Allons-y !

LE MARCHÉ XLI

Vers 17h15, les employés du Monoprix qui fait l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, dans le 12e arrondissement de Paris, déposent sur le trottoir, côté rue de Charenton, deux bacs verts dans lesquels ils ont entassé des produits alimentaires frappés de péremption. Le plus grand est carré ; l’autre, tout en longueur, plus petit. Depuis un bon quart d’heure, des gens attendent sur le trottoir ; cinq personnes, parfois dix ou davantage, hommes et femmes d’à peu près tous les âges, la plupart semblant des Parisiens de Paris, fort proprement vêtus et munis de gants confortables qui leur donnent une allure professionnelle. Six ou sept récupérateurs entourent le plus grand des bacs. Les têtes s’enfoncent dans sa gueule. Les bras plongent jusqu’aux épaules, les mains exhument des sachets de jambon, brandissent des paquets de légumes et des pots de yaourt qu’on jette dans des sacs, qu’on amarre sur le porte-bagages du vélo, qu’on fourre dans les sacoches du scooter. Vite, vite : déjà le gyrophare du camion des éboueurs illumine d’orange la démarche citoyenne. Les ouvriers ramassent sans protester, avec considération, ce qui a été dispersé sur le trottoir ; quelques récupérateurs ont à cœur de les aider en lançant rageusement dans la benne les barquettes méprisées. Employés du magasin, éboueurs, clochards qui regardent la scène, tous ont le visage grave des enfants de chœur aux enterrements de jadis. Un événement. Une cérémonie. Au second bac, très étroit, trois chercheurs seulement, et de taille moyenne, peuvent avoir accès. Des officiers debout sur le pont d’un navire. Bien moins stable que le premier, ce bac peut à tout instant se renverser sur leurs pieds ou dans le caniveau. Les opérations de récupération y sont plus difficiles. Autour du premier bac, chacun pour soi. Ici, il faut veiller à la stabilité de l’ensemble, que compromettrait un mouvement maladroit, trop brusque. D’où, dans les gestes des pilotes, une retenue obligée qui freine leurs élans et accroît leur nervosité. Il leur faut contrôler leurs propres attitudes, mais aussi corriger les effets de l’impatience ou de l’irréflexion de leurs voisins. Équilibre instable. Devoir tenir compte des autres quand on ne pense qu’à soi, une gageure, un supplice, du temps perdu ! Si l’affaire devait durer plus de quelques minutes, l’exaspération provoquerait des conflits, des haines, des guerres.
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Il ne viendrait pas à l’idée des clochards assis contre le mur derrière leur gobelet en plastique de se joindre aux récupérateurs. Ils jettent un regard d’ethnologue sur leurs manières fonctionnelles. Les clochards ne sont pas des récupérateurs. Les glaneurs non plus, qui sont passés un peu plus tôt ; ceux-là, qui semblent un groupe intermédiaire entre clochards et récupérateurs, sont spécialisés dans les poubelles ordinaires de la rue. J’ai d’abord opposé la théâtralité des clochards à la fonctionnalité des récupérateurs. Je me trompais. Les récupérateurs aussi sont en représentation : ils jouent le monde comme il est, ils lui demandent des explications. « Je veux seulement avoir une explication » : prononcés avec un calme olympien et le sourire le plus avenant, ces mots préludaient, dans mon enfance populaire, à d’effroyables querelles. Une tension de cette sorte règne autour des bacs. Le jambon et les yaourts sont des occasions opportunes et peut-être aussi, pour certains, des prétextes plausibles. Les récupérateurs ont besoin de s’expliquer, de se montrer comme ils sont, comme ils ne se plaisent pas, comme ils n’aiment pas paraître, froids, avides, hostiles, tout cela dans l’ambiguïté d’un rôle d’affamé que certains viennent jouer avec un peu d’outrance. Pour que leur explication avec le monde soit plus franche, ils exposent leur situation avec ce calme qui, à Montrouge, me terrifiait. Ce qui les distingue des autres ? Du jambon gratuit, moins frais d’une journée. Pour le reste, ils sont pareils, tout pareils. Ils le savent. Les passants aussi, qui s’enfuient.
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L’important n’est pas ce qui se pense, c’est ce qui se joue, disent en silence les récupérateurs. L’important n’est pas ce qu’on dit, c’est ce dont on est animé. L’important n’est pas ce qu’on réclame, c’est ce qu’on proclame. Les soucis de fin de mois, à eux seuls, ne les conduiraient pas à une révolte aussi manifeste. Ils n’auraient pas raison de leur circonspection, ils ne les jetteraient pas au-delà de leur pudeur, ils ne les feraient pas s’exposer à cette solitude. Il faut plus que la faim pour qu’ils s’avancent ainsi sur le théâtre du monde. Il faut plus que la colère. Il faut la douleur. S’ils la présentent en cette nudité, c’est qu’elle leur est devenue insupportable, c’est qu’elle dit le dessous des choses et qu’il remonte inéluctablement à la surface. À l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, vers 17h15, la crise soulève discrètement son voile. Si l’on n’a pas les yeux occupés ailleurs, on peut voir.
