je ne parle pas de 68. Nicolas Sarkozy non plus. C’est un code, mais bourré de sens. Qui cache énormément d’amour ou énormément de haine, ce qui, naturellement, est kif-kif. Ce qui me fait du souci, ce n’est pas que Nicolas Sarkozy déteste 68, c’est de ne pas être certain qu’il le hait, qu’il le hait assez. Sinon, c’est du temps perdu, la purée d’éléphant va reprendre le dessus, et les valeurs, et patati et patata, ôte-toi de là que je m’y mette.
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Difficile de parler d’un amour. Souffrez que ma pudeur reste allusive. Tenez, quelques lignes du chapitre VI (Le corps comme expression et la parole) de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, un livre de 1945 : « La parole constituée, telle qu’elle se joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »
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Retrouver le silence primordial. Le voilà, le concret, le seul concret que nous rencontrerons jamais : le geste de la parole en nous. Ça, et rien d’autre, ja-mais, nulle part, pour personne. Même si, devant le caractère intolérable et profondément antidémocratique de cette démonstration de fanatisme, M. et Mme Tousse-Quicompte prennent cette gueule d’esprit large qui ouvre comme un égout sur la vastitude de leur connerie. Là, dis-je, et nulle part ailleurs. Un point, c’est tout. Si la télé dit le contraire, pétez-la. Si le journal dit le contraire, torchez-vous en. Parce que, quoi que vous répondiez à Merleau-Ponty, et même dans l’hypothèse très improbable où il aurait tort et, vous, raison, nous en serions toujours à ceci que le seul concret saisissable, c’est vous, c’est moi tâchant d’accorder nos mots et notre corps, c’est vous, c’est moi dans ce pathétique effort d’exister charnel, c’est vous, c’est moi à chercher des étoiles dans la nuit, c’est vous, c’est moi livrés à notre implacable solitude « commune et incommunicable », et tout le reste est bête, et tout le reste est Bush. Tout part de ce concret-là et y retourne. Du « silence primordial » que nous restitue, à sa guise, un chagrin ou un bonheur. Et cette douceur, parfois, à l’hôpital, quand on nous roule vers le bloc, ces mots ordinaires, premiers, derniers, enfin quelque chose s’achève qui n’a jamais existé, enfin quelque chose commence qui n’a jamais pu commencer. Dans Tête d’or : “Combien y a-t-il de temps que j’étais vivant ? » Tout part de là, vous dis-je, et sans cela que nous n’osons plus ni avouer ni sentir, rien n’est rien, et surtout pas le bien, et surtout pas le beau, et surtout pas le vrai.
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Tenter de combler la béance, c’est notre aventure à rebours, plus secrète que l’alcôve ou l’isoloir. Nous ne cessons de faire comme si la vie était vivante : elle semble l’être si peu. Ou plutôt, comme si elle était vitale, alors que nous nous traînons d’artifice en artifice. Vitale, vivante, quelque part, elle l’est, bien sûr, sinon nous n’aurions pas si mal. Mais quoi ? L’espoir ? Trop biologique. Le désespoir ? Trop théâtral. Comprendre – flairer plutôt – que la vie ne passe ni par ici ni par là, qu’elle est, en chacun de nous, la puissance qui nous divise, qui nous fait éclater. Pareil pour tout le monde, même pour le pape. Le même Benoît XVI qui n’a rien de plus urgent, à peine son avion posé, que de rappeler aux Brésiliens qu’avortement et euthanasie sont interdits, puise dans sa doctrine et dans son âme, quelques heures plus tard, l’admirable idée que Dieu, qui n’est pas l’ennemi de notre liberté, nous demande seulement de laisser ouvert le sanctuaire de notre conscience. Mais alors ? Se moquer ? Non. S’agenouiller et se taire ? Non. Rien, en tout cas, avant d’avoir admis qu’il est, lui aussi, une conscience déchirée, avant d’avoir senti ma propre solitude s’en alourdir et s’en alléger, avant d’avoir enregistré, et comme validé, une nouvelle, une douce, une exigeante expropriation, annonciatrice de tant d’autres, qui me confirme dans mon insignifiance et ma jubilation.
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Propos, tout cela, manière de dire et, pour un peu, pose. La vie est bien plus dure, le corps crie bien plus fort, le cœur saigne bien plus rouge. Ce n’est pas le noir, le monde où nous vivons : la noirceur, disait Gaston Miron, l’étouffement progressif et cruel de la lumière. Oh ! si nous anticipions, si nous cessions de nous étonner de nos vilains rêves, si nous avions un jour, d’emblée, admis ensemble ce que nous sommes tous et si, loin de nous condamner à la délectation morose de nous-mêmes, tout cela que nous sommes sans vraiment vouloir l’être nous était envie de danser, nous était raisin à fouler gaiement !
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Tant de gens sur le même navire ! Chacun en tête à tête avec son drame, comme si les autres étaient des touristes. La parole qui libère serait en nous ? Nous pensons comme Booz : « Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? » La peur ne fait plus trembler, tant elle paraît raisonnable. L’architecture de la peur. La peur à petit feu. Les illusions « d’où rien ne peut naître ». Parler, parler, parler. Sauver, sauver, sauver. La peur, peur, peur. Les autres comme des balises. L’humain comme contrôle, garde-fou. La mauvaise foi, cette mauvaise mère. Notre histoire, mieux vaudrait ne pas mourir avant de l’avoir reconnue.
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Chaque vie comme une épopée intime, une dentelle si fragile qu’on n’ose même pas la saisir. Comment parler d’une autre existence quand on ne sait rien dire de la sienne ? Par contre, devant nous tous, comme un fumier formé de toutes ces peurs, l’énorme mensonge collectif. Aussi massif, aussi cynique, aussi lourd, aussi impudique que notre destin individuel est évanescent. Un mensonge en fanfare, en gros titre, en grosse peur. Le plus gros, ces dernières années ? Le « danger Le Pen ». D’accord avec Shmuel Trigano : c’est une manipulation, rien d’autre. Faudrait-il, pour ne pas effaroucher nos névroses, renoncer à raisonner ? Le Pen n’a jamais eu la moindre chance d’arriver au pouvoir. Et une part sérieuse de l’électorat du Front national est à porter au compte d’une projection organisée qui a fédéré toutes sortes de rancœurs hétéroclites. Qu’il faille voir dans cette manœuvre réussie la patte de l’immense stratège qu’était François Mitterrand, certainement : mais je ne sais si cela me fait plutôt admirer l’artiste ou détester sa stratégie.
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Peut-être vais-je pouvoir dire enfin à mes amis que l’obsession du Front national n’a ni réalité politique ni fondement rationnel sans susciter chez eux cette réprobation des grands fonds que leur indulgence à mon égard empêche d’éclater ? Les voir ainsi se rembrunir m’a souvent troublé, m’a fait douter. Étais-je donc complice ? Les traces du poison étaient-elles en moi ? Je crois avoir quelques brevets de résistance pourtant ! Coupable malgré moi ? À l’insu de mon plein gré, pour reprendre la gentille naïveté que Lacan n’aurait pas ridiculisée ? Des regards lourds, ou ironiques, ou un peu suffisants, m’invitent à battre en retraite. Alors, pour brûler mes vaisseaux, je lance quelques phrases excessives. C’est que l’opinion ne m’a jamais passionné, ni en politique ni ailleurs, ni celle des autres ni la mienne. Autant parler bagnoles. Ce qui m’intéresse, c’est de deviner d’où les gens parlent, ce qui, en eux, parle. Par exemple, dans le cas de Le Pen, de faire le lien entre le danger imaginaire qu’ils exhibent comme une justification et les peurs réelles, vivantes, fraternelles qui sont en eux. De comprendre pourquoi il leur faut absolument que le Front national, même contre toute évidence arithmétique, leur soit cet épouvantail. Je connais comme ma poche l’instant où leurs raisons vont devenir raisonnements, où leurs émois indignés vont basculer dans le faux, les obligeant à hausser le ton et à devenir vaguement méchants. Le parti intellectuel, à quelque source qu’il s’abreuve, quelle horreur ! « C’est l’opinion qui gouverne le monde et c’est à vous de gouverner l’opinion », écrivait Voltaire à D’Alembert. Jolie image de l’enfer. Que de sensibilités auront été stérilisées par cette prétention, que d’adolescences quadrillées ! Je voudrais tant qu’ils parlent d’ailleurs, les gens, j’en ai tellement besoin ! Ils ne peuvent pas, ils n’osent pas, ils font les intelligents, ils récitent, ça les vexe. Difficile, vraiment. Le mythe du danger Le Pen aura fait plus de dégâts que Le Pen lui-même ! Quelle complaisance triste ils auront mise à user inutilement leurs baskets sur le bitume au lieu de travailler à leur principe directeur, comme dit Marc-Aurèle. Le prêt à s’indigner, on les aura roulés jusque-là !
