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Ces Roms inadéquats…

LE MARCHÉ XLVII

Les Français veulent que ça change. Ils ont raison. Ils se doutent pourtant que rien ne changera vraiment. Ils ont raison. Cette lucidité ne les empêche pas de désirer le changement. Ils ont raison. Un changement qui n’en sera pas un. Ils ont raison.
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Si j’étais journaliste et qu’il m’appartînt d’interroger une personnalité politique, je ne dirais presque rien. Je considérerais l’interlocuteur avec courtoisie, et pousserais de temps en temps vers lui un verre d’eau ou un café. Un mot parfois, rien de plus, pour que l’entretien ne tourne pas au monologue. Pour l’essentiel, je tâcherais d’être un journaliste formateur, de manier le silence. Il y a silence et silence. Pour aimable qu’il soit, il faudrait celui-là lourd de sens, chargé de présence, frémissant d’ironie. C’est difficile, mais on peut toujours faire comme si. Je ne dis pas : faire semblant, mais faire comme si. Il me faudrait penser sérieusement que, présent, j’aimerais vraiment l’être, et que cela se sente ; si mon désir est sincère, je le serai. Et l’interlocuteur sera conduit à dépasser les slogans imbéciles, les provocations dérisoires, les partis pris grossiers. Il ne voudra pas avoir réponse à tout, il avouera ses doutes. Rien ne l’y obligera. Mais s’il s’engage dans l’artifice, mon silence zoomera tout seul sur l’absurde. Le journaliste de la non-intervention, le journaliste selon Tchouang-tseu. À coup sûr, l’idée va être chaleureusement accueillie.
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Faire comme si, non pas faire semblant, je tiens la distinction d’Aragon, elle m’a été précieuse en formation. Je me trouvais souvent devant des situations compliquées, je ne savais trop quoi dire, quoi faire. Alors, pendant quelques minutes, je me taisais, je m’absentais des participants, et je tentais d’aller en moi jusqu’au nœud de l’affaire. C’était difficile, ambigu, j’avançais dans l’incertain. Je ne comprenais pas. À peine si je subodorais. Mais je me fabriquais une impression. Sans doute serait-elle bien vite à modifier, mais je décidais pourtant de pousser l’hypothèse jusqu’au bout, de faire comme si c’était la bonne. Je la croyais : non parce que je la confondais avec la vérité, mais parce que j’y avais jeté un peu d’intrépidité. Aragon m’a souvent expliqué qu’il avait toujours fait comme si, jamais semblant. Et j’ai songé à cette distinction quand j’ai lu, à la fin d’une lettre datée du 9 juin 1969, cette phrase et ces trois mots soulignés : « Dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre je fais semblant. » Limite. Mystère. Silence. Mais l’aveu, bien sûr, le ramenait au comme si..
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Droite ou gauche, c’est le faire semblant qui l’emporte, alourdi, aggravé, par la communication. Si les Français veulent que ça change tout en se doutant etc., c’est qu’ils ne croient pas un mot des discours qu’on leur tient, mais renoncent à l’espoir de s’en débarrasser jamais. Ils se tournent de droite à gauche et de gauche à droite « comme un malade dans son lit ». L’affaire des Roms, un sommet du genre, a distribué à tout le monde, pouvoir et opposition, des billets gratuits pour le toboggan du semblant. Sur le fond, il n’y a pas photo : rien n’obligeait à ces grandes manœuvres odieuses et oiseuses. Mais la question des Roms met surtout en évidence la perversité de la communication politique. Un pouvoir peut désormais satisfaire son besoin d’inventer un problème aussi facilement qu’une envie de pisser : de là vient l’essentiel du désordre, qui est trucage de la réalité. La communication est nécessairement infantile, elle fabrique des comportements superficiels, prétentieux et faux, elle annule tout esprit de sérieux. En vingt-quatre heures, des gens installés dans leur campement depuis dix ans sont délogés comme des malfaiteurs : les autorités arguent qu’elles appliquent une décision de justice. Mais la décision date de trois ans : d’évidence, il n’y avait pas le feu. Et, d’évidence, la situation n’avait pas été étudiée précisément, calmement, dans l’esprit de tolérance dont on nous rebat les oreilles. Quand la libido communicationnelle s’en mêle, adieu la réflexion. Quelques gros malins ont trouvé là, une fois de plus, une superbe occasion d’entasser les faire semblant : faire semblant qu’il était urgent, cet été, de s’attaquer à ce chantier, faire semblant d’oublier que l’Europe et le monde grinceraient des dents, faire semblant de croire que l’opération impressionnerait immensément ce crétin de bon peuple. C’est si commode de faire semblant, si voluptueux ! On peut, les yeux fermés, répéter le passé, en projeter éternellement l’image sur le présent. On peut se fabriquer un courage sur mesure. On peut piocher dans la réserve de signes que papa et maman vous ont laissée pour votre quatre heures. Je l’ai écrit il y a trois ans, l’essence du pouvoir actuel est archaïque : le sabre de bois, un machiavélisme de consultants de série B. Cirepompes-one et Cirepompes-two, les porte-« parole », sont à eux-mêmes leur contre-publicité ; ce sont les taupes de la sottise, le plus efficace est de les laisser faire. Quand des esprits plus déliés s’y collent, c’est autre chose. Il est alors urgent que le journaliste se fasse taoïste et sache les mettre à l’épreuve de leur mauvaise foi. Espresso et petits gâteaux, voilà, aucune complicité. Mais l’opposition dans tout ça ? Elle n’a pas manqué l’occasion de chevaucher un faire semblant de première bourre : faire semblant de croire au retour de Vichy, au racisme d’État et autres âneries, faire semblant d’imaginer qu’un énième chapitre de résistance fantasmatique allait s’ouvrir. Contresens historique et témoignage d’insensibilité absolue à l’époque. Voilà trente ans que Michel Foucault nous a expliqué que nous étions passés de la société d’enfermement à la société de contrôle : c’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’affaire des Roms, pas comme une resucée vichyssoise. Mais quand elle sera au pouvoir, alors, l’opposition ? T’inquiète ! Manuel Valls a sa solution. Elle est d’une fulgurante originalité : assumer « une politique répressive sans complexe ». Assortie, il est vrai, d’une réflexion sur les causes, ce qui fera au moins, buffet compris, un symposium, trois colloques et deux commissions. Je me languis de m’inscrire. Le Manuel du conformisme !
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Café au lait. Vous êtes de droite ? Vous mettez un peu plus de café : mais il est amer. De gauche ? Un peu plus de lait : mais il est écrémé. Et pourtant, en affichant ainsi leur insincérité et leur inauthenticité, gauche et droite réunies disent, plus ou moins à leur insu, plus ou moins confusément, une vérité essentielle : quelque chose est en train de s’épuiser dans le rayon de la politique. Il va de soi que l’opération Roms n’apportera aucun apaisement aux inquiétudes du pays : elle alourdira l’angoisse, la défiance, la bêtise, la haine. Elle est en tout point perverse. Comme il est pervers de prétendre y repérer la répétition des années 30 ou 40 : cette grosse idée simpliste est une facilité. Je ne crois pas à la petite apocalypse que brandit la droite : les Roms ne nous menacent pas. Pas plus qu’à la petite apocalypse que nous ressert la gauche : Pierre Laval est bien mort. Je pratique à l’égard de ces apocalypses de communicateurs, sans oublier l’écologique, un tri sélectif des plus consciencieux : poubelle bleue, poubelle rose, poubelle verte. Comme disait ma mère sur son lit d’hôpital : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Je crois à une Apocalypse, c’est-à-dire à une révélation, à un dévoilement, mais de celle-là, précisément, je ne peux rien dire, et c’est même à ce signe que je la reconnais. Les jacasseries des autres m’usent les nerfs et me brouillent le cerveau, je me demande surtout ce qu’elles rapportent, et à qui. Cette Silencieuse, elle, me tient vivant.