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Je ne sais qui, à la radio, parle de je ne sais quoi et s’en vient à faire remarquer que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Puis s’interrompt un instant, comme s’il venait de proférer une énormité, se trouble et, d’une voix repentante, ajoute : « … le plus bel homme aussi… ». Aucune fureur racinienne, aucune cruauté shakespearienne ne verserait plus d’amertume et de rage dans mon cœur. Ce type-là, si j’étais gendarme, je l’alignerais. Si j’étais son juge, il prendrait le maximum. Son prof, je lui mettrais moins trois cents. Son confesseur, il s’en irait sans absolution. Ou, pour pénitence, il devrait regarder TF1 quinze heures par jour et bouffer au fur et à mesure, en hurlant : « Bouygues au pouvoir ! », tout ce que la pub lui propose. Mon semblable, mon frère, pauvre crétin, je ne sais quelle honte secrète tu ranimes en moi, mais ma colère n’est pas aveugle, pas plus que la tendresse qu’elle ne dissimule même pas. C’est dégueulasse, hein, d’en être là ? Flic de soi-même, flic des mots qu’on dit, douanier de son langage. Arrête ça, imbécile, tout ira mieux; le reste n’est pas si grave, va, tu finiras bien par mourir !
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Je m’arrêterais donc à un incident aussi grotesque quand Gaza, quand la crise… Oui. Libre à vous de me laisser fouiller tout seul dans cette poubelle. Dans ce qui agite cet homme à cet instant, il y a Gaza, il y a la crise ; toute sottise est déjà là, dans ses langes, et toute misère, au biberon. Personne ne serait assez idiot pour lui reprocher son propos : pourtant, à peine a-t-il fini sa phrase que le soupçon l’a saisi et affolé. Laissons aux politiquement corrects le bavardage sur le politiquement correct. Ce qui s’est passé est autrement grave. Cet homme a été troublé par ses propres mots, troublé parce que ces mots-là étaient les siens. Cette image un peu désuète, quand elle est sortie de sa bouche avec son fifrelin de coquinerie, c’était un crapaud. Fraîche et vieillotte, insolemment sûre d’elle, il lui a trouvé un parfum de pensée au noir, d’appellation non contrôlée, un goût aigre de petit lait, une odeur de fromage non conforme, trop doux, trop fort. Du connu non identifiable, des idées de contrebande. Comment était-elle arrivée là ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Avec quelle autorisation ? Comment une image peut-elle échapper aux contrôles ? Comment a-t-elle profité de la radio, cette gueuse, pour se mêler au cortège des idées importantes, à leur tournoiement poinçonné, à leur quadrille pointilleux ? Qui donc lui a donné cette arrogance ?
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Quand il a entendu çà dans sa bouche, le ciel s’est couvert de nuages menaçants. Cette belle fille n’avait rien à faire là. Ces mots n’étaient pas à leur place. Il avait enfreint, transgressé, violé. Il avait franchi la limite « au-delà de laquelle il n’y a plus de limites ». Pourquoi n’est-il pas resté sur son territoire ? Pourquoi est-il sorti de sa réserve, l’Indien ? Quel tunnel a-t-il cherché à creuser ? Pour aller où ? Orgueilleux ! Ingrat ! N’es-tu pas un libre citoyen ? N’as-tu pas droit à tout ? Que veux-tu de plus ? La table n’est-elle pas dressée pour tes désirs ? Tout est devant toi, qu’est-ce que Monsieur va bien chercher d’autre ?
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Aurea mediocritas. J’avais traduit ça, à vue de nez, par médiocrité dorée. Je n’aimais déjà pas l’esprit bourgeois. Rien du tout, avait dit le prof de latin. Mediocritas : le juste milieu. Aurea : qui a valeur d’or.
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À moins que Monsieur ne commence à s’avouer qu’il est las de naviguer à la périphérie des choses ? Que Monsieur ne se demande s’il ne souffre pas d’un déplacement de son point d’équilibre ? Que les permissions qu’on lui accorde, Monsieur n’envisage pas sérieusement de s’en foutre ? OSB, les permissions ? OSB, les ordres à l’envers ? Monsieur se décentrerait-il ? Monsieur se recentrerait-il ? Monsieur prendrait-il ses grandes distances ? En tout cas, que Monsieur ne se presse pas. Messieurs les Droits et Messieurs les Devoirs patienteront un instant dans l’antichambre. On leur dira que Monsieur est entré en conférence avec le juste milieu, celui qui vaut de l’or. Ils comprendront forcément. Sinon, on leur dira que Monsieur a pris un coup de froid, mais que c’était peut-être un coup de chaud.
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Quelques mots ont tiré sur leur laisse et ce qu’il aime, déteste, désire, refuse, ce qui le fait baver, ce qui le fait vomir, ce qui, de près ou de loin, concerne sa personne si ordinaire, si peu proportionnée aux rêves, s’est fondu dans une bouillie indistincte. Il y a ça, et il y a lui, qui n’est pas ça, qui n’est pas ça du tout. OSB, ça !
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Monsieur ne reçoit pas, dit le domestique, Monsieur fait actuellement l’expérience de la transcendance. C’est-à-dire que Monsieur se sent tout con, se sent enfin tout con, merveilleusement tout con. Monsieur n’a plus de problèmes d’identité, il est tout le monde comme personne. Il a sauté dans le bon train, et le journaliste est resté sur le quai. Monsieur ne se confond plus. Il a peur, assez peur. Si quelque chose passait à sa portée, ses doigts s’y agripperaient : heureusement, rien ne passe à sa portée. Tout s’est tiré. Monsieur est seul. Monsieur n’est plus seul. Monsieur n’a jamais été seul. Il n’a plus droit à rien : il est avec tout. Tout ce qui palpite est lui. La solitude, c’est un moment musical. Sur les mots qui sortent de sa bouche, Monsieur a enfin décidé de mettre de la musique.
