Être ou savoir-être : la nouvelle question ?

LE MARCHÉ LXXII

Autant que les hommes affirment qu’il y a autre chose qui compte que ce qui compte, la tyrannie est morte.
Alain, Propos sur l’Éducation
 

M. Jacques Séguéla est probablement un homme heureux. Point seulement parce que Mme Jacques Séguéla lui a offert pour son quatre-vingtième anniversaire la Rolex gracieuse qui exauce ses désirs et fait tinter son espérance. Les riches sont infiniment moins attachés à l’argent que ne l’imaginent les pauvres. Sans doute ne professent-ils pas tous avec Esprit Fléchier, illustre prédicateur du XVIIe siècle, que « les richesses sont le fruit des péchés qu’on a déjà faits et les moyens de ceux qu’on veut faire. » Mais il leur plaît de rappeler à leurs proches, les soirs de vague à l’âme, que le caviar, après tout, c’est des œufs, et la Rolex une mécanique. Les pauvres, qui manquent d’expérience, comprennent mal que les riches vivent surtout de symboles, de signes, en un mot de valeurs. Ainsi, quelque satisfaction que prenne M. Séguéla à exhiber la noble patraque qui orne son poignet, son vrai bonheur vient de plus profond, d’une grâce qui ne s’achète pas : le Ciel a envoyé un disciple au penseur roléxien, Séguéla a désormais son Séguélito.

Et quel disciple ! La culture et l’argent. Le pouvoir et la jeunesse. Les diplômes et la grâce. Un in tout ce qu’il y a de off, un off tout ce qu’il y a de in. Expert et touche-à-tout. Plus moderne tu meurs, plus classique tu ne vis pas. Entre Jacques Séguéla et Emmanuel Macron, un enchaînement de pensées presque aussi fluide que les délicats ajustements de la montre bien-aimée. Et peut-être comparable au passage de relais entre Augustin et Thomas d’Aquin, l’expérience existentielle et mystique d’abord, l’élaboration de la doctrine ensuite. « On a le droit de rêver, nom de Dieu ! » s’est récemment écrié notre pieux communicant pour justifier son intuition fondatrice de 2009 : « Si, à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » La tocante de Séguéla, en effet, c’est la pomme d’Augustin, celle qu’il vola, enfant, sans autre appétit que celui de la perfidie, et dont la douce acidité l’obligea à méditer sur sa peccamineuse nature. À la différence près, naturellement, que loin de le plonger, comme le naïf Augustin, dans la douloureuse contemplation de son néant, la Rolex fait de Jacques Séguéla l’enfant chéri de cette déesse Réussite que nous implorions, une fois par an, dans la seule circonstance qui nous semblait à sa mesure : la confection des crêpes de la Chandeleur. En tout cas, même si c’est avec la prudence qui convient à la science, il n’est pas déraisonnable de penser que les intuitions fécondes de Jacques Séguéla sont à la source du déjà fameux précepte du ministre de l’Économie : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Propos indicatif, assertif, normatif et, de surcroît, intrépide, qui, en soumettant la puissante émotivité séguélienne à l’ascèse intellectuelle et au devoir de largeur du responsable politique, puise en elle le suc qui nourrira l’action. Bien sûr, quand Emmanuel Macron s’indigne de voir sa pensée grossièrement assimilée à une défense et illustration du grisbi, nous partageons affectueusement sa douleur. Il a, c’est certain, appris et fort bien compris beaucoup de choses bien plus belles, et qui l’ont conduit au poste qu’il occupe. Mais Hector lui-même a son talon d’Achille. À quoi bon, n’oserez-vous peut-être pas dire mais oserez-vous sans doute penser, à quoi bon ces choses bien plus belles si elles font parler Macron comme Séguéla, à quoi bon je vous le demande ?

