Le festin du boa

LE MARCHÉ XXIII

Le boa avait presque tout englouti. Il restait les banlieues. Le béton est indigeste, le boa hésitait un peu. Il y a pris quelques aigreurs d’estomac mais il y est arrivé. « J’ai tout fini, dit le boa performant. Toute la société est dans mon ventre. » Bravo, boa ! Dors maintenant et, si tu peux, crève.
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Les voyous de la communale, dont je parlais il y a quelques mois, ont de dignes successeurs. L’abbé qui régnait, dans les années quarante, sur le patronage de Montrouge, avait compris quel bénéfice il tirerait d’opposer ces pré-racailles aux doux enfants de l’école libre, qu’il chérissait d’une affection qui, de nos jours, ne passerait pas inaperçue. Terrible erreur de jugement. Hormis deux ou trois petits niais déjà définitivement empuantis par les parfums de leur mère et dont les voix fluettes semblaient étouffées par les poils des fourrures contre lesquelles elle les serrait, le tout-venant de l’école libre du coin, le Cours Saint-Jacques, n’était guère plus rupin, s’il était plus coincé, que celui de la communale. Je rends grâces à l’abbé de sa lecture approximative de Marx. Grâce à elle, l’idée me vint, comme à plusieurs autres, que non seulement je n’étais pas si différent de ces petits monstres dont les excès m’effarouchaient, mais encore que leur verdeur, leur vitalité, leur débraillé, leurs gros mots allaient avoir beaucoup à m’apprendre. Les injures dont l’abbé les couvrait, en me les rendant plus familiers, me faisaient curieux de les connaître et désireux de conquérir leur amitié.
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Qu’est-ce qu’ils foutent ces gamins dans les halls des immeubles ? Ils n’ont qu’à regarder TF1, bordel, ou rédiger leur CV !
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Penser à la banlieue me ramène à la mienne et à mon enfance : la fumée des bagnoles s’évanouira avant ce souvenir. Ce qui me frappe dans la crise actuelle, c’est la pérennité sinistre du langage. Les bons jeunes et les mauvais, les justes et les injustes, les purs et les impurs : comme je voudrais chasser de ma vie, après l’avoir marqué de deux gros cachets rouges GÂCHIS ! et POISON ! chacun des instants qu’on m’a fait perdre avec ces saletés ! Le bien existe bien sûr, et son absence est le mal. Mais les bons, les méchants, qui d’entre nous dira jamais où ils sont ? Qu’elle est laide l’exaltation de celui qui feint de le savoir, qu’elle est violente, qu’elle est meurtrière, qu’elle est inhumaine ! Et qu’ils sont misérables ceux qui applaudissent à ce mensonge ! Cela ne changera donc jamais ? Faire peur et diviser, pourquoi ne savez-vous jouer qu’à ça ? Ça vous amuse vraiment ? Pouvoir et image, vos vies ne s’étiolent pas dans ce cachot ? Vous êtes sûr, absolument sûr, de faire partie du club des bons, des justes, des purs ? Classez-moi en tout cas parmi les méchants, les injustes et les impurs : ce sera plus juste, et j’aurai moins honte.
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J’ai rencontré un homme libre : Philippe, chauffeur de taxi. À chaque feu rouge, il se saisit d’un livre posé près de lui. Un taxi, un livre : un client lui a demandé si c’était du porno. C’est du japonais. Philippe apprend le japonais aux feux rouges. Rageusement. Il ne mettra jamais les pieds au Japon. Il ne connaît pas de Japonais. Mais il apprend le japonais aux feux rouges. Il en sait déjà assez pour la conversation mais il n’y a pas de conversation. Alors il envoie aux clients des échantillons de sa science. L’absurdité, dernier refuge du sens. La gratuité provocante, dernier miroir de la réalité. Je lui demande ce qu’il pense des banlieues. Long silence, puis émeute verbale. La banlieue, il y vit depuis toujours. Il a des voisins Maghrébins, ça se passe très bien. Des voisins Noirs, ça se passe très bien aussi. Il se retourne vers moi : « Les Maghrébins, les Noirs, ceux qu’ils dérangent, c’est ceux qui ne les voient jamais. »
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Dans cette maison de retraite où, depuis dix ans, la fantaisie de ma mère s’épanouit au fur et à mesure que sa lucidité diminue, une part de tarte ou un sourire de l’aide-soignante déchaîne des passions aussi violentes qu’une circonscription ou un portefeuille. Comme la raison est en vacances et les oreilles peu performantes, pas besoin de président de séance;  personne ne se fâche si tout le monde parle en même temps. Celle-ci, de temps à autre, sort d’un assoupissement paisible, relève la tête, ouvre un œil sur l’horreur du monde, geint méthodiquement « Oh ! Monsieur, Monsieur, Monsieur… » et se rendort tranquillement. Celle-là, grande comédienne, poursuit à longueur de journée un époustouflant dialogue avec son père, marquant d’un léger silence le changement de personnage : elle le joue affectueux et solennel, tendre et noblement distant ; elle n’est, elle, qu’amour, soumission, humilité, mais avec quelle séduction ! Cette autre me remet en tête, en les récitant en boucle, les paroles d’une vieille chanson de mon enfance :
Il pleut sur la route.