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Ils disent qu’avec Obama nous allons entrer dans une dimension symbolique. Turlututu. Ce que provoque le nouveau président est clair comme le jour. Un : l’émotion des Noirs, que partagent pas mal d’autres. Deux : à tort ou à raison, la réapparition de l’espoir, essentiellement par voie négative, vu l’état du monde et les prouesses du prédécesseur. Pas un pet de symbolique là-dedans. Mais toute occasion est bonne pour faire planer un nouveau nuage. Celui-ci sera si doux, si cotonneux, Monsieur ne s’apercevra de rien. Nuages blancs, nuages noirs, nuages lourds pour écraser, nuages de mousse pour éteindre le trop brûlant de la vie, l’essentiel est que Monsieur n’aille pas fouiller là où il ne faut pas, l’essentiel est que Monsieur soit toujours occupé, l’essentiel est que Monsieur reste un peu au-dessous de lui-même.
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Quand les médias parlent de symbolique, il faut traduire. Le symbolique, dans leur patois, c’est la communication. Juste le contraire. La communication, c’est l’arrangement, la truanderie, ça s’organise, ça se manipule, ça se négocie, ça se prostitue. Le symbolique, on ne le rencontre jamais, on peut à peine en parler, on sait – ou on devine, ou on espère – que c’est là. Devant le symbolique, on est tout con. Avec la communication, on est très con. La communication, c’est ce qui se passe sous le nuage, un traficotage mesquin qui prend des poses généreuses, intelligentes, sensibles, sensées, subtiles, héroïques, raisonnables. Citoyennes. La communication, c’est quand on joue avec ce qui est bloqué sous le nuage pour le bloquer mieux encore ; le communicateur, ce bêta bloquant ! La communication, c’est l’univers de Monsieur jusqu’à l’instant du coup de pompe, jusqu’au bord du trou noir, jusqu’à l’apparition de la belle fille qui, ce jour-là, lui donne beaucoup plus que ce qu’elle a. Le symbolique, c’est à partir du coup de pompe, c’est au fond du trou noir, vas-y donc y voir, mon lapin, tu m’en diras des nouvelles !
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Laissés à eux-mêmes, les mots ont de la gueule. Maladroits, insuffisants, désolants, ils se tiennent quand même debout, ils protègent quand même quelque chose. Dans la logique de la communication, ils se décomposent, ils se dégonflent comme une roue de vélo. Quand elle n’est pas là pour tout embrouiller, ils vous accueillent comme le fait une secrétaire bien formée, ils vous conduisent à l’idée, qui est l’assistante du sens, qui elle-même vous mène à lui. Tout ça gentiment, sans la ramener, tout ça nature, tout ça correct. La communication, elle, veut du mal aux mots. Elle les rogne, elle les lime, elle les peint de couleurs criardes, elle colle ses codes-barres dessus. Elle en fait des jetons que n’importe qui échange contre n’importe quoi.
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Non, voyez-vous, je n’étais pas si loin de Gaza ! Tzipi Livni, ministre des affaires étrangères d’Israël, a fait à l’Occident ce qu’on appelle au tennis un cadeau, elle lui a envoyé une de ces balles dont on peut faire ce qu’on veut, un lob, un passing, un smash, et même la poser en équilibre sur le nez de l’arbitre. Un cadeau monumental en forme de provocation monstrueuse et presque enfantine, une façon si incroyable de prêcher le faux que je me suis d’abord demandé s’il ne s’agissait pas d’une invitation souterraine, si la bergère n’attendait pas que le berger lui renvoie le vrai à la tête. Le conflit de Gaza, a-t-elle dit après avoir rencontré le président de la République française, est « un problème israélien, mais […] d’une certaine manière, Israël se trouve en première ligne du monde libre et est attaqué car nous représentons les valeurs du monde libre, dont la France. »
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Je ne suis pas venu à mon âge sans me douter que les conflits entre nations ne se règlent pas uniquement avec des mots. Mais j’ai l’avenir devant moi : je pense toujours que le mépris de la pensée est une tare qui rend une société gâteuse. Le propos de Tzipi Livni méritait une réponse tranquille, argumentée, précise. Elle n’aurait pas fait taire les armes ? Sans doute, mais la négociation l’a-t-elle fait ? Et l’indignation, a-t-elle obtenu davantage ? Non seulement elle n’a rien fait taire du tout, mais elle savait qu’elle ne le ferait pas. Cette vérité est dure pour les honnêtes gens qui s’indignent sincèrement et à bon droit : l’indignation vit désormais à l’ombre de la communication. Elle crie sous son nuage. Aujourd’hui, s’indigner est déjà une défaite. J’ai senti cela jusqu’à en frissonner le jour où j’ai entendu parler d’une collection de livres qui s’appelle, ou s’appelait, ou devait s’appeler Coups de gueule. Cette vérité est dure, mais je ne crois pas qu’il soit aujourd’hui possible de réfléchir sérieusement si l’on n’est pas au clair avec son indignation, si l’on n’a pas repéré la place qu’elle tient dans son architecture mentale.