Si, d’aventure, la question ne leur semblait pas subalterne, Emmanuel Macron et Jacques Séguéla seraient bien inspirés d’aller revoir le fameux Quai des Orfèvres de Clouzot que j’ai récemment redécouvert alors que l’actualité était précisément aux milliards et aux milliardaires. Le revoir au cinéma, j’entends, non pas dans leur appartement ni dans leur bureau. Le cinéma, c’est vrai comme la vie : les autres sont là, on les devine sans trop les voir, on les remarque quand ils s’en vont. Et, à mon avis, pour bien comprendre ce film, il est mieux de les savoir tout près, les autres, même silencieux, même noyés dans l’obscurité.

Quai des Orfèvres n’est pas le polar qu’on croit, c’est une merveilleuse aventure d’innocence, une histoire de douce pitié, comme disait Georges Bernanos, dans laquelle chacun des protagonistes, qui ne sont ni des petits saints ni de mauvais diables, est prêt à se sacrifier pour un autre. La scène que je préfère, c’est celle où l’explosive et tendre Jenny Lamour (Suzy Delair) confie à l’inspecteur Antoine (Louis Jouvet), un homme qui sait ce qu’être seul veut dire, ce qui l’attache à son mari Maurice (Bernard Blier), aussi jaloux que falot. Pour évoquer ses relations avec Maurice, Jenny dit précisément ceci : « C’est pas une question de peau, c’est une question d’être. »

Curieux comme cette réplique m’a ramené au propos d’Emmanuel Macron. À celui de Jacques Séguéla aussi, mais pas de la même manière. Elle garde un peu de fraîcheur, quand même, la Rolex, son aspect joujou de vieux monsieur donne envie de rire. En cherchant bien, on peut encore trouver en elle une toute petite trace d’être, un résidu d’enfance gâtée, une dragée de vanité gamine, une grosse bulle de rêve idiot sur le point d’éclater. Indulgence du jury. Sans compter que je serais bien content de vérifier si elle est aussi lumineuse que l’était ma montre de première communion, une Lip naturellement, bonjour Maurice Clavel.

La proposition de Macron, par contre… « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Ah bon ? Il le faut pourquoi ? À qui ? À Macron ? À vous, lecteur ? Il vous faut des jeunes Français qui aient envie, etc. ? Pas à moi, en tout cas, pas à moi, je me passe parfaitement de jeunes Français qui, etc. Naturellement je ne comprends rien aux raisons supérieures, et c’est évidemment pour des raisons de ce genre, le progrès, l’économie, l’emploi, la puissance, l’Europe, les élections, la croissance qu’il faut des jeunes Français qui aient envie de voilà. Mais, attendez, quelque chose me chiffonne. C’est un ami d’Esprit qui pense des choses comme ça ? Enfin, si je suis marxiste, je ne peux pas envoyer l’aliénation à l’incinérateur, quand même ! Ni les lettres de saint Paul au tri sélectif si je suis chrétien ! Et un collaborateur d’Esprit peut se mettre au service de ce qu’Emmanuel Mounier haïssait par-dessus tout ? « Un homme abstrait, écrivait-il dans Le personnalisme, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication ; des institutions réduites à assurer le non empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit : tel est le régime de la civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l’histoire ait connus. » On ne me montrera pas une ligne, une proposition, un mot, une syllabe, une lettre, un silence de ce texte qui ne soit la condamnation totale, définitive, radicale, absolue de l’absurde et vil désir de fabriquer des milliardaires, du projet lourdingue et élégamment pataud de produire du milliardaire, de sortir du milliardaire, de faire du milliardaire. Aucune indulgence du jury.

« Une question d’être ». Vraiment, j’y insiste, je souhaite à Emmanuel Macron et à Jacques Séguéla de ne pas être seuls quand ils entendront ou réentendront cette réplique. Je ne crois pas fâcher la mémoire de Mounier en suggérant qu’une salle de ciné, à sa manière, a quelque chose de personnaliste et de communautaire. Le silence, la presque obscurité, les émotions partagées créent le dépaysement et le repaysement. Une salle de cinéma, c’est un sauna de simplicité, on y prend un bain d’autres. Ces inconnus comme autant d’énigmes irréfutables, leurs raclements de gorge discrets, tout ce remuement dans le noir, le frisson léger qui parcourt l’échine des fauteuils, on le sent se transmettre de rang en rang, le vrai, dans la tendresse ou la colère, comme jadis, de main en main, l’esquimau que les enfants réclamaient à grands cris quand ils étaient assis trop loin de l’ouvreuse.

