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Penser âme et corps

Penser ce qu’on ne sent pas, c’est mentir à soi-même. Tout ce qu’on pense, il faut le penser avec son être tout entier, âme et corps.
Joseph Joubert

 

 

 

Penser n’est pas piétiner en chœur dans les données, à la manière des vignerons qui foulaient le raisin. Je connais des clubs de gens fort distingués et croulant sous le poids de leurs diplômes qui, la retraite venue ou s’approchant, nostalgiques de leur immense passé de managers, ne cessent de rivaliser d’intelligence et d’échanger leurs informations sur le monde, soucieux de maintenir entre eux une sorte de fermentation qui semble n’avoir d’autre raison d’être que de prêter encore un peu de vie aux illusions de leur jeunesse. Ni raisin ni vin dans ce vignoble. Quand l’un d’eux s’en va faire profiter les anges de son expertise, les autres le saluent pieusement, et continuent. Je ne sais rien de plus triste. Comprendront-ils un jour, oseront-ils comprendre ? Personne ne méconnaît leurs qualités, leurs capacités, mais pourquoi en faire éternellement état ? Douteraient-ils d’elles ? Voudraient-ils faire sentir à quel point elles leur pèsent ? Et s’ils changeaient de manière ? S’ils se mettaient soudain à parler par l’envers d’eux-mêmes…  Eux comme nous tous, bien sûr. Mais eux, particulièrement. Pas à cause de leurs médailles, de leur quotient ceci ou cela. À cause de leur énorme refoulé. Pas à cause de leurs fichiers. Pas à cause de leurs dossiers. À cause de leur corbeille.

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Il faut souvent du recul pour comprendre la poésie. Le temps doit avoir dénudé une époque pour qu’apparaisse clairement le lien entre ce qui la travaille et les mots que les poètes ont arrachés au langage pour se sauver et la sauver. Ainsi, par exemple, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, le négateur, et Pierre Reverdy, l’esprit le plus religieux qui soit. À partir de leurs points de vue inconciliables, de leur commune lucidité et de leur courage, ils nous ont envoyé le même signe. Quand Lautréamont trouve le beau dans la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », quand Reverdy nous demande d’établir, entre les mots et entre les choses, ces « rapports inouïs » qui créeront « le choc poésie », l’un et l’autre, chacun à sa manière, parlent à cette société future, la nôtre, dont ils pressentent l’étroitesse agressivement satisfaite. Elle ne les entend pas, bien sûr, ils sont trop vrais pour cette faiseuse avare. Pour protéger le même ordre bourgeois anxieusement possessif, étroit, jaloux, avare, les bigots de la religion ont fait de Lautréamont un infréquentable blasphémateur pendant que les bigots du rationnel rigolaient grassement de la pauvreté inspirée de Reverdy. Si nous lisions ces deux poètes, si nous les lisions ensemble, nous n’y trouverions le remède d’aucun de nos maux mais nous comprendrions à quel point il est vain de demander à ce qui enferme de libérer, à ce qui condamne de sauver, à ce qui rapetisse de grandir. Ne confondant plus ce qui relève de l’esprit et ce qui n’en relève pas, nous pourrions commencer à voir plus clair.

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Le monde bourgeois sait parfaitement ce qu’il fait quand il mêle à dessein l’or pur et le fumier pour s’inventer une solidarité frelatée avec le peuple qu’il jettera aux orties dès que la moindre menace s’approchera des privilèges sacrés qui sont à la fois sa drogue, sa malédiction et sa première raison de vivre. Partout, absolument partout, grâce à cette arnaque fondamentale, ses affaires tournent rond. La conjonction de sa réussite et de sa perversité constitutive lui vaut toujours plus d’abonnés. Tolérance bienveillante, très légèrement grondeuse et infiniment compréhensive, pour la déconstruction des valeurs sur lesquelles il s’est fabriqué mais engagement massif dans le réseau providentiel des servitudes nouvelles. Les mêmes qui sabotent la culture dont ils ont été allaités en mettant au même niveau Shakespeare, Dante et le communicancant du coin auraient honte de ne pas s’exposer matin, midi et soir, aux radiations salvatrices de la propagande et trouvent entièrement naturel qu’on leur chante les mérites de l’intelligence artificielle, ce concept, comme disent ceux qui le vendent, qui, si l’école avait encore quelque lointain rapport avec la connaissance désintéressée, vaudrait à ceux qui l’ont mis en circulation un bonnet d’âne dont au moins cinquante-trois générations garderaient le souvenir hilarant et navré.

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La phalange macédonienne, ou tortue macédonienne, vieille tactique militaire et ancêtre de la modernité conquérante : se protéger pour mieux attaquer. Hérissée de lances, la troupe avance lentement et serrée. Les boucliers des soldats périphériques couvrent ses flancs, ceux des autres combattants, dressés au-dessus de leurs têtes, stoppent les flèches et les traits. On ne vient pas à bout de cette machine de guerre en braillant des slogans ou en gigotant sur des estrades. Seule solution, sans succès garanti : chercher la faille.

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Une intuition, parfois, et le monde, pour un temps, s’éclaircit, comme si elle décapsulait un secteur de l’esprit. Je vais en proposer deux pour le prix d’une. J’ai trouvé la première chez Jacques Berque, la seconde dans un vieux souvenir d’étudiant. Elles n’ont apparemment aucun rapport avec ce qui nous préoccupe, ne mettront pas fin à la guerre d’Ukraine, ne feront pas peur au virus, ne rendront pas au climat sa sérénité. Pourtant, loin de les disqualifier, leur apparente inactualité leur confère une force qui serait irrésistible si nous la prenions en considération. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Pour une seule mauvaise bonne raison : parce que ce serait envoyer au diable – pourtant son unique destinataire – tout ce que notre fin de civilisation proclame avec une solennité comique. La pauvre ! Elle n’a plus que ses haillons à se mettre, toutes les fringues que l’Histoire lui a léguées, elle les a salopées ! Pour muscler nos cœurs et nourrir nos esprits, il lui reste le slogan fièrement proclamé par le nouveau Nouveau monde : Rapidité, Efficacité, Résultats. Facile à retenir : le RER. Pour nulle part.

Première intuition, celle de Berque. Il s’intéressait aux mots. Il était, dirait-on, un homme de langage, formule dans laquelle peu de gens verraient encore un pléonasme vicieux : n’est-on pas un homme de langage comme on est un homme de droite ou un homme de gauche, un homme d’action ou un homme de science ? Dans l’une de nos conversations, il s’étonne ou feint de s’étonner : pourquoi le français ignore-t-il le mot élusion ? Pourquoi le français élude-t-il élusion ? Il était bien informé. Élider et élision marchent ensemble mais éluder se promène tout seul. L’ordinateur accepte le verbe mais souligne de rouge élusion. Littré ne reconnaît pas non plus ce mot. Le Dictionnaire de l’Académie française, Larousse et Le Robert pas davantage qui, tous les trois, proposent pourtant l’adjectif élusif. Les écrivains ne parlent guère d’élusion. À l’exception, paraît-il, de Georges Bataille : je n’ai pas vérifié. Et, indirectement, d’Albert Camus qui, Berque l’avait noté, emploie parfois élision dans le sens d’élusion.

Enfin. Si élider donne élision, pourquoi éluder ne donnerait-il pas élusion ? D’autant que les deux mots suggèrent la même idée : supprimer. Toutefois, les processus suggérés n’ont rien de commun, pas plus que les étymologies. Élider, c’est pousser dehors, chasser, expulser. Élider une voyelle, c’est la faire disparaître pour la remplacer par l’apostrophe. Éluder est autre chose. C’est jouer avec, esquiver, dérober (et se dérober) adroitement, brouiller les cartes, chercher l’échappatoire, faire glisser. Pourquoi donc peinons-nous à reconnaître élusion alors que nous acceptons élision ? « L’élusion, m’a répondu Berque quand j’ai cherché à en savoir plus, dissimule les vrais problèmes, les vraies nécessités, pour servir d’autres intérêts. »

Le souvenir de jeunesse me ramène, lui, au temps lointain où je lisais un peu de théologie. J’en ai rafraîchi le souvenir dans le frigo de Wikipédia. Encore une histoire de mots. Hérésie n’a pas toujours eu le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Le grec ancien haíresis, qui signifie choix, n’avait aucune connotation négative ni péjorative : ainsi un Grec faisait-il le choix, l’haíresis, de l’école philosophique qui l’attirait le plus. En 1690, dans son Dictionnaire, Furetière constate déjà cette évolution avec une élégante netteté : « Ce mot vient du verbe grec haireomai, [latin] eligo, je choisis. Suivant cette étymologie, ce mot est du nombre de ceux qui tiennent le milieu, et qui peuvent se prendre en bonne et en mauvaise part. Cependant l’usage a tellement prévalu, que par le mot d’hérésie on n’entend plus autre chose qu’une attache opiniâtre à une proposition erronée et condamnée. Hérésie se dit, par extension, des propositions notoirement fausses qu’on avance dans d’autres sciences. C’est une hérésie, en morale, de dire qu’il ne faut pas être reconnaissant. C’est une hérésie, en géométrie, de dire que deux triangles qui ont les angles semblables ne sont pas proportionnels. Ce mot vient du grec, et n’était pas odieux autrefois, et signifiait seulement opinion particulière. »

Dans les années cinquante, j’avais trouvé chez les théologiens qui parlaient de l’hérésie une idée qui, au-delà du domaine religieux, pouvait s’appliquer à beaucoup d’autres et, notamment, à la politique. Ils faisaient observer que, dans le catholicisme, toutes les hérésies n’étaient pas venues d’une contestation de la doctrine et ne consistaient pas toutes à avancer des propositions qui la contredisaient ou lui étaient étrangères. Certaines hérésies, expliquaient-ils, sont filles de la pratique. Elles apparaissent quand la sensibilité de certains fidèles et la situation dans laquelle ils se trouvent les incitent à mettre l’accent sur un point particulier de la doctrine au détriment d’autres points, et les conduisent finalement, sans qu’ils en soient toujours conscients, à en modifier la perspective générale. Le modernisme, ce mouvement de contestation auquel l’Église catholique a dû faire face à partir de la fin du XIX° siècle, leur semblait appartenir à cette catégorie. Ils y voyaient un exemple d’hérésie de glissement, d’hérésie de jeu d’accents, d’hérésie de déséquilibre.

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Les deux intuitions, bien sûr, se rencontrent. Elles désignent le même jeu vicieux avec la réalité : tricher avec elle en l’éludant ou tricher avec elle par un système de choix truqués qui la défigure. Pas un aspect de notre vie collective qui ne soit affecté et infecté par ce mensonge premier, par cette cause première créée de toutes pièces. Là réside le péché originel de la modernité, sa maladie mortelle. Depuis quelque temps, il faut être drogué pour ne pas le sentir, la supercherie commence à vieillir, elle se fane, elle se fendille, elle se craquèle. Mais les mécaniciens de cette saleté, qui en sont aussi les bénéficiaires, ne manquent pas de munitions. Quand se révèle, si peu que ce soit, l’imposture, la découverte est si troublante, l’émoi si profond, qu’ils ont beau jeu de dénoncer le désordre et la violence qui vont presque toujours, presque nécessairement, l’accompagner. Il y a quelque chose de fascinant dans leur mensonge. Il n’est pas seulement le contraire de la vérité, il est une utilisation de la vérité en vue de la confirmation du mensonge. Ainsi nous rebat-on les oreilles avec l’idée lacanienne que « la réalité, c’est quand on se cogne ». C’est vrai, oui, mais quand on se cogne à quoi ? À l’indicible expérience de soi dans le monde ou aux conséquences douloureuses du sous-humanisme technocratique ? À du dur, du vrai dur, à ce qui s’impose à nous qui que nous soyons, quoi que nous fassions et pensions, ou à du faux dur, à ces situations entièrement trafiquées auxquelles on voudrait que nous reconnaissions une nécessité et un sens qu’elles n’ont pas et n’auront jamais ?