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Il fallait répondre à Tzipi Livni sur le terrain qu’elle avait choisi. Aucune autorité française ni européenne ne l’a fait, je l’ai infiniment regretté. Quelle étrange déclaration ! Un appel du pied ? Ou une forme extrême de cynisme, un cynisme étudié, agressif, avec peut-être quelque mépris, celui qu’on porte à des gens dont on sait qu’ils ne répondront pas, qu’ils ne pourront pas, qu’ils n’oseront pas répondre ? En tout cas, la réplique allait de soi. Dans l’affaire de Gaza, disait Tzipi Livni, Israël porte les valeurs du monde libre. Il suffisait de dire: « Non, Madame, nous ne le pensons pas » et d’expliquer rapidement pourquoi.
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Les oreilles m’ont-elles tinté ou vous êtes-vous souventefois désolés, Messieurs les Puissants, en considérant cette jeunesse privée de repères ? Ma cousine analyste met un tiret à ce mot. Re-père : pas bête du tout. Alors quoi, là-dedans ? Cette dame vous donne l’occasion de lui retourner une réponse passing-shot qui ne fait pas un pli et qui, en plus, en prime, en supplément, en bonus, vous permet d’offrir à ces gamins et gamines que vous jugez paritairement paumés une petite étoile sympa qu’ils pourront accrocher, qui à son cerveau en friche, qui à son cœur en marmelade. Et vous ne le faites pas ? Vous avez tort.
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Sur le fond des choses, nous ne pouvons pas ne pas être d’accord. Direz-vous que les valeurs occidentales, c’est non pas « dent pour dent » mais, pour une dent, toute une carrière de dentiste ? Si vous le croyez, chantez-le, faites-en votre programme électoral, résultat assuré. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous que les valeurs occidentales, ce sont des politiciens qui frappent à la porte d’ingénieurs cinglés pour les exciter à dénicher dans leur imagination les armes qui tueront le plus, et le mieux, celles qui, infligeant les souffrances les plus abominables, permettront de regretter, avec un sanglot de désolation encore mieux réussi, que la guerre fasse – fatalement hélas ! – des victimes innocentes ? Si vous le croyez, chantez-le, sculptez-vous cette statue, elle ne restera pas longtemps sur son socle. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous, pour tirer encore une fois sur le fil de la marionnette désormais rangée dans son tiroir texan, que Gaza, c’est la défense de la civilisation contre la barbarie ? Gaza libérée du Hamas, comme dit l’ineffable BHL, si gentil quand il parle comme tout le monde, si navrant en miles gloriosus ? Cela non plus vous ne le croyez pas. Et puis, si personne n’oblige la République française à calculer la doctrine de l’Église catholique, le fait est qu’à Saint-Jean de Latran, le président chanoine a tenu à insister sur le rôle central que notre société accorde aux valeurs chrétiennes. Je n’estimais pas, pour ma part, qu’une telle déclaration s’imposait, ni qu’elle correspondait vraiment à la réalité, mais je serais vraiment dépité de constater qu’il s’agissait là de paroles verbales : si, dans un tel lieu, dans une telle solennité, dans un tel climat, on ne parle pas vrai, alors où ?  Alors quand ? Car ces valeurs chrétiennes ne sont pas des baudruches sur lesquelles on souffle à sa guise. Qui veut s’en inspirer sait, par exemple, que, selon l’Église catholique, trois conditions doivent être remplies pour que le recours à la guerre, qui est toujours un mal, puisse être exceptionnellement toléré comme un moindre mal. Une, que les raisons du conflit soient à ce point graves que la question puisse se poser. Deux, que tous les autres moyens d’aplanir le différend aient été épuisés. Trois, que les dommages engendrés par la guerre soient clairement inférieurs à ceux auxquels on veut porter remède. Si la première condition est remplie dans l’affaire de Gaza, on peut en débattre. Il est plus que douteux que la deuxième le soit. La troisième, à coup sûr, ne l’est pas. Conclusion : du point de vue des valeurs chrétiennes, la manière dont a été résolu le conflit de Gaza est illégitime. Encore une fois, on peut faire chambre à part avec ces valeurs et sourire de ces formulations fort anciennes, même si elles ont assez raisonnablement vieilli. Mais, qu’il s’agisse de valeurs chrétiennes ou d’autres, l’humanité est lasse du double discours. Le seul mot de valeurs, à des oreilles aussi peu anarchistes que les miennes, sonne désormais comme une imposture pure et simple, impure et tordue. Alors je ne vous dis pas dans les usines, je ne vous dis pas dans les quartiers, je ne vous dis pas dans les collèges.
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Non, Mme Livni ! Ce qu’a fait Israël à Gaza n’a rien à voir avec les valeurs du monde libre. L’imaginer, c’est leur faire injure, nous faire injure ! Voilà ce qu’il aurait fallu répondre dans les cinq minutes qui suivaient la déclaration de la ministre. Non pas pour aider ceux-ci, non pas pour gêner ceux-là. Pour l’unique raison que c’est vrai, et que le reste est mensonge. Coup d’épée dans l’eau ? Pas si sûr. Entre nous, du point de vue de l’efficacité, les parlotes des uns et les indignations des autres… Vraiment, les Israéliens en ont été émus ? C’est à cause de cela qu’ils ont commencé à freiner un peu avant le 20 janvier ? Pas à cause d’Obama ?