Dans une salle de spectacle, si la musique est belle, si le propos est puissant, on sent très bien comment la vie se régénère, s’anime, se diversifie. Double mouvement, double propagation. Verticalement, par forage et creusement dans les abîmes inviolables et, quelque cochonnerie qu’on puisse inventer, toujours inviolés de la conscience personnelle. Horizontalement, d’intelligence à intelligence, de sensibilité à sensibilité, de cœur à cœur, en une irrésistible traînée de poudre. Avec, entre ces deux mouvements, d’imprévisibles correspondances, des échanges constants, une alimentation réciproque. Le tout dans un climat d’entière liberté et d’absolue gratuité, radicalement et sauvagement opposé – un lecteur de Mounier ne me contredira pas – à ce que le premier nigaud venu, à peine sorti de son école de journalisme, appelle aujourd’hui, avec un air de supériorité navrant, la pédagogie, bavardage insignifiant et intéressé qui fait de lui en quelques semaines un décrypteur appointé du rien du tout, un professionnel du décodage de l’inerte apte à nous dire, sans rougir, ce qu’il faut penser de la poisse qui nous encolle.

Et donc, ce soir-là, je me laissais envahir, comme à quinze ans, par la vérité de cette admirable scène, par la vérité douloureuse d’Antoine, par la vérité confiante de Jenny, par la vérité souffrante de ce bourgeois de Maurice qui aura tout bravé pour vivre avec elle. Bien sûr, s’il fallait justifier tout ce temps englouti, je pourrais essayer d’expliquer, un peu plus précisément que je ne l’aurais fait autrefois, ce que le film de Clouzot me dit sur le désir, sur la solitude, sur l’amour. À quoi bon ? La vérité, c’est que le temps n’a pas passé, que mes mots n’ont rien appris, que je retrouve mon rêve, un peu plus net peut-être mais d’autant plus mystérieux, comme ma grand-mère retrouvait son tricot, près de la fenêtre, sur la chaise d’où elle surveillait la rue de la Solidarité par-dessus ses lunettes. Je songe à Maurice qui ne regarde pas le clavier de son piano quand Jenny parle à un homme, mais ne le regarde pas non plus quand elle chante. Je songe à l’inspecteur Antoine qui s’enfonce dans la nuit avec ce petit garçon qu’il a ramené des colonies sans qu’on sache lequel des deux protège l’autre. Je songe à Jenny qui parle si bien d’être sans comprendre au juste ce que lui veut ce gros mot. À quoi se reconnaissent ces trois-là, je ne le sais pas plus qu’autrefois mais, eux et moi, nous sommes de la revoyure, c’est certain, et si ce n’est ni maintenant ni ici, comme dit Erri de Luca, j’espère, certains jours, que ce sera pour ailleurs et pour un temps d’une autre façon.

Mais voici que le monde, qui n’est jamais loin, ce pignouf de monde si intelligemment stupide, pointe son groin dans mes songes, cherchant quelque beauté à acheter, quelque vérité à mutiler, quelque élan à décourager. Regardez-le bien, ce monde ! Voyez comme il est toujours un demi-ton en dessous, une question en dessous, une pointure en dessous, une liberté en dessous, un amour en dessous, voyez comme, par tous ses pores, il transpire le semblant ! Parole, il vient leur fourguer son vivre ensemble, ce crétin ! Joie, pleurs de joie ! Un regard d’Antoine le perfore. Maurice lui ferme son piano sur les doigts. Le rire de Jenny l’engloutit. Et, sur le calicot de fin qui défile, on lit : « Enfoncez-vous bien ça une fois pour toutes dans la caboche, chers citoyens consommateurs, et, par sécurité, collez-vous le aussi dans le ciboulot : vivre, ce n’est pas la petite bière qu’on vous pisse. »