L’élusion de la condition humaine, l’escamotage du fondamental, l’incroyable mutilation de l’existence, je l’ai vue dans le monde des entreprises. Elle m’a épouvanté. C’est le code des codes. Je l’ai vue chez ceux qui se moquaient du sort des salariés et chez ceux qui en avaient réellement le souci. Je l’ai vue dans le patronat et dans les syndicats. Si tous, au fond d’eux, en avaient conscience et à quel degré, je n’en sais rien mais je sais bien que, les rares fois où elle se disait ou s’avouait – presque toujours dans une conversation privée -, c’était comme une confidence dangereuse, comme une déclaration de paix qui pourrait avoir des conséquences terribles. Le code des codes, oui. La mutilation première qui donnait sens à tout, faux sens à tout. Qui, une fois mise entre parenthèses la nature même de la condition humaine, permettait à toutes sortes d’ingénieurs de l’intelligence et des affects de résoudre les faux problèmes qu’ils avaient posés. Et tant pis s’ils ne savaient pas à qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas de qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas qui, en eux, parlait.

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Le plus intéressant, aujourd’hui, c’est l’expérience ordinaire qu’on prend au sérieux. Par exemple le dialogue secret qu’on entretient avec une image, un propos tombé des médias, d’Internet, de n’importe où. Pour soi, pour soi seul, ruminer la chose. Non pas la décrypter, le décrypteur a toujours une clef à la main. La contempler. Ne rien penser. La laisser tomber en soi, attendre qu’elle dise son vrai nom. Accepter que ce soit ingrat, ennuyeux, décourageant. Il n’y a pas que la Joconde qui puisse être contemplée. Elle mérite de l’être, certes, mais si on ne s’intéresse qu’à elle, c’est mauvais pour le monde, et pour elle. Contempler une pub jusqu’à ce qu’elle écaille en soi un peu de pensée, qu’elle crache sa vérité, quelques bribes au moins. Expérience dangereuse ? Oui. Pour le confort. Pour l’image. Pour ce qui ne vaut rien.

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La pandémie qu’on fait semblant de croire terminée a été un grand moment d’élusion et de trucage. Le plus souvent, élusion de rattrapage, élusion de confort. Ce maire qui, en se réveillant, découvre qu’au plus fort du Covid, quinze cents jeunes se sont installés dans une usine désaffectée de sa commune pour y faire héroïquement la fête. Il est gentil, cet homme. Quand il va voir les envahisseurs, il trouve que « ce sont des jeunes vraiment bien élevés ». Il a été heureux – et probablement surpris – de constater « qu’ils se montraient très respectueux envers le maire de la commune. » Il a discuté « avec au moins cent cinquante d’entre eux » et n’a pas souvenir de « personnes complètement alcoolisées ». Mieux, il a eu la merveilleuse surprise d’apercevoir un peu partout des sacs-poubelles. Au fond, cette soirée lui a été un chemin de Damas : ces jeunes tout contents de se retrouver ne sont pas du tout ce qu’on dit qu’ils sont. Il a honte de son scepticisme passé : « On a des idées toutes faites sur la jeunesse ». Les choses, en réalité, sont infiniment simples : « C’est là une jeunesse qui voulait faire un 1er janvier entre eux, c’est tout. »

Eh non, ce n’est pas tout, l’essentiel n’y est pas, on l’aura constaté dans les hôpitaux. Mais cet homme sympathique et probablement bien plus désolé qu’il ne le montre n’est nullement responsable de cette invasion. Qui lui en voudrait de ne pas accabler ces jeunes ? On sera moins indulgent pour la maire de Paris. Le lundi 22 juin 2020, six jours avant le second tour des élections municipales, revenant sur la Fête de la Musique dont, en dépit du virus, elle avait voulu, la veille, enfiévrer la capitale, elle déclarait : « Je pensais que, bien sûr, il y aurait du monde parce que les Parisiens, les jeunes Parisiens ont été comme tous confinés pendant deux mois, et on sent bien qu’il y a cette envie de sortir, de faire la fête. Bien sûr, c’eût été mieux avec des masques, c’eût été mieux avec peut-être moins de monde mais c’est difficile de contester cette soif de vivre, de se projeter et d’être à l’extérieur. » Que dire ? Si c’eût été mieux avec des masques, il eût fallu les trouver ou interdire de sortir sans. Si c’eût été mieux avec moins de monde, il eût fallu en tenir compte. Quarante-neuf pour cent pour l’idéal, cinquante-et-un pour le réalisme résigné et efficacement électoral, ça gagne à tous les coups, sa ration correcte de valeurs est distribuée au troupeau avec la certitude qu’il ne vous en voudra pas d’avoir fait semblant. « À partir de la semaine de la Fête de la musique, le taux de reproduction [du virus] augmente. Ça n’a pas été complètement inopérant sur cette tendance. », constate pourtant l’adjointe à la santé. Je ne sais pas estimer ce genre de dégâts mais je crois deviner les conséquences plus lointaines d’un tel langage. Pour qui n’a pas le nez coincé sur le tout de suite, elles sont immenses. Aucune confiance ne peut y résister. Sous les braillements d’une joie forcée, s’alourdit une angoisse pâteuse que chacun enferme férocement en soi, qu’on nie tous ensemble à qui gueulera le plus fort, et qui, un jour, ne trouvant d’autre issue, explosera en violence. « Si le Covid est synonyme de drame, la musique, la danse, la joie tous ensemble est synonyme de vie », roucoulait à la fête un gentil chanteur qui, en ce jour de gloire de l’élusion, tenait à nous faire profiter de sa généreuse sottise.

Le pire n’est pas là. Le pire, le vraiment moche qui était aussi le vraiment idiot, c’étaient ces pleurnicheries de notables venus soutenir à la radio, entre deux zooms d’affaires, les malheureux jeunes gens à qui la monstrueuse inhumanité des pouvoirs publics interdisait d’aller siffler leur inspirante petite bière aux bucoliques abords du canal Saint-Martin. Quel cœur ils y mettaient, Seigneur, quelle indignation, quelle compassion rageuse ! Si vous les aviez entendus, la Cène, c’eût été, comme dit Hidalgo, la bière et non le vin ! Comme quelques autres, j’imagine, le virus m’a filé les foies, les chocottes, peut-être même un brin de trouille. Comme d’autres peut-être, j’ai eu peur pour moi (charité bien ordonnée…), pour elle, pour eux, pour tous. Jamais, je le jure, je n’ai pourtant atteint le point d’abattement auquel m’ont conduit ces pleutreries. Ces jeunes, enfin, vous imaginez ? Le surgissement de la mort. Non pas la mort localisée, étiquetée, cancer ou bagnole. Non pas la mort dûment enregistrée, mise en mémoire. La mort partout, la mort au milieu de la vie, une mort qui ne sait pas vivre ! La mort dans le monde entier, qui s’invite. Sans carton. La mort qui se fout des privilèges. Le monde entier, oui, et tous égaux devant elle, mazette, et pas un bistrot épargné, même pas les clubs chics, même pas la propriété de Bonne Maman, avec la piscine. On rêve ! La mort dans les librairies, la mort à la fac, la mort dans les bureaux. Objectif mort, partout. Tout ce que leur éducation a travaillé à dissimuler, à arranger, à édulcorer. Vous imaginez ce qu’ils ont senti, vous imaginez à quel point la stupidité de leur formation – de leur conformation – les a laissés, au fond d’eux, à un fond qu’on leur a appris à ignorer, démunis, tremblants, affolés. Minéralisés, ces pauvres enfants. Et ils ont dû nier ça de toutes leurs forces, les malheureux, avec les dégâts collatéraux d’une élusion cette fois tellement compréhensible.

Et pour les aider, quoi, qui ? Ils ont quoi dans leur sacoche, les notables ? La petite bière ! Rien d’autre à leur dire. Pas une parole du dedans, pas un souvenir lumineux, rien qui touche le cœur, déserts, déserts encombrés, vieux déserts ! Les vieux gamins parlent aux jeunes gamins. Oh ! qu’un instant j’ai eu de vilaines pensées, qu’il m’aurait semblé juste et équitable de la leur faire avaler, à ces étriqués compatissants d’opérette, par litres et par hectolitres, leur bière ! La colère, c’est comme la musique, c’est comme la messe, ça ne se quitte pas au milieu, il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’on revienne à soi. Et là, au bout, j’ai vu leur nullité, j’ai vu leur désarroi, j’ai vu aussi leur hargne et qu’un instant éclipsé par le Covid, le virus Esprit bourgeois, – pseudo : Modernité – quand il se réinstallerait en force, ne ferait de cadeaux à personne et rattraperait vite le temps perdu !

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Un instant, c’est vrai, j’avais pensé que le Covid pourrait tout changer. Macache ! Le monde occidental a un cul de plomb. Tout autrement, tout pareillement que le poète, je me sens, moi aussi, en étrange pays dans mon pays lui-même. Mais, cette fois, rien à attendre de l’extérieur, rien. Si j’écrivais le récit de mes relations avec le monde où j’ai vécu, ça s’appellerait Histoire d’un désamour. Pourtant, le goût de vivre ne m’est pas passé, même à l’entrée de la dernière ligne droite. Alors, on recommence. D’abord, tâcher de sauver quelques bribes qui peuvent servir. Souvenirs, peut-être signes.

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Bribe. Au supermarché du village, il y a quelques années, une famille avait installé son caddie au milieu d’une allée. Quand ils y déposaient les boîtes de sardines ou les paquets de pâtes et de café qu’ils étaient allés chercher dans les rayons, le père, la mère et les deux filles s’amusaient à faire de ce geste une solennité, presque une liturgie. Chacun prenait à deux mains l’article qu’il avait trouvé, l’installait délicatement dans le caddy et disait d’une voix claire et sérieuse, comme dans l’émission de télévision que personne ne manquait à l’époque : « C’est mon choix ! » C’était drôle, gai, gentil. Un peu inquiétant aussi, comme s’ils conjuraient, en public, un mauvais sort. Je ne sais ce que disait exactement la scène mais elle disait qu’elle disait quelque chose. Il y avait quelque chose à comprendre, quelque chose à sentir, même si l’on ne savait pas quoi. Rien n’est plus précieux de nos jours que ce je ne sais quoi. Surtout ne pas le lâcher, c’est notre bouée. C’est lui qui sauvera l’époque de son dogmatisme du néant, infiniment plus pernicieux que l’autre : j’ai connu les deux, je peux témoigner. Le cueillir, le garder en soi. Le je ne sais quoi, c’est la trace laissée en douce par les amis de la vie en exil.

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Bribe. Une philologue qui sait ce qui pèse aujourd’hui sur notre langue française et son expression écrite veut rendre ou donner aux enfants, aux étudiants, et à bien d’autres, le goût et le plaisir de la fréquenter. Elle n’ignore rien de la crise en cours mais refuse, avec raison, de la dramatiser. Elle ne méconnaît pas les ressources de notre langue, elle sait sa capacité de rebond. Il lui paraît toutefois raisonnable, pour ne pas aggraver la situation, de nettoyer l’orthographe du français moderne de ses complications indéfendables et des décourageantes bizarreries dont il a hérité. Et de citer ce h que nous nous croyons obligés de loger, en hommage au thêta grec, derrière le t de bibliothèque. Pourquoi ne pas le supprimer ? Des langues sœurs l’ont fait et ne se sont pas écroulées. Le sacrifice de ce h, s’il ne procure pas un immense plaisir aux plus anciens d’entre nous, ne raccourcira pas leur existence. Il leur sera moins douloureux, de toute façon, que le martyre que leur inflige quotidiennement l’écran des chaînes d’infos, ce paradis des fautes d’orthographe honteuses.

J’avais oublié ce h quand, quelques jours après, un commentaire d’internaute m’y a reconduit. L’article que cet estimable citoyen honorait de son précieux grain de sel racontait avec quelque complaisance les malheurs d’un homme politique. La réaction était courte et probablement lourde de sens, mais j’avais du mal à en mesurer la portée. Elle tenait en un mot : « Tammieux ». L’allusion m’échappait, je n’en étais pas fier. Un fait divers ancien ? Ce Tammieux, un Landru parlementaire de jadis ? Un Petiot ministériel ? Et soudain l’évidence et, pour moi, la dégringolade : Tammieux, c’est tant mieux, tout simplement ! Tant mieux s’il a des emmerdes !