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Bien sûr, l’indignation, je comprends. Et même ce que j’appelle trop vite les parlotes, je comprends. Et ce n’est pas pour faire la morale que je dis qu’il fallait répondre à Mme Livni. Je n’imagine pas qu’il y aurait eu miracle. Mais il est tellement évident que nos malheurs sont décuplés par l’atroce silence bavard qui est maintenant à l’univers ce que la musique obligatoire est aux prisonniers ! Qui fera cesser ce caquetage intéressé, vide de parole parce que vide de cœur, vide d’esprit, vide de liberté, vide de grâce, vide de sourire, vide d’amitié, vide d’abandon, vide de chic ? Je sais bien quel genre de parole il nous faut. Simple, tournée vers les évidences profondes, sans souci de génialité. Une parole qui ne prêche pas, qui ne démontre pas, qui ne se justifie pas, qui ne cherche ni à séduire ni à vaincre. Une parole détachée d’elle-même, modeste, qui n’ait pas peur d’hésiter, de douter. Qui s’adresse à ce que chacun porte en soi de nécessaire et de caché, une parole qui exhausse. Une parole de témoin. Juste le contraire de la communication. OSB, la communication ! OSB, les communicateurs ! Une parole qui ravive, pas une parole qui noie, pas une parole qui éteigne. La communication massifie et appauvrit : cette parole-là distingue et unit. On ne l’a pas entendue dans la guerre de Gaza. On ne l’entend presque jamais, presque nulle part. Faisons-la renaître. Assez de tous ces malins, assez de ces trop habiles encoconnés dans leur satisfaction et qu’on entend, à peine leur numéro terminé, glousser dans la coulisse. L’indignation ? Peut-être, mais pas celle qui étrangle : celle qui élargit. Le lieu de la parole, c’est notre faiblesse humaine désirante, rien d’autre : elle seule sait partager, et ce qui est à partager. Peu importe de quelle misère naît une parole, de quelles laborieuses contradictions elle se nourrit : la droiture de son élan la fonde. Si une parole de cette sorte était venue pendant l’horreur de Gaza, elle n’aurait pas échappé à Israël, elle n’aurait pas non plus échappé au Hamas ; il n’aurait échappé à personne que l’Occident ne rigole plus avec le vrai, que l’Occident ne bidonne plus les choses graves, que l’Occident a cessé de voir dans les preuves patentes de sa névrose les plus fins ornements de sa culture : la carte de l’intelligence mondiale en eût été bouleversée. Arme de paix, arme imparable, puissance du simple, gloire du détachement.
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Une employée de banque est assassinée par l’un de ces clients, un tout jeune homme. La radio nous apprend qu’il y avait eu de la dispute entre eux, notamment au téléphone. Les employés, nous dit-on, ont souvent à affronter l’agressivité des clients, ils sont même formés à la supporter. Là, j’enrage. J’enrage comme client d’une banque, j’enrage parce que je connais la formation comme ma poche. C’est tellement plus compliqué ! Pauvre femme, pauvre garçon ! Sait-on ce que sont ces séances de formation, en tout point aimables, certes, et conviviales, et séduisantes ? L’apprentissage de la guerre. Les salariés, sans toujours s’en rendre compte, en sortent armés de la violence que les humbles redoutent le plus : la violence du miroir, du miroir parfaitement poli, la violence de l’indifférence glaciale, de la patience affectée, de la courtoisie exhibée, de la gentillesse affectée, la violence de la répétition, la violence du mur aimable qui a toujours raison ; c’est cette panoplie qu’ils déploieront durant les entretiens ou, mieux encore, au téléphone, sous le contrôle de l’appareil qui enregistre « pour garantir la sécurité et la confidentialité de l’entretien ». Jamais je n’aurais accepté ce genre de formation. Faites ça vous-même. J’imagine ce jeune homme. On ne l’a pas formé, lui. Il s’y prend mal, peut-être ne sait-il pas trop s’expliquer. Et s’il est déjà fragile, un peu violent ? Si des ennuis d’argent le terrifient ? Il demande l’impossible, probablement : l’impossible, c’est qu’on l’écoute. Le statut de mécanique soignée imposé à son interlocutrice le surprend, le trouble, l’affole, le rend furieux. Ce n’est pas ainsi que lui parlent les filles dans la vie, elles sont simples, elles sont proches, même quand elles disent non. Il se sent méprisé, humilié. Impuissant. Impuissant devant cette femme revêtue, malgré elle, de son effrayante armure bancaire. Et elle, que peut-elle faire pour supporter ce client impossible ? Quoi d’autre, la malheureuse, que de répéter sa leçon ? L’angoisse la gagne, la lassitude, la crainte de laisser monter sa colère, sa détresse, de perdre les nerfs. Elle voudrait être gentille avec ce pauvre mec, bien sûr, ça la tue de jouer les vaches distinguées, ça la tue de parler comme ça. Alors elle en remet, la pauvrette, elle se reverse un autre verre de cynisme. C’est que le patron n’est pas loin, ou que la saleté de machine enregistre, enregistre, enregistre. Tout va se savoir, son emploi est en jeu. La suite, la fin, je ne sais pas. Une jeune femme est morte, un jeune homme l’a tuée. On les a fracassés l’un contre l’autre. L’effrayante limite de la justice, c’est de n’entrer au théâtre de la vie que pour le dernier acte : puisse-t-elle être modeste, puisse-t-elle sentir ce qui lui échappe ; sa grandeur est là, non pas dans les éclats de voix, non pas dans l’indignation tartinée. Et puissent les autres, ceux qui connaissent le début, avoir au moins le courage d’ouvrir les yeux et la bouche. En deçà de ce courage, on n’est rien : on consomme et on vote.