Enfin. « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » C’est ça le vivre ensemble ? Le plus affamé des chiens errants ne trouvera pas sur cette phrase un gramme de chair à se mettre sous la canine, ni la trace d’une goutte de sang à lécher, ni le souffle, même lointain, d’une quelconque humanité, de quelque espèce vivante. On aura beau passer sur elle le petit plumeau dont les gendarmes époussettent les objets que le voleur a manipulés, nulle empreinte ne sortira – je ne dirai pas de ce squelette car, pour qu’il y ait squelette, il faut bien qu’il y ait eu corps vivant, mais de cette forme éternellement morte, de ce continuum de non-vie, de cette effrayante abstraction de rien, de cette pétrification pétrifiante. Et vraiment, comme je ne suis pas très maniaque pour ranger mes livres et mes idées, mes auteurs préférés doivent, dans ma tête comme dans ma bibliothèque, s’accommoder de voisinages qui sont loin de leur plaire toujours. Mais ça à côté de Mounier, ah ça, non ! Jamais de la vie, jamais ! Non recyclable. Poubelle marron.

« Où est le problème ? se demande ce grand talent industriel qui vaut son pesant de chômeurs, quelle difficulté ces personnages de cinéma ont-ils avec la réalité contemporaine dans ce qu’elle a d’objectivement irréversible et avec un ministre somme toute remarquable ? » Je vous explique, señor Grand-Talent. Le problème, ce n’est pas la Rolex. Pas sûr que si Maurice, en piquant un brin dans la caisse de papa, l’offrait à Jenny, elle ne mettrait pas tout son cœur à lui dédier, en secret, un bon mois de fidélité. Et Antoine, qui a vu tant de loufoqueries, est loin de trouver bizarre que des gamins mal élevés soient assez fêlés pour vouloir devenir milliardaires. Tout ça pourrait passer. Ce qui ne passe pas, voyez-vous, grand homme, ce sont les deux petits mots il faut. Ils n’entrent pas davantage dans les oreilles de Jenny, Antoine et Maurice que le museau du renard dans le vase de la cigogne. Et vous aurez beau trépigner, vous n’y pourrez rien.

Placer ses il faut, ça s’apprend, señor Grand-Talent ! Comme placer sa voix, comme placer ses doigts sur l’archet… Mais non, pas comme placer son argent, vous dites des sottises, Grand-Talent ! Moi aussi, d’ailleurs. Les il faut, en réalité, se placent tout seuls. Tenez, on va faire un graphique, pour ça vous êtes un as. Vous savez à quoi on reconnaît la plus ou moins grande humanité de quelqu’un ? Voici mon idée là-dessus, ma Borne de Froissart à moi, en quelque sorte, pour saluer au passage le départ en grandes vacances de mon petit camarade de quatrième au Lycée Montaigne devenu un si grand savant, un inoubliable petit bonhomme tout rond, le plus jeune d’entre nous et le seul en culotte courte, rieur, taquin, sa tête arrivait à la solution des problèmes avant que toute la question n’ait été posée, vous voyez que je ne déteste pas les scientifiques, et parfois quelque chose de grave, proche et fier à la fois, comme s’il venait de sauter un ruisseau d’être, traversait son sourire, son visage, son air… N’allez pas me demander ce qu’est la Borne de Froissart, vous m’embarrasseriez. Ma découverte est plus simple et, entre nous, ce n’en est pas une : le degré d’humanité d’un être est proportionnel au degré d’universalité des il faut qu’il considère. De vous à moi, Grand-Talent, le il faut des il faut étant que nous n’éviterons pas de rejoindre Marcel Froissart en ses vacances éternelles, voilà notre égalité plus sûrement établie que lorsque des gens au sourire pincé nous en jettent des volées, comme aux poulets leur graine, pour acheter notre silence et vérifier que nous sommes toujours aussi bêtes. Et pas seulement notre égalité, me semble-t-il : notre capacité à distinguer ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. Les il faut véridiques et les il faut truqués.