Mettre en présence, laisser tomber ensemble au fond de soi ce Tammieux et la voix de cette philologue. Chercher la relation, si elle existe. Ou avouer qu’on ne la trouve pas, que ces deux êtres de langage ne se rejoignent pas – pas sur un terrain, en tout cas, qui nous soit accessible. Qu’ils resteront deux étrangers, comme les mondes qu’ils représentent. Ne pas argumenter qu’il s’agit, d’un côté, de la boutade d’un illettré et, de l’autre, de l’analyse d’une savante. D’un propos pour rien et d’une démarche culturelle. En Occident comme en Orient, au-delà de toutes les différences et de tous les conflits, la rencontre est longtemps restée possible entre ceux qui savaient tout et ceux qui ne savaient rien, entre l’empereur et le paysan, entre le sage et l’ignorant : c’était même très exactement cet immense détail qu’on appelait civilisation et qu’on essaye aujourd’hui vainement et sottement de retrouver en agençant des événements arbitrairement spectaculaires. On parle de produits de synthèse. Il n’y a pas de relations de synthèse.

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Bribe. Au patronage, Jean-Pierre était le seul vrai bourgeois de nous tous. Un jour où notre imagination avait, une fois de plus, transformé la poussière de la cour en terrain de foot, il eut à tirer un penalty, un péno. J’y suis encore. C’est la fin du match. Un but partout, le péno va être décisif. Le goal, trop serré dans sa chemise, se met torse nu. Deux tas de pull-overs délimitent la cage imaginaire. Jean-Pierre s’essuie les yeux : la poussière, bien sûr, comme toujours ici. Il prend du recul, puis frappe. Et rate. Il regarde ses pieds, comme si c’était leur faute. Il reste un instant ainsi, puis se redresse et crie. Je sens qu’il a envie de crier Merde ! Mais il ne crie pas Merde ! Il crie Miel ! l’imbécile traduction bourgeoise d’alors. Et des sentiments inconnus montent, comme des baleines furieuses, à la surface de mon âme. Je n’ai pas changé d’idée là-dessus. On ne fait jamais bien, et toujours mal, quand on interdit des mots. On ne jette pas des mots au tribunal, aucun ne serait acquitté, aucun, même pas liberté, même pas amour, même pas je t’aime. Même pas déconstruction ! Les mots sont comme nous. Salis, mais l’espérance les sauve. Ils vieillissent, mais elle les rajeunit. On ne sépare pas les pourris des vendables, comme les fruits sur les rayons. C’est ainsi : aucun n’est jamais vraiment pourri, aucun n’est jamais vraiment vendable.

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Bribe. Je suis client de la même agence bancaire depuis 1963. En visite dans les lieux un jour de 2013, année où je fêtais à la fois mes quatre-vingts ans et mes cinquante ans de fidélité à ce noble établissement, je me suis amusé à signaler ce double anniversaire à l’employé qui allait me remettre un carnet de chèques tout neuf. Ce fut un événement majeur, un des grands instants de mon existence, un moment fort comme on dit à la télé, un de ceux où l’époque est toute nue devant vous, où vous ne pouvez pas douter de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut, de ce qu’elle vaut. L’homme m’a regardé puis, saisi d’une intuition majeure, a filé comme une flèche avant de revenir tout sourire en brandissant une brochure. « Permettez-moi de vous faire cadeau de ceci », m’a-t-il dit avec chaleur. Je ne savais pas ce qu’il y avait en lui, mais j’étais sûr de l’arnaque. J’ai fabriqué le sourire ravi qu’on attend des vieux. J’ai signé le papier qu’il me tendait. Une formalité, une formalité, balbutiait-il. J’étais presque heureux, il y avait de la nécessité dans l’air, tout cela était horrible et encore plus grotesque qu’horrible mais enfin, pour une fois, dans ce temple de la fausseté, quelque chose se dévoilait. Il ne m’a fallu que trois jours pour être débité de quelques euros – l’abonnement à la brochure – et cracher au responsable de l’agence la lettre qu’il méritait et à laquelle il répondit bêtement, machinalement, misérablement, comme des conformateurs le lui avaient enseigné pour la gloire de la banque.

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Bribe. Les terribles difficultés de certains quartiers ou de certaines zones justifient-elles qu’on qualifie les délinquants de sauvages ? Pourquoi serait-ce un crime, d’ailleurs, d’être sauvage ? Tout le monde a du sauvage en soi, heureusement, même les professeurs à Sciences Peu. Disqualifier en chacun de nous cette dimension fondamentale et tordre l’idée de laïcité pour arracher de la vie sociale toute perspective de transcendance relève de la même intention élusive. Plus de bases, plus de sommets, au turf de l’actu, tous ! Délinquants, ces jeunes qui brûlent les voitures le sont assurément et doivent être traités comme tels, c’est-à-dire, indissociablement, être punis et, autant qu’il est humainement possible, être aidés. Mais ceux qui les disent sauvages devraient y réfléchir à deux fois. Ce mot n’est pas seulement odieux. Il est surtout entièrement inapproprié. Aucun groupe social ne reflète mieux que les quartiers la superbe « civilisation » du management et de la communication. Aucun autre n’a cette particularité d’avoir été condamné à ne boire qu’à cette source. Le monde ouvrier l’a très longtemps ignorée. Le monde paysan vit toujours de ses valeurs propres, même s’il s’en porte mal. Les bourgeois aussi vivent des leurs, et s’en engraissent de mieux en mieux. Les jeunes des quartiers, eux, sont arrivés nus à la modernité. C’est elle qui les a vêtus, nourris, instruits, blessés, c’est elle qu’ils dégorgent dans le flux intarissable et amer de leur musique. Voilà l’œuvre d’un demi-siècle de sottise et de prétentieuse légèreté. Insupportable, n’est-ce pas ? On raconte que Picasso, quand un visiteur allemand lui demande, en désignant du doigt Guernica, si c’est lui qui a peint cette toile, répond : « Non. Ça, c’est vous. » Eh bien, les quartiers, indissociables réalistes de droite et de gauche, c’est vous, ça ! C’est votre œuvre et ce sont vos enfants.

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Bribe. Avant de se saisir du tensiomètre et du stéthoscope, mon médecin, le temps d’une petite plaisanterie, jette sur son patient un regard rapide mais circulaire et enveloppant qu’aucun appareil n’enregistrera. Il est infiniment précis dans ses observations mais je sens toujours plus dans sa parole que le constat auquel elles l’ont conduit. S’établit en lui, à chaque consultation, une correspondance entre ce premier regard – presque un coup d’œil de peintre – et le diagnostic que ses appareils l’aideront à établir. S’il tombe sur une anomalie sérieuse, cette distance qu’il préserve entre lui-même et les informations qu’il va me communiquer me sera plus précieuse que les mots les plus rassurants. S’il ne trouve rien que de bénin, elle m’évitera de sombrer dans un optimisme fabriqué. J’espère évidemment qu’il va m’annoncer de bonnes nouvelles mais je me dis parfois que si je ne sentais plus dans sa voix ce quelque chose qui dépasse, et de beaucoup, l’instant de cette consultation, les heureuses perspectives qu’il m’annoncerait ne me seraient guère moins accablantes que les pires révélations.

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Bribe. Les sirènes d’Ukraine ne chantent pas autrement que celles de Montrouge, il y a plus de quatre-vingts ans, quand d’autres avions s’en prenaient, une fois de plus, à l’usine des Compteurs. Même hurlement mais, surtout, soudain, même décrochage du son qui devient un hululement que l’angoisse fait interminable, comme s’il était lui-même cette machine furieuse qui n’en finit pas de se précipiter sur son objectif. Dans la cave où tout l’escalier 17 du HBM est descendu, je ne songe pas à avoir peur, même si, en m’offrant biscuits et bonbons, les adultes échangent devant moi leurs plus noires inquiétudes et me révèlent avec une totale impudeur le monde où je vis. Je garde de cet instant un souvenir très précis. Tout cela est terrible, infiniment plus terrible que je ne peux l’imaginer. Un gouffre s’ouvre devant moi mais je n’ai pas de temps à perdre avec lui : la présence des deux gracieuses petites filles du quatrième et le sentiment tout nouveau qu’elles m’inspirent, tout nouveau et si extraordinairement ordinaire qu’il me semble couvrir en un instant la planète, me rend invulnérable. Je ne rêve pas. Leur présence ne nie pas le mal, le mal en moi, le mal hors de moi, la guerre, la cave. Elle ne gomme pas la souffrance, celle des autres, celle qui sera forcément, qui est déjà, la mienne. Le fond de mon cœur me dit que tout ça existe, que tout ça est en moi, que je n’ai pas à m’en étonner. Aucun idéalisme là-dedans, aucune rêverie. Le mal est bien en moi et le mal ne gagnera pas.  Dans cette guerre-là, je ne suis pas le général, je ne suis même pas le sous-off. Je suis le troufion de base, le troufion périphérique. Dans la cave, en regardant ces petites filles, je ne peux pas penser aujourd’hui. Je pense aujourd’hui et à l’heure de notre mort. Ce bonjour est un adieu mais, dans cet adieu, il y a un nouveau bonjour. Cette nuit, les bombes ne se sont pas trompées d’adresse, demain sera un autre jour. Je me sens définitivement comme tout le monde c’est-à-dire que, comme tout le monde, je me sens comme personne. Le chant des sirènes garde toujours pour moi quelque chose de ce mystère. Il plane longtemps dans le ciel puis, à l’instant où il va fondre sur sa proie et m’anéantir, je ferme les yeux et c’est comme si, attendri, il me tendait une main secourable. J’étais bien loin de ce souvenir d’enfant quand, il y a dix-neuf ans, dans le premier texte écrit pour ce site, je recopiais cet aveu de Victor Hugo : « Il faut bien que je le dise. J’aime l’exil. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience. » C’est vrai. On ne peut pas oublier ces hôtes mystérieux, de quelque nom qu’on les nomme. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas. On ne peut pas.

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Bribes, parmi cent autres. Ni jugement ni confession. Journal de bord, journal de guerre. Tâcher de tenir le coup, passer l’épreuve. L’époque est terrible, sauf pour les brutes. La seule chose qu’on puisse souhaiter à ceux qu’on aime, et même à ceux qu’on déteste, c’est de conserver, dans un coin de leur tête et de leur cœur, quelques très forts souvenirs de vérité pour y puiser du courage. Ce bagage est largement suffisant pour vivre, le reste est sottise, prétention, mauvaise graisse. Une époque assez idiote pour s’imaginer qu’elle va « rendre leur dignité » à ceux dont elle déclare, l’imbécile, qu’ils l’ont perdue ou qu’elle va « sauver la planète » ne mérite rien, mieux vaut la laisser flatuler dans son coin. Si vous voulez monter dans mon canot, venez, venez, on se serrera et on partagera le pain qui me reste, mais n’espérez pas que j’irai crever avec vous dans votre cale.

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Mais parfois, il y a du lourd, l’Ukraine par exemple, et il est impossible d’esquiver la question posée. J’ai essayé de regarder la guerre à la lumière de l’intuition de Berque. Ce grand homme n’agitait pas les mots pour le plaisir. On rencontre rarement un esprit aussi construit, aussi attentif, aussi étagé. Il faisait sonner ses intuitions à toutes sortes de niveaux, de l’expérience la plus ordinaire à la perception la plus aiguë, la plus rare. Il avait une manière de relier qui distinguait. Et, quand il distinguait, c’était pour faire sentir un lien plus fort que celui qu’il venait de dénouer. Il se mouvait toujours dans la variation et toujours dans l’unité. Dans cet aller et retour, il puisait son humour, sa gaîté. Parfois, dans une transgression inattendue, le savant un peu solennel ouvrait un instant la porte au gamin indocile qui l’assiégeait discrètement. Le croirez-vous ? Il aimait faire des blagues.