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Terrible de ne pas dire ce qu’on sent, de ne pas avouer ce qui vous dégoûte, de chercher de vilaines raisons. J’ai souffert de voir la gêne de Michèle Alliot-Marie quand elle nous a vanté les mérites du nouveau portique de sécurité qu’on veut installer dans les aéroports, et dont la particularité est de déshabiller entièrement les passagers au profit des contrôleurs. Veut-on nous obliger à imiter le philosophe Giorgio Agamben qui refuse de se soumettre aux contrôles biométriques imposés par les États-Unis, et n’y met plus les pieds ? Devrons-nous boycotter l’avion ? Rester chez nous ?
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Une comédie, c’est une tragédie qui n’a pas éclaté. Rien d’indécent à mettre en parallèle le drame de Gaza et cette grotesque affaire de portiques. D’un côté comme de l’autre, on rameute les valeurs. D’un côté comme de l’autre, on affirme que la situation exige des mesures exceptionnelles. D’un côté comme de l’autre, ces mesures mettent en œuvre des moyens techniques dont la prétendue efficacité fait oublier, dans un cas, la monstruosité, dans l’autre l’insanité. Pourvu que ça marche… Naturellement, rien ne prouve que ça marchera, ni à Gaza, ni dans les aéroports : mais il y a un fidéisme technique. D’un côté comme de l’autre, l’alibi de la peur. D’un côté comme de l’autre, la manipulation de la soumission. Car la question posée par ces portiques n’est nullement celle de la pudeur, c’est celle de l’intrusion du pouvoir dans l’intime. Ce droit, je ne le reconnais pas à l’État. Ses exigences sont illégitimes et le refus des citoyens est légitime. Car, sous prétexte de sécurité, c’est le symbolique lui-même, qui n’appartient pas à l’État, que sa communication veut ici atteindre, humilier, traquer. Les caractères faibles auront du mal à résister, la lâcheté se fera passer pour une innocente gauloiserie, les protestataires essuieront des sarcasmes : « Alors, quoi, mon gars, t’es pas fait comme tout le monde ? » Sur ce point, les réactions enregistrées sur Internet sont édifiantes : dans ce cas, parler de racaille, c’est parler français. S’imaginer que sa servitude le libère, c’est le rêve obscène de l’esclave volontaire. Une vilaine collusion s’établira entre quelques technocrates décervelés et une population qui prendra un plaisir amer à se déguiser en populace ; pendant ce temps-là, les importants, naturellement insoupçonnables, passeront à côté des portiques en devisant gaiement. Eh bien, non ! Et qu’on ne nous fatigue pas avec ce qui se fait ou non dans d’autres pays, qu’on ne nous raconte pas que nous sommes les derniers de la classe. Les derniers de la classe ne veulent pas êtres matés par l’État, voilà tout. Les derniers de la classe ne se mettront pas à poil devant l’État, voilà tout. C’est déjà assez, c’est déjà beaucoup trop dans ces prisons infâmes dont les premiers de la classe, pour le coup, ont raison de nous faire honte. Je souhaite que des refus s’élèvent de toutes parts. Esprits faux, esprits sans puissance ni droiture, ceux qui croiront la question secondaire. Agamben a raison : il ne faut pas prendre le risque « d’avoir honte d’être un homme ». Pour Gaza, hélas ! nous n’avons rien pu faire. La pauvre petite employée de banque est morte. Mais, dans notre monde, tout se tient. Réagissons en stoïciens. Cette honte, nous pouvons la refuser : refusons-la. Va-t-on nous expliquer que c’est là un détail ? Et puis, quoi, fabriquer des portiques, c’est le job de nos camarades managers, n’est-ce pas ? Si les concurrents auxquels on s’est adressé ne sont pas capables d’en proposer de corrects, qu’ils leur piquent leurs parts de marché ! C’est le sens de la vie, non ? Eux que les challenges excitent tant, celui-là ne leur dit rien ? Pas vrai ! Ils savent construire des centrales nucléaires, mais des portiques respectueux, c’est au-dessus de leurs moyens ? Sacrés farceurs !
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Les grands vainqueurs de l’époque : les Jivaros. Il y a une vingtaine d’années, dans son centre de formation de Cergy, Rhône-Poulenc avait eu l’idée saugrenue de présenter une exposition de têtes réduites par leurs soins. Quel cadeau, là encore ! Des têtes réduites dans un centre de formation, anticipation prophétique ! J’animais là des séminaires destinés à de très sympathiques chercheurs scientifiques. Des petits sourires inquiets étaient apparus sur les lèvres quand j’avais laissé paraître un peu d’ironie, puis les yeux avaient brillé, les joues s’étaient gonflées, nous avions ri comme des collégiens, à nous en briser les côtes ! L’école jivaro, depuis, s’est beaucoup diversifiée. Un compte-rendu d’enquête qu’on me met sous les yeux, genre hybride et confus où l’on distingue mal ce qui revient aux enquêtés et à l’enquêteur, me fait penser, sans trop de surprise, qu’elle a poussé ses branches au Nouvel Observateur. Mais que je n’aille pas trop vite. Surprise il y eut, et très belle : je vais y revenir.