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Ces « déportés », eux, heureusement, reviendront. Comparer ce lamentable épisode à ce qu’évoque pour nous la déportation est insupportable. Même si la brutalité de ces expulsions lève le cœur. Même si elle met certains de ces malheureux dans une situation telle qu’il faudra se faire une gueule de jocrisse, une intelligence de tordu et une âme de brute pour invoquer l’intérêt national et le respect de la loi. De cette imposture, le monde entier est témoin : c’est très bien ainsi. Allemand ou pas, le pape a eu raison d’intervenir. Et l’ONU. Et l’Europe. Mais tout cela n’autorise pas une assimilation vicieuse qui, loin d’éclairer la réalité, la rend inintelligible. Et fait planer sur ceux qui la répandent un lourd soupçon de complicité dans l’étouffement de la vérité.
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Au nom de la même modernité, la droite, comme à Guignol, s’accroche à son bâton, tandis que la gauche récite imperturbablement son catéchisme en veillant à ne pas se laisser entraîner dans un laxisme qui lui serait fatal : dans les deux cas, dans les deux camps, il importe de ne pas avoir à changer de logiciel, il importe de rester en phase avec ce qu’on a jeté de plus lourd, de plus obsessionnel, de plus illusoire dans la mangeoire des électeurs. Ainsi ce petit copain du patronage, un peu en retard, qui, aux cartes, voulait toujours jouer au menteur : sa tête n’avait accès ni à la belote ni au pouilleux cavalant, et puis il aimait trop le menteur. Comparaison hasardeuse : dans le cas des politiques, il ne s’agit pas de la tête. Ils savent mieux que moi ce que vaut le débat public qu’ils impulsent. Mais quoi ? Tes idées ne rapportent pas, coco ! Voilà le cadeau de la communication à la démocratie.
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C’est pourquoi, bien souvent, les sous-fifres sont plus intéressants que les vedettes. Ils ont moins à perdre, ils se lâchent davantage. Ainsi ce personnage dont je n’ai pas bien capté le nom, qui se demandait si le fond de l’affaire des Roms n’était pas l’incompatibilité du nomadisme avec nos valeurs. Ce à quoi faisait écho, quelques jours plus tard, un beauf berlusconien qui déclarait, à la Bush, que ce mode de vie était inadéquat. Parfait. Là, nous sommes dans le sérieux : ce n’est pas jojo, mais c’est sérieux. Vous pouvez ranger gentiment vos fantasmes vichyssois. C’est au nom de la démocratie communicationnelle, pas au nom de Pierre Laval, qu’on nous explique quel genre de vie est à adopter, à tolérer, à proscrire. L’étrange est que tant de spécialistes de la mémoire ne semblent s’apercevoir de rien. Ils comptent sur les commémorations et les cérémonies pour transformer les leçons du passé en élans et en projets. C’est léger, c’est très léger. Pour nourrir la pensée et l’action, pour informer le regard, l’intelligence, la sensibilité, ces leçons doivent transiter par la méditation, quitte à affronter l’épreuve de l’oubli, condition de la mémoire. C’est par l’oubli profond de ce qu’on ne peut pourtant pas oublier, par l’intensité de présence qu’il suscite, non pas par un rabâchage vertueux, que la mémoire se fait vivante et réactive, qu’elle se rend capable d’alerter l’esprit et le cœur. Celui qui ne sent pas le remugle d’égout qui émane du monde moderne, alors qu’il a vibré à tant d’autres souffrances, je me demande pourquoi il s’est mis en retraite, pourquoi il a débranché son indignation, et quand, et sur l’ordre de qui. Pardon de vous déranger, M’sieurs Dames, mais il y a déjà longtemps que la merde nouvelle est arrivée, faudrait voir à vous en occuper un peu. Inadéquat, dit l’autre coglioneInadéquat à quoi ? À ses fesses? ?
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OK, le voyage n’est plus adéquat ! Ça décolle trop, ça décoiffe trop, ça désordonne. Sauf la vadrouille toutes assurances comprises, asperges bio comme chez soi, papier hygiénique avec plein de petites fleurs, tour de piste culturel et, coucou manager, c’était très enrichissant ! Autrefois, quand on déportait les gens, on leur voulait du mal : à eux. Quelques abrutis mis à part, la droite ne veut pas de mal aux Roms : elle s’en fout trop ! Il s’agit d’une opération psychologique, d’un bidouillage de Ve Bureau, fondamentalement idiot. Ceux qui dirigent ce cirque jouent la peur. Parce qu’eux-mêmes, bien sûr, ont peur, et pas seulement de valdinguer aux prochaines élections. Parce que l’univers de fric qu’ils côtoient et cajolent, c’est l’univers de la peur, la Mecque de la peur. L’univers où même ceux qui ne sont pas encore gâteux récitent par cœur ce que les banquiers leur ont marqué sur des petits bouts de papier. Les Roms, les gens du voyage, étrangers et français tous confondus, quelle patère pour y accrocher la trouille ! Ils sont épatants ces gens-là : dangereux quand ils sont pauvres, dangereux quand ils le sont moins, et qu’ils traînent leurs caravanes avec des caisses qui font envie au ministre de l’Intérieur, des caisses, je vous dis pas, Mme Bettencourt soi-même devrait prendre un crédit !
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Fraternellement unies dans l’élusion, la droite archaïque fait sa quinte d’exaltation programmée tandis que la gauche régurgite son humanisme de chaisière. L’essentiel, c’est que nous ne comprenions pas de quoi il s’agit vraiment, ni de qui. Des Roms ? Mais non. De nous, pardi !
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Chasser les gens ou les étouffer sous le polochon humaniste, deux façons de ne pas entendre ce qu’ils disent. Mais ils ne disent rien, les Roms, la plupart ne parlent même pas français ! C’est vrai, ils ne disent rien. Et il paraît qu’ils piquent un peu. Moins que les banquiers, si on va par là ! À quand la vérification générale des banquiers, la garde à vue multi-bancaire ? Avec présomption d’innocence, bien sûr ! Inutile : un banquier n’a jamais incité personne au voyage, sauf charter, asperges bio, papier cul fleuri et coucou manager. Ces gens-là, eux, sont louches. Louches, c’est ça : un œil ici, l’autre ailleurs, un jour ici, l’autre là. Ils sont nomades, voilà, ils sont d’essence nomade ; même sédentaires depuis cinq générations, ils sécrètent toujours leur putain d’image de nomades. Riches, pauvres, on n’y comprend rien, tous les signes se brouillent. Souvent mal rasés, parfois trop bien fringués. Avec eux, rien n’a l’air catholique, même aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Allez comprendre. On ne voudrait pas être comme eux, ça non ! Pourtant, au fond de la méfiance, il y a de l’étonnement et, au fond de l’étonnement, on pourrait bien trouver, en grattant un peu, un soupçon d’envie. Ils nous mettent sous le nez, côté face, ce que nous ne voulons pas être, côté pile, ce que nous rêvons de devenir.