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Il y a pour moi une relation évidente entre cette escroquerie politique et la volonté d’en finir avec 68. Tout est bon pour reboucher la faille, surtout les grands sentiments. Non que je me fasse trop d’illusions sur l’ouverture de l’esprit et du cœur de beaucoup de nos concitoyens. La crasse raciste, ça existe. Et, de façon bien plus générale, une incroyable, une maladive fermeture. Hier encore, je me promène dans mon quartier. Une rue tranquille, une dame âgée trottine devant moi. Sur l’autre trottoir, marchant en sens inverse, deux adolescentes. L’une d’elle traverse, vient à moi et, sur un ton d’indifférence presque professionnel, me demande cinquante centimes. Refus et tentative d’explication. La gamine bougonne un peu et s’en va. Mais la vieille dame l’a entendue, elle la poursuit d’imprécations furieuses. Pour l’apaiser, voyant dans sa main une enveloppe toute semblable à celle que je tiens dans la mienne, je lui dis en riant que nous allons au même endroit : aux impôts. Deux cents mètres nous en séparent. Rien ne la calmera. Une haine abominable, une incroyable fureur, une méchanceté d’une extrême lucidité. Certes, comme elle, elle l’a vu, je réprouve le comportement de cette fille. Mais le monde dans lequel nous vivons, la difficulté d’y vivre ? Rien du tout, aucune excuse. Et quand ils apprennent qu’on peut toucher des millions d’euros pour avoir mis une entreprise par terre ? C’est peut-être un peu trop, mais ça n’a rien à voir. Les jeunes, Monsieur, les jeunes ! Et d’autres, vous me comprenez, qui feraient mieux de rester chez eux ! Elle en tremble. Dans sa voix, je n’entends pas Le Pen, j’entends le malheur, j’entends une abominable frustration. Je n’entends pas les jeunes, j’entends la vie, j’entends ma vie, j’entends ma solitude, j’entends un esprit qui tourne à vide, un cœur qui ne sait plus pour quoi il bat. Elle n’est pas un danger, cette dame. Pas plus que moi, en tout cas. Pas plus que vous, peut-être ?
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Le « danger Le Pen » ? Un effet retard de l’éducation de François Mitterrand chez les Jésuites : tenir les gens par la faute possible, humilier par là leur désir et en concevoir une orgueilleuse supériorité. Le Pen était devenu un enjeu moral pour chaque Français, une tentation de l’âme, quelque chose comme un péché laïque. Appuyée sur la formidable propension à la culpabilité diffuse qui constitue l’héritage majeur de la fille aînée de l’Église, la manip a fonctionné au-delà des espérances. Elle comportait naturellement, pour ceux qui y cédaient, un bénéfice secondaire substantiel. Le prétendu péril, monté comme un soufflé avec la collaboration efficace et compétente de l’intéressé, détournait leur attention d’eux-mêmes et de leur désir, les mobilisait pour une cause épaisse, générale et lointaine, caressait une bonne conscience fâcheusement mise en question depuis quelque temps, leur rendait le goût de suer ensemble sur les boulevards en chassant les fantasmes qu’ils avaient eux-mêmes conçus, remettait à bonne distance les questions trop singulières qui frappaient à leur porte et les renvoyait à la rassurante simplicité d’un monde binaire que garantissait une vertu aveugle, archaïque et, naturellement, démocratique. C’est ainsi que le Sphinx – la volonté de puissance fabrique régulièrement des sphinx : la mystérieuse profondeur qu’on prête à leur sourire énigmatique vient de ce que la passion dévorante qui les occupe l’a comme vidé d’eux-mêmes -, c’est ainsi que le Sphinx a enfermé une génération – elle aussi coopérative, il est vrai – dans sa propre solitude, l’a replongée dans l’univers projectif auquel elle avait tenté d’échapper, s’assurant ainsi, non sans maintes évocations classiques de la triste et cruelle condition des hommes, de son pouvoir sur elle. Au-delà de son utilité tactique pour la gauche, le montage sophistiqué du « danger Le Pen » était un moyen plausible de liquider 68 dans la conscience des Français et, surtout, d’éviter que ce grand souvenir n’éclaire de manière indiscrète le portrait de leur président. Il va de soi que l’analyse de ce danger imaginaire laisse entière la question du jugement qu’on porte sur le Front national et son chef. Mais j’entrerais à mon tour dans le système de projection si je croyais avoir à présenter des comptes à quiconque sur ce point.
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Trois milligrammes cinquante de Marx dans le sang, plus quelques plaquettes de socio, c’est peu pour comprendre la manœuvre. Eh oui ! Les marcheurs anti-Le Pen ont marché ! Fatigue des pieds et docilité du cerveau. Le vrai est qu’eux aussi, ils souffrent, ceux d’entre eux, au moins, que n’anesthésient pas d’excessives ambitions. Eux aussi étouffent de ressentiment : champions de toutes les libertés le temps d’une manif, ils rampent toute la semaine devant un sous-chef. Chantres des générosités publiques et caissiers des intérêts privés. Eux aussi, dès qu’ils cessent de se monter la tête avec ces récits de cow-boys dont Le Pen est le mauvais Indien, se retrouvent perdus dans le désert, comme la petite dame sur la route des impôts. Eux aussi ont droit à l’amitié, à la compréhension. Eux aussi sont enfermés dans un univers d’idées sèches. Eux aussi, comme elle, quémandent un peu d’amour. Tout le monde en est là, aujourd’hui, nom de Dieu, pourquoi faites-vous semblant de ne pas le comprendre ? Quel cadavre protégez-vous ? Tout le monde en est là, sauf ceux qui ont déjà basculé dans le grand refus, qui ont déjà tiré sur eux tous les verrous. Nous vivons tous sous le même règne, vous ne voyez pas ? Vous tenez vraiment à défendre votre boutique d’idées ? La dame hurle sa détresse ; les marcheurs brament leur triste bonne conscience. Même musique. Le chapiteau du cirque est tombé sur eux tous. Projection, contre-projection, ils se bagarrent là-dessous sans trop savoir contre qui. Aucune solution. Changer d’ordre.
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De 68, jeter le fétichisme. Ne garder que le rappel, la brûlure. Le retournement de notre non-sens qui, cette année-là, accéda par la négative à une plénitude de sens. Moins par moins, ça a fait 68. De Gaulle, sous la chienlit qu’il détestait, avait deviné la vie. Depuis, on n’a fait qu’étouffer le feu, grimer la flamme. Seule à sauver, l’honorable résistance de Chirac à Bush. Pour le reste, corruptio optimi pessima : d’être sertis dans une telle négation du désir, les « progrès » enregistrés, même quand ils furent réels, n’ont fait que nous alourdir. Et ça va continuer. Peser lourd, ambition moderne. Faire le plein : activités, ressources, informations, idées, n’importe quoi. L’ère du plein, Gilles Lipovetski, pas l’ère du vide ! Peut-être finira-t-on par se méfier des consciences aménagées, attifées, organisées comme un stand d’accueil ? Peut-être préférera-t-on les consciences vides, celles qui ne se justifient pas, les consciences maladroites et désolées, les consciences navrées où le vent peut s’engouffrer, les consciences de silence douloureux et rieur, les consciences intriguées, indépendantes, téméraires, les consciences joyeusement ignorantes d’elles-mêmes, et moqueuses, et gentiment hautaines ?
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Le silence primordial : le mot est peut-être un peu majestueux pour l’époque. C’est l’instant – de joie ou de souffrance – où l’on ne se définit pas par les circonstances, où l’on ne se définit plus du tout, où on se laisse, pourrait-on dire, infinir. Pas l’expérience mystique, pas la défonce. La conscience est là, elle discerne le monde, les autres, elle se pressent elle-même. Rien de spectaculaire, du très banal. Quitter l’étage des rayons étiquetés et descendre dans les réserves. La parole perd ses repères, en trouve d’autres, élémentaires, forcément corporels, qui la déconcertent. Faites ça quand vous êtes heureux, quand vous êtes entourés de vrais amis, quand vous travaillez dur à quelque chose qui vous importe, en un mot quand ça souffle du bon : entre la conscience et le monde, c’est une réciprocité de caresses, une courte échelle de compréhension, un va-et-vient de gratuité, de reconnaissance, d’encouragements. Faites ça quand rien ne souffle, quand le sens s’est barré, quand les relations sont foireuses : elle grince, la conscience, elle proteste, elle geint, elle renâcle, elle devient une petite fille mal élevée que la menace d’aucune fessée n’impressionne car elle sait qu’elle a raison. 68, c’est l’année où la conscience occidentale, en France et ailleurs, a compris sa douleur. Et où, pour la faire taire, on a commencé à lui fourrer des tas de saletés dans la gueule.