Le cœur en déroute,
Toute la nuit j’écoute
Le bruit de tes pas.
En boucle, mais avec un progrès dramatique. La première version est comme on l’attend, mélancolique, tendrement chevrotante. Mais, foin de sensiblerie, au deuxième passage, l’artiste se fait ironique, guillerette, presque moqueuse. Puis, de fois en fois, la gaîté s’affirme et devient fracassante, tonitruante même à la dernière reprise, comme si des personnages de Giono errant au hasard de l’ivresse gueulaient une marche militaire. Triste tout cela ? Allons donc ! Moins qu’un congrès du Parti socialiste !
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Ce n’est pas triste. Ça vous précipite un grand trou noir devant les yeux ; on se dit que c’est la mort, puis on s’aperçoit que c’est trop simple, qu’on n’en sait rien. Comme dans ce beau pastel de Georges Dufrénoy dont j’ai chez moi la reproduction, et que j’ai vu, vraiment vu, l’autre nuit, à la faveur d’une insomnie. Il représente le porche de la chapelle des Salles-Arbuissonnas, haut lieu du Beaujolais, dont l’histoire, si j’avais meilleure mémoire, mériterait d’être contée. La porte en est ouverte sur l’obscurité du sanctuaire, au fond duquel rougeoie vaguement un vitrail. L’arc, les colonnes, les chapiteaux sont faits de ces pierres dorées qu’on trouve dans la région, et dont le soleil rehausse encore l’éclat. Tout cela est si lumineux, si simple, à la fois si solide et si léger qu’on en oublie ce gouffre d’ombre assis au milieu du pastel comme un berger parmi son troupeau. Ce gouffre, l’autre nuit, pour la première fois, je l’ai vu. Non seulement je l’ai vu : j’y ai pénétré corps et âme. C’est alors que m’est revenu un mot de mon père, passionné de photo, qui, quand il était mécontent de son travail, disait en jetant l’épreuve sur la table : « Ça ne rend rien du tout… » C’est le mot juste. L’autre nuit, les pierres dorées rendaient comme jamais. Elles rendaient au mystère du gouffre ce qu’il leur avait donné, la beauté du monde rendait à l’innommé, à l’innommable un rayon de sa splendeur. Et plus je me sentais absorbé par ce trou noir, plus ces pierres lumineuses affirmaient leur présence. Comme si ma disparition les faisait exister.
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Dans un journal, cette pensée de Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin… » Voilà un paradoxe qui convient parfaitement aux moments de crise. Le difficile, à certains moments, peut devenir le chemin. Mais gare à ne pas le choisir ! Gare à ne pas le préférer ! Claudel, moins aigu et plus large, dit tout le contraire : pour lui, c’est le bien qui est facile, le mal est compliqué comme tout. Après tout, aucune obligation de croire l’un ou l’autre ; le mieux est de faire sa tisane avec ses propres herbes. Quand même, se méfier des pensées qui donnent constamment dans le tragique. Rire est le propre de l’homme. Je me rappelle le sourire de Francis Jeanson : « Tu ne crois pas qu’il nous fatigue un peu, Kierkegaard ? »
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La hiérarchie catholique n’a pas trouvé que l’abbé Pierre avait perdu la tête quand il craignait qu’un non au référendum ne fût une mauvaise action. Mais quand il avoue avoir connu, lui aussi, les tribulations de la chair, les cadres dirigeants de la foi crient haro sur le pauvre homme ! L’un d’eux va droit au but et le déclare gâteux. Mais un autre tient le pompon : pour lui, de telles révélations susciteront dans le peuple la joie mauvaise et rassurante de voir « un héros fauter ». On ne peut avoir une idée plus méprisante de ses frères et sœurs. Toutes les boutiques se ressemblent, décidément. Je ne crois pas que l’humanité de l’abbé Pierre incite les gens à la facilité. Ils l’aiment, cet homme. En finir avec les mômeries d’une pureté imaginaire, apprendre de sa bouche même qu’il est du même bois qu’eux, très inflammable, voilà qui suggérera à beaucoup que, s’il est comme eux, c’est qu’ils sont comme lui. L’échange, la communion des saints, le fond même du christianisme. L’infinie largeur, l’infinie profondeur, l’éternel jaillissement, le pardon à portée du cœur, la simplicité de l’enfant. Le contraire de la boutique à vertus au fond de laquelle un tordu mesure anxieusement l’impact de la vérité sur la clientèle.