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Excellents pédagogues, ces Roms ! Ils partent ? Ils reviendront. Ce ne sera la fête ni pour eux ni pour nous. Il y aura toujours du malheur dans l’air, de la misère, de la méfiance, de l’obscène satisfaction. Mais quand nous les regarderons vivre, ces fils de la terre, ils nous interdiront encore d’oublier le « bonheur d’aventurier qui enveloppe Ulysse et ses semblables comme d’une éternelle luminosité marine ». Où je vois, après Nietzsche, après Sollers qui cite cette image, un don hors de proportion avec les quelques terrains vagues où nous les autorisons à souffrir.
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Même si la question des Roms alimente l’amertume des Français en fournissant au pouvoir et à l’opposition l’occasion d’un duo de psittacisme tel qu’on en entend rarement dans les volières, il n’est pas vrai que les citoyens dénigrent la politique en général, ni la démocratie en particulier. Ils savent même parfois reconnaître la bonne volonté de celui-ci ou le talent de celle-là. Et se gardent bien de remettre la règle du jeu en question. Le scepticisme populaire n’est pas une réaction d’humeur ou de mécontentement. Il est fondé. Il est profond. Il va à l’essentiel. Il vient d’une zone de la conscience à laquelle les politiques ne veulent pas avoir accès : elle les conduirait, s’ils la visitaient, à une contradiction majeure qu’ils seraient incapables d’assumer.
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Gilles Deleuze avait touché juste, en mars 1987, dans sa conférence à la Femis sur le thème « Qu’est-ce que l’acte de création ? », quand il parlait, à propos de Dostoïevski et de Kurosawa, des contradictions de l’urgence. On connaît ce classique japonais. Les sept samouraïs difficilement engagés ont peu de temps devant eux pour fortifier le village et former les paysans : l’heure n’est pas à l’introspection, et le sera encore moins quand l’ennemi sera là. Tuer pour ne pas être tué, tâcher d’insuffler à ces villageois obtus le minimum de solidarité nécessaire. L’urgence, l’urgence partout, l’urgence qui opprime et, en même temps, libérerait presque. Tout semble dit, tout semble simple. La projection dans l’action est totale, le faire coïncide avec l’être. Et pourtant. Au sein de cette urgence, sous forme de question, une autre urgence, explique Deleuze, tire les ficelles : être un samouraï, est-ce que cela signifie encore quelque chose ? La société a évolué, bientôt personne n’aura plus besoin de ces sortes de chevaliers. Ils le savent. Qu’ils gagnent ou perdent la bataille, ils seront du côté des vaincus. L’urgence apparente n’est finalement qu’un leurre. L’urgence, c’est qu’ils s’interrogent sur eux-mêmes.
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Dans le film, pourtant, il y a bataille ! Les assaillants ont de vrais sabres, la menace n’est pas un argument de communicateur. Mais alors ? Quand elle est confuse, la menace, ou à demi inventée, quand elle n’est qu’un artifice de propagande, quand les ennemis ou les concurrents changent chaque jour de visage, quand il apparaît que les responsables, loin de répondre à des urgences qu’ils sont devenus incapables de pointer, fabriquent de l’urgence comme l’araignée tisse sa toile, pour se protéger et conquérir ? Alors, si la société ne se reprend pas, elle entre dans le délire. Les projets qu’elle accumule, bons ou mauvais, vont s’y noyer : personne ne sait plus distinguer l’urgence réelle de l’urgence inventée, ou n’ose plus. L’homme occidental hésite à l’admettre : il doute bien plus de son destin que les samouraïs de Kurosawa. Il le sait, pourtant : tout ce qui l’a fait, à sa manière, samouraï de la liberté, ou de la fraternité, ou de l’esprit, est ridiculisé et piétiné par des bateleurs de foire encore plus incultes que prétentieux. Et comme l’écart grandit démesurément entre ce qu’il sent, cet homme occidental, et les raisons de vivre qu’on lui injecte insidieusement, comme les urgences officielles disposent, pour l’écraser, de moyens inouïs et presque irrésistibles, il finit par renoncer, par presque renoncer, et sa conscience entrebâillée n’ouvre plus que sur l’angoisse.
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Urgent d’être le premier. Urgent d’obéir. Urgent de performer. Urgent d’obéir. Urgent d’être solidaire. Urgent d’obéir. Urgent d’affirmer ses valeurs. Urgent d’obéir. Urgent de se défendre contre les ennemis, la pollution, les étrangers, les voyous. Urgent d’obéir. Urgent d’être moderne. Urgent d’obéir. Urgent de jouir. Urgent d’obéir. Urgent de sauver la planète. Urgent d’obéir. Urgent de consommer. Urgent d’obéir. Urgent de prévoir l’avenir, de le désamorcer, de le bâillonner, de le découper en tranches de passé. Urgent d’obéir. Urgent de s’indigner. Urgent d’obéir. Urgent de contester. Urgent d’obéir. Urgent de dénoncer. Urgent d’obéir. Urgent de vivre, comme disent les morts. Urgent d’obéir. Et urgent, urgentissime, d’étouffer, d’étrangler, de trahir la seule question sérieuse, la seule qui sauve avant même qu’on ne lui donne réponse : « Qu’est-ce que je fous là-dedans ? »
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Il m’arrive de rendre des visites nocturnes, sur Internet, aux institutions que j’ai fréquentées. Je viens ainsi de revoir le Collège Sainte-Barbe, où j’ai enseigné pendant douze ans. C’était, après la Sorbonne, le plus ancien établissement français d’enseignement, il méritait mieux que sa mort programmée de 1999. Cette maison, sympathique et triste, était une sorte de microcosme de la France. Péguy y avait été élève ; en son honneur, le revêtement de la cour restait rose, comme il l’avait aimé. Jaurès aussi avait étudié là, et bien d’autres. Le dimanche, quand la plupart des internes étaient chez leurs correspondants, un petit garçon noir tout rond et emmitouflé se promenait dans les couloirs en souriant gentiment à ceux qu’il croisait. Sur la fiche que son professeur lui avait demandé de remplir, à la question « profession du père », il avait écrit : empereur. Professeurs, élèves, employés, presque tout le monde, à Sainte-Barbe, était gentil. On y rencontrait de jeunes intellectuels que le climat amical de l’établissement et l’état de leurs finances incitaient à y enseigner quelque temps ; ils le faisaient avec une nonchalance fervente. À la salle à manger des professeurs, près du réfectoire aux tables de marbre surplombé d’une charpente métallique de Gustave Eiffel, les garçons servaient en gilet et la bouteille de champagne ne coûtait pas cher : le producteur était un ancien élève. Un statut spécial concocté par Edouard Herriot avait assuré au collège une indépendance absolue. Parfois une célébrité venait inscrire son fils ou sa fille ; alors, au déjeuner, le directeur racontait. Quand ce fut le tour de Louis de Funès, il eut droit à un sketch inédit qui le mit de si bonne humeur que le champagne coula à flots. J’ai vécu dans ce collège entre 1973 et 1976, dans une chambre de surveillant, d’abord, puis dans un petit deux-pièces sous les toits. De ma fenêtre, je voyais le lycée Louis-le-Grand, où j’avais fait mes études : bof ! Je n’ai jamais su quel sentiment m’avait inspiré Sainte-Barbe. On y était en plein centre de Paris et du quartier Latin et, pourtant, à côté de tout, comme en terrain neutre. La bourgeoisie y cultivait gentiment et gratuitement ses souvenirs : les administrateurs ne percevaient rien. À l’abri de son histoire et de son imposante façade noirâtre, le collège puisait dans le passé comme dans le présent tout ce qui pouvait faire de lui un univers clos, une forteresse. Les employés, traditionnellement des Bretons, vivaient dans des chambres exiguës où, depuis toujours, défense leur était faite de recevoir des femmes. Une sorte de cogestion ou d’autogestion s’était installée. À sa manière, elle renforçait la clôture : le moindre centime consacré à une innovation venant en déduction de la prime annuelle par laquelle les bénéfices étaient partagés entre les salariés, toute initiative était condamnée d’avance. Le collège vivait sur lui-même, c’était là le principe admis par tous, la leçon qu’on voulait retirer d’une tradition plus de cinq fois centenaire que chacun arrangeait à son idée. Chaque projet nouveau s’engloutissait dans un entonnoir de médiocrité jacassante qui aboutissait à l’employé chargé de relever les absents, par ailleurs responsable de la CGT du collège. Tout en traînant de classe en classe son immense registre, ce brave homme, affublé contre son gré d’une sorte de magistrature de sagesse, devait arbitrer entre le juste et l’injuste, l’égal et l’inégal, le bon et le mauvais et, finalement, entre ce qui lui semblait barbiste et ce qu’il jugeait non-barbiste, catégories décisives à ses yeux. J’en ai déduit que des systèmes de ce genre ne peuvent fonctionner qu’au paradis et chez les voyous. Au paradis, parce que tout le monde y aime tout le monde ; chez les voyous, parce que tout le monde y tue tout le monde. « La dictature des mini-cervelles ! », grondait Jean Miquel, philosophe dans la lignée d’Alain, et dernier directeur notable de Barbe. Ou des mini-désirs. L’entre-soi. L’attente de la mort, c’est-à-dire de l’échéance du contrat dû à la bienveillance d’Édouard Herriot.