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Élision/élusion, serait-ce l’histoire de cette guerre ? L’élision, c’est quand on tranche. Mais l’on ne peut trancher que si l’on a d’abord construit et ajouté, donc affirmé. L’élision renvoie à une affirmation qu’on protège en tranchant ce qui la menace, donc à l’affirmation d’un pouvoir, quelle qu’en soit la forme politique. D’un pouvoir et d’une identité. Le vieux monde, en somme, celui qui a commencé à prendre de la gîte à la fin du XXe siècle. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, c’est encore largement celui de la Russie. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, ce n’est plus celui des pays européens, moins encore celui des États-Unis. Là, les révolutions techniques successives ont tout recouvert, tout emporté, tout assujetti. Le pic de l’acceptabilité de l’emprise technique, comme on dit si savamment, a été franchi il y a à peu près un demi-siècle. Mai 68 a été l’éclair avant l’orage mais les décrypteurs n’y ont rien vu : il y a des formations qui aveuglent, ce sont donc, très logiquement, les plus cotées. Depuis cette date, l’Occident court derrière lui-même sans la moindre chance de se rattraper. Incapable de parler sérieusement, il a laissé la parole à une tribu toujours renouvelée de bateleurs pédantesques. Depuis cette date, il est progressivement passé de l’élision à l’élusion, c’est-à-dire à la dissimulation, au faire semblant, à la séparation radicale de la réalité et du discours sur la réalité : plus il se laisse mener par le bout du nez, plus il nous bassine de ses valeurs. Toujours riche et encore puissant, il ne tient pourtant plus grand-chose, ne domine plus ses illusions et reste en tête-à-tête avec ses fantasmes. Sûr de ne plus vouloir comprendre, il s’entoure de machines à tout brouiller qui le font tricher et mentir. Comme il a perdu de vue la réalité, qu’il ne peut plus parler d’elle et qu’il ne le veut plus, il en invente une autre à son goût ou, plutôt, au goût de ses maîtres. Ainsi le but de l’hôpital n’est plus de soigner mais de gagner de l’argent en soignant. Ainsi le but de l’éducation n’est plus d’instruire mais de grossir le potentiel économique en instruisant. Ainsi le développement technique, moyen parmi les moyens, devient fin parmi les fins. Ainsi la morale n’est plus le respect de valeurs transcendantes mais la transcendisation à tout va d’opinions contingentes ou de billevesées démagogiques. Un esprit simple dirait : l’Occident est paumé. Et, sous les applaudissements, s’adjugerait la médaille d’or.

Ce que nous empruntons aux États-Unis nous enfonce un peu plus profond dans notre narcissisme. Il faut reconnaître que nous ne choisissons pas le meilleur. Manie des pétoires, management, Woke, en voilà, semble-t-il pour les goûts les plus divers et, parfois, les plus opposés. Apparemment. Être le plus fort, être le plus malin pour trouver des sous, être le plus vertueux, tout cela marche très bien ensemble et répond au même désir du petit bonhomme occidental du XXe siècle, tout cela soigne la névrose qui le dévore, tout cela construit l’image de lui qu’il veut accréditer pour la vaincre, et qui l’aggrave. Il est au centre de tout, comprenez-vous, au centre de l’espace et au centre du temps. Il fait pan-pan mieux que tout le monde, il joue mieux que tout le monde avec l’argent, sa sagesse et sa science sont universelles et refont le passé à son image, il est vraiment le meilleur, en lui culmine l’humanité, en lui et dans le petit espace de temps miraculeux qu’il habite, il résout la question de l’homme et il sait qu’il la résout. Comprenez qu’il est enfermé comme jamais, le pauvret. Sentez sa frousse de gosse dans le cirque qu’il nous monte. Sous ce ton de fermeté, sentez le désarroi. Sentez la pusillanimité : ces guignolades demandent moins de courage et d’énergie que n’en exigerait la volonté de se repenser fondamentalement, mot majeur de Berque, en prenant le taureau par les cornes : mais, au fait, où est-il donc passé, le taureau ?

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Dans les premières années de mon activité de formateur, une énorme contradiction me posait problème. Au restaurant d’entreprise, quand quelque actualité horrible mais lointaine s’imposait à la conversation, j’étais frappé par la fureur prophétique qui se déchaînait. Une heure après, devant un hiérarchique ou à la seule évocation de méthodes d’entreprise infiniment humiliantes, elle cédait la place à un ton jésuitique, à une hypocrite compréhension, à une fausse générosité de victimes, à un détestable parti pris de conciliation. Les voix elles-mêmes changeaient, elles semblaient vouloir se ravaler, comme s’il fallait s’excuser d’être soi-même, d’oser penser, de s’essayer à sentir. Comment les mêmes individus pouvaient se montrer si différents, je l’expliquais par une raison qui ne me convainquait qu’à moitié. Je me disais qu’ils n’y étaient pas pour grand-chose, qu’on les avait rendus vantards et pleutres. Je ne me sortais pas du lot mais il me semblait vital et prioritaire que nous apprenions tous à en sortir. Le reste attendrait.

Quelque analyse qu’on fasse de la situation, Poutine vient de changer cette donne. Entre les envolées du restaurant d’entreprise et la prudence quand se pointait la hiérarchie, il y avait de la place pour le lyrisme. Le tragique restait loin. De son exil, il exerçait parfaitement la mission qui lui avait été assignée : il permettait de comparer l’horreur de là-bas et les petits ennuis d’ici. En leur faisant honte de pleurnicher, il donnait aux salariés le droit de manquer de courage. Cette époque est terminée. L’Ukraine, c’est la porte à côté. Rien ne dit que nous serons épargnés. Si nous le sommes cette fois, il y aura d’autres occasions. Sans compter la bombe : la diplomatie avait-elle oublié ce détail ? Le tragique, ce monstre lointain qui nous valait de si belles dissertations, s’est soudain dangereusement rapproché. Il est là et ne partira plus. Le souffle des commentateurs en est coupé. Plan fixe sur Poutine.

Terreur. La guerre est là, presque chez nous, plus trop de place pour l’éloquence. Que penser, que dire ? Que c’est terrible, que c’est monstrueux. Et quand on l’a pensé, quand on l’a dit ? Le redire avec plus de rhétorique ? Chercher dans les infos du jour d’autres manières de le répéter ? Et puis ? Cul-de-sac. Chez les gens qui parlent à la télévision, le phénomène est moins visible, le temps est compté, une séquence chasse l’autre. Dans la vie, c’est différent. Des esprits qui ont de la ressource et du langage semblent anesthésiés par l’événement, comme si les chars de Poutine bloquaient leur expression, la contraignaient à tourner en boucle, à se faire de plus en plus répétitive, de plus en plus rhétorique, à se vider de sa substance. Comme si elle ne pouvait plus embrayer sur rien. Comme s’ils étaient arrivés au bout. Comme si, enfin, ils pouvaient affirmer.

Si tout le monde se félicite prudemment qu’il n’ait pas été fait appel, jusqu’ici, aux démentes ressources nucléaires, cette abstention qu’on espère durable n’a pas été sans conséquences. Même si les armes ont aiguisé leur cruauté et si des drones nouveau-nés batifolent au-dessus du champ de bataille, les belligérants semblent nous rejouer des scènes déjà anciennes dont les plus âgés d’entre nous ont gardé le souvenir, voire la cicatrice, et que leurs descendants ont retrouvées dans les livres et sur les écrans. C’est bien ce que déplorent, d’ailleurs, les spécialistes des stratégies internationales : perdre son temps à de pareilles vieilleries quand le monde entier est un chantier d’innovations prodigieuses !

Ces réalistes sont légers, comme d’habitude. Ce réalisme-là, pourtant, va encore perdre du poids. Sans perdre de son sens : il n’en a jamais eu. Ils sont légers comme l’Europe politique est légère, comme est léger le climat bruxellois, comme est finalement légère cette pesante machine, comme est légère la pensée qui l’anime, comme sont légères les disputes qui l’occupent, comme est légère cette permanente répartition des charges et des bénéfices. Même sous des forêts de drapeaux, même arrosée d’une goutte de Beethoven, même si tout le monde, faute d’avoir le cœur sur la main, se met la main sur le cœur. De ce qui se passe vraiment dans les êtres, de leur infini découragement, de leur asservissement à d’absurdes abstractions, de leur néantisation par une propagande d’une exceptionnelle vulgarité, tout ce monde ne voit strictement rien. Les rapports qu’il entasse sont faits pour le lui cacher. Sa position lui est un vaccin contre toutes les angoisses du monde. Dans la solennité de l’hémicycle, il poursuit ses jeux d’enfants.

Nous, en silence, nous regardons la guerre et nous la reconnaissons. Un sentiment tapi au profond de nous-mêmes resurgit avec une force qui nous étonne, nous embarrasse, nous déchire. Le mal existe. Le tragique est une dimension de l’existence. Aucun pass ne nous l’épargnera, aucun. Aucun bavardage, aucune élusion. Autre chose encore, étrangement. Le tragique c’est terrible, certes, vraiment terrible. Mais ce qui arrive quand on prétend le nier est plus terrible encore : l’existence n’est plus alors qu’une écharpe qui se détricote et pourrit. Le tragique, c’est terrible, mais faire croire et se faire croire qu’il n’existe pas ou qu’on l’amadouera avec des balivernes, c’est la fin de tout, c’est l’absolue défaite, la débâcle avant le combat. En refusant de se regarder elle-même, la société occidentale ne fait pas autre chose qu’organiser ce désastre, le fêter et en jouir. Dans ces conditions, plus elle parle haut, plus elle est ridicule. Elle est complice de ses virus.

Guerre d’Ukraine. Devant nous, la violence. Elle n’a pas changé, elle a toujours la même gueule de provocation foireuse. Et ce monde d’éludeurs élusifs qui, faute de vouloir la vaincre, espérait au moins la nuancer, la transformer, la civiliser, la mondaniser ! La culturaliser ! Le traitement homéopathique commençait à faire ses effets, bientôt tout en aurait été saupoudré, parfumé, délicieusement aromatisé, délicatement épicé. Présente partout à sa juste dose, la violence aurait été partout courtoisement ignorée. Elle nous aurait tués, naturellement, mais comme il faut. À petit feu discret, consensuel, résigné, citoyen. Quand, ici ou là, dans une banlieue braillarde ou un immeuble classé, elle resurgissait sous sa forme première, dans sa tenue classique, hurlante et ensanglantée, nous nous pincions le nez et poussions des cris aigus.

On le savait pourtant bien avant le christianisme, le tragique et le sens, ça marche ensemble. La tragédie grecque ne dit rien d’autre. Hölderlin le répète : « Là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Je n’avais aucune idée de ce poète, à douze ans, quand j’ai appris avec stupeur que le latin altus signifiait à la fois haut et profond. Tout ce qui s’entassait en moi, tout ce qui me rivait à l’obscur, tout ce qui me faisait peur, c’était donc quelque part en rapport avec ce qui me rendait heureux, avec la beauté, avec la joie, avec le rire ? Ce qui stagnait avec ce qui fusait ? L’étang n’ignorait pas le ciel ? Le ciel ne méprisait pas l’étang ? Le vaste, un jour, commanderait vraiment ? Ah, putain, comme on disait à Montrouge !

Le sens… Le premier ballot qui trouve quelque chose à vendre inscrit désormais le mot, bien en gros, sur sa camelote, bientôt il se l’agrafera à l’oreille, comme le cochon à la ferme. Pauvre vieille époque, quel besoin elle a d’être aimée et secouée, comment a-t-elle pu devenir aussi bête ? Pauvres enfants déchiquetés, pauvres cibles pour les marchands d’illusions. Le sens… J’entends encore le mot vibrer dans la voix de Francis Jeanson quand il s’adressait aux fervents animateurs des Maisons de la Culture. Ce secret du cœur, de l’esprit, de l’âme, nous rêvions de le partager avec eux, avec tous, comme une défense, comme une promesse. Il nous rendait graves et heureux.