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Il devrait téléphoner à Diam’s, ce Monseigneur. Sa chanson sur Marine Le Pen me touche. Violente, bien sûr, mais la tendresse est plus forte. Elle voudrait être copine avec Marine. Elle ne le peut pas. Elle le regrette. C’est tout simple. Il y a ce qu’on pense, ce qu’on sait, ce qu’on fera et ce qu’on ne fera pas. Il y a les mots qu’on dit, les combats qu’on mène, les causes qu’on défend. On ne calera pas. Mais il y a le désastre de n’être pas amis, d’où naissent une tristesse et un désir que ni la bataille ni la victoire n’apaisent ni ne comblent.
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Philosophe, islamologue et homme politique algérien, Mustapha Cherif souhaite engager son pays dans un double refus où je lis une aspiration d’une grande justesse et d’une vraie noblesse : ni la régression dans le fanatisme archaïque, ni l’engluement dans la mondialisation informe. Je ne puis qu’adhérer à ce projet dans lequel je retrouve l’influence de Jacques Berque, qui fut notre ami à tous deux : « L’authentique n’est pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. » Reste à passer à l’action. Inventer des relations nouvelles avec l’univers technique et la modernité, trouver dans les intérieurs de la société algérienne les ressources de ce changement, repenser en ce sens l’enseignement et la formation, faire vivre ensemble, avec les métamorphoses nécessaires, la tradition et l’actuel, le projet est vaste. Mais Mustapha Cherif a raison : c’est la seule voie possible .
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« Le métier de parents, ça s’apprend. » Et, bien sûr, il existe, pour vous l’enseigner, des gugusses plus malins que d’autres, des sujets supposés savoir nantis d’une licence de psychologie ou d’une maîtrise de sociologie et, surtout, d’une importante expérience de terrain validée par une publication dans une revue scientifique ! Le beau créneau, Mme Royal ! Le superbe piège à culpabilité où le même élan de frustration fera se précipiter, réconciliés dans la satisfaction de l’impuissance, les cathos du dimanche matin – messe et pâtisserie – et les dévots de la rationalité sociale. Quelle connerie la vie, Barbara ! Comme tout ça me donnerait envie de ne plus fréquenter que des voyous si ces respectables citoyens n’étaient eux-mêmes en quête de légitimité et d’honorabilité ! La punition risque d’être peu efficace mais je vire solennellement de mes relations toute mère, tout père qui, ne serait-ce qu’une seconde, aura prêté attention à ce délire. Que ces gens aillent se faire éduquer ailleurs : ils me dégoûtent. Quoi ? Après la trousse d’écolier de deux à seize ou à vingt-cinq ans, après l’entreprise qui leur apprend, non seulement le savoir se faire truander par le patron mais encore le savoir être, après les corbeaux qui leur expliquent comment faire leur deuil, après les baisologues brevetés qui leur signifient quand et combien et avec qui et pourquoi et comment, après le tri sélectif des ordures et des comportements démocratiques, ils vont encore aller se rencarder auprès de l’autorité scientifique pour savoir comment élever leurs mômes, leurs moutards, leurs morveux, leurs chiards ? Diogène, Diogène, ouvre-moi ton tonneau, et merde à eux ! Le beau créneau, Mme Royal !