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Avant que je n’habite au collège, je bénéficiais de la considération de mes collègues. Quand je m’y suis installé, les choses changèrent. Mon genre de vie ne correspondait pas à ce que l’on savait de moi, l’adolescence assumée de ce quadragénaire embarrassait. D’autant que l’ouverture d’esprit de Jean Miquel, qui avait l’optimisme de trouver en moi un allié dans son combat désespéré contre les « mini-cervelles », m’avait permis d’installer dans l’établissement un institut de formation permanente et de recherche pédagogique auquel Francis Jeanson, Pierre Emmanuel, Henri Hartung et plusieurs autres avaient bien voulu associer leur nom. Brève tentative. L’alliance toute naturelle de la bourgeoisie régnante, du cégétiste porteur de registre et de l’humanisme de la cogestion en eurent bientôt raison. Erreur de jugement de ma part ? Sans doute, mais que j’eus du plaisir à prolonger un peu, tant elle était éclairante et formatrice. J’ai repensé à tout cela, l’autre nuit, en zappant sur les Roms et Sainte-Barbe. J’avais sous les yeux, dans ce collège, une société qui vivait sur soi, à qui les salariés confiaient la responsabilité d’une part importante de leur bonheur, une totalité fantasmée dont chacun feignait de se présenter comme une partie. Mais ni mon mode de vie ni mes centres d’intérêt n’étaient ceux des barbistes : même si je veillais soigneusement à ne heurter personne, cette situation leur était insupportable. Sans doute étais-je un peu un Rom, un Rom provisoire, un Rom de fantaisie, un Rom quand même.
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Il en voyait des choses, ce Rom à temps partiel dans le monde qui, mécaniquement, sans même y penser, sans même le vouloir, ne rêvait que de le chasser ! Il s’étonnait de l’amitié presque excessive qu’on venait lui témoigner en secret, de la complaisante idéalisation qu’on faisait de sa vie, de son rôle, de sa personne. Effusions d’autant plus chaleureuses que les admirateurs n’avaient que peu de temps et d’espace pour se manifester : personne n’en devait rien savoir. Comme ils le disaient nécessaire à la grosse bête sociale, le Rom ! Comme ils auraient voulu faire comme lui ! En tout cas, comme il leur était agréable de se le raconter en le lui disant ! Mais voilà – soupir désolé – ils ne le pouvaient pas, non, ils ne le pouvaient pas. Ils devaient retrouver la bête, vous comprenez – douloureux hochement de tête -, il le fallait, vraiment, il le fallait, hélas ! Et ils couraient, raffermis dans leur mensonge, soulagés de se mépriser plus fort que la veille, nourrir le monde qui refuse les Roms. Nourrir la bête. La bête toujours stupide qui peut devenir la sale bête. La sale bête qui se transforme parfois en bête immonde.
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Hypocrisie ? Non. Limite. Impossibilité d’aller au-delà. Comme ce héros de Londres qui risque cent fois sa vie, puis, un jour, contraint de sauter en parachute, ne le peut pas, tout simplement ne le peut pas. Mais l’expérience m’a permis d’entrer un peu dans le regard des Roms. Dans les yeux de ces samouraïs de l’indépendance, je vois plus d’interrogation que de méchanceté ou de mépris. Le statut exceptionnel qu’on lui invente, le Rom en rit. Mieux. Il remercie Dieu de ce rire qui l’aide à se visser à la terre, à se sentir royalement ordinaire, extraordinairement ordinaire. Rom auxiliaire à Sainte-Barbe, il me semblait parfois avoir chaussé ces fameuses lunettes qui déshabillent dont rêvaient les gamins d’autrefois. Des individus, je ne devinais pas grand-chose, mais cette société petitement anxieuse, anxieusement petite, il me semblait qu’elle était là, devant moi, toute nue, qu’elle ne songeait même plus à se cacher. Que les relations entre tous ces gens et la substance même de leur vie commune étaient à ma disposition, que je pouvais y lire à livre ouvert. Et j’oscillais entre la naïveté de leur prêter quelque chose comme une pureté secrète et la naïveté de leur inventer des desseins obscurs, compliqués, pervers.
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In petto, je riais comme un Rom quand quelqu’un venait me passer sa pommade. Avec parfois une si touchante inquiétude sur mon sort. Ou plutôt sur le sien. Servir la bête du matin au soir en se laissant la chance d’une fenêtre de rêve, quel confort ! Mais voilà, un jour ou l’autre, la sécurité comme idéal de vie, et l’avenir qu’on craint comme le lait sur le feu, et l’étrécissement permanent des perspectives promu à la dignité de morale, et les gémissements sur la crise, et cette misère du monde qu’on ne peut pas toute accueillir, et ce coût (ce coûte, tout a un coûte) qui s’épingle sur toute réalité, ordurière ou sublime, en un mot toutes les raisons gueulardes de la bête, tout cela se termine nécessairement par :  « Dehors ! » Ce jour-là, le plus malheureux n’est pas le Rom métaphorique ou réel, mais le serviteur de la bête. Jusque-là, comme on a deux jambes, il avait deux cœurs, deux esprits, deux paroles, et voici qu’il va perdre un de ces deux cœurs, un de ces deux esprits, une de ces deux paroles, voici qu’il va être condamné à boiter du dedans, à loucher de l’âme. Voici qu’il va rester tout seul avec les raisons de la bête, toutes ces bonnes raisons qui ne sont qu’une pasta asciutta lourdingue que seule faisait digérer la sauce de l’illusion. En sorte que l’homme de la bête, qui ne s’avoue jamais comme tel mais, bien sûr, comme l’homme des valeurs, se voit diminué et comme inférieur quand ce qui lui faisait tellement peur est enfin congédié. Mais de quoi se plaindrait-il, et à qui ? Personne, sinon lui-même, ne l’a diminué, personne n’a conspiré pour le faire inférieur. Il le sait, il ne criera pas au racisme ni à l’injustice. Il a eu tout faux, c’est tout, il s’est trompé de sentiment, il n’a pas compris le jeu. Personne ne le punit ni ne veut le punir, surtout pas le Rom, déjà parti au volant de sa caisse à éblouir les ministres, une caisse, notons-le, qui prend quand même assez mal les cahots. Mais il s’en fout, le Rom. Sa bagnole prend mal les cahots, mais le chaos, lui, il sait comment le prendre : en l’aimant. Gagner ? Perdre ? Des mots pour les imbéciles. Coller à la terre, à l’instant de la terre, s’y engloutir, si Dieu le veut : toute sa largeur d’esprit tient dans sa capacité d’acquiescement. Pour dire la même chose dans le langage de la bête, c’est toujours, Deo gratias, le Rom qui est gagnant. Très aimable à vous de lui offrir votre pitié : il vous la retournera sans frais de port.