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Pas un ouvrier, une employée, un paysan qui, après un quart d’heure de conversation, ne soit capable de démonter, mieux que vous ou moi, la mécanique qui le broie plus durement que vous ou moi, même s’il vient pourtant d’en choisir la version hard plutôt que la soft. Pourquoi ? Au-delà du candidat, l’idée obscure qu’il va falloir passer sur le billard, que c’est désagréable, mais plus sûr. Que cette putain de société de consommation, il va bientôt falloir lui dire oui ou non, l’épouser ou la jeter. Chacun dirait plutôt oui, mais en espérant que les autres disent non. Il y a du qui perd gagne là-dedans. À tout petits pas, on s’approche de l’aveu. L’abcès commence à mûrir.
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Les valeurs que proposait Ségolène Royal durant la campagne s’inscrivaient dans un registre managérial ; celles pour lesquelles plaidait Nicolas Sarkozy, dans un registre moral. La participation, l’éthique comme fondement de la démocratie, je ne connais pas d’entreprise dont les responsables ne déploient quotidiennement là-dessus, devant des auditoires prudemment admiratifs, des trésors d’éloquence. Emportés par le lyrisme, ils ne rechignent pas plus à l’effusion que l’ex-candidate. Que le service de communication interne d’une fabrique de biscuits secs installée au milieu d’une friche ingrate change de sigle ou de titulaire, des larmes dociles se bousculent dans les yeux du DRH. « Quelque chose est né qui ne s’arrêtera pas » : je les connais tellement, ces effluves narcissiques ! Assis à un endroit stratégique d’où je pouvais observer l’orateur et les auditeurs, je songeais qu’au même moment, comme les thermomètres de Knock, dans toutes les entreprises de France et de Navarre, des milliers d’honnêtes DRH…
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La modernité, c’était Ségolène Royal, pas son concurrent. Le jogging, la tchatche, rien à voir avec la modernité. L’élusion était du côté de Ségolène, les bons sentiments versés à flots, les mots comme des montgolfières dont il faut constamment alimenter le foyer. Tristesse d’une sensibilité qui tourne au-dessus de son régime et ne rejoint jamais l’expérience. C’est l’air du temps, l’absurdité par accumulation, la gonflette. L’autre différent. Le vivre ensemble. Le vivre ensemble avec l’autre différent, le savoir vivre ensemble avec l’autre différent, le vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent, l’aimer vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent, le désirer aimer vouloir savoir vivre ensemble avec l’autre différent : une émulsion à décourager les linguistes, un tissu d’évidences inertes que les collégiens auraient psalmodiées sous la surveillance d’un caporal-chef d’infanterie. Je me moque ? Tout ça, je l’ai tellement vu ! Les mots collés au hasard sur la réalité. Ces pauvres gaziers de DRH que je chopais après la séance : « Entre nous, tout ce que vous leur avez raconté là, c’est du pipeau ! » Ils se défendaient. Mollement. Très mollement. Les réponses apprises en formation. Puis se taisaient. Un petit sourire, souvent : « Vous êtes un idéaliste, Monsieur Sur, un idéaliste… » Et le lendemain, braves réalistes de leur fin de mois, ils recommençaient à grimper aux rideaux pour la communication des biscuits secs. C’est si triste, si creux, si injurieux, tout ça ! Bête comme la mort.
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Pas d’illusions sur les slogans de campagne électorale. Mais la perfection n’existe nulle part, même pas dans le mensonge. Ces mots-là, si fabriqués qu’ils soient, portent toujours un peu d’ADN de l’âme. Les thèmes proposés par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy n’ont pas touché en moi les mêmes zones de conscience, les mêmes strates existentielles, n’ont pas réveillé les mêmes souvenirs. Trois mots de la candidate socialiste me font replonger dans l’atmosphère des entreprises. Une énergie parfois sympathique, mais un forcing aux sentiments qui conduit la voix à la limite de l’égosillement comme si, soudain, elle butait contre un mur, celui sur lequel j’ai vu s’écraser l’enthousiasme de tant de responsables. C’est le message qu’elle transporte qui est en cause, l’étrange amitié agressive dont il est chargé. Comme s’il véhiculait le contraire de ce que désire l’oratrice. Il survole une réalité sur laquelle il n’atterrit jamais, mais qui lui envoie ses fumées, ses acides, sa pollution. Au sens où Ségolène Royal et les managers prennent ce mot, l’éthique, c’est le contraire de la morale : le jugement éthique ne part pas de l’exigence de la conscience, mais de la nécessité extérieure de ménager (manager, aménager) aussi correctement (et utilement) que possible des situations dont on ne peut, ou ne veut, changer la nature. Cette éthique-là, lugubre et subalterne par construction, il s’agit de la gaver artificiellement de sens et d’humanité : d’où la constante référence aux valeurs, d’où l’invitation à une participation truquée par laquelle, loin de s’ouvrir à l’âme du peuple, les dirigeants flattent sa vanité en l’associant à des bavardages inutiles. Une éthique sans passé ni fondement, agrippée au vide, condamnée, pour survivre, à faire l’actualité comme on fait les poubelles. Pour moi, c’est non. Du fond du cœur, c’est non.
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Ma dépendance, je veux dire mon addiction au sudoku n’est pas telle que je n’aurais pu m’en libérer un moment, si une raison transcendante m’y avait poussé, pour aller précipiter dans l’urne un bulletin qui, de toute façon, n’aurait pas été celui de Mme Royal. J’avais toutes les raisons politiques de ne pas voter pour son concurrent. Son programme est aux antipodes de celui que je souhaite au pays qui m’a vu naître. Par parenthèse, j’admire deux choses ces jours-ci. Une, que c’est le désir fervent de rendre à la France ce qu’elle vous a donné qui vous confère l’énergie de briguer de grandes charges, ou même de plus ordinaires : ainsi ce juge qui entend rendre au Lot-et-Garonne, bouleversé de tant d’attention, les bienfaits dont il a comblé sa grand-mère. Deux, qu’il faut un courage surhumain dont les fidélités ordinaires ne peuvent pas avoir idée pour passer d’un camp à l’autre, migration qui, je crois l’observer, se fait le plus couramment du camp vaincu au camp vainqueur. J’avais donc, disais-je, toutes les raisons de ne pas voter pour Nicolas Sarkozy, sauf une, fondamentale, qui continue de m’habiter mais qui, après mûre réflexion hors sudoku, ne m’a pas semblé exiger de moi ce geste.
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S’ils ont souvent prononcé les mêmes mots – respect et travail, par exemple – Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ne les ont pas chargés des mêmes significations. Ségolène Royal parlait dans la perspective de la « gouvernance » sociale, peut-être même de la gestion des ressources humaines : discours humaniste appuyé sur les deux piliers de l’ordre et de la justice – l’ordre juste -, mais surtout discours sociologique où un connaisseur aurait pu identifier un arôme de Crozier ou une nuance de Touraine. Nicolas Sarkozy se montrait bien plus archaïque : même s’il les défendait avec fougue et énergie, il n’énonçait guère que les thèmes les plus classiques de la morale bourgeoise tels qu’on n’ose plus les avouer depuis la fin des années 60. En l’écoutant, j’entendais, dans un très vieil enregistrement mental, deux voix se répondre. « Le respect », disait l’une : « scrogneugneu », répliquait l’autre. « Le mérite », reprenait la première : « la lèche », grinçait la seconde. « Le travail », martelait une voix bourgeoise : « le turbin » râlait une voix populaire. L’étonnant, c’est que ce dialogue imaginaire qui semblait sortir de l’antique poste de TSF de mon enfance, sur le cadran duquel on lisait les noms de stations qu’on ne prenait jamais (comme cela me faisait rêver, Hilversum !), et qui était muni d’un gros œil qu’ouvraient et fermaient, selon la qualité de la transmission, quatre paupières vertes, l’étonnant c’est que ces souvenirs d’avant-hier me semblaient infiniment plus présents, plus réels, plus costauds, plus toniques, plus pertinents que les tentatives d’intensité de Ségolène Royal.