1er juillet 2022

 

Ces Roms inadéquats…

LE MARCHÉ XLVII

Les Français veulent que ça change. Ils ont raison. Ils se doutent pourtant que rien ne changera vraiment. Ils ont raison. Cette lucidité ne les empêche pas de désirer le changement. Ils ont raison. Un changement qui n’en sera pas un. Ils ont raison.
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Si j’étais journaliste et qu’il m’appartînt d’interroger une personnalité politique, je ne dirais presque rien. Je considérerais l’interlocuteur avec courtoisie, et pousserais de temps en temps vers lui un verre d’eau ou un café. Un mot parfois, rien de plus, pour que l’entretien ne tourne pas au monologue. Pour l’essentiel, je tâcherais d’être un journaliste formateur, de manier le silence. Il y a silence et silence. Pour aimable qu’il soit, il faudrait celui-là lourd de sens, chargé de présence, frémissant d’ironie. C’est difficile, mais on peut toujours faire comme si. Je ne dis pas : faire semblant, mais faire comme si. Il me faudrait penser sérieusement que, présent, j’aimerais vraiment l’être, et que cela se sente ; si mon désir est sincère, je le serai. Et l’interlocuteur sera conduit à dépasser les slogans imbéciles, les provocations dérisoires, les partis pris grossiers. Il ne voudra pas avoir réponse à tout, il avouera ses doutes. Rien ne l’y obligera. Mais s’il s’engage dans l’artifice, mon silence zoomera tout seul sur l’absurde. Le journaliste de la non-intervention, le journaliste selon Tchouang-tseu. À coup sûr, l’idée va être chaleureusement accueillie.
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Faire comme si, non pas faire semblant, je tiens la distinction d’Aragon, elle m’a été précieuse en formation. Je me trouvais souvent devant des situations compliquées, je ne savais trop quoi dire, quoi faire. Alors, pendant quelques minutes, je me taisais, je m’absentais des participants, et je tentais d’aller en moi jusqu’au nœud de l’affaire. C’était difficile, ambigu, j’avançais dans l’incertain. Je ne comprenais pas. À peine si je subodorais. Mais je me fabriquais une impression. Sans doute serait-elle bien vite à modifier, mais je décidais pourtant de pousser l’hypothèse jusqu’au bout, de faire comme si c’était la bonne. Je la croyais : non parce que je la confondais avec la vérité, mais parce que j’y avais jeté un peu d’intrépidité. Aragon m’a souvent expliqué qu’il avait toujours fait comme si, jamais semblant. Et j’ai songé à cette distinction quand j’ai lu, à la fin d’une lettre datée du 9 juin 1969, cette phrase et ces trois mots soulignés : « Dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre je fais semblant. » Limite. Mystère. Silence. Mais l’aveu, bien sûr, le ramenait au comme si..
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Droite ou gauche, c’est le faire semblant qui l’emporte, alourdi, aggravé, par la communication. Si les Français veulent que ça change tout en se doutant etc., c’est qu’ils ne croient pas un mot des discours qu’on leur tient, mais renoncent à l’espoir de s’en débarrasser jamais. Ils se tournent de droite à gauche et de gauche à droite « comme un malade dans son lit ». L’affaire des Roms, un sommet du genre, a distribué à tout le monde, pouvoir et opposition, des billets gratuits pour le toboggan du semblant. Sur le fond, il n’y a pas photo : rien n’obligeait à ces grandes manœuvres odieuses et oiseuses. Mais la question des Roms met surtout en évidence la perversité de la communication politique. Un pouvoir peut désormais satisfaire son besoin d’inventer un problème aussi facilement qu’une envie de pisser : de là vient l’essentiel du désordre, qui est trucage de la réalité. La communication est nécessairement infantile, elle fabrique des comportements superficiels, prétentieux et faux, elle annule tout esprit de sérieux. En vingt-quatre heures, des gens installés dans leur campement depuis dix ans sont délogés comme des malfaiteurs : les autorités arguent qu’elles appliquent une décision de justice. Mais la décision date de trois ans : d’évidence, il n’y avait pas le feu. Et, d’évidence, la situation n’avait pas été étudiée précisément, calmement, dans l’esprit de tolérance dont on nous rebat les oreilles. Quand la libido communicationnelle s’en mêle, adieu la réflexion. Quelques gros malins ont trouvé là, une fois de plus, une superbe occasion d’entasser les faire semblant : faire semblant qu’il était urgent, cet été, de s’attaquer à ce chantier, faire semblant d’oublier que l’Europe et le monde grinceraient des dents, faire semblant de croire que l’opération impressionnerait immensément ce crétin de bon peuple. C’est si commode de faire semblant, si voluptueux ! On peut, les yeux fermés, répéter le passé, en projeter éternellement l’image sur le présent. On peut se fabriquer un courage sur mesure. On peut piocher dans la réserve de signes que papa et maman vous ont laissée pour votre quatre heures. Je l’ai écrit il y a trois ans, l’essence du pouvoir actuel est archaïque : le sabre de bois, un machiavélisme de consultants de série B. Cirepompes-one et Cirepompes-two, les porte-« parole », sont à eux-mêmes leur contre-publicité ; ce sont les taupes de la sottise, le plus efficace est de les laisser faire. Quand des esprits plus déliés s’y collent, c’est autre chose. Il est alors urgent que le journaliste se fasse taoïste et sache les mettre à l’épreuve de leur mauvaise foi. Espresso et petits gâteaux, voilà, aucune complicité. Mais l’opposition dans tout ça ? Elle n’a pas manqué l’occasion de chevaucher un faire semblant de première bourre : faire semblant de croire au retour de Vichy, au racisme d’État et autres âneries, faire semblant d’imaginer qu’un énième chapitre de résistance fantasmatique allait s’ouvrir. Contresens historique et témoignage d’insensibilité absolue à l’époque. Voilà trente ans que Michel Foucault nous a expliqué que nous étions passés de la société d’enfermement à la société de contrôle : c’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’affaire des Roms, pas comme une resucée vichyssoise. Mais quand elle sera au pouvoir, alors, l’opposition ? T’inquiète ! Manuel Valls a sa solution. Elle est d’une fulgurante originalité : assumer « une politique répressive sans complexe ». Assortie, il est vrai, d’une réflexion sur les causes, ce qui fera au moins, buffet compris, un symposium, trois colloques et deux commissions. Je me languis de m’inscrire. Le Manuel du conformisme !
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Café au lait. Vous êtes de droite ? Vous mettez un peu plus de café : mais il est amer. De gauche ? Un peu plus de lait : mais il est écrémé. Et pourtant, en affichant ainsi leur insincérité et leur inauthenticité, gauche et droite réunies disent, plus ou moins à leur insu, plus ou moins confusément, une vérité essentielle : quelque chose est en train de s’épuiser dans le rayon de la politique. Il va de soi que l’opération Roms n’apportera aucun apaisement aux inquiétudes du pays : elle alourdira l’angoisse, la défiance, la bêtise, la haine. Elle est en tout point perverse. Comme il est pervers de prétendre y repérer la répétition des années 30 ou 40 : cette grosse idée simpliste est une facilité. Je ne crois pas à la petite apocalypse que brandit la droite : les Roms ne nous menacent pas. Pas plus qu’à la petite apocalypse que nous ressert la gauche : Pierre Laval est bien mort. Je pratique à l’égard de ces apocalypses de communicateurs, sans oublier l’écologique, un tri sélectif des plus consciencieux : poubelle bleue, poubelle rose, poubelle verte. Comme disait ma mère sur son lit d’hôpital : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Je crois à une Apocalypse, c’est-à-dire à une révélation, à un dévoilement, mais de celle-là, précisément, je ne peux rien dire, et c’est même à ce signe que je la reconnais. Les jacasseries des autres m’usent les nerfs et me brouillent le cerveau, je me demande surtout ce qu’elles rapportent, et à qui. Cette Silencieuse, elle, me tient vivant.
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Ces « déportés », eux, heureusement, reviendront. Comparer ce lamentable épisode à ce qu’évoque pour nous la déportation est insupportable. Même si la brutalité de ces expulsions lève le cœur. Même si elle met certains de ces malheureux dans une situation telle qu’il faudra se faire une gueule de jocrisse, une intelligence de tordu et une âme de brute pour invoquer l’intérêt national et le respect de la loi. De cette imposture, le monde entier est témoin : c’est très bien ainsi. Allemand ou pas, le pape a eu raison d’intervenir. Et l’ONU. Et l’Europe. Mais tout cela n’autorise pas une assimilation vicieuse qui, loin d’éclairer la réalité, la rend inintelligible. Et fait planer sur ceux qui la répandent un lourd soupçon de complicité dans l’étouffement de la vérité.
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Au nom de la même modernité, la droite, comme à Guignol, s’accroche à son bâton, tandis que la gauche récite imperturbablement son catéchisme en veillant à ne pas se laisser entraîner dans un laxisme qui lui serait fatal : dans les deux cas, dans les deux camps, il importe de ne pas avoir à changer de logiciel, il importe de rester en phase avec ce qu’on a jeté de plus lourd, de plus obsessionnel, de plus illusoire dans la mangeoire des électeurs. Ainsi ce petit copain du patronage, un peu en retard, qui, aux cartes, voulait toujours jouer au menteur : sa tête n’avait accès ni à la belote ni au pouilleux cavalant, et puis il aimait trop le menteur. Comparaison hasardeuse : dans le cas des politiques, il ne s’agit pas de la tête. Ils savent mieux que moi ce que vaut le débat public qu’ils impulsent. Mais quoi ? Tes idées ne rapportent pas, coco ! Voilà le cadeau de la communication à la démocratie.
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C’est pourquoi, bien souvent, les sous-fifres sont plus intéressants que les vedettes. Ils ont moins à perdre, ils se lâchent davantage. Ainsi ce personnage dont je n’ai pas bien capté le nom, qui se demandait si le fond de l’affaire des Roms n’était pas l’incompatibilité du nomadisme avec nos valeurs. Ce à quoi faisait écho, quelques jours plus tard, un beauf berlusconien qui déclarait, à la Bush, que ce mode de vie était inadéquat. Parfait. Là, nous sommes dans le sérieux : ce n’est pas jojo, mais c’est sérieux. Vous pouvez ranger gentiment vos fantasmes vichyssois. C’est au nom de la démocratie communicationnelle, pas au nom de Pierre Laval, qu’on nous explique quel genre de vie est à adopter, à tolérer, à proscrire. L’étrange est que tant de spécialistes de la mémoire ne semblent s’apercevoir de rien. Ils comptent sur les commémorations et les cérémonies pour transformer les leçons du passé en élans et en projets. C’est léger, c’est très léger. Pour nourrir la pensée et l’action, pour informer le regard, l’intelligence, la sensibilité, ces leçons doivent transiter par la méditation, quitte à affronter l’épreuve de l’oubli, condition de la mémoire. C’est par l’oubli profond de ce qu’on ne peut pourtant pas oublier, par l’intensité de présence qu’il suscite, non pas par un rabâchage vertueux, que la mémoire se fait vivante et réactive, qu’elle se rend capable d’alerter l’esprit et le cœur. Celui qui ne sent pas le remugle d’égout qui émane du monde moderne, alors qu’il a vibré à tant d’autres souffrances, je me demande pourquoi il s’est mis en retraite, pourquoi il a débranché son indignation, et quand, et sur l’ordre de qui. Pardon de vous déranger, M’sieurs Dames, mais il y a déjà longtemps que la merde nouvelle est arrivée, faudrait voir à vous en occuper un peu. Inadéquat, dit l’autre coglioneInadéquat à quoi ? À ses fesses? ?
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OK, le voyage n’est plus adéquat ! Ça décolle trop, ça décoiffe trop, ça désordonne. Sauf la vadrouille toutes assurances comprises, asperges bio comme chez soi, papier hygiénique avec plein de petites fleurs, tour de piste culturel et, coucou manager, c’était très enrichissant ! Autrefois, quand on déportait les gens, on leur voulait du mal : à eux. Quelques abrutis mis à part, la droite ne veut pas de mal aux Roms : elle s’en fout trop ! Il s’agit d’une opération psychologique, d’un bidouillage de Ve Bureau, fondamentalement idiot. Ceux qui dirigent ce cirque jouent la peur. Parce qu’eux-mêmes, bien sûr, ont peur, et pas seulement de valdinguer aux prochaines élections. Parce que l’univers de fric qu’ils côtoient et cajolent, c’est l’univers de la peur, la Mecque de la peur. L’univers où même ceux qui ne sont pas encore gâteux récitent par cœur ce que les banquiers leur ont marqué sur des petits bouts de papier. Les Roms, les gens du voyage, étrangers et français tous confondus, quelle patère pour y accrocher la trouille ! Ils sont épatants ces gens-là : dangereux quand ils sont pauvres, dangereux quand ils le sont moins, et qu’ils traînent leurs caravanes avec des caisses qui font envie au ministre de l’Intérieur, des caisses, je vous dis pas, Mme Bettencourt soi-même devrait prendre un crédit !