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Non, Monsieur le Contrôleur que j’ai interrogé sur le quai de la gare de Lyon pour vous demander si c’était bien là le train de Nevers, je n’ai pas commencé par le bonjour obligatoire. Je vous ai parlé poliment, gentiment même, mais je n’ai pas commencé par bonjour. Bien m’en a pris puisque cela vous a permis de m’articuler en pleine poire un bon-jour Mon-sieur où il y avait des envies de meurtre. Ah ! Monsieur le Contrôleur, c’est tellement plus compliqué que vous ne le pensez ! La gare de Lyon, pour des gens comme moi, c’est une affaire de famille. Tout gosse, j’y venais voir partir et arriver les trains en compagnie de mon copain Jean Bertin, natif du Nivernais précisément. Et mes vacances d’alors – troisième classe, banquettes de bois – ont toutes commencé là. Donc, à la gare de Lyon, pour le rêve comme pour la réalité, c’est la même voie. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, Monsieur le Contrôleur, mais ce que vous faites, je le sais depuis toujours. Vous êtes dans mon paysage, vous n’êtes pas un étranger. La conversation avec vous, je la prends en marche : il y a si longtemps que nous sommes là, vous à contrôler mon billet, moi à craindre de rater mon train. Quand je vous dis « Pardon, c’est bien le train de Nevers?  », il y a des tonnes de choses là-dedans, des paquets de réalité, une histoire si solide et tant de confiance ! Si un mot en sous-entend toutes sortes d’autres, les grammairiens appellent cette figure synecdoque. Peu importe que vous ignoriez le terme : ce qu’il signifie, je n’arrive pas à croire que vous ne puissiez plus le sentir. Une gare, ce n’est plus cette magie, ce lieu de lourde attente enfumée où les adieux et les retrouvailles ne cessent de fabriquer du commencement ? On n’y célèbre plus, au beau milieu de la ville, les noces inespérées de la solitude et de la foule ? Il n’y a plus rien à y sentir, à y rêver, à y retrouver ? Il faut y apporter ses signes et son bonjour calibré ? Comme autrefois son pain et son jambon ? Je veux bien vous le dire ce bonjour, Monsieur le Contrôleur, s’il peut reposer vos nerfs. Mais, pour moi, il a des allures de condoléances.
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Cet ami travaille dans une compagnie d’assurances. Il aimerait avoir de bonnes relations avec plusieurs des quarante collègues qui travaillent dans le même service. Eux aussi, sans doute. Ils ne peuvent pas. Lui non plus. Toute-puissance du rôle. Une société sous camisole de force. Il sait qu’il vit dans l’absurde. S’il prend le plus petit risque de se découvrir, il le sentira, ce qui est une autre affaire. Que lui dire ? Ce que je me dis à moi-même. Il faut aller dans le sens de la plus large espérance.
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Claire Chazal prononce l’oraison funèbre d’Arman. Match nul. L’hommage de TF1 enterre la révolte du sculpteur. Mais la présentatrice est elle-même emportée dans les déchets de la consommation. La modernité et son double critique se précipitent, enlacés, dans le non-sens.
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Faculté. « Le cours que vous faites, Monsieur, à quoi il sert pour l’examen ? » Seule réponse possible : à te montrer que tu ne comprends rien à rien.
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L’insupportable, ce n’est pas quand ça va mal. Tout le monde a toujours su dire bof ! et il n’est pas de douleur qui n’ait une fin. L’insupportable, c’est quand ça va très bien, presque parfaitement bien, quand tout est large et fort, trop large, trop fort. C’est à cet instant que nous choisissons ou non ce que nous sommes, que nous acceptons ou refusons le déséquilibre qui nous menace, nous sauve et nous révèle. Gaston Miron :
Ma belle folie crinière au vent
je m’abandonne à toi sur les chemins
avec les yeux magiques du hibou
jusque dans les fins fonds du mal monde
parce que moi le noir
moi le forcené
magnifique
.
J’observe l’attachement singulier, excessif, paralysant de plusieurs amis pour les entreprises nationales dans lesquelles ils travaillent. Difficile d’entrer dans ces sanctuaires de la République mais, apparemment, plus difficile encore d’en sortir. Le monde extérieur semble, à leurs yeux, frappé d’irréalité. L’histoire nous enseigne que les enclaves de justice et de bonheur finissent assez mal : voir les Jésuites du Paraguay. Et ce n’est pas le meilleur service que rend une entreprise à ses salariés que de les entourer d’une trop grande protection maternelle. Dans L’emprise de l’organisation, livre capital, Max Pagès a montré quel poison secret distillent les sociétés qui veulent donner réponse à tous les désirs des travailleurs. Maman comprend tout, Maman permet tout, Maman arrange tout. Mais Maman veut tout savoir et Maman doit être aimée plus que tout.
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Changer la vie. Pense-t-on à ce qu’il a fallu de sottise et de prétention accumulées pour que la vie, aux yeux de l’adolescent Rimbaud, se soit si tôt confondue avec le conditionnement sinistre qui l’étouffe ? Devine-t-on quelle violence l’a acculé à cette identification désespérée ? Ce n’est pas la vie qu’il veut changer, c’est l’existence obscurcie par les choses : une nuit qui vole les étoiles. Qu’est-ce qu’une pensée qui ne cherche plus dans la vie ses racines, sa chaleur, sa lumière ? Une folie. Qu’est-ce qu’une cité dont la loi des lois n’est pas d’aimer et de faire aimer la vie, d’en partager l’évidence et le mystère ? Un crime. Qu’est-ce qu’une existence qui n’est pas exercice, méditation, célébration de la vie, combat d’amour avec elle ? Un néant.