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Mais d’abord, l’influence de la pensée jivaro sur le monde des médias. Voici, pour le directeur de l’Institut Médiascopie, de surcroît professeur à Paris I, « l’horizon prometteur » que les Français, nonobstant leur colère, leur résignation et leurs doutes, semblent discerner dans les nuages noirs accumulés par la crise : « Du mal peut naître un bien. En rendant plus attentif à son environnement et à autrui, en construisant du lien, la crise pousse vers une consommation qui aurait des vertus sociétales, une consommation plus sociale et solidaire, une consommation qui serait capable d’inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer. »
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N’est-ce pas grand comme le Mont Blanc ? La consommation admise parmi les transcendantaux ! Que dis-je ? Présidant à leurs débats ! Bienfaits de la synergie entre l’Université et les médias ! La voie royale de l’œsophage enfin tracée ! Le parcours du bol alimentaire, notre sens à tous ! Devant cette expression fulgurante du beau, du vrai, du bien, je suis longtemps resté silencieux, accablé d’humilité, écrasé par ma sottise et par tant de génie. Montaigne n’avait pas tout vu, il faut compléter son propos : « Chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition : la bouffe. » Ô Université ouverte sur l’intestin ! Ô médias, échos précieux de nos rots et de nos pets !
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Je le veux, oui. Au plus secret de moi, je veux inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, y compris sa majuscule, dans mon acte de consommer. Mais voilà ce qui empêche un indigène de Montrouge de jamais devenir un théologien de Bouffendi Universal : je ne sais comment faire. J’ai essayé de toutes mes forces, j’ai essayé au déjeuner, j’ai essayé au dîner : bernique. Je me suis enquis des goûts des autres, je leur ai proposé de partager ma part, de boire dans le même verre : pas moyen de les inclure. Je m’énervais, je renversais mon vin, je m’étranglais avec mon riz, cela finissait en dispute. J’aurais tant voulu les convaincre. La consommation, disais-je… Puis je me taisais, ma pensée ne pouvait pas monter si haut, c’était l’épreuve mystique de la nuit consumériste. C’est en retrouvant mon petit super, devenu un beau grand garçon de magasin plein de lumière, que j’ai compris. Dans l’ascenseur tout neuf où une voix charmante annonce les rayons, une grosse dame me jette un regard attendri, et me murmure : « Il est beau ce magasin, n’est-ce pas, Monsieur ? Comme c’est agréable de se déplacer dans la propreté ! » Ce message m’est une promesse d’initiation, une introduction à la compréhension intime de la marchandise, il m’en fait percevoir l’essence délicate, la puissance apaisante, il me conduit aux portes du temple. Alors, tel Abraham, je pars… J’erre de tout mon cœur, d’étage en étage, songeur, empli d’espoir. Rien. Je ne comprends toujours pas. Dieu de la consommation, je t’en supplie, apprends-moi à inclure l’Autre et sa majuscule ! Toujours rien. C’en est trop, je vais sortir, trahir, déserter. Mais on m’a fait la conscience scrupuleuse. Je ne peux fuir avant d’avoir visité le secteur que j’aime le moins, celui des produits ménagers. Et là, tout à coup, tête de gondole de Damas ! Sur un gros paquet ventru de ne je sais plus quoi, une superbe gueule de lion grande ouverte ! Comprendre est instantané. En moins de temps qu’il ne faut pour y repenser, une cavalcade de fantasmes intercontinentaux. Le lion m’expédie à Cergy, chez les Jivaros, Rhône-Poulenc lance ma petite tête par-dessus l’océan, la jette épouvantée devant des sauvages tout nus qui hésitent un instant, rentrent gentiment dans les belles images effrayantes du Téméraire et de L’Aventureux, et me reconduisent à la chère anthropologie de mes dix ans. Mais, bien sûr ! Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, ça a un sens, ça a une histoire, ça a une tradition, ça désigne un comportement, ça signale un horizon, ça dévoile une intention, ça révèle un idéal, ça affirme une valeur : l’anthropophagie.
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Me voulez-vous du mal ? Vous m’attaquez dans ce que j’ai de meilleur. Vous voulez me digérer en tant qu’homme, en tant qu’être, me conditionner comme un sachet de jambon. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer : vertigineux, suffocant, hallucinant, tragique, lamentable, hilarant. Si j’étais votre étudiant, je vous jure qu’il y aurait du sport dans votre amphi. À qui parlez-vous, Monsieur le Professeur ? À des guenilles ? Votre consommation, dont votre délicatesse universitaire refuse sans doute de considérer le produit fini, que peut-elle inventer sinon ce que Tchouang-tseu appelle excrémentiel et que saint Paul dit – voyez la différence – ut stercora, comme de la merde ? La même différence qu’entre mes latrines et ma banque : j’y vais par impérieuse nécessité, j’en sors le plus vite possible. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, est-ce là l’épitaphe que vous vous êtes choisie, celle devant laquelle viendront s’incliner vos amis ?