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Fraternellement unies dans l’élusion, la droite archaïque fait sa quinte d’exaltation programmée tandis que la gauche régurgite son humanisme de chaisière. L’essentiel, c’est que nous ne comprenions pas de quoi il s’agit vraiment, ni de qui. Des Roms ? Mais non. De nous, pardi !
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Chasser les gens ou les étouffer sous le polochon humaniste, deux façons de ne pas entendre ce qu’ils disent. Mais ils ne disent rien, les Roms, la plupart ne parlent même pas français ! C’est vrai, ils ne disent rien. Et il paraît qu’ils piquent un peu. Moins que les banquiers, si on va par là ! À quand la vérification générale des banquiers, la garde à vue multi-bancaire ? Avec présomption d’innocence, bien sûr ! Inutile : un banquier n’a jamais incité personne au voyage, sauf charter, asperges bio, papier cul fleuri et coucou manager. Ces gens-là, eux, sont louches. Louches, c’est ça : un œil ici, l’autre ailleurs, un jour ici, l’autre là. Ils sont nomades, voilà, ils sont d’essence nomade ; même sédentaires depuis cinq générations, ils sécrètent toujours leur putain d’image de nomades. Riches, pauvres, on n’y comprend rien, tous les signes se brouillent. Souvent mal rasés, parfois trop bien fringués. Avec eux, rien n’a l’air catholique, même aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Allez comprendre. On ne voudrait pas être comme eux, ça non ! Pourtant, au fond de la méfiance, il y a de l’étonnement et, au fond de l’étonnement, on pourrait bien trouver, en grattant un peu, un soupçon d’envie. Ils nous mettent sous le nez, côté face, ce que nous ne voulons pas être, côté pile, ce que nous rêvons de devenir.
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Excellents pédagogues, ces Roms ! Ils partent ? Ils reviendront. Ce ne sera la fête ni pour eux ni pour nous. Il y aura toujours du malheur dans l’air, de la misère, de la méfiance, de l’obscène satisfaction. Mais quand nous les regarderons vivre, ces fils de la terre, ils nous interdiront encore d’oublier le « bonheur d’aventurier qui enveloppe Ulysse et ses semblables comme d’une éternelle luminosité marine ». Où je vois, après Nietzsche, après Sollers qui cite cette image, un don hors de proportion avec les quelques terrains vagues où nous les autorisons à souffrir.
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Même si la question des Roms alimente l’amertume des Français en fournissant au pouvoir et à l’opposition l’occasion d’un duo de psittacisme tel qu’on en entend rarement dans les volières, il n’est pas vrai que les citoyens dénigrent la politique en général, ni la démocratie en particulier. Ils savent même parfois reconnaître la bonne volonté de celui-ci ou le talent de celle-là. Et se gardent bien de remettre la règle du jeu en question. Le scepticisme populaire n’est pas une réaction d’humeur ou de mécontentement. Il est fondé. Il est profond. Il va à l’essentiel. Il vient d’une zone de la conscience à laquelle les politiques ne veulent pas avoir accès : elle les conduirait, s’ils la visitaient, à une contradiction majeure qu’ils seraient incapables d’assumer.
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Gilles Deleuze avait touché juste, en mars 1987, dans sa conférence à la Femis sur le thème « Qu’est-ce que l’acte de création ? », quand il parlait, à propos de Dostoïevski et de Kurosawa, des contradictions de l’urgence. On connaît ce classique japonais. Les sept samouraïs difficilement engagés ont peu de temps devant eux pour fortifier le village et former les paysans : l’heure n’est pas à l’introspection, et le sera encore moins quand l’ennemi sera là. Tuer pour ne pas être tué, tâcher d’insuffler à ces villageois obtus le minimum de solidarité nécessaire. L’urgence, l’urgence partout, l’urgence qui opprime et, en même temps, libérerait presque. Tout semble dit, tout semble simple. La projection dans l’action est totale, le faire coïncide avec l’être. Et pourtant. Au sein de cette urgence, sous forme de question, une autre urgence, explique Deleuze, tire les ficelles : être un samouraï, est-ce que cela signifie encore quelque chose ? La société a évolué, bientôt personne n’aura plus besoin de ces sortes de chevaliers. Ils le savent. Qu’ils gagnent ou perdent la bataille, ils seront du côté des vaincus. L’urgence apparente n’est finalement qu’un leurre. L’urgence, c’est qu’ils s’interrogent sur eux-mêmes.
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Dans le film, pourtant, il y a bataille ! Les assaillants ont de vrais sabres, la menace n’est pas un argument de communicateur. Mais alors ? Quand elle est confuse, la menace, ou à demi inventée, quand elle n’est qu’un artifice de propagande, quand les ennemis ou les concurrents changent chaque jour de visage, quand il apparaît que les responsables, loin de répondre à des urgences qu’ils sont devenus incapables de pointer, fabriquent de l’urgence comme l’araignée tisse sa toile, pour se protéger et conquérir ? Alors, si la société ne se reprend pas, elle entre dans le délire. Les projets qu’elle accumule, bons ou mauvais, vont s’y noyer : personne ne sait plus distinguer l’urgence réelle de l’urgence inventée, ou n’ose plus. L’homme occidental hésite à l’admettre : il doute bien plus de son destin que les samouraïs de Kurosawa. Il le sait, pourtant : tout ce qui l’a fait, à sa manière, samouraï de la liberté, ou de la fraternité, ou de l’esprit, est ridiculisé et piétiné par des bateleurs de foire encore plus incultes que prétentieux. Et comme l’écart grandit démesurément entre ce qu’il sent, cet homme occidental, et les raisons de vivre qu’on lui injecte insidieusement, comme les urgences officielles disposent, pour l’écraser, de moyens inouïs et presque irrésistibles, il finit par renoncer, par presque renoncer, et sa conscience entrebâillée n’ouvre plus que sur l’angoisse.
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Urgent d’être le premier. Urgent d’obéir. Urgent de performer. Urgent d’obéir. Urgent d’être solidaire. Urgent d’obéir. Urgent d’affirmer ses valeurs. Urgent d’obéir. Urgent de se défendre contre les ennemis, la pollution, les étrangers, les voyous. Urgent d’obéir. Urgent d’être moderne. Urgent d’obéir. Urgent de jouir. Urgent d’obéir. Urgent de sauver la planète. Urgent d’obéir. Urgent de consommer. Urgent d’obéir. Urgent de prévoir l’avenir, de le désamorcer, de le bâillonner, de le découper en tranches de passé. Urgent d’obéir. Urgent de s’indigner. Urgent d’obéir. Urgent de contester. Urgent d’obéir. Urgent de dénoncer. Urgent d’obéir. Urgent de vivre, comme disent les morts. Urgent d’obéir. Et urgent, urgentissime, d’étouffer, d’étrangler, de trahir la seule question sérieuse, la seule qui sauve avant même qu’on ne lui donne réponse : « Qu’est-ce que je fous là-dedans ? »
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Il m’arrive de rendre des visites nocturnes, sur Internet, aux institutions que j’ai fréquentées. Je viens ainsi de revoir le Collège Sainte-Barbe, où j’ai enseigné pendant douze ans. C’était, après la Sorbonne, le plus ancien établissement français d’enseignement, il méritait mieux que sa mort programmée de 1999. Cette maison, sympathique et triste, était une sorte de microcosme de la France. Péguy y avait été élève ; en son honneur, le revêtement de la cour restait rose, comme il l’avait aimé. Jaurès aussi avait étudié là, et bien d’autres. Le dimanche, quand la plupart des internes étaient chez leurs correspondants, un petit garçon noir tout rond et emmitouflé se promenait dans les couloirs en souriant gentiment à ceux qu’il croisait. Sur la fiche que son professeur lui avait demandé de remplir, à la question « profession du père », il avait écrit : empereur. Professeurs, élèves, employés, presque tout le monde, à Sainte-Barbe, était gentil. On y rencontrait de jeunes intellectuels que le climat amical de l’établissement et l’état de leurs finances incitaient à y enseigner quelque temps ; ils le faisaient avec une nonchalance fervente. À la salle à manger des professeurs, près du réfectoire aux tables de marbre surplombé d’une charpente métallique de Gustave Eiffel, les garçons servaient en gilet et la bouteille de champagne ne coûtait pas cher : le producteur était un ancien élève. Un statut spécial concocté par Edouard Herriot avait assuré au collège une indépendance absolue. Parfois une célébrité venait inscrire son fils ou sa fille ; alors, au déjeuner, le directeur racontait. Quand ce fut le tour de Louis de Funès, il eut droit à un sketch inédit qui le mit de si bonne humeur que le champagne coula à flots. J’ai vécu dans ce collège entre 1973 et 1976, dans une chambre de surveillant, d’abord, puis dans un petit deux-pièces sous les toits. De ma fenêtre, je voyais le lycée Louis-le-Grand, où j’avais fait mes études : bof ! Je n’ai jamais su quel sentiment m’avait inspiré Sainte-Barbe. On y était en plein centre de Paris et du quartier Latin et, pourtant, à côté de tout, comme en terrain neutre. La bourgeoisie y cultivait gentiment et gratuitement ses souvenirs : les administrateurs ne percevaient rien. À l’abri de son histoire et de son imposante façade noirâtre, le collège puisait dans le passé comme dans le présent tout ce qui pouvait faire de lui un univers clos, une forteresse. Les employés, traditionnellement des Bretons, vivaient dans des chambres exiguës où, depuis toujours, défense leur était faite de recevoir des femmes. Une sorte de cogestion ou d’autogestion s’était installée. À sa manière, elle renforçait la clôture : le moindre centime consacré à une innovation venant en déduction de la prime annuelle par laquelle les bénéfices étaient partagés entre les salariés, toute initiative était condamnée d’avance. Le collège vivait sur lui-même, c’était là le principe admis par tous, la leçon qu’on voulait retirer d’une tradition plus de cinq fois centenaire que chacun arrangeait à son idée. Chaque projet nouveau s’engloutissait dans un entonnoir de médiocrité jacassante qui aboutissait à l’employé chargé de relever les absents, par ailleurs responsable de la CGT du collège. Tout en traînant de classe en classe son immense registre, ce brave homme, affublé contre son gré d’une sorte de magistrature de sagesse, devait arbitrer entre le juste et l’injuste, l’égal et l’inégal, le bon et le mauvais et, finalement, entre ce qui lui semblait barbiste et ce qu’il jugeait non-barbiste, catégories décisives à ses yeux. J’en ai déduit que des systèmes de ce genre ne peuvent fonctionner qu’au paradis et chez les voyous. Au paradis, parce que tout le monde y aime tout le monde ; chez les voyous, parce que tout le monde y tue tout le monde. « La dictature des mini-cervelles ! », grondait Jean Miquel, philosophe dans la lignée d’Alain, et dernier directeur notable de Barbe. Ou des mini-désirs. L’entre-soi. L’attente de la mort, c’est-à-dire de l’échéance du contrat dû à la bienveillance d’Édouard Herriot.
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Avant que je n’habite au collège, je bénéficiais de la considération de mes collègues. Quand je m’y suis installé, les choses changèrent. Mon genre de vie ne correspondait pas à ce que l’on savait de moi, l’adolescence assumée de ce quadragénaire embarrassait. D’autant que l’ouverture d’esprit de Jean Miquel, qui avait l’optimisme de trouver en moi un allié dans son combat désespéré contre les « mini-cervelles », m’avait permis d’installer dans l’établissement un institut de formation permanente et de recherche pédagogique auquel Francis Jeanson, Pierre Emmanuel, Henri Hartung et plusieurs autres avaient bien voulu associer leur nom. Brève tentative. L’alliance toute naturelle de la bourgeoisie régnante, du cégétiste porteur de registre et de l’humanisme de la cogestion en eurent bientôt raison. Erreur de jugement de ma part ? Sans doute, mais que j’eus du plaisir à prolonger un peu, tant elle était éclairante et formatrice. J’ai repensé à tout cela, l’autre nuit, en zappant sur les Roms et Sainte-Barbe. J’avais sous les yeux, dans ce collège, une société qui vivait sur soi, à qui les salariés confiaient la responsabilité d’une part importante de leur bonheur, une totalité fantasmée dont chacun feignait de se présenter comme une partie. Mais ni mon mode de vie ni mes centres d’intérêt n’étaient ceux des barbistes : même si je veillais soigneusement à ne heurter personne, cette situation leur était insupportable. Sans doute étais-je un peu un Rom, un Rom provisoire, un Rom de fantaisie, un Rom quand même.