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Que s’est-il passé depuis 68 ? Rien. La logique des choses. C’est-à-dire rien. Quarante ans dans la salle de réveil pour la princesse, je veux dire pour la problématique bourgeoise. Quarante ans d’intentions, de thèses de sociologie et de littérature d’entreprise. Mes amis, 68, c’est comme si c’était hier. Que dis-je ? C’est aujourd’hui. Veuillez nous excuser de cette interruption due à un incident survenu sur la presque totalité de nos émetteurs. Nous reprenons le cours normal de nos émissions. Voici la suite de notre dramatique Le non-sens est-il notre destin ?
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Une bonne pioche entre un individu et les circonstances : quelque chose peut peut-être redémarrer. L’Histoire, après tout, ne vient pas déposer ses raisons à notre guichet. S’en prendre à 68, il fallait y penser. Un biographe dira un jour si une problématique aussi sommaire que respect, mérite, travail s’est imposée à cet homme-là comme une nécessité, comme une façon de surenchérir sur ceux qu’il voulait égaler et surpasser, ou s’il s’agit d’une simple habileté électorale. À mes yeux, peu importe. Comme peu importe, au regard de ce qu’elle annonce, la couleur des yeux de la vigie. La nouvelle, c’est que nous sommes revenus, en dépit des pirates qui n’ont cessé de vouloir en détourner le sens, à la vraie question que Mai a posée. En choisissant des mots aussi simples que ceux-là, Nicolas Sarkozy ressuscite l’énorme contestation qu’ils provoquent nécessairement. Pourquoi le fait-il ? Jusqu’à quel point sait-il qu’il le fait ? En les préférant aux abstractions sociologiques, délices de tant de semi-habiles, il fait revenir en force, dans les fourgons de ses partisans, les débats brûlants auxquels notre société ne peut pas, ne doit pas échapper. Or, si j’ai appris une chose de cette société, c’est celle-ci : il n’est pas en France une seule conscience où ils ne soient discrètement, mais très solidement, amarrés.
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Respect, mérite, travail. Certains mots fondent mal dans la bouche. Mérite, travail, respect. Dès qu’ils se forment en moi, quelles ombres se profilent ! Des bombes de sens. Éthique, participation ne sont pas des bombes de sens. Ça se mâche, ça se crache, ça se refile au voisin, ça se colle à la semelle, ça finit dans une dent creuse. Travail, il faut faire attention. C’est un mot qui ne se regarde pas de haut, du haut de la stratégie, du haut du fric. Ça se regarde du dedans, ou rien. Ça se découvre du dedans, comme une maison de la Casbah avec, tout près, la mer dont la beauté fait pleurer.
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Nicolas Sarkozy a raison d’avancer ces beaux mots. Ce n’est pas parce qu’il est de droite et que ses amis sont riches que je dirai le contraire. Oui, plusieurs de ses projets, sur l’Université notamment, me font frémir d’horreur. Oui, je lui reprocherai jusqu’à la fin des temps le voyage aux États-Unis et la poignée de main à l’Ahuri pétrolifère. Mais les mots sont à tout le monde. Il a le droit, et même le devoir, de parler de respect, de mérite, de travail. Les gens se méfient, bien sûr. Ils savent que, la politique, ça apprend à placer les mots dans la bonne case, ça rend très fort au sudoku des mots. Pourtant ce n’est pas ainsi qu’on devient leur copain, ce n’est pas ainsi qu’on les comprend vraiment. Les mots des gens, j’ai passé ma vie à les écouter, à les flairer, à les soupeser, à les débusquer. Respect, mérite, travail sont des mots de gravité et de liberté. Si vous en faites des matraques entre les mains des beaufs, ils vous reviendront en pleine face ; vous n’y gagnerez rien, nous non plus. Si vous les utilisez sans lire leur composition, vous en ferez des poisons. Un mot qui devient un slogan, c’est un mot mis au trottoir. Les mots ont des sens, donc forcément des sens interdits. Ils ne sont au service de rien. Ils pèsent par eux-mêmes. Ils ont une existence propre. On peut essayer de truquer un mot de temps en temps, on ne peut pas truquer tous les mots toujours, même si c’est l’illusion de tous les pouvoirs, même si elle se renouvelle toujours. Voyez. Responsabilité aussi est un beau mot, il ne faut pas lui faire dire le contraire de ce qu’il dit. Mme Roselyne Bachelot, par exemple, devrait être plus respectueuse de ce mot-là. Si c’est son job de défendre la franchise sur les dépenses de santé, qu’elle le fasse et mauvaise chance à elle : cette franchise est inique. Mais qu’elle nous explique que cette franchise doit « être entendue comme un facteur de responsabilisation des assurés », ça, c’est de la haute trahison des mots, ça ne se case nulle part dans le sudoku de la liberté, de la République, ni même de la démocratie qui, pourtant, n’est pas trop regardante. Il n’appartient nullement à Mme Bachelot de responsabiliser les citoyens à la responsabilité desquels elle doit précisément ses fonctions. C’est elle qui est responsable devant eux, non pas eux devant elle.
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Respect : on a mobilisé ce mot-là contre 68. Il y eut du désordre, et plus que cela. Moi dont le sang ne fait qu’un tour quand un type, dans le métro, installe ses baskets sur la banquette, j’ai peu apprécié. Le temps a passé. Inter fæces et urinam nascimus, rappelle saint Augustin ; les sociétés, elles aussi, naissent entre les excréments et l’urine. Mais il fallait beaucoup de mauvaise foi pour que le dégoût ne se transforme pas en stupeur, pour ne pas mesurer de quelle profondeur de refoulement et de malheur cette lie remontait, de quelle accumulation de mensonge elle était le produit. Respect à l’école ? C’était bien trop peu pour quelques maîtres admirables qui littéralement me mettaient au monde ! Mais pour tant d’autres, aigres guichetiers des connaissances, c’était beaucoup trop ! Ce professeur de sciences naturelles affalé sur sa chaise qui débite un cours appris par cœur et, au moindre chuchotement, sans jamais varier la formule, hurle : « Si tu m’emmerdes, je t’emmerde, je te poisse et je te fous dedans ! », respect ? Pitié, au mieux. Ce professeur d’allemand hystérique qui flatte les enfants des célébrités et ne cesse de passer ses nerfs détraqués sur les autres, respect ? Ces surveillants généraux maniaques, shootés à la punition, vivantes invitations au suicide qui traînent leur névrose dans les couloirs, respect? Pour chacun de ceux-là, pourtant, respect, oui. Mais pas comme un droit attaché à la fonction, s’il vous plaît. Pas de distribution automatique de respect, ça gâte le produit. Qu’est-ce à dire, respecter ? Voir à nouveau, se retourner pour voir. Voir ce qu’il en est, ce qu’il en a été. Donc, en parler, se sentir le droit d’en parler. Pas de respect sans la liberté qui le fonde, pas de respect sans expression, pas de respect sans la parole qui désenclave, qui déverrouille, qui réanime.
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« Vous êtes un idéaliste ! » Que non ! J’ai fait un métier qui vaccine contre cette tentation. Tout à recommencer, toujours, non seulement avec un autre groupe, mais avec le même deux mois après ! Sans compter qu’il faut aussi recommencer avec soi-même, tous les jours. Le désir négatif, l’importance décisive du désir négatif, même quand on vous conjure d’aller dans le sens de la marche, du temps, du poil, de la boîte, du parti, du progrès, de la science, du goût. Le désir négatif. Non au nom du oui qui n’est pas encore là, qui ne viendra peut-être jamais, chaise vide où l’absence est présence. Je ne fais pas de pub pour 68, je ne suis pas payé au pavé ! Si vous ne voulez pas dire Mai, dites autre chose. Le silence primordial, l’absolu, le je ne sais quoi et le presque rien, la trace, Dieu, le souffle, la poésie, le désespoir, l’orage. N’importe quoi, pourvu que ce n’importe quoi ne soit pas une précaution verbale, un bafouillage de tribune, une note de bas de page. Peu importe le mot qui se choisira en vous si la fusée part de plus profond que vos intérêts, que vos opinions, que vos passions, que vos raisons, que vos vices, que vos vertus. Qu’il soit bien entendu que ce n’importe quoi-là n’a aucun rapport avec la diarrhée communicationnelle, qu’il se fout comme de sa première chemise d’injecter des valeurs humaines dans la technique, l’économie, le décolleté des dames ou le baby-foot. Qu’il est une dague bien pointue dans les reins de la société occidentale parce que c’est le seul moyen de ne pas lui vouloir de mal.