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Cette énorme crise, ces malheurs gigantesques, ces injustices à hurler, ces tempêtes sous les crânes, tout cela pour Inclure, etc. ? Va-t-on commencer à comprendre que ça suffit, nom de Dieu, que ce n’est plus le moment de rigoler ? Retour de Messier. Messier, pourquoi pas Messier, hein ? Ce n’est pas un citoyen, Messier, hein ? Il n’a pas droit à la parole, Messier, hein ? Les éditions du Seuil, ce n’est pas sérieux, hein ? Nous ne sommes pas en démocratie, hein ? Vous l’excluez, Messier, hein ? Vous êtes pour l’exclusion, hein ? Guignols. J’ai jeté le journal sur la table, la rage en a tourné les pages. Puis je l’ai repris, tapotant d’un doigt féroce le nouveau texte qui s’offrait. Je me sentais le sourire du chasseur devant le gibier, celui-là non plus ne m’échapperait pas. Puis j’ai regardé, puis je me suis méfié, puis j’ai regardé encore, puis j’ai lu. C’était bien, c’était mieux que bien. C’était juste, vraiment juste.
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Voilà quarante ans que ça s’est imposé à moi. Baisser le ton, même quand on le hausse. Chuchoter, même quand on a l’air de gueuler. Douter, douter ensemble. Quand on doute ensemble, on doute de tout, sauf d’être ensemble : le reste n’est rien. Dans l’article de Florence Aubenas et Ariane Chemin que publie le même numéro du Nouvel Observateur, je retrouve ce que j’essaye, depuis si longtemps, de ne pas perdre de vue. Et je me dis que, peut-être, enfin, ça commence.
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Les gens qu’elles font parler, je les reconnais sans les connaître. Des salariés d’EDF, de la poste, des clients en pétard contre leur banque, beaucoup d’autres… Chez ceux-là, pas de solennités creuses. Leur truc, c’est la litote. « On veut juste pouvoir se regarder dans la glace. » Ils veulent bien plus, mais s’ils l’avouaient, ils se sentiraient aussi cons que les importants. Donc, ils choisissent le mode mineur, ils chuchotent. Ceux-là n’ont pas trouvé avant de chercher, ils ne savent pas d’avance quelle direction indique la boussole, dans quel sens doivent tourner les aiguilles de leur indignation. Ils sentent qu’ils ne peuvent plus jouer le jeu qu’on leur propose, qu’ils n’en ont plus le droit. Ils ne disent pas ça pour se faire remarquer, ni pour faire de la pub à des idées. C’est comme ça, c’est en eux, c’est simple et compliqué. Ils ont la modestie désolée des gens qui n’ont pas d’autre solution. À moins de tout salir, de tout gâcher, d’Inclure, etc. Mais ça, ça ne marche pas, ça ne marche plus, vous comprenez ?
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« C’est comme un mouvement d’ensemble, mais où chacun serait seul », commente un président de tribunal. Oui. Nouveauté absolue, retour de la réalité. Révolution pointilliste. C’est dans et par ce qui se passe au fond de moi que je rejoins les autres. Narcissisme, mais à l’envers, retourné, narcissisme oblatif. Oser vivre, oser être, rien de plus, rien de moins. Alors les autres sont là, forcément, chacun des autres, tous les autres. Alors, forcément, ce qui est à refuser, on le refuse. L’évidence. L’héroïsme, c’est de se rendre à l’évidence : et l’évidence pour ceux qu’interrogent les deux journalistes, c’est que l’absurdité est trop absurde, l’avidité trop avide, le mépris trop méprisable. Quand j’expliquais à mes supposés collègues que notre travail de formateurs, c’était d’aider les gens à se réconcilier avec le sentiment d’évidence que tout le monde porte en soi, et que tout découlerait de là, morale, politique, culture et le reste, ils disaient que j’étais le poète de la formation : ça leur permettait de laisser la formation dans les poubelles et d’envoyer la poésie dans la stratosphère. Pour aider les stagiaires à Inclure, etc.
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Des germes, des émergences, des espoirs de feuilles, des promesses de fleurs ; voilà, en effet, ce que nous avons à observer avec patience, à accueillir avec amour. Des consciences qui s’ébrouent, qui frémissent, des ambitions qui s’effondrent, des désirs qui naissent. Surtout ne rien vouloir prouver, ne rien formaliser, ne rien interpréter. Ne impedias musicam. Montrer, montrer amicalement, prudemment. Comme Maurice Clavel aurait été heureux ! C’était cela, son journalisme transcendantal, il avait vu comme personne ce qui est à l’œuvre dans cette époque matraquée. On ne s’est pas bousculé pour le suivre : côté parachute doré (on appelle ça, au flipper, le bonus de crash), ça offrait peu de perspectives. Surtout, ne crions pas victoire. Nous n’avons pas gagné et, d’ailleurs, il n’y a rien à gagner. Et puis, à peine née, les salopards vont fondre sur l’espérance nouvelle, tâcheront de la mettre au bordel, où les esprits éclairés du temps la déniaiseront. Il faudra compter avec le mal que feront tous ceux-là. Le mal ou, plutôt, les dégâts : le mal est hors de portée des esclaves volontaires, le bien aussi, d’ailleurs ; mais ça, c’est le plus dangereux. Vigilance, fermeté, le chantier est si beau ! Montrer les gens en salle de réveil, dans leur vacillement créateur. Montrer ce quelque chose qui tremblote et flamboie. Surtout ne pas chercher à le nommer ; et bas les pattes à qui veut le récupérer. Je ne peux pas en dire plus aujourd’hui, je suis si content ! Allons-y ! Vraiment, allons-y !

(31 janvier 2009)