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Il en voyait des choses, ce Rom à temps partiel dans le monde qui, mécaniquement, sans même y penser, sans même le vouloir, ne rêvait que de le chasser ! Il s’étonnait de l’amitié presque excessive qu’on venait lui témoigner en secret, de la complaisante idéalisation qu’on faisait de sa vie, de son rôle, de sa personne. Effusions d’autant plus chaleureuses que les admirateurs n’avaient que peu de temps et d’espace pour se manifester : personne n’en devait rien savoir. Comme ils le disaient nécessaire à la grosse bête sociale, le Rom ! Comme ils auraient voulu faire comme lui ! En tout cas, comme il leur était agréable de se le raconter en le lui disant ! Mais voilà – soupir désolé – ils ne le pouvaient pas, non, ils ne le pouvaient pas. Ils devaient retrouver la bête, vous comprenez – douloureux hochement de tête -, il le fallait, vraiment, il le fallait, hélas ! Et ils couraient, raffermis dans leur mensonge, soulagés de se mépriser plus fort que la veille, nourrir le monde qui refuse les Roms. Nourrir la bête. La bête toujours stupide qui peut devenir la sale bête. La sale bête qui se transforme parfois en bête immonde.
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Hypocrisie ? Non. Limite. Impossibilité d’aller au-delà. Comme ce héros de Londres qui risque cent fois sa vie, puis, un jour, contraint de sauter en parachute, ne le peut pas, tout simplement ne le peut pas. Mais l’expérience m’a permis d’entrer un peu dans le regard des Roms. Dans les yeux de ces samouraïs de l’indépendance, je vois plus d’interrogation que de méchanceté ou de mépris. Le statut exceptionnel qu’on lui invente, le Rom en rit. Mieux. Il remercie Dieu de ce rire qui l’aide à se visser à la terre, à se sentir royalement ordinaire, extraordinairement ordinaire. Rom auxiliaire à Sainte-Barbe, il me semblait parfois avoir chaussé ces fameuses lunettes qui déshabillent dont rêvaient les gamins d’autrefois. Des individus, je ne devinais pas grand-chose, mais cette société petitement anxieuse, anxieusement petite, il me semblait qu’elle était là, devant moi, toute nue, qu’elle ne songeait même plus à se cacher. Que les relations entre tous ces gens et la substance même de leur vie commune étaient à ma disposition, que je pouvais y lire à livre ouvert. Et j’oscillais entre la naïveté de leur prêter quelque chose comme une pureté secrète et la naïveté de leur inventer des desseins obscurs, compliqués, pervers.
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In petto, je riais comme un Rom quand quelqu’un venait me passer sa pommade. Avec parfois une si touchante inquiétude sur mon sort. Ou plutôt sur le sien. Servir la bête du matin au soir en se laissant la chance d’une fenêtre de rêve, quel confort ! Mais voilà, un jour ou l’autre, la sécurité comme idéal de vie, et l’avenir qu’on craint comme le lait sur le feu, et l’étrécissement permanent des perspectives promu à la dignité de morale, et les gémissements sur la crise, et cette misère du monde qu’on ne peut pas toute accueillir, et ce coût (ce coûte, tout a un coûte) qui s’épingle sur toute réalité, ordurière ou sublime, en un mot toutes les raisons gueulardes de la bête, tout cela se termine nécessairement par :  « Dehors ! » Ce jour-là, le plus malheureux n’est pas le Rom métaphorique ou réel, mais le serviteur de la bête. Jusque-là, comme on a deux jambes, il avait deux cœurs, deux esprits, deux paroles, et voici qu’il va perdre un de ces deux cœurs, un de ces deux esprits, une de ces deux paroles, voici qu’il va être condamné à boiter du dedans, à loucher de l’âme. Voici qu’il va rester tout seul avec les raisons de la bête, toutes ces bonnes raisons qui ne sont qu’une pasta asciutta lourdingue que seule faisait digérer la sauce de l’illusion. En sorte que l’homme de la bête, qui ne s’avoue jamais comme tel mais, bien sûr, comme l’homme des valeurs, se voit diminué et comme inférieur quand ce qui lui faisait tellement peur est enfin congédié. Mais de quoi se plaindrait-il, et à qui ? Personne, sinon lui-même, ne l’a diminué, personne n’a conspiré pour le faire inférieur. Il le sait, il ne criera pas au racisme ni à l’injustice. Il a eu tout faux, c’est tout, il s’est trompé de sentiment, il n’a pas compris le jeu. Personne ne le punit ni ne veut le punir, surtout pas le Rom, déjà parti au volant de sa caisse à éblouir les ministres, une caisse, notons-le, qui prend quand même assez mal les cahots. Mais il s’en fout, le Rom. Sa bagnole prend mal les cahots, mais le chaos, lui, il sait comment le prendre : en l’aimant. Gagner ? Perdre ? Des mots pour les imbéciles. Coller à la terre, à l’instant de la terre, s’y engloutir, si Dieu le veut : toute sa largeur d’esprit tient dans sa capacité d’acquiescement. Pour dire la même chose dans le langage de la bête, c’est toujours, Deo gratias, le Rom qui est gagnant. Très aimable à vous de lui offrir votre pitié : il vous la retournera sans frais de port.
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Nous ne le supportons pas, le Rom, parce qu’il persiste dans son être, dans sa course, dans son sens. Parce que la sédentarité de ce nomade, c’est le mouvement. « Change, change, demeure ! » écrit Jean Mambrino. Le point fixe du Rom, c’est le mouvement. Son mouvement, c’est la dilatation de son point fixe, sa respiration, sa palpitation. Immobile parce qu’en mouvement, en mouvement parce qu’immobile. Profondément enté en soi-même et, tout à la fois, perpétuellement jeté hors de soi. Cela doit se sentir, parfois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer : une façon d’être absolument soi, férocement soi, tout en étant entièrement abandonné. L’esprit d’enfance qui en est la conséquence, esprit d’amitié et de querelle. Le cousinage amoureux de la richesse et de la pauvreté. La règle et la transgression. Une transcendance absolue, mais qui aurait son annexe, son relais, son joint dans la conscience. Emmanuel Mounier a bien vu ce point : « Les rapports spirituels étant des rapports d’intimité dans la distinction, et non pas d’extériorité dans la juxtaposition, le rapport de transcendance n’est pas exclusif d’une présence de la réalité transcendante au cœur de la réalité transcendée : Dieu, dit saint Augustin, m’est plus intime que ma propre intimité. »
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Ce point fixe et ce mouvement, le monde moderne serait bien trop débile pour les supporter s’il n’était bien trop léger pour seulement les concevoir. Ces poussières qu’agite non pas un vent, non pas une risée, mais une machine soufflante semblable à celle qu’utilisent les employés de la voirie pour rassembler les feuilles mortes, ces poussières agitées qui ne vont ni ne demeurent mais tourbillonnent au gré de n’importe quoi, tantôt dociles tantôt râleuses, et qui ne cessent de s’inventer des identités pour oublier qu’elles n’en ont aucune et de se chercher des racines pour se consoler de ne pouvoir grandir, comment leur demander de regarder en face des gens que leurs malheurs comme leur gloire ont protégés de la capitulation universelle ?
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Et pourtant. Ce bistrot de la ZUP de Sens, dimanche dernier, jour de marché. Le patron est maghrébin, un CD de musique arabe survole le comptoir. Accoudé près de moi, un homme s’agite, pose son menton sur ses mains, jette des regards à droite et à gauche, semble se retirer en lui-même, en ressort, considère le plafond en soupirant, pose de nouveau son menton sur ses mains comme s’il avait une énergie à raffermir. Et l’on entend : « Votre musique, là, je n’y comprends rien, mais j’aime ça. » Et je dis que cet homme est un grand politique. Et je dis qu’il serait beaucoup plus facile de lui enseigner ce qu’il ignore, et que tant de gens savent si bien, que d’enseigner aux hommes politiques ce qu’il sait et qu’ils ne veulent pas savoir.
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Les exclure ou les intégrer ? Les chasser ou les tolérer ? Si la question est formulée ainsi, la réponse, semble-t-il, va de soi. Même si personne n’idéalise les Roms, même si personne n’imagine les placer au-dessus des lois. Et pourtant, intégrer ou tolérer ne sont pas des mots satisfaisants. J’exclus ? J’intègre ? Le jeu est toujours de moi à moi, les autres n’y figurent que comme des dossiers, des occasions d’exhiber ma vertu, mon importance, ma sagesse, ma « philosophie ». J’exclus ? Je chasse ? Je cède douloureusement à une sévérité nécessaire, j’assume mon pouvoir et ma responsabilité, je suis gardien de la loi écrite : ils sont des Roms, moi un Romain. J’intègre ? Je tolère ? L’humanité m’habite, j’agis selon la raison, ou les Lumières, ou une foi, ou je ne sais quoi d’autre qui m’inscrit dans une tradition généreuse. Chacun choisit en conscience, ou se laisse choisir. J’opte pour la seconde réponse. Sans plus de fierté, toutefois. Il ne s’agit pas d’abord de cela. Il ne s’agit que de se laisser toucher, de se laisser commencer. Ni d’exclure, ni d’inclure. Salut, Étranger qui me fais étranger !
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Tout ce qui, en moi, commence en moi est fragile, ambigu, incertain. Mais tout ce qui, en moi, ne commence pas en moi, est périmé, inutile, dérisoire. Péguy voulait fonder le parti des hommes de quarante ans, où il voyait l’âge de la maturité, où l’espoir basculait en espérance. Moi, je voudrais fonder le parti des gens qui commencent, le parti des choses qui viennent. Un peu comme, en grammaire, l’inchoatif. Ce soir, ils sortent ensemble. Il est prêt, elle est encore dans la salle de bains, il s’impatiente. « Tu viens ? » Elle répond : « Je viens. » Et ne vient pas. Mais elle va venir, des signes imperceptibles l’attestent, et ces signes, sur les deux rives de l’impatience, ils les cueillent ensemble. Et, déjà, sa présence point dans son absence.
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– Ce qui commence en toi ? Pour qui te prends-tu ? Tu n’as rien inventé !
– Je ne parle pas d’inventer. L’inchoatif est une très vieille chose. En Chine, c’était la base de la divination. On cherchait l’avenir à ses signes.
– Il y a du neuf en toi ? Rien que ça ?
– Tous les éléments sont recyclés, mais l’ensemble est neuf. Un peu, puisque nous parlons de la Chine, comme ces tampons rouges que les commerçants et les fonctionnaires adorent y distribuer à tour de bras sur tous les documents qu’ils trouvent. Tout ce qui passe par nous doit être revêtu de notre tampon rouge. « Et tout le reste est des idées. »
– Aragon ?
– Gagné.
– Une citation n’a pas de tampon rouge !
– Oh ! Que si !
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Cet homme, à Sens. L’agitation que je sentais en lui depuis quelques minutes, comme la préparation d’une éruption. Qu’a-t-il dit au juste ? Que ce chant qu’il ne comprenait pas le touchait. Un homme droit, un homme. Sa voix tremblait un peu, l’aveu était difficile. D’ailleurs, pourquoi parler ? Pour quoi ? Rien à interdire, rien à tolérer. Il luttait contre une parole qu’il devait trouver inutile et qui, pourtant, frappait à la porte de son cœur. « Parle-moi », disait la parole. « Tu ne sers à rien, répondait-il, tu n’es qu’une sottise, et je n’aime pas me mettre en avant. » « Parle-moi, reprenait la parole, ne résiste pas, cède, c’est moi qui te le demande, je suis une parole, comprends-tu ? »
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Retour aux Roms. Appliquer la loi/Changer la loi. Être rigoureux/Être tolérant. Que les responsables en discutent, c’est leur droit, peut-être leur devoir. Mais aucun d’eux ne s’est montré à la hauteur de mon voisin de comptoir. Tous ont exhibé ce qu’ils pensent être leur vertu : stoïcisme patriotique ou tolérance. Autant en emporte le vent. Mais aucun homme politique, aucune femme politique n’a su être simple. Aucun, aucune n’a osé avouer que, quoi qu’on pense d’eux, quoi qu’on décide de faire, ces Roms le touchaient, qu’ils lui disaient – et nous disaient – quelque chose, qu’ils lui plantaient – et nous plantaient – un grand point d’interrogation dans le cœur. Le seul qui ait parlé, c’est le coglione qui les trouve inadéquats : quand on chasse trop longtemps la parole, elle remonte par les enfers.
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Nietzsche, encore cité par Sollers : « J’aime les gens qui ne veulent point se conserver, ceux qui sombrent, je les aime de tout mon cœur, car ils vont de l’autre côté. » Cet homme près de moi, c’est sans effort que je voyais en lui mon frère. Je ne sais d’où il venait, où il allait, mais nous étions de la même race, celle qui n’exclut ni n’inclut, celle qu’il suffit, qui que l’on soit, quoi que l’on pense, quoi que l’on ait fait, de reconnaître en soi. Et je pense souvent que le monde moderne veut l’extinction de cette race-là, que ses esclaves en méditent le génocide. Et je ris de cette tentation naïve, et je m’afflige de ma sottise et de mon manque de foi. Camarade du bistrot de Sens, n’est-ce pas, nous autres, nous sommes déjà de l’autre côté. Inatteignables.