Dans le cœur de Jenny, d’Antoine, de Maurice, les il faut se sont placés comme ont surgi les montagnes, comme sont apparues les vallées, comme sont venus les fleuves et les rivières, dans d’indescriptibles bouleversements, d’improbables ajustements, de hasardeuses circonstances. Et les gens, dans la salle, figurez-vous, se reconnaissent en Jenny, Antoine et Maurice. Vous, vous avez perdu le contact avec ces gens-là, Maxi-Talent, vous l’avez perdu une fois pour toutes, c’est une chose effroyable, et il est inutile que vous dépensiez vos sous pour engraisser des zigotos qui vous promettent de le rétablir. Vous ne savez plus, ou vous n’avez jamais su, qu’ils se préparent à coups d’hésitations, les il faut, à coups d’erreurs, de remords, de contradictions, à coups de désirs discutables et de générosités discutées, mais aussi de désirs discutés et de générosités discutables. Vous ne savez plus comment ils se bricolent tout au long d’une vie, dans le coin le plus secret de soi-même, vous ne savez plus quelle dose de doute ça suppose, et que le meilleur cuisinier est toujours persuadé que son il faut ne tient pas la route, qu’il ne gagnera pas la moindre branche d’étoile avec lui, qu’il est trop cuit ou pas assez, trop dur ou trop mou, tandis que ses voisins, c’est évident, s’en fabriquent, eux, des solides, des durables, des impeccables. Puis, un jour, l’accident de bagnole, une coqueluche particulièrement opiniâtre, la montagne qui dégueule et les il faut sortent de leur planque ; pour tout le monde, c’est un soulagement en même temps qu’un vertige de constater qu’ils sont tous aussi fragiles les uns que les autres, aussi incertains, aussi bidons, aussi tordus, aussi amoureux.

Les il faut ne sont pas votre fort, señor Hyper-Talent, mais n’attendez pas que, là-dessus, je me moque de vous. On ne se moque pas de la souffrance. Les gens comme vous, on ne leur a laissé ni le temps ni le droit de fabriquer eux-mêmes leurs il faut. On a installé dans leur vie la chasse la plus cruelle qui soit, la plus infâme, la plus inhumaine : la chasse au vide, à la faille, au jeu, à l’élan, à l’imprévu, à l’injustifiable, à l’inédit, au risqué, c’est-à-dire, pour parler français, à l’amour et à la vie. Un vrai il faut, voyez-vous, ne prend pas ses marques dans la stabilité, dans la normalité, dans la comptabilité, dans la respectabilité, toutes charmantes oiselles dont on lira le nom sur le faire-part de Culpabilité, leur Mémé commune. Et si je vous dis qu’un vrai il faut ne prend corps, ne prend sens, ne prend âme que dans le vide, n’allez pas sourire trop vite, je vous prie, et laissez là votre yoga, vos séances de méditation et les week-ends campagnards où vous vous gavez de joie simple et de carottes râpées en vous ressourçant d’œuvres classiques quand je vous parle d’un mouvement obscur qui vous chasserait, si vous y cédiez, de toutes vos positions et, sans rien changer à votre apparence, à votre emploi du temps, à vos manies, ferait de vous instantanément un pauvre, un ignorant, un chemineau, un mendiant d’être, une flamme et une brûlure, un danger et un recours, une liberté, une contradiction, un signe incompréhensible, un vivant et donc, évidemment, dans ce monde de simulacres, un révolté. Et ne me parlez pas de la sérénité nécrosée des managers quand je vous parle, moi, d’affronter cette vie tumultueuse et grondeuse qu’on vous a interdite, dont on vous a pieusement châtré, bourgeoisement châtré, élégamment châtré, scientifiquement châtré, culturellement châtré, et qui, désormais, dans la prison d’affaires où vous faites semblant de survivre, ne peut, elle qui ne sait qu’éveiller des sources et faire surgir des forêts ignorées, que dégoutter en eau sale dans la variété monotone de vos projets.