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Respect, travail, mérite. Que ces mots-là reviennent au premier rang, c’est bien. Cette apparente régression est un progrès. J’espère seulement qu’on va comprendre que, cette fois, il ne faut plus faire les malins avec eux, qu’il faut les laisser dégorger ce qu’ils ont en eux de désir et de souffrance, et la cruauté dont ils ont été blessés, et la lâcheté qu’ils ont favorisée. Ces mots-là ne sont pas à prendre à la légère, à la stratégie. Il faut en faire l’inventaire pour comprendre en quoi ils nous font vivre et en quoi ils nous empêchent de vivre. Regarder nos mots en face, voilà notre programme de travail ; devant ce chantier, comme devant tout ce qui est vaste, nous sommes profondément égaux. Il a été ouvert, il y a bientôt quarante ans, dans le trouble, dans l’urgence, dans l’ambiguïté : nous pouvons maintenant y travailler plus calmement, plus fortement. Mai n’a pas d’autre sens que d’avoir ouvert la plaie infectée, que d’avoir fait sauter le verrou inutile. Il ne savait pas trop ce qu’il faisait, ses adversaires ne savaient pas trop ce qu’ils combattaient. Nous voyons mieux maintenant de quoi il s’agit : ou bien nous étriquer dans un délire puéril de possession, de certitudes pourrissantes, de jalousies fétides, ou bien, en dépit de ce qui nous fait mortels, nous laisser respirer la vie dans les êtres, dans les mots, dans le monde, conduire nos cœurs et nos esprits à l’extrême pointe de notre jetée intérieure, seul rendez-vous possible des âmes vivantes, désirantes, souffrantes. Devenir une société modeste, légère, fervente, ironique. Non pas nous définir, nous infinir. Tel est notre repère, notre amer, comme disent les marins. Il n’est pas d’autre sens à une vie que de le désigner à d’autres vies par ce qu’elle a été et par ce qu’elle n’a pas été. Amers, on le sait, est le nom d’un recueil de Saint-John Perse. Le poète en parlait ainsi : « J’ai voulu exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l’on se plaît aujourd’hui à ravaler et diminuer jusqu’à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent ou qui nous lient. »

(1er juin 2007)

La tentation de Grenelle

LE MARCHÉ XXV

Quand on me prouverait par a + b que mon existence n’a été qu’une longue suite d’appétits et de concupiscences diversement camouflés, je n’en demeurerais pas moins certain que la largeur et la profondeur d’une vie tiennent au degré de dépossession joyeuse qu’elle a atteinte. Cette dépossession, certes, n’est pas la mutilation rituelle et sacrificielle que tant d’esprits supposés libres reprochent si véhémentement aux religions de leur avoir infligée alors même que, plus délurés en paroles qu’en actes, ils font leurs masochistes délices des humiliations où les jette la vulgarité de l’époque. Voilà cinquante ans que je suis au corps à corps avec le catholicisme de ma jeunesse et je ne tiens pas encore quittes de mes reproches ceux qui, sous couleur de faire grandir en nous le surnaturel, nous enseignaient à y rabougrir le naturel. Mais, nom de Dieu, le pèlerinage de Chartres avait quand même plus de gueule qu’une section du Parti socialiste ou qu’un congrès de DRH ! Reste que la dépossession dont je parle, le langage religieux lui-même peut la fausser. Il est magnifique et effrayant, ce mot d’Hölderlin qui constitue le leitmotiv de Blanche ou l’oubli : « Ce que nous cherchons est Tout. » Vous, moi, nous, encombrés contradictoires, prisonniers jacassants, sémaphores désordonnés, organisateurs de vide, mal désirants, trompeurs de temps, « ce que nous cherchons est Tout. » Et la prise de conscience, fulgurante ou méfiante, amoureuse ou rétive, de ce destin de liberté porte en elle, comme son enfant, le désir et l’exigence de la dépossession, désir exigeant, exigence désirable.
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Comment il naît, ce désir, de quoi il se nourrit, comment il se fraie son chemin, qui le saurait, ne serait-ce que pour un seul être, ne serait-ce que pour soi-même, serait Dieu ! Pourtant, plus que le respect, plus que la frigide tolérance, c’est de pressentir en autrui ce forage, ce démantèlement, cette capacité d’abandon, ce mouvement d’avalanche qui me le fait proche. Nous communiquons dans l’épaisseur des ombres, nous venons ensemble à une lumière dont nous ne savons ni le nom ni l’origine. Et nous y venons comme malgré nous, tous signes égarés, juste assez présents pour signaler notre absence. Et tous nos jalons sont des promesses d’oubli, et toutes nos boussoles sont à jeter à la mer.
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La République était belle sous l’Empire. Cette parole poudrée, ces accents d’indignation qu’imposent aux riches les persécutions que leur font subir les pauvres, cette aristocratique propension à glousser qui ruine, génération après génération, l’ambition toujours renouvelée de paraître comme tout le monde : je le dis comme je le pense, je vais finir par regretter cet anglophone de Baron. Ne croyez pas que je plaisante, ce départ fera date. Même en mettant le mot au féminin, le shakespearien Baron n’a pas de successeur. Honneur à la lucidité des patrons qui se sont choisi pour cheftaine cette Laurence Parisot qui peut tout comprendre et tout admettre de tout parce que la référence des références, l’entreprise, est aussi solidement enracinée en elle que la foi dans le cœur des Templiers. L’entreprise, c’est son éternité à disposition, sa drogue bénéfique, son intarissable fontaine de sens. Comme les mystiques de leurs apparitions, elle en parle sur le mode mineur, mais avec un frémissement de ravissement. L’entreprise, dit-elle, c’est comme le vélo, il faut toujours pédaler ! Quelle chance pour elle d’être habitée par un absolu aussi repérable, aussi familier ! Tout est possible, et n’importe quoi, pourvu que seule compte la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seul compte le maintien du progrès de la croissance de l’entreprise. Pourvu que seule compte la volonté de maintenir le progrès de la croissance de l’entreprise. Exit, avec le Baron, l’ombre de ces deux cents familles dont la dureté, ne serait-ce qu’en l’offensant, avait encore à voir avec notre misérable humanité. Nous voici au temps des certitudes qui planent, nous voici au temps des épures. Dans la baraque de foire du Medef, le monde est ce décor en carton-pâte qui défile derrière Laurence ; et elle, indifférente à tout, souriante, apaisée, déterminée, pédale. Il faut l’imaginer malheureuse.
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RER C. « Hier, un mec a manqué de respect à mon copain, dit une fille à une autre. Tu sais ce qu’il a fait, mon copain ? Il a pris son crayon à bille et il lui a planté dans le bras. Le sang pissait de partout. Morte de rire, j’étais. » Vous voulez la suite ? Vous voulez savoir en quoi et comment le mec a manqué de respect au copain de la fille ? C’est simple : il lui a parlé. Vous avez bien entendu : il lui a parlé.
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Vous arrivez à parler avec les gens, vous ? À parler vraiment ? À causer comme on disait autrefois ? Comme deux voisins dont les jardins sont séparés et reliés par un ruisseau et un pont et qui, sans se demander à qui appartient le pont, viennent parfois s’appuyer sur la rambarde, regardent les poissons, s’intéressent au temps qu’il fait en eux… Vous y arrivez, vous ? Moi, de plus en plus mal. Sauf avec quelques pauvres qui se sont faufilés entre les mailles.
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Parler fait peur, sans doute. On préfère rester en tête-à-tête avec les déchets de sa vie et de ses idées. C’était ça, causer : retraiter gentiment les déchets, y trouver de braves petites perles de gentillesse, en rire ensemble, et puis à bientôt ! Le projet, la responsabilité abstraite et creuse que chacun se donne aujourd’hui de l’univers, quelle barbe, quelle fausse barbe ! Et, sans vouloir jouer à l’analyste, quel paravent transparent ! L’universel singulier de Spinoza, voilà le grand absent. On ne le fera pas oublier par le je je je. Je suis maître de moi comme de l’univers, mon corps est à moi, les proclamations d’indépendance sont le plus souvent des citations. Rien que de très naturel dans cet égocentrisme. Il n’épargne personne et procède souvent de très bonnes qualités initiales. Dans un autre univers mental que celui de notre modernité gâteuse, la personnalité pourrait, à partir de ce réflexe de défense, de ce sympathique reste d’enfance, s’épanouir lentement, à son rythme, à sa main… Parfait. Mais, voilà, ce temps n’est plus. La chiennerie brutale du monde durcit les intériorités plus encore que les formes sociales. Un conseil d’administration, ou un tribunal, ou un comité révolutionnaire, ou un conseil de classe sommeille en chacun de nous à la place, ou à côté, du cochon qui, aux temps barbares, y grognait, paraît-il, en maître.