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Nous ne le supportons pas, le Rom, parce qu’il persiste dans son être, dans sa course, dans son sens. Parce que la sédentarité de ce nomade, c’est le mouvement. « Change, change, demeure ! » écrit Jean Mambrino. Le point fixe du Rom, c’est le mouvement. Son mouvement, c’est la dilatation de son point fixe, sa respiration, sa palpitation. Immobile parce qu’en mouvement, en mouvement parce qu’immobile. Profondément enté en soi-même et, tout à la fois, perpétuellement jeté hors de soi. Cela doit se sentir, parfois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer : une façon d’être absolument soi, férocement soi, tout en étant entièrement abandonné. L’esprit d’enfance qui en est la conséquence, esprit d’amitié et de querelle. Le cousinage amoureux de la richesse et de la pauvreté. La règle et la transgression. Une transcendance absolue, mais qui aurait son annexe, son relais, son joint dans la conscience. Emmanuel Mounier a bien vu ce point : « Les rapports spirituels étant des rapports d’intimité dans la distinction, et non pas d’extériorité dans la juxtaposition, le rapport de transcendance n’est pas exclusif d’une présence de la réalité transcendante au cœur de la réalité transcendée : Dieu, dit saint Augustin, m’est plus intime que ma propre intimité. »
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Ce point fixe et ce mouvement, le monde moderne serait bien trop débile pour les supporter s’il n’était bien trop léger pour seulement les concevoir. Ces poussières qu’agite non pas un vent, non pas une risée, mais une machine soufflante semblable à celle qu’utilisent les employés de la voirie pour rassembler les feuilles mortes, ces poussières agitées qui ne vont ni ne demeurent mais tourbillonnent au gré de n’importe quoi, tantôt dociles tantôt râleuses, et qui ne cessent de s’inventer des identités pour oublier qu’elles n’en ont aucune et de se chercher des racines pour se consoler de ne pouvoir grandir, comment leur demander de regarder en face des gens que leurs malheurs comme leur gloire ont protégés de la capitulation universelle ?
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Et pourtant. Ce bistrot de la ZUP de Sens, dimanche dernier, jour de marché. Le patron est maghrébin, un CD de musique arabe survole le comptoir. Accoudé près de moi, un homme s’agite, pose son menton sur ses mains, jette des regards à droite et à gauche, semble se retirer en lui-même, en ressort, considère le plafond en soupirant, pose de nouveau son menton sur ses mains comme s’il avait une énergie à raffermir. Et l’on entend : « Votre musique, là, je n’y comprends rien, mais j’aime ça. » Et je dis que cet homme est un grand politique. Et je dis qu’il serait beaucoup plus facile de lui enseigner ce qu’il ignore, et que tant de gens savent si bien, que d’enseigner aux hommes politiques ce qu’il sait et qu’ils ne veulent pas savoir.
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Les exclure ou les intégrer ? Les chasser ou les tolérer ? Si la question est formulée ainsi, la réponse, semble-t-il, va de soi. Même si personne n’idéalise les Roms, même si personne n’imagine les placer au-dessus des lois. Et pourtant, intégrer ou tolérer ne sont pas des mots satisfaisants. J’exclus ? J’intègre ? Le jeu est toujours de moi à moi, les autres n’y figurent que comme des dossiers, des occasions d’exhiber ma vertu, mon importance, ma sagesse, ma « philosophie ». J’exclus ? Je chasse ? Je cède douloureusement à une sévérité nécessaire, j’assume mon pouvoir et ma responsabilité, je suis gardien de la loi écrite : ils sont des Roms, moi un Romain. J’intègre ? Je tolère ? L’humanité m’habite, j’agis selon la raison, ou les Lumières, ou une foi, ou je ne sais quoi d’autre qui m’inscrit dans une tradition généreuse. Chacun choisit en conscience, ou se laisse choisir. J’opte pour la seconde réponse. Sans plus de fierté, toutefois. Il ne s’agit pas d’abord de cela. Il ne s’agit que de se laisser toucher, de se laisser commencer. Ni d’exclure, ni d’inclure. Salut, Étranger qui me fais étranger !
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Tout ce qui, en moi, commence en moi est fragile, ambigu, incertain. Mais tout ce qui, en moi, ne commence pas en moi, est périmé, inutile, dérisoire. Péguy voulait fonder le parti des hommes de quarante ans, où il voyait l’âge de la maturité, où l’espoir basculait en espérance. Moi, je voudrais fonder le parti des gens qui commencent, le parti des choses qui viennent. Un peu comme, en grammaire, l’inchoatif. Ce soir, ils sortent ensemble. Il est prêt, elle est encore dans la salle de bains, il s’impatiente. « Tu viens ? » Elle répond : « Je viens. » Et ne vient pas. Mais elle va venir, des signes imperceptibles l’attestent, et ces signes, sur les deux rives de l’impatience, ils les cueillent ensemble. Et, déjà, sa présence point dans son absence.
Ξ
– Ce qui commence en toi ? Pour qui te prends-tu ? Tu n’as rien inventé !
– Je ne parle pas d’inventer. L’inchoatif est une très vieille chose. En Chine, c’était la base de la divination. On cherchait l’avenir à ses signes.
– Il y a du neuf en toi ? Rien que ça ?
– Tous les éléments sont recyclés, mais l’ensemble est neuf. Un peu, puisque nous parlons de la Chine, comme ces tampons rouges que les commerçants et les fonctionnaires adorent y distribuer à tour de bras sur tous les documents qu’ils trouvent. Tout ce qui passe par nous doit être revêtu de notre tampon rouge. « Et tout le reste est des idées. »
– Aragon ?
– Gagné.
– Une citation n’a pas de tampon rouge !
– Oh ! Que si !
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Cet homme, à Sens. L’agitation que je sentais en lui depuis quelques minutes, comme la préparation d’une éruption. Qu’a-t-il dit au juste ? Que ce chant qu’il ne comprenait pas le touchait. Un homme droit, un homme. Sa voix tremblait un peu, l’aveu était difficile. D’ailleurs, pourquoi parler ? Pour quoi ? Rien à interdire, rien à tolérer. Il luttait contre une parole qu’il devait trouver inutile et qui, pourtant, frappait à la porte de son cœur. « Parle-moi », disait la parole. « Tu ne sers à rien, répondait-il, tu n’es qu’une sottise, et je n’aime pas me mettre en avant. » « Parle-moi, reprenait la parole, ne résiste pas, cède, c’est moi qui te le demande, je suis une parole, comprends-tu ? »
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Retour aux Roms. Appliquer la loi/Changer la loi. Être rigoureux/Être tolérant. Que les responsables en discutent, c’est leur droit, peut-être leur devoir. Mais aucun d’eux ne s’est montré à la hauteur de mon voisin de comptoir. Tous ont exhibé ce qu’ils pensent être leur vertu : stoïcisme patriotique ou tolérance. Autant en emporte le vent. Mais aucun homme politique, aucune femme politique n’a su être simple. Aucun, aucune n’a osé avouer que, quoi qu’on pense d’eux, quoi qu’on décide de faire, ces Roms le touchaient, qu’ils lui disaient – et nous disaient – quelque chose, qu’ils lui plantaient – et nous plantaient – un grand point d’interrogation dans le cœur. Le seul qui ait parlé, c’est le coglione qui les trouve inadéquats : quand on chasse trop longtemps la parole, elle remonte par les enfers.