Les lourds-légers, ainsi désigne-t-on une catégorie de boxeurs professionnels. Quel mot magnifique ! On est lourd et on est léger. On pèse du plomb, on pèse une plume. On se croit lourd ? On s’envole. On se croit léger ? Le cul poise, dit Villon. Je n’ai jamais fréquenté les rings mais, dans la vie, j’ai appris à connaître, à comprendre, à aimer les lourds-légers. Victor Hugo, Léon-Paul Fargue, Jacques Berque, Bach, Colette, Georges Braque, Edith Piaf sont des lourds-légers. Sur les balances de l’être, Jenny, Antoine et Maurice sont eux aussi, à leur manière, des lourds-légers. Ces choses qui pèsent sur nous tous, les gens de cette sorte les supportent sans les maudire ni s’en vanter, sans les haïr ni les célébrer, ils les écoutent, les entendent, les auscultent, et passent à la suite. Et ce qui, comme vous et moi, les traverse parfois de léger, ils ne tentent pas de l’attraper, de le piquer comme un papillon sur leur curriculum vitæ, de s’en faire leur marque de fabrique, leur garantie de distinction, leur attestation d’élégance. La beauté n’est pas leur copine, l’âme n’est pas leur spécialité. Les lourds-légers sont les vivants comme je les aime, les autres sont des morts qui font semblant. Les lourds-légers savent qu’au fond de toute responsabilité, palpite une irresponsabilité supérieure en quoi consiste, pour le grincement des dents avares, l’amitié véritable, naturelle et surnaturelle, bio et surbio. Des passants, ils sont des passants qui aiment passer, d’imprévisibles passants.

Lourds, légers, lourds, légers, ils entrent dans le monde et, au même instant, en sortent. Chaque seconde, mille allers et retours, ils ne sont plus que ce voyage. Maintenir cette tension, cette instabilité féconde, cela nous épouvante, n’est-ce pas ? Nous avons été si mal élevés ! Comme des volailles ! Oh ! Que ce monde est laid ! Et ces gens bien intentionnés qui veulent le rendre stable ! Comme c’est mignon, comme c’est à côté ! Mounier a bien vu : « un des plus pauvres que l’histoire ait connus ». Depuis, il ne s’est pas enrichi. Merci, M’sieurs Dames, de ne pas nourrir sa folie, merci pour nous, merci pour lui.

Allons donc ! Qui, au fond de soi, pense avoir jamais été léger, même un instant ? Jenny Lamour ne s’y trompe pas, elle. Elle ne parle pas de légèreté. Le léger, c’est le lourd qui se met à l’aise ; le lourd, c’est le léger qui s’installe. Elle parle d’être, un grand mot pas du tout de son monde, comme si, un soir, un de ses pigeons l’avait conduite, un peu soûle, à un belvédère vertigineux et qu’elle y avait entrevu je ne sais quoi, une fin, un commencement, un espace où filer. Une question d’être, ce mot d’Henri-Georges Clouzot est génial, renversant. Il ne dit rien, il dit tout. Allez savoir d’où Jenny l’aura tiré ! De son enfance, de son vert paradis ? Pourquoi pas ? Mais peut-être est-ce le pigeon qui le lui a soufflé ou, à son insu, le cher Maurice, et si c’est dans le plaisir, ou dans la lassitude, ou dans l’absurde, ou dans la tendresse, ou dans l’ennui, ne me le demandez pas, vraiment.

Peu importe comment la réplique est arrivée dans sa bouche. Quand elle la prononce, quelque chose se produit. Un peu comme sur la rambarde du belvédère. Elle s’est penchée, un peu trop peut-être, un bras a entouré sa taille, merci pigeon tu m’as sauvée, c’est bon de retrouver l’équilibre et le monde, c’est bon de dire que c’est bon, mais ta ta ta ta, comme disait mon grand-père, le monde, l’équilibre et tout le cher bazar, tout cela vient d’en prendre un coup terrible dans les gencives. Pas un coup mortel ! Ni Jenny ni Lamour ne veulent faire du mal au monde, pas le moindre mal. Un coup sympa comme tout, mais robuste. Voilà. Le monde est remis à sa place. À ta place, Monde ! Et ta place, c’est d’être légèrement à distance, là où tu signifies, là où tu témoignes, là où tu es comme un phare déconcertant, immobile et toujours changeant. Quand Jenny a cru basculer, son esprit a déboîté comme au tango, et l’âme a suivi, ceux qui dansent le tango comprennent.