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À propos de cochon, une citation radiophonique ni truquée ni tronquée. Un stratège de la grippe aviaire nous en a informés : « Ce virus s’humanise dans le porc ».
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Un petit garçon, dans le train, dont la silhouette un peu rondouillarde fait avec sa tête et ses lunettes comme une série de cercles concentriques. Le nez dans un livre, il n’a pas bougé un cil depuis le départ. Mais, en face de lui, un portable sonne. Un quarantenaire des plus distingués entre dans une communication gélatineuse avec son rejeton : « C’est vrai, mon chéri ? C’est vrai, mon amour ? Des lions, mon trésor ? Tu as vu des lions ? Des gros lions, mon ange ? Des vrais lions ? » Le portable ne peut en supporter davantage et tombe en carafe. Alors le triple cercle du petit garçon se tourne posément vers chacun de nous et, nous considérant acquis à son point de vue, articule d’une voix limpide, méprisante juste comme il faut : « Les vrais lions, ça n’existe pas. » Tu as de bonnes lunettes, petit ! Ce sont tous des faux.
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Il faut toujours être modéré : idée fanatique.
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Au PS du Nord, Ségolène Royal propose de « se commettre avec la société actuelle pour pouvoir la transformer ». Je ne me commettrai jamais avec ce projet hypocrite – de ce point de vue, le pire de tous – parce que je sais parfaitement que je n’ai aucun moyen de le transformer.
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Si j’étais juré aux Assises, je considérerais que, pour qui a commis un crime, ou en a favorisé les conditions, ou l’a laissé commettre, le fait d’avoir obéi aux ordres est une circonstance aggravante. Cette proposition, naturellement, ne concerne pas les pitbulls.
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« On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo », dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot « coussin » en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. Vive le coussin chaleureux et doux de la dépossession tranquille !
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Comme il trouve le ton juste, Philippe Sollers, quand il parle de l’insignifiance du monde ! Et comme j’approuverais sa suggestion d’en revenir, ou dans rester, à l’intime s’il n’était aujourd’hui devenu le privé : cette confusion, désormais universelle, m’interdit de le suivre plus loin que ses refus. L’intime, en effet, c’est le contraire du privé, c’est l’encore plus intérieur de l’être, son tout à fait intérieur. L’intime n’est pas à l’écart du monde : il en est le cœur secret et palpitant. Deus interior intimo meo, superior summo meo, dit saint Augustin : Dieu qui m’est plus intérieur que mon intimité et qui surpasse par son élévation tout ce que je peux imaginer de plus élevé. Oui, le contraire du privé. La vie intime, c’est la résonance sans fin ; la vie privée, c’est la déchetterie, les chiottes. Mais alors, comment vais-je faire ? Je suis sans illusions sur le caractère intrinsèquement pervers de la société où je vis. Je ne la crois pas perfectible. Je ne vois à l’horizon de ma vie, ni même de celle des jeunes, aucun recours sensé. Je ne pense pas qu’il soit possible, sans s’abuser soi-même, de se raconter qu’on joue un rôle utile dans ce cirque lamentable. Que vais-je donc faire de moi ? M’enfermer dans mon privé, dans mon clandé ? Nullement ! Ma solution, la banlieue me l’a soufflée dès l’enfance ; c’est mon truc, c’est mon coup de pot fondateur. Non que la veine populiste m’ait jamais tenté : le quart-monde n’est pas meilleur que Neuilly et les arrivistes sont pires que les arrivés. Mais la banlieue, du seul fait de son existence, enseigne l’écart ; elle apprend à se méfier des opinions et, d’abord, de celles qu’on professe soi-même. Les plus faibles ne résistent pas à ce régime. Ils gonflent les pectoraux et, copiant Rastignac, s’époumonent dans le sens du vent. Il est rude d’apprendre, dès le plus jeune âge, que le cirque social n’est qu’une insignifiante pellicule de la vie ; que la culture est, le plus souvent, une distraction de nantis indifférents ; que la morale est le prétexte des salauds. Que le lien avec le monde, il faut le tisser de sa propre substance. Comme ça vient, comme on le sent, presque sans parler, sans penser. À qui l’écoute bien, la banlieue enseigne que tout optimisme est futile qui ne traverse pas les apparences, qui dissocie espérance et dépossession. Lâcher d’une main et rattraper de l’autre, c’est ça, la mocheté. Ne craignez pas, pourtant, que je prône une normalité d’un autre genre. Comment le pourrais-je ? Chacun de nous est seul devant ce chantier de dépossession. Ni recette omnibus, ni projet commun. Le nous n’est pas à chercher ailleurs que dans l’étrange et imprévisible vibration qui, à l’improviste, saisit l’âme du solitaire, et la console, et la conforte, et la réjouit. Le nous n’est présent qu’aux espérances naïves. Le chercher dans les complicités d’intérêt, même légitimes, même sublimes, c’est l’offenser.
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Mais si l’on n’est pas né en banlieue ? Peu importe. La banlieue, c’est quand ce qui est n’est pas exactement ce qui est. Tout le monde connaît ça.
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Plusieurs entretiens en tête-à-tête, ces derniers mois, avec des gens qui, d’une manière ou d’une autre, exercent des responsabilités dans le monde des entreprises. Je les sens anxieux. Normal, la vie est dure ! Non, disent-ils, ce n’est pas cela. Quoi donc ? Ennuis familiaux, soucis de santé ? Pas spécialement. Alors ? Alors, je vous le donne en mille. Ils ont peur de la déprime, voire de devenir fous. Se moquent-ils de moi ? Certains d’entre eux bénéficient d’un équilibre psychique et social qui me ferait baver d’envie ! Non, ils ne se moquent pas. Ils ont confiance, c’est tout, et je leur en sais infiniment gré. Je n’ai pas cherché à aller plus loin dans les confidences. L’un d’eux m’a cité, en écho à ses angoisses, le propos d’un économiste libéral : « Nous sommes dans une phase psychiatrique du marché des actions. » L’aveu simple et courageux de mes interlocuteurs va droit au but : le monde où nous vivons, dominé par des fous, rend fous ceux qui y voient autre chose qu’une pathologie. Vous qui vous traînez au bas de l’échelle, continuez donc à rêver de promotion, mes chers amis, et surtout, pour garantir votre avenir, pas de conflits avec le patron, pas un mot plus haut que l’autre : si vous filez doux, le fantasme de Sainte-Anne récompensera votre motivation.
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Gare de Nemours. Chaque matin s’y renouvelle la première séquence des Vacances de Monsieur Hulot. La même préposée crache dans son micro, à destination du quai n°2, des annonces incompréhensibles dont elle semble s’enorgueillir d’accélérer, de jour en jour, le débit. Les voyageurs s’interrogent fébrilement. Le train a du retard ? Non, l’express va passer. Pas du tout, il vient sur l’autre voie. Un retard de combien ? Satisfaite de sa performance, la recordwoman sort de son bureau, casquette en tête, et de l’autre quai, à moins de six mètres de la foule, promène sur elle un regard martial. Hier, comme le rhume qui affectait l’artiste retombait en flaques particulièrement épaisses sur un bon millier de citoyens voyageurs, deux voix brisèrent en même temps le silence : celle d’un clochard un peu ivre qui ne prenait pas le train mais se souciait du bien public, et celle de votre serviteur. On ne choisit pas sa fraternité, voyez-vous. Vous me direz que les gens ont beaucoup de soucis dans la tête : pas plus que le clochard, après tout, pas plus que moi. La différence, c’est que, nous deux, nous n’avons pas peur des casquettes.