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Nietzsche, encore cité par Sollers : « J’aime les gens qui ne veulent point se conserver, ceux qui sombrent, je les aime de tout mon cœur, car ils vont de l’autre côté. » Cet homme près de moi, c’est sans effort que je voyais en lui mon frère. Je ne sais d’où il venait, où il allait, mais nous étions de la même race, celle qui n’exclut ni n’inclut, celle qu’il suffit, qui que l’on soit, quoi que l’on pense, quoi que l’on ait fait, de reconnaître en soi. Et je pense souvent que le monde moderne veut l’extinction de cette race-là, que ses esclaves en méditent le génocide. Et je ris de cette tentation naïve, et je m’afflige de ma sottise et de mon manque de foi. Camarade du bistrot de Sens, n’est-ce pas, nous autres, nous sommes déjà de l’autre côté. Inatteignables.

(10 septembre 2010)

Un peu de recul

LE MARCHÉ XX

Plus de télé. Le 29 mai, nous nous sommes invités chez Michel Thompson pour suivre les résultats. Bien avant 22 heures, des coups de fil venus d’un peu partout tuent le suspense. Reste le score. 54 ? Vraiment bien ! Nous attendons poliment quelques minutes. Pas passionnant. Un peu de bois jeté dans la cheminée et nous tournons le dos à tout ce beau monde. « Je commence une peinture, dit Michel. Une tache de couleur. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne veux rien. Je ne peux en parler ni après ni avant. Une force en moi, peut-être Dieu, me pousse à peindre. Il y a de longues périodes de sécheresse. » « Le don, dit-il encore, c’est l’amour qu’on porte à ce qu’on fait. » Villepin annonce les résultats officiels. Un silence, puis Michel : « Très jeune, j’ai compris que je ne voulais pas travailler. »
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J’ai choisi de voter non et de dire pourquoi. Si c’était à refaire, je le referais. Il y aura d’ailleurs d’autres occasions. Pour l’instant, un peu de recul. D’une part, parce que la situation est d’une confusion totale et que je me moque comme d’une guigne de ces appétits de pouvoir déchaînés ; d’autre part, et surtout, parce que les commentaires et les commentaires des commentaires m’étouffent, me paralysent, installent en moi un labyrinthe de non-sens qui me fait vaguement honte. Je ne veux pas non plus que ce Marché me donne des habitudes. Je ne suis pas un fournisseur. Les lecteurs ne sont ni des clients ni des compagnons de clan. Une solitude s’adresse à d’autres solitudes, comme elle peut, quand elle peut.
Ξ
En 1940, j’étais avec ma mère dans une maison de l’Orne où des amis nous avaient accueillis. Elle disait partout que nous étions en exode ; je trouvais cette situation fort distinguée. Il y avait là un vieux monsieur très gentil, avec une grosse voix et un gros nez. Il avait un jour emmené sa femme à une représentation de Badine, comme disent les comédiens. Depuis, il l’appelait Dame Pluche. Un matin, je me promenais avec lui. Mon petit vélo et moi tombâmes dans le fossé. Je lus une telle désolation dans les yeux de Monsieur Pluche, penché sur le désastre, que, malgré les ronces et les orties, je voulus faire le brave. « Rien de neuf ! », lui criai-je. Des années après, il en riait encore. « Sacré Rien de neuf, disait-il en s’essuyant les yeux, sacré Rien de neuf ! »
Ξ
Quand mon petit vélo tombera définitivement dans le fossé, peut-être penserai-je quelque chose comme ça : rien de neuf. Jean Mambrino le dit :
Ne demeure
que ce qui change.
C’est dans Le mot de passe, un recueil de quatre cents distiques publié en 1983 aux éditions Granit. Puisque j’ai ouvert le livre, j’en laisse s’échapper quelques-uns.
Rien de ce que tu as rêvé.
Tout ce que tu as rêvé.
et encore :
Les souvenirs
sont du passé qui espère.
et encore :
Si tu nommes trop haut les choses
elles se retirent.
et encore :
Écoute le ciel te dire :
– je ne suis pas le ciel.
et encore :
Regarde ton rêve
avec les yeux du rêve.
et enfin :
Une barque se détache seule de la rive,
et s’en va.
Ξ
Les aventuriers savent que rien ne change, pas les rêveurs immobiles. Heureux qui comme Ulysse… Je voudrais supplier la dame américaine qui consacrera peut-être, dans une quarantaine d’années, une savante étude au non français du 29 juin de ne pas attacher trop d’importance à ce qu’elle aura trouvé dans les journaux, les tracts, les déclarations politiques. Je dis cela parce que, par une curieuse coïncidence, tandis que j’en étais à me demander si j’avais encore quelque chose à dire sur le référendum, une amie m’a fait découvrir le Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross. Que de surprises dans cette lecture ! Je suis stupéfait qu’il soit nécessaire d’expliquer en long et en large que Mai 68 n’a pas été une « grande réforme culturelle, un rendez-vous avec la modernité, la naissance d’un nouvel individualisme », mais une contestation radicale où se mêlaient les spéculations des étudiants, les revendications ouvrières, les souvenirs des guerres coloniales, les luttes tiers-mondistes. Le temps aura donc passé si vite ? Hélas !
Ξ
En lisant Kristin Ross, j’ai retrouvé le malaise qui m’habitait à l’époque : j’étais devant une double impuissance, une double imposture. Côté des autorités, une incompréhension radicale, d’autant plus pesante que la politique de De Gaulle, notamment en Algérie, avait habitué les Français à moins de simplisme. Exaltation de l’ordre, célébration de la force, mélange écœurant de brutalité sommaire et de solennité archaïque et empesée, le pouvoir ne disposait plus que d’armes misérables ; quelque chose se révélait définitivement out, ce quelque chose qui a décidément la peau dure et qui continue, depuis, à traîner son agonie. Côté contestation, une incroyable cuistrerie, une compétition d’idées creuses et jetables, une débandade de mots, une sincérité provocante aux antipodes de l’authenticité, une formidable ignorance masquée sous un dogmatisme péremptoire puisé dans les fiches de lecture et les notes de cours ; et, déjà, dans la plupart des jeunes gens qui menaient la danse, l’astuce grisâtre des vieux routiers de la manip. Pourtant, de cette poubelle soudain vidée de ses détritus anciens et récents, s’élevait le plus léger des chants, le plus aérien, le moins prévisible.
Ξ
Cela, qui ne figure dans aucune documentation, Kristin Ross ne l’a pas senti. À peine son livre ouvert, j’ai fait le pari : elle ne parle pas de Clavel. Gagné : aucune trace, ni dans la bibliographie ni dans l’index. Pourtant, de Papon et Marcellin à Sartre et Krivine, en passant par le bataillon complet des anciens Nouveaux philosophes qui se servirent de lui, tout le monde est là. Mais pas de Clavel. Pas d’Henri Hartung non plus, dont le pamphlet Les Princes du management attaqua, bille en tête, avec une superbe ferveur, l’établissement économique. Les deux exécrables certitudes, les deux servilités coiffées d’idéal, ce Yalta de 68, continuent, quarante ans après, à se partager les dépouilles de Mai.