Le point d’application, je ne sais plus qui m’a parlé de cela, ou si je l’ai lu quelque part. Que nos rêves, pour qu’ils soient vraiment des rêves, pour qu’ils déploient leur être de rêves, pour qu’ils aient leur fabuleuse efficacité de rêves, il faut qu’ils tiennent, comme la montgolfière par son câble, à quelque chose de la terre, à quelque chose du présent, simple et incontestable. Et qu’alors…

Deux ou trois semaines après ma redécouverte de Quai des Orfèvres, il y eut un déjeuner à la campagne dont j’étais très largement le doyen. Quelques adultes étaient là, et une grosse dizaine de jeunes qui parlèrent de leurs études, ou de leur métier, ou de Pôle emploi en me laissant un sentiment étrange : en dépit des difficultés très inégales qu’ils avaient à affronter, le même destin semblait planer sur ceux d’entre eux qui appartenaient déjà au mythique Monde du Travail et sur ceux qui n’y avaient pas encore accès ou qui en avaient été chassés. Et tous se souciaient davantage du Monde que du Travail, de la manière dont ils devaient se tenir et se comporter dans ce Monde plutôt que de l’activité qui leur y était confiée, ou qui l’avait été, ou qui le serait. Je ne sentais en eux ni enthousiasme ni colère : ils énonçaient des informations. C’est alors que ce savoir-être qu’on enseigne désormais partout est sorti de toutes les bouches, de toutes, d’absolument toutes, de bouches d’infirmières, d’étudiants en gestion, de techniciens, de secrétaires. Ils en parlèrent comme du reste, avec une neutralité tranquille, sans rien approuver, sans rien refuser.

J’en avais entendu parler, bien sûr. Ce n’est rien, le savoir-être, un rien où se trouve résumée la signification du travail qu’on propose ou qu’on refuse aux jeunes et aux adultes. Son objectif tient en une phrase : tenter de contraindre les travailleurs à intérioriser la logique et les intérêts de l’organisation et de ceux qui la possèdent ou la dirigent pour en faire les critères de leur jugement et de leur comportement. Pure propagande. Pure manipulation. Un vilain rien monté en épingle par des faussaires. Savoir et être : quelqu’un dit que l’accouplement de ces deux mots est obscène. C’est vrai. Décourageant, aussi. Car si bête, si formidablement bête ! Si prodigieusement, si invraisemblablement bête ! Et si bas ! À Montrouge, on n’aurait pas fait le détail, la réfutation eût été du genre implicite : ça, mon pote, c’est la pensée trou-du-cul !

Les jeunes parlaient, gentiment, raisonnablement. J’étais tout à fait là, là où le câble retient la montgolfière qui se balançait doucement en faisant signe que non, comme Jenny Lamour, avant de dire oui au ciel. L’idée m’est venue d’expliquer, puis je n’ai pas trouvé que ça en valait tellement la peine, je me suis vite tu. Assez de prendre au sérieux ces histoires de commerçants ! Le savoir-être, c’est du délibertisant, ça se vend au même rayon que le désherbant ou le démoustiquant, vu ? Que voulez-vous raconter à ces mecs-là ! Ils font le job, point final, ils fabriquent leur délibertisant et ils le vendent, quoi de plus ? Pourtant, convaincre ces jeunes qui m’écoutaient un peu, l’envie ne m’en manquait pas.