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Les dommages causés à Vuitton, Lacoste, Cartier par la contrefaçon de leurs produits troublent le sommeil des justes. Pas la contrefaçon des penseurs chinois en vue d’épater les cadres des entreprises.
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« Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. […] Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. […] Les nazis germains et les communistes russes […] n’eurent jamais le courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils prétendaient […] ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux. Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. […] Le pouvoir a pour objet le pouvoir. » George Orwell, 1984, Folio, p.371.
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Multiplier les enfants pour sauver la patrie ? Non. Refuser les enfants pour sauver la patrie ? Non. La frustration des enfants uniques des Chinois, les fameux « petits empereurs », créera plus de désordres et de violences que n’en eussent produit leurs frères et sœurs. Dans ce domaine, la règle est simple : en cas d’hésitation, toujours faire le contraire de ce que recommande le gros animal.
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Dans les entreprises, une formation réussie, c’est quand le groupe est heureux, gavé de satisfaction, dégoulinant d’émotion. « Ça s’est bien passé », disent les participants aux petits chefs. Qui portent la nouvelle aux cadres moyens : « Très très bien passé. » Qui courent à la direction : « Un grand succès pour l’entreprise. » Qui réunit les représentants du personnel : « Voilà un point sur lequel nous tombons d’accord, je pense. » Enterrement. Crémation.
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Train de 8h27 à Paris Gare de Lyon. Deuxième arrêt : Bois-le-Roi. Les randonneurs commencent à déployer les cannes télescopiques, à ajuster les guêtres, à resserrer les lacets, à enfiler les passe-montagnes, à glisser les cartes dans leurs ceintures. Moyenne d’âge : soixante-dix ans. Atmosphère scoute. On n’entend qu’eux. La vipère de la dernière fois. Le restaurant pas terrible. Ils se montrent des photos, se complimentent sur leurs équipements. Parfois, ils baissent un peu la voix. Les visages se ferment. Irruption du tragique. J’entends : « Prostate, prostate… » Les femmes sont intarissables : « T’as essayé les ultrasons ? » Un étourdi confond Melun et Bois-le-Roi. « Non, mais tu m’vois randonner à Melun ? » Des enfances qui grimacent.
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Avoir dans sa famille une bibliothécaire, c’est ça la chance ! Voilà quarante-six ans que j’espérais retrouver ce numéro des Cahiers du Rhône sur Le vrai réalisme, paru à La Baconnière en 1943. Je l’ai lu en 1959, à Alger, dans les hauts de la ville, dans la bibliothèque du couvent des Dominicains où j’ai été hébergé pendant quelques semaines. Le religieux belge qui me l’a fait connaître, un énorme sexagénaire en bure blanche, à la voix de stentor, passait avec naturel d’une prodigieuse improvisation sur les Pères de l’Église à une histoire leste ou à une anecdote cocasse. Prisonnier de guerre, il avait observé qu’un gardien allemand allait fort régulièrement, chaque soir, pisser sur des barbelés. L’idée lui était venue d’y faire passer un courant électrique. Pas trop fort, ah ! ah ! ah ! on est des chrétiens quand même ! L’entreprise avait mis le moral du camp au beau fixe pendant plusieurs jours, il s’en délectait encore. Je reviendrai sur ce livre. Pour cette fois, à titre d’ouverture, quelques lignes de Jacques Maritain citées par Albert Béguin : « Il existe une authentique communauté temporelle de l’humanité – une profonde intersolidarité, de génération en génération, reliant ensemble les peuples de la terre – un commun héritage et un commun destin, concernant non pas l’édifice d’une société civile particulière, mais celui d’une civilisation, non pas le prince mais la culture, non pas la cité parfaite au sens aristotélicien, mais cette sorte de cité au sens augustinien, imparfaite et incomplète, constituée par un réseau fluide de communications humaines, plus existentielle que formellement organisée, mais d’autant plus réelle, vivante et fondamentale. Ignorer cette cité du genre humain, non politique, c’est réduire en poudre la base de la réalité politique, c’est méconnaître l’inclination progressive naturelle qui tend à une structure internationale plus organique des peuples. »

(29 novembre 2005)