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Le 25 mai, Christian Fouchet, ministre de l’Intérieur évoque « la pègre chaque jour plus nombreuse qui rampe, enragée, depuis les bas-fonds de Paris, qui se cache derrière les étudiants et se bat avec une folie meurtrière. » Il demande « que Paris vomisse la pègre qui la déshonore. » Que croyez-vous que répond L’Humanité Dimanche, le lendemain 26 mai ? Ceci : « Toute la nuit durant, dans différents districts de Paris, on trouve une racaille des plus douteuses, cette pègre organisée dont la présence contamine ceux qui l’acceptent et, plus encore, ceux qui la sollicitent. » Quelle belle préfiguration du bannissement des voyous par Bush et Sarkozy ? J’étais plutôt, à l’époque, un type rangé ; aucun romantisme de la marginalité n’agitait alors mes humeurs. N’empêche ! Comme je la sentais symbolique, cette exclusion des inclassables, des damnés de la morale et de la société ! Comme elle me rendait évidente une autre exclusion, moins spectaculaire mais combien plus profonde, celle du religieux, ou de l’inconscient, ou du fondamental, ou de l’anthropologique, ou de l’imaginaire, ou de la folie. Ce lâche abandon de soi-même aux faits sociaux, aux simulations sociales, abandon calculé, intéressé et, par là, névrotique, toute une société, côté brutes ordonnées et côté jacasseurs aux dents longues, se l’imposait comme un destin pour ne pas compromettre ses affaires, ses intérêts, son développement. Le moins comique n’était pas d’entendre les protestations de marginalisation de gens aussi peu intégrés dans la société, vous me l’accorderez, que Marguerite Duras ou Maurice Blanchot : sans faiblir, ils revendiquaient leur identification à la pègre : « Nous avons participé aux actions attribuées à la soi-disant pègre [on notera l’emploi étonnant, chez des écrivains aussi maîtres de leur langue, de soi-disant pour prétendue ; que la pègre dise d’elle-même : “Nous sommes la pègre”, ça, c’est une idée de Saint-Germain-des-Prés !], nous affirmons que nous sommes tous des casseurs, nous sommes tous la pègre. » Mais comment donc ! Ne nous gênons pas ! Les riches ont le droit de tout piquer aux pauvres, même leur révolte, si elle les intéresse.
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Des erreurs, il y en a. Jeter Michel Henry dans le même sac que Finkielkraut ou Glucksmann est un contresens. Mais nous ne sommes pas à une soutenance de thèse. Kristin Ross montre très bien comment les Nouveaux philosophes ont réussi, en quelques années, à mettre 68 dans le vent ; comment la déploration de grands malheurs survenus dans d’autres lieux ou à d’autres époques leur a permis non seulement d’éluder toute critique de ce monde occidental auquel les plus illustres d’entre eux sont unis par les liens sacrés de la fortune, mais encore, contre toute vraisemblance, contre toute pudeur, contre toute réalité, en ignorance parfaite d’un monde du travail qui leur était plus étranger que la Chine, de pousser l’imposture, ou la rêverie de potaches, jusqu’à se proclamer, avant l’Ahuri pétrolifère, champions aristocratiques d’une civilisation occidentale censée protéger le monde contre la barbarie. Ce débat n’est pas neuf. Je me serais bien gardé d’y mettre mon grain de sel si Kristin Ross n’avait cru devoir tenir pour spirituelle l’attitude de ces penseurs. Là, mon sang ne fait qu’un tour. Je veux bien tout. Qu’on décore ces anciennes jeunesses, qu’on leur accorde un Nobel collectif, qu’on les étudie dans les écoles, qu’on leur dresse des statues en nougat. Mais qu’on trouve de la spiritualité dans leurs écrits, ça, jamais. La spiritualité n’est pas un martèlement satisfait de valeurs abstraites. La spiritualité n’est pas une pleurnicherie sur la décadence de la civilisation. La spiritualité n’est pas la dénonciation des injustices des autres. La spiritualité ne prend pas la pose. Il y a spiritualité quand il y a ouverture intérieure à l’Être, quand cette ouverture produit le déchirement de l’âme, quand ce déchirement rejoint, par une sorte d’empathie mystérieuse, toutes les âmes, et d’abord les plus humbles. Les aristocrates peuvent, comme d’autres, être des spirituels : aucune aristocratie, ni du nom, ni de la fortune, ni de l’esprit, n’est, en tant que telle, spirituelle. Aucune spiritualité ne marchera jamais aux tambours médiatiques, aux cymbales de la pub, aux attaché(e)s de presse pressé(e)s de s’attacher davantage. La spiritualité oscille entre une joie qui n’a rien à voir avec la réussite et une souffrance qui n’a rien à voir avec l’échec. « Éclair et séisme dont le monde va se fendre : il est déjà fissuré. » écrit Clavel. Le cœur spirituel ne proclame pas, ne prêche pas : il voit. Il voit dans les autres et dans le monde parce qu’il voit en lui-même. Il voit en lui-même parce qu’il voit dans les autres et dans le monde. Non qu’il bénéficie d’extravagantes révélations, non qu’il dispose d’une particulière lucidité. Il voit ce que le dernier des ballots voit, rien d’autre : mais il le voit de l’intérieur, il le voit selon la profondeur de la misère, selon l’altitude de l’espérance ; il le lit dans la largeur du sens. Pourquoi ? Parce qu’il voudrait aimer, parce qu’il voudrait vraiment aimer l’Amour et qu’il se désole de voir que, ni par lui ni par les autres, l’Amour n’est aimé.
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Pour parler comme Michel Thompson, le seul don du spirituel, c’est l’amour qu’il porte à ce qu’il connaît. Voilà, au fond, pourquoi l’ami peintre avait dit tout ce qu’il fallait dire en cette soirée de référendum. Devant nous, le feu de bois ; derrière nous, comme pour nous faire froid dans le dos, la télé. La grâce du gratuit, la grâce de la largeur, une grâce de fervente indifférence, voilà ce qui était à l’horizon lointain, très lointain, si lointain, et pourtant si proche, de la victoire du non. Quel rapport avec la politique, demandez-vous ? Michel l’avait dit aussi : « J’ai compris très jeune que je ne voulais pas travailler. » En finir avec le salariat, en finir avec la captivité des âmes, en finir avec l’argent qui fait peur, en finir avec les images pour faire jolis les dollars et les euros. Qu’y puis-je ? Avant d’être douceur, le spirituel est dynamite.