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La nuit commence à tomber. Sous les nuages lourds et immobiles, la plaine est comme un aveu. Voici le monde, il est là, voici sa force et son inquiétude. Voici nos églises et nos maisons, voici leur contour précis. Voici ce que nous sommes, et rien de plus, cela est dérisoire et grand. Dans la voiture, à l’orgue de Pierre Cochereau, l’effrayante fantaisie en fa mineur de Mozart où vibre, avec plus de solennité encore, le défi lancé au Commandeur. J’espère et je redoute ces moments où « le beau n’est plus que le premier degré du terrible” ». Plus de problèmes à résoudre, plus de questions à poser. On est devant une toute-puissance, on cherche à la défier, à soutenir son regard. Ce pourrait être de l’orgueil, de la présomption. Non. Don Juan n’est qu’un pécheur comme les autres, mais qui ne triche pas avec la grandeur ; les roucoulades des bons sentiments, il les laisse au médiocre et médiatique Ottavio. Don Juan sait que nous n’avons guère de choix qu’entre le grand style, qui ne vaut rien, et le petit, qui ne vaut pas plus. Et il souffre et il s’obstine. Ceux qui s’empressent de le condamner dans l’espoir de se justifier eux-mêmes n’ont aucune idée de la largeur et de la profondeur de ce Dieu qu’ils vendent comme une savonnette. Et tantôt, Don Juan rêve d’être tout – le grand style – et tantôt il dérêve de n’être rien – le petit style. Entre ces deux misères jumelles, sa vie ne cesse d’osciller, et la nôtre. Car nous ne sommes ni rien ni tout ; nous sommes des appelés et l’appel vient de plus profond que nous ne pouvons l’imaginer ; des appelés chacun par son nom, chacun par et dans son labyrinthe, par et dans ce qui lui semble le moins convenir à un tel appel. L’autre soir, dans cette plaine que Péguy disait « imprenable en photo », le mystère était comme un phare, un phare de diamant qui, de temps à autre, venait éclairer et élargir l’étroite bande de ma conscience. Et il me semblait que, si j’étais vraiment vivant, je parviendrais à faire écho, même d’infiniment loin, et dans l’indifférence absolue au goût d’autrui, à cet instant que personne d’autre que moi n’aura jamais vécu ; et que, le style, ce serait cela ; et que, prier, ce serait cela ; et qu’aimer, ce serait cela.
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Alain Touraine comprend que nous, Français, nous ne comprenons rien. Que nous sommes des gens obstinément fermés dans un monde admirablement ouvert et que c’est là l’origine de nos malheurs. Quant aux difficultés présentes, celle du CPE, par exemple, elles sont la conséquence de l’absence de croissance. Ainsi rumine ce philosophe imaginaire. « La croissance, vous dis-je, la croissance ! » À quelqu’un qui avait osé prétendre devant lui que la pensée d’Alain Touraine était nulle, Jacques Berque avait signifié qu’il était obligé, en conscience, de s’élever contre une telle assertion. « Non, cher ami, non, vous n’avez pas raison de dire que la pensée d’Alain Touraine est nulle. La vérité, c’est qu’elle est sous-nulle. »
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Contresens. J’ai cité quelque part de mémoire, sans revenir au texte latin, la fameuse réponse d’Ovide exilé sur les bords de la Mer Noire à l’ami qui le plaint de devoir vivre au milieu des barbares. Le poète lui répond : « C’est moi le barbare puisqu’ils ne peuvent me comprendre. » Traduction littérale : « … parce que je ne suis pas compris par eux. » J’avais écrit : « C’est moi le barbare puisque je ne les comprends pas. » Du point de vue de la langue, je mérite un zéro. Toutefois, la mauvaise note acceptée, je m’interroge sur la raison pour laquelle la mémoire m’a fourché. La différence entre les deux versions me semble importante. « C’est moi le barbare puisqu’ils ne me comprennent pas » constate, au nom de la raison, la relativité de la barbarie. C’est une position à la Glucksmann : parfaitement juste mais, à mon sens, formelle et non opératoire. En donnant malgré moi – et de manière abusive – une allure augustinienne à la réponse d’Ovide, j’en ai changé le contenu. Tout à coup, le constat s’intériorise. Ovide réalise qu’il est lui-même un de ces barbares qu’il a méprisés à Rome. On passe de la sociologie à l’ontologie, du culturel et du social au fondamental, du registre de l’esprit à celui de l’âme. L’égalité profonde des êtres humains n’est plus seulement établie par une considération rationnelle mais par un retour sur soi, par une expérimentation intime, par une sorte de conversion qui libère un sentiment d’humilité, conduit à la fraternité et change radicalement la vision qu’on a du monde. Bienheureuse faute de grammaire !
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L’incroyable bourde du CPE n’a pas d’explication rationnelle, même d’un point de vue conservateur, même d’un point de vue patronal, même d’un point de vue capitaliste. La vie politique, jusqu’ici borderline, vient de faire sa première incursion dans la folie. Toute circonstance, désormais vidée de réalité, n’est plus qu’une péripétie sur le chemin des ambitions présidentielles. Côté majorité, c’est évident. Dominique de Villepin, qui a naguère superbement fait face à une énorme crise internationale, semble tout ignorer du peuple qu’il dirige. Il alterne, comme Don Juan, entre le grand style et le petit style, sans avoir trouvé ni sa voie ni sa voix. On dit son langage assez vert : pour qui se noie dans les abstractions creuses, c’est là une défense assez classique. Son acolyte de l’Intérieur tente de se faire raisonnable et modéré. Mais, chassez le naturel… Cet homme voudrait se faire du mal qu’il ne parlerait pas autrement. À trois jours d’une manifestation décisive, ses nouvelles variations sur les racailles et les voyous ne pouvaient être appréciées que de quelques néo-poujadistes hébétés. Et des députés UMP, naturellement : mais ceux-là, tant qu’un bateau n’a pas encore entièrement coulé, sont d’accord pour toutes les cargaisons. Côté opposition, j’ai beau monter le son, je n’entends rien, sauf une petite musique connue, qui me fait peur. C’est un vilain bruit de Grenelle, cette vieille crécelle de la CGT. Comme elle s’est empressée, la CGT, d’accepter l’invitation de Villepin qui excluait les étudiants et les lycéens ! Comme elle a gentiment expliqué aux petits jeunes que, grâce à elle, Monsieur le Premier ministre les recevrait le lendemain ! Et comme ils ont eu raison, les petits jeunes, d’envoyer paître et l’invitation tardive et l’entremetteuse intéressée !
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Nous ne sommes pas en 68, bien sûr, mais en 68 non plus, nous n’étions pas en 68. Il n’y a jamais eu de parti 68, de pensée 68, de génération 68. Rien qu’une rapide fulgurance 68, comme une flamme sur des ossements : quelques-uns s’en sont laissé brûler et régénérer. Depuis, à son seul désir, dans sa seule logique, elle apparaît, disparaît, réapparaît ; à l’instant qu’elle choisira, le reste s’évaporera.
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Ce qu’on appelle, depuis près de quarante ans, la génération 68, il faut enfin lui donner son vrai nom : la génération Grenelle. Grenelle, ce n’est pas la caricature de l’esprit de Mai, c’en est le contraire. Ce n’en est pas le contraire : c’en est la négation. Le grand mouvement social de 68 trouva son origine hors de lui et ne vécut que de la renier. 68, c’est le recours aux intérieurs, à la gratuité, à un changement de régime de la pensée. Grenelle, c’est le carnaval des conservateurs réconciliés, c’est le nihilisme gras. Le mouvement social de 68 s’est d’emblée mutilé de son essence : cette mutilation, il a fallu la payer de quarante ans de réalisme merdeux et de honte secrète. L’affaire profita d’ailleurs infiniment moins aux salariés, que la crise et l’inflation ne tardèrent pas à dépouiller des avantages qu’on leur avait si facilement concédés de crainte qu’ils n’aient le temps de se réveiller tout à fait, qu’à une classe de privilégiés qui, depuis quarante ans, bouffent du fric et pissent des principes, se partagent les places et jouent les moralistes et, ciblant leur propagande, dans l’intérêt de leurs gangs, à l’exacte intersection de la veulerie universelle et de leur bénéfice particulier, prostituent d’un même mouvement et la liberté de chacun et le bien de tous. Jamais plus l’esprit de Grenelle, vous en prendriez pour toute votre vie ! Jamais plus cette satisfaction d’esclave d’avoir échappé à une grande chose. Lisez ce que vous voulez, mes amis, lisez Marx – dans le texte -, lisez Rousseau – dans le texte -, lisez les Evangiles – dans le texte : vous y trouverez des raisons différentes et convergentes de boycotter Grenelle.