Inutile. Ils ont compris l’essentiel, ça se lit dans le blanc de leur voix, dans le neutre de leur parole. Ils n’osent pas se l’avouer tout à fait, mais ils ont compris. Ils savent que tout cela n’est rien, c’est pourquoi ils jouent les indifférents, rien qu’un maquillage qui fond sur la gueule des vendeurs. Il y aurait bien des choses à leur expliquer si on commençait à leur parler. Leur dire que beaucoup d’indocilité libère mais qu’un peu d’indocilité asservit. Que le pied-de-nez aux parents abrutis de savoir-être et de valeurs et la main tendue pour les prier de s’abrutir davantage, c’est la voie royale de la nullité. Que la vérité, c’est qu’ils ont peur d’eux-mêmes, peur de leur révolte. Qu’au fond, ils ne se font pas confiance, et qu’en cela ils ont tort. Qu’il n’est pas vrai que leur indocilité soit seulement leur truc, leur manière de prendre leur pied en cassant la baraque et en emmerdant les adultes. C’est là qu’il faudrait les accrocher, si l’on n’est pas soi-même un vendeur. Il faudrait leur dire que la vérité est beaucoup plus dure. Qu’ils ont raison d’être indociles et que ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes qu’ils le sont, mais parce qu’ils comprennent que l’argent, la réussite et le savoir-être ne justifient aucune docilité, ne méritent aucune considération, aucun respect, aucune attention. Oui, ils sentent qu’ils valent mieux que cela et oui, ils ont raison de le sentir. Mais surtout, ne pas leur faire de cadeaux. Les prévenir tout de suite : ils ne s’en tireront pas par le bas, ils ne s’en tireront pas par des ricanements, pas plus que par des astuces et des arrangements, pas plus qu’en signant pour le parti machin : dans tous ces cas-de figure, une sale bestiole les attendra au tournant et les récupérera en rigolant.

Alors, leur dire de faire comme Jenny Lamour ? Leur conseiller de chercher ce qui est pour eux une question d’être, vraiment une question d’être ? Oui, mais ça, ça ne passera pas dans leurs oreilles parce que ça ne passera pas dans ma gorge, personne ne peut dire des choses de ce genre à personne, personne n’est à ce point le copain de l’être. Mais j’y pense. Jenny Lamour, si c’était eux ? S’ils n’arrêtaient pas de me parler de l’être, en mineur, en douce, en off, et si je ne voulais rien entendre ? Névrose de responsabilité, peut-être, c’est tellement agréable de jouer au mentor, tellement gratifiant ! Ceux-là pourtant n’ont pas besoin de mentors, mais de consciences compagnonnes. Non pas de pédagogues fabriqués à la chaîne comme des flans et faits pour enchaîner, mais de gens qui leur ressemblent, habités autant qu’eux par le doute, l’inconstance, la lâcheté, mais en qui, quoi qu’il puisse arriver, il y a, comme le dit magnifiquement Alain dans l’épigraphe donnée à ce texte « autre chose qui compte que ce qui compte ». Le savoir-être, si élégamment fringués que soient ceux qui le vendent, c’est sale, sale comme la soumission à ce qui compte, au fric qui compte, à l’image qui compte, au pouvoir qui compte, au slogan qui compte. C’est sale, c’est bête, c’est plat comme le bureau des grands patrons. Oui, je crois fermement qu’au fond de la responsabilité, au cœur de la responsabilité, si des curés vicieux ou des militants vicieux ou des vendeurs vicieux ne l’ont pas trop salopée, réside une irresponsabilité supérieure, sorte d’indifférence rieuse qui est un hommage à la vie, celle-là qu’allait taquiner Jenny quand elle s’est un peu trop penchée sur la rambarde parce qu’elle savait que le pigeon allait la rattraper par la taille. Confiance un peu folle, abandon, les houles qui déferlent n’auront pas le dernier mot. C’est la fête en semaine, viens ! Salut, Guy Béart ! Mais voyez, pour leur dire ça, je n’ai pas de mots, pas de mots, Heureusement, notez ! Si j’en avais, les amis devraient m’apporter des oranges à la maison de repos où je jouerais à la manille coinchée avec les forts en être du CAC 40 !

(8 novembre 2015)