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C’est pourquoi la spiritualité des Nouveaux philosophes m’est aussi suspecte que le vol des serpents ou la reptation des aigles. Le spirituel se reconnaît à deux signes infaillibles. Quelque part, ça aime. Quelque part, parce que ça aime, ça va chahuter. Je me demande dans quelle catégorie Kristin Ross aurait rangé Henri Hartung : parmi les illuminés, peut-être. Ce fils de général, petit-fils de banquier suisse, gendre de Wilfrid Baumgartner, ministre des finances de De Gaulle, n’était pas spécialement un naïf. Dans les années cinquante, son livre L’Éducation permanente, fut l’un des premiers à prôner la formation des adultes. Bien introduit dans le monde économique, il dirigeait en 1968 un institut de formation qui faisait référence. De son bureau du cinquième étage, Hartung régnait sur le grand immeuble qu’il avait acheté dans le sixième arrondissement. Nous nous rencontrâmes à l’occasion des événements. J’avais animé deux ou trois sessions, sans grande conviction, pour son institut. Je me sentais trop proche des contestataires pour continuer à exercer une activité qui me semblait, au moins telle que je la pratiquais alors, ne favoriser que le système. L’époque était assez théâtrale : je voulus faire part de mes analyses et de ma colère à ce M. Hartung lui-même, à qui je n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté. Je l’appelai. À ma surprise, il me demanda de venir immédiatement. Je le trouvai, digne et un peu raide, dans son building désert. Il m’écouta avec cet air impassible qu’il devait, au moins pour une part, à la philosophie indienne qu’il connaissait parfaitement et qui était sa source secrète. Je me rappelle avoir été assez véhément. Hartung ne manifesta rien. Quand j’eus terminé, il m’annonça seulement, après un silence : « Monsieur, je fais comme vous, je m’en vais. Voulez-vous que nous allions ensemble au quartier Latin ? ». Nous nous levâmes. Quand il passa devant sa secrétaire, il lui lança, comme une évidence : « Si quelqu’un me demande, veuillez dire, s’il vous plaît, que je suis sur les barricades. » La pauvre femme s’étouffa à demi ; je la crus en danger quand, revenant sur ses pas, Hartung ajouta, à son intention, cette utile précision : « Du bon côté, naturellement. » Cinéma ? Dans les jours qui suivirent, Henri Hartung céda son institut, pour un prix symbolique, à l’un de ses collaborateurs, quitta son appartement de la rue de Valois, vendit sa grosse voiture et se retira dans sa maison de Fleurier, en Suisse, où il passa le reste de sa vie à méditer, à écrire ses livres, à recevoir ses amis.
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Tel fut, pour moi, le climat de ce mois de Mai. Le récit en aurait sans doute amusé Kristin Ross. Mais elle avait de plus urgentes questions à se poser. Problème de communication, comme disent les concierges : quand elle se demande gravement si les maoïstes étaient plus proches que les trotskistes de la sensibilité populaire, le moisi de ces vieilles malles me donne la nausée. Des mots. Des fonctionnaires des mots. Des deux côtés des barricades, on tricote à la fois son avenir et sa captivité. Quand cette estimable universitaire tente de me persuader que les grèves de 1995 furent le plus bel écho que suscita ce mois de Mai, non seulement je ne peux m’empêcher de penser que ça ne fait pas bézef, mais surtout j’ai besoin de hurler, parce que je suis vieux et que les vieux n’ont rien à cacher, que je m’en contrefous. 68 n’était pas dans 68. Quarante ans après, Kristin Ross confond encore le fruit et sa coque, l’oiseau et l’œuf brisé. Il était sur toutes les lèvres, l’oiseau, pourtant ! Tout le monde pouvait le voir s’envoler, l’entendre chanter. À une seule condition. À une unique condition. On ne le capturerait pas. On ne lui demanderait pas ses papiers. On n’empêcherait pas sa musique. Mais ça, aucun des deux côtés de la barricade ne l’acceptait. Mais ça, ils ne l’acceptent toujours pas. Ils ont trop à y perdre, voyez-vous. Si on n’empêche pas la musique, comment canaliser la vie, en faire des fiches, les montrer au maître, avoir sa bonne note en management ou en trotskisme ! C’est ainsi que l’immense symphonie, l’ininterprétable symphonie de Mai 68 s’est perdue, qu’il n’en reste que les borborygmes des uns et les ânonnements des autres.
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Apparemment. Tout cela était écrit, sans doute. Mai 68, fruit d’un enterrement, s’est à son tour enterré. Les temps ne sont pas venus. Clavel le savait : 68 a sa place dans l’histoire de l’âme, celle qui ne s’écrit pas, qui se transmet en chuchotant, en tremblant. « Présence est à venir par décret de l’inaugural. » C’est le début d’avant tout début qui propulse vers l’illimitable présent à venir le signe frêle de cette beauté, de cette splendeur qui éclairait chaque visage. Peu importe 68. Peu importe ce 29 mai. Le monde a changé, nos cœurs ont pivoté : il n’y a plus que des traces d’avenir – et Rien.
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Cette révélation, comment aurait-elle pu ne pas révéler aussi la tragédie du sexe ? Tout ça, mes amis, aura été bien difficile. Se débarrasser de tant de conneries. Foncer dans tant de conneries. Se retrouver à chaque instant dans la contradiction absolue, être à soi-même, pour soi-même, ce vêtement déchiré qu’on tente stupidement de raccommoder. Je n’ai pas cité cet autre distique de Jean Mambrino :
Si le corps déserte
passer outre.
Chez moi, ça n’a jamais cessé de déserter. J’ai vu des regards sévères : ils mentaient. J’ai vu des regards rassurants, ou complaisants : ils mentaient. J’ai vu des regards savants et explicatifs : ils mentaient. Et soi-même, à soi-même, mentir ! Passer outre, oui. Passer outre malgré tout, malgré soi. Présence est à venir. Présence n’est pas une conséquence. Présence n’est pas un arrangement. Présence n’est ni punition ni récompense. Présence est un don, présence est gratuite. En fouillant dans les boîtes d’un bouquiniste, je trouve un titre d’un dominicain, Bernard Bro : On demande des pécheurs ! Envie de dire : « Présent!  Présent de tout mon cœur ! Je viens ! Je viens comme je suis ! » On a la vie qu’on peut, le trouble, ou la sérénité, ou la plénitude, qu’on peut. Côté trouble, j’ai été gâté et, à coup sûr, j’ai gâté. Mais pas de calculs, pas de comparaisons ! Notre seule égalité réelle est dans ce Je viens ! qu’on voudrait tellement pouvoir dire sans esbroufe, sans littérature.
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L’admirable Casbah d’Alger. Nous suivons dans les ruelles la brodeuse en long vêtement rouge qui nous guide. Sa petite fille est avec elle, signe de protection et de gravité. Parfaite dignité des jeunes gens assis devant les maisons. Aucun signe d’étonnement. Pourtant, les Européens sont rares ici. L’échoppe minuscule où la jeune femme travaille. Le geste rapide avec lequel elle jette un très beau châle sur les épaules de ma compagne. Dans une maison amie, on prépare la noce de demain : elle va nous y conduire. Ici, les façades sont aveugles, c’est du dedans que vient la lumière, c’est dedans qu’est la beauté. Nous nous tenons près du puits, au centre de la maison. L’hôte tire de l’eau pour nous. Soudain, groupées en riant à l’étage supérieur, les femmes font retentir leurs youyous d’amitié. Cent cinquante chaises ont été louées pour les invités de demain. Le maître de maison soulève les couvercles des énormes marmites où cuit la viande. « Dans la Casbah, dit notre guide, personne ne se met en retrait. » Un long regard, pour finir, sur la mosaïque de terrasses qui descend vers la mer, vers la mosquée. Là, un peu plus bas, était la maison d’Ali la Pointe. À côté, celle de Yacef Saadi. « Quand la guerre a commencé, nous explique-t-on, ils avaient une réputation de mauvais garçons. Et ces mauvais garçons sont devenus nos héros. » Belle leçon pour Christian Fouchet et l’Humanité Dimanche. La vie, ici, n’est pas en toc. Une société n’est pas en paix quand elle refuse à la fois ses bases et ses sommets, la fureur de ses profondeurs et le trille de sa jubilation. Nous redescendons. Ces adolescents que nous croisons, ni arrogants ni familiers, leurs noms grossiront peut-être, un jour, sur la table d’un fonctionnaire, quelque dossier Intégration… Puissions-nous surtout ne pas les désintégrer !
Ξ
Bonnes vacances ? Non. Baliverne. Bonne vacance !

(6 juillet 2005)