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Le fond de l’affaire ? C’était un beau printemps d’imprudence. L’espérance se promenait toute nue dans les rues, dans une si affolante évidence de beauté que personne ne cherchait plus qui elle était ni comment elle s’appelait. Elle était vraiment celle qu’on voulait. Non pas, comme la Vérité, dans la pièce de Pirandello, qu’elle épousât les fantasmes divers de ses prétendants : il y avait réellement en elle l’étagement de toutes les vertus et de toutes les beautés possibles. Et chacun, sans effort ni mensonge, voyait dans cette passante le meilleur de ce qu’il croyait. La vie intérieure sortait de ses caches : on eût dit qu’elle était en permission. Jamais je n’ai senti aussi fort que le second commandement – l’amour du prochain – est semblable au premier – l’amour de Dieu ; qu’il est meilleur d’être un petit et un humble qu’un riche et un puissant. Et qu’il faille choisir entre Dieu et Mammon, c’était écrit dans tous les regards ! D’autres, sans s’abuser plus que moi, lisaient autre chose : l’exaltation de la vie, de l’amour, de l’espoir, de la beauté. Ils avaient raison, nous avions tous raison. Mai 68 ou l’irruption des transcendantaux. Ce fut bref, bien sûr, si bref ! Personne n’imaginait qu’on allait confondre la terre et le paradis ! Que les problèmes se trouveraient résolus ! Qu’on serait affranchi de l’argent, du pouvoir, de la misère ! Que des solutions « concrètes » s’imposeraient ! Que le temps des opinions et des querelles était révolu ! On rêvait, mais on rêvait juste : quelque chose d’autre, venu de très profond, très malaisément identifiable, aussi polysémique qu’on le voudra, s’était frayé un chemin dans les ténèbres des êtres humains, et s’était installé en eux, entre eux, au plus profond. Non pas dans les bourrasques tumultueuses et équivoques des passions, non pas dans les abstractions orgueilleuses et figées des crânes, encore moins dans de fumeuses et délirantes spéculations : plus près, plus simplement, plus classiquement oserai-je dire, c’est-à-dire à ce point de jonction de l’esprit et de la sensibilité que le XVIIe siècle appelait très précisément le cœur. Micro-événement et cataclysme. Les intérieurs ont rompu les barrages, brisé les grilles. Puis ont reflué vers les mystères où nul ne peut les poursuivre.
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J’appelle Grenelle la réaction de la bête. Non pas la bête immonde ! La bête ordinaire, vous, moi, la bête un peu bête, quoi ! Profondément perturbée, la bête. Incapable de comprendre ce qui s’était passé, mais nullement incapable de flairer la nouveauté, ni d’en frémir de peur et de désir, de rage et d’envie. Incapable par construction d’intégrer un événement qui la surplombe de plusieurs univers, mais incapable de se faire sourde à un appel soudain logé, par effraction, au plus creux de ses entrailles. Ah ! Qu’elle est laide et qu’elle est drôle, depuis Mai 68, la bête occidentale ! Et que son histoire est simple ! Et comme il serait bon de l’enseigner à l’école élémentaire ! Fermez vos cahiers, les enfants ! Je vais vous raconter.
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La bête la plus stupide a assez d’intelligence pour comprendre les choses essentielles, même si elle n’entend rien aux imbécillités compliquées auxquelles vos pauvres et dévoués parents doivent faire semblant de s’intéresser pour vous épargner la faim et le froid et avoir l’air de ressembler à des citoyens. Donc, un matin de Mai 68, la bête occidentale s’est réveillée en grognant. Elle se sentait patraque. Elle a pris son petit déjeuner comme d’habitude, et a entendu, sur Europe I, le récit des événements de la nuit. Des histoires de barricades et de CRS, pas de quoi fouetter un chat, ça existe dans tous les pays. Pourtant, c’est à ce moment précis que la bête ressentit pour la première fois – allez donc savoir pourquoi ! – l’étrange malaise dont elle comprit tout de suite qu’il ne l’abandonnerait plus jusqu’à sa mort. Les savants disent qu’elle a commencé à souffrir d’un mal compliqué, une ambiguïté ontologique. Comment ça s’écrit ontologique ? Sans h au début, les enfants, sauf quand on parle de TF1 et de quelques autres exceptions à la règle que vous découvrirez tout seuls. C’est un mot un peu difficile, mais la réalité est simple. La bête a senti que la vie qu’elle avait vécue jusqu’à ce matin-là était en train de changer. Dans le frigidaire de sa tête, tout avait dépassé la date de consommation. C’était comme si quelqu’un sonnait en permanence à sa porte et si, au lieu de faire dring ! dring ! dring ! la sonnette jouait une musique très belle, une musique envoûtante, entraînante, donc une musique qui voulait l’entraîner. La grosse bête occidentale était perplexe. Elle était trop bien chez elle, et bien trop pot-au-feu, pour en sortir ; en même temps, elle avait une envie terrible de céder à la tentation. En outre, elle avait compris que la sonnette ne s’arrêterait plus. Naïve comme elle était, et comme elle est toujours, elle a demandé à des gens riches et parfois assez menteurs, qu’on appelle les consultants, de lui trouver une solution. Ils en avaient une. Ils lui expliquèrent que, pour ne plus entendre la jolie mélodie qui la perturbait, il lui fallait la couvrir des bruits ordinaires de la vie, des bruits Quotidiens (ils écrivaient ce mot avec un grand Q pour être payés davantage). Faire la vaisselle en choquant les assiettes les unes contre les autres, mettre la radio et la télé très fort, ouvrir en grand le robinet de la salle de bains, tirer plusieurs fois la chasse d’eau ; si on est amoureux, brailler je t’aime comme un âne au lieu de le murmurer, etc. « Rien de tel pour échapper à un appel réel, affirmaient les consultants, que de faire du bruit idiot. Cela s’appelle le divertissement et, en dépit de tous les efforts d’un certain Pascal – probablement un pseudonyme – pour nous savonner la planche, ça fonctionne toujours, spécialement en Amérique. »
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Pour les gosses, forcé de censurer ! Les boules, ils auraient ! Allez raconter à des mouflets que la bête occidentale ne peut plus ni sortir d’elle-même ni rentrer en elle-même, qu’elle est prisonnière de sa peau et qu’ils sont donc eux-mêmes des prisonniers, que l’éducation, l’école, les stages et tout le bordel, c’est pour leur apprendre à être de meilleurs prisonniers ! Que, plus les gens ont des gueules affranchies, plus ils sont taulards dans l’âme ! Comment dire aux enfants que la maison de Dame Tartine, le beau palais de beurre frais, les murs de chocolat, c’est plus vrai que ce qu’ils vont avoir statistiquement sous les yeux environ soixante-seize ans s’ils sont du sexe fort et quelques années de plus si ce n’est pas le cas ? Comment un gosse normal peut-il comprendre qu’on entende la sonnerie et qu’on n’aille pas ouvrir ? Que, pour les choses les plus simples de la vie, on invente des manœuvres tordues, des mots truqués, des saletés prétentieuses ? Que les usines et les campagnes ne servent plus à cultiver et à produire ce dont les gens ont besoin, mais à nourrir la folie d’une meute d’abrutis exaltés ? Cette bête qui, toute leur vie, les complexera en leur faisant croire qu’elle est au-dessus de tout, vous imaginez le temps qu’ils vont mettre avant de piger qu’elle est au-dessous, au-dessous d’elle-même, au-dessous d’eux, au-dessous de tout ? Que ce qui la rend folle, la putain de sale bête, à la fin, c’est qu’elle sait qu’elle n’arrivera jamais à être à hauteur d’homme et qu’eux, à peine sortis du ventre de leur mère, sans stage et sans apprentissage, à hauteur d’homme, ils y étaient déjà ? Et qu’il leur faudra fournir de terribles efforts pour simplement s’y maintenir ?
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Ma mère est morte ce 11 mars, à plus de quatre-vingt-dix-sept ans, me laissant une grande fatigue. Il y a quelque temps, elle avait été brièvement hospitalisée. Je l’avais trouvée au milieu d’un aréopage de médecins, d’internes, d’infirmières qu’elle considérait avec circonspection. Soudain, n’y tenant plus, elle avait laissé les blouses blanches à leurs spéculations et, se tournant vers moi, avait articulé de sa voix retentissante d’ancienne sourde : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Tu savais comme tout le monde, ma pauvre petite mère, que beaucoup de choses, ici-bas, ne sont qu’histoires de cimetière. Mais, toi, tu le disais, et, loin de t’abattre, ça te donnait la pêche. Les autres font semblant, vois-tu, ça les déprime. Allons, pitié pour eux, et cachons nos sourires ! J’essaye de faire comme toi, de ne pas confondre la vie et les histoires de cimetière ; c’est sans doute pour obtenir ce résultat que tu m’as tant emmerdé, toi la mère italienne, heureusement unique, d’un fils également unique. Naturellement, je crains que mon oraison funèbre ne t’aille pas : de toute façon, rien ne t’allait jamais. À mon avis, c’est quand même celle qui te dégoûtera le moins. Au revoir. Et même si les anges sont des créatures inférieures aux humains, ne sois pas trop sévère avec eux, per favore !

(30 mars 2006)