(10 septembre 2010)

OSB

LE MARCHÉ XXXVIII

Deux films, Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin et Sagan de Diane Kurys. Deux auteurs de la même génération décrivent à peu près le même monde, une bourgeoisie française d’artistes et d’écrivains. « La thèse bourgeoise, écrit Stanislas Fumet, c’est que tout marche tout seul et par là même va de mieux en mieux. » Rien ne va bien dans la famille d’Un Conte de Noël, mais tout, en effet, y marche tout seul : mon fric est à moi, mon corps est à moi, mon talent est à moi, ma névrose est à moi, mon combat est à moi, nos problèmes sont à nous. Des personnages emmurés sur lesquels le regard du cinéaste tire de nouveaux verrous. « Lumière sur lumière », dit le Coran pour rendre compte de l’articulation entre la Création et la Révélation qu’on retrouve différemment dans les monothéismes du Livre. Ici, c’est ombre sur ombre, ténèbres sur ténèbres, bornes sur bornes, refus sur refus. Un progrès négatif, une folle capacité de régression. L’écrasement terrifiant des dimensions intérieures, le culte du fait – du fait social, économique, culturel, psychologique, du « Fait-Moloch », comme dit Ellul -, voilà qui définit plus sûrement la société bourgeoise que l’assujettissement à l’impôt sur la fortune. Ce culte, elle l’a imposé à tous, et d’abord aux antibourgeois. Le rap, par exemple. Sa façon de touiller les envies, les colères, les douleurs, comme si, de la production et de la promotion de cette tambouille égocentrique, allait surgir la révélation d’une identité. Grands mots et cœurs étroits, sur-place de l’être parmi l’agitation des choses, tel est, en smoking ou en jeans, à Deauville ou à Clichy-sous-Bois, l’esprit bourgeois. Un Conte de Noël, c’est le rap des riches.
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Je n’ai jamais ouvert un livre de cinéma. Pourquoi l’aurais-je fait ? J’ai gardé ma ferveur d’enfant pour cette grosse loupe clandestine posée sur le monde, ces confidences dans le noir sans cesse renouvelées. Chaque mercredi soir et chaque dimanche après-midi, du début octobre au 14 juillet, mes parents, ma grand-mère et moi allions nous asseoir au Palais des Fêtes de Montrouge : soit, en tenant compte des vacances, soixante-dix films par an. « Pas mal », disions-nous en sortant. Parfois, nous ne disions rien.
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La Sagan de Diane Kurys continuera en moi. Ce trio de femmes, la romancière, la cinéaste, l’actrice, a produit un miracle. J’ai rarement senti aussi fort ce qu’est, ce que peut être, dans ce monde de cow-boys surgelés, la puissance féminine : crier que rien, rien, rien n’est image, et même pas l’image, et surtout pas l’image ! Faire naître, faire naître ce qui n’est pas encore, ce à quoi il faudra donner un nom ! Faire naître ce qui ne peut se concevoir qu’au plus creux du corps, ou du cœur, ou de l’esprit, mais, dans tous les cas, à une profondeur d’enfouissement où l’on ne se soucie pas plus des bavardages en cours que du temps qu’il fait, où tout est écho, promesse, mystère, combat dans l’ombre. Où tout est attention et alerte. « Il y a les chagrins d’amour, bien sûr, dit superbement Sagan, mais il y a aussi les chagrins de soi-même. » Ce mot, à lui seul, justifie le choix de Diane Kurys.
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Bâclée, dit Sagan de sa vie. Aragon n’était pas plus content de la sienne : « Cette vie que j’aurai gâchée de fond en comble », soupirait-il. Un aigre personnage était tombé sur l’aveu du poète. Ah ! Ah ! clamait-il, vous voyez, il le dit ! Il a gâché sa vie ! De fond en comble ! Gâché, le mot est de lui ! Ça vous intéresse, vous, les types qui gâchent leur vie ? Davantage, pour ma part, que ceux qui sont certains de l’avoir réussie. « Il est parfois pis d’être exaucé que déçu », avertissait Louis Massignon.
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Il n’est plus de mise aujourd’hui de parler aussi net. Mais enfin, quelle erreur, Madame Kurys ! Les gazettes en jaunissent de dédain. Voyez Le Point. Votre héroïne « boit, fume, danse, joue, dîne, se ruine (…) C’est intéressant, à coup sûr, mais ce qui est encore plus sûr, c’est qu’en la scénarisant ainsi on filme des choses pittoresques qui n’ont que de lointaines accointances avec les obsessions de Sagan – qui, faut-il le préciser, était d’abord une toxico de la littérature. » En somme, vous avez manqué l’essentiel. En sortant de la salle, le spectateur ira « dévaliser une librairie » (Télérama) Votre ascenseur, Diane Kurys, ne s’arrête jamais au bon étage. Trop bas pour Le Figaroscope : « Plutôt que de chercher l’auteur et sonder les affres de l’écrivain, Diane Kurys a préféré ne voir en Sagan qu’un personnage qui brûle sa vie. » Trop haut, par contre, pour Les Inrocks, ivres de drôlerie : « La vie de Sagan racontée par Kurys : une catastrophe. (…) Ce dont manque fondamentalement ce Sagan, c’est d’esprit, cette chose pourtant si cinématographique qui fait la comédie depuis toujours, dans tous les cinémas du monde, et qui se trouvait sans doute au cœur de la vie de Sagan. » Rien de neuf dans Libération, non-conformisme dans le sens du vent : « La réalisation de Diane Kurys nous ramène à une poussive illustration fort peu inspirée et parfois ridicule. » Le dernier mot est pour Le Monde : « En s’attachant à tout ce qui a forgé la légende Sagan, Diane Kurys signe une sorte de digest people en oubliant ce qui aurait pu (ou dû) constituer l’essentiel : rendre attachante (voire sympathique) une femme blessée par on ne sait quoi, courant après une vie qu’elle n’aimait pas, orchestrant ses scandales dans une étouffante solitude. »
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Sympathique ! La Sagan de Kurys n’est pas assez sympathique ! Ni Roland Barthes, ni Signes du temps, la belle revue des Dominicains, n’auraient manqué cette perle. Toute notre vie sociale tient dans ce mot absurde : l’idée qu’on s’y fait des humains, formée hors d’eux par des instances consciemment ou inconsciemment manipulatrices, massificatrices, réductrices, castratrices, doit se réfléchir sur eux et s’imposer à eux – ou à leur paresse – comme sagesse et comme vérité ; la propagande médiatique les aidera savamment à percevoir comme inappropriée, ou délirante, ou marginale, ou antipathique, ou hostile toute image véridique que les contradictions de la réalité ou les ratés du système auront autorisée à se faufiler jusqu’à eux.
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Être blessé par on ne sait quoi, courir après une vie qu’on n’aime pas, sentir se creuser des gouffres d’incomblable solitude, est-ce si extravagant, si incompréhensible ? N’est-ce pas l’ordinaire des trains de banlieue ? Pour évoquer ces sentiments-là, Diane Kurys aurait-elle dû déployer les trésors de pédagogie qu’exige le succès d’un référendum européen ? Je ne sais si je suis seul dans ce cas, mais je ne peux plus ouvrir un journal ni m’installer devant une télévision sans qu’une voix ne me souffle : « Ce n’est pas cela, ce n’est pas du tout cela. » Je vois bien que le monde des médias est fait, comme un autre, de faussaires et d’honnêtes gens. Le drame, c’est que le discours des honnêtes gens y sonne souvent encore plus faux que celui des faussaires ; c’est qu’en voulant tempérer le non-sens, les bonnes âmes le servent bien mieux que les voyous qui y pataugent. Nous approcherions-nous d’une limite ?
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Petite cause, grands effets. Cette Sagan qui ne se prend ni pour une pasionaria ni pour une philosophe, cette très discutable petite flamme de vérité, cette pensée qui hoquette crânement, ces mots fragiles, ce bafouillage touchant : voyez comme il en faut peu pour qu’ils se fâchent tous, pour qu’ils se retrouvent tous, ou presque, à la lisière de leur néant consensuel, protégeant de leur corps leur univers de papier ! Qu’elles seraient faciles à enfoncer, mes amis, ces défenses ! Et pour vous, mes amies, comme ça vaudrait le coup, cette fois, d’être en première ligne ! Voyez comme elle fonctionne bien cette élusion dont Berque regrettait si fort que le nom ne figurât pas encore au dictionnaire ! Faites-la accoucher, vite, les temps sont arrivés, et, par là même, accouchez-vous aussi !
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Ah ! Si Diane Kurys nous avait proposé une réflexion sur l’écrivain, sur l’angoisse d’écrire, sur les femmes et la littérature, sur les relations entre le sexe et l’écriture, et autres contrées, comme on disait à Montrouge, découvertes à marée basse ! Avec ça, tranquillité assurée. Ahuris de tant de science, anéantis par la considération de ce qu’ils ignorent encore, les citoyens se défoulent en consommant davantage. Et de Sagan, objectif atteint, ils ne voient rien. Assurément, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, il eût été judicieux d’aborder ce thème en articulant les différentes thématiques de la sensibilité contemporaine à l’œuvre de Françoise Sagan qu’un colloque (national : une étoile ; européen : deux étoiles ; pays émergents inclus : trois étoiles) eût permis de collecter ! Mon œil ! Il se trouve que j’en ai rencontré pas mal, des écrivains, et des plus considérables : aucun, jamais, ne m’a parlé des affres de l’écriture. Sans doute ne voulaient-ils pas ôter le pain de la bouche des profs et des journalistes ; à moins, hypothèse également plausible, qu’ils ne m’aient trouvé trop con. Ils me parlaient du monde, de la vie, de leur vie, quelquefois de leurs amours, de leurs admirations toujours ; mais tout cela, jamais sous l’angle de la littérature. Sagan serait d’abord une toxico de la littérature ? Cette phrase est dépourvue de sens. Ou je suis une girafe de Mongolie, un presse-purée néo-calédonien. Personne n’a jamais été d’abord toxico de la littérature, pas plus que d’autre chose : la toxico est un dégât collatéral, une affection opportuniste. Jamais le mal de base. Sauf à Saint-Germain-des-Prés, à cause de l’air. Dire qu’un écrivain est d’abord un toxico de la littérature, c’est dire qu’un gamin est d’abord un toxico du joint ou de la clope : idée stupide, même avec la charlotte aux poires, rétrécissement de l’esprit, maniérisme social qui recèle, sous son ignorance, un mépris dégoûtant de la vie. Une grande part du malheur du monde tient dans ces craques-là, dans la volonté snobinarde de défaite qui s’y reflète, dans leur façon d’aplatir – de screeniser – le malheur et le désir. Au contraire des médiocres à qui s’étaler à la surface de l’écran suffisait, les grands films, au Palais des Fêtes, semblaient venir de derrière l’immense toile blanche, de plus loin, de plus avant, d’un arrière, d’un passé qui, telle la loco de Gabin, fonçait sur notre âme et lui apprenait ce qu’elle aimait.
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Peu importe si la Sagan de Kurys ressemble trait pour trait à la femme dont on nous a tant parlé : c’est le souffle d’une vivante qui anime l’étonnant personnage que joue – qu’habite plutôt – Sylvie Testud. L’esthétique de Diane Kurys prend d’emblée les choses comme Dante, par le centre de l’être, par le milieu du chemin de l’âme. (Ça, les consommateurs de culture ne comprennent pas, et c’est très bien ainsi : qu’ils aillent faire du vélib’ devant le Tour de France.) Elle entre, comme on disait autrefois, in medias res, en pleine moelle de l’affaire, tout de suite, illico, en plein cœur du match, du bon combat. Du match, oui, c’est ça. Si on perd, on descend en deuxième division, on quitte la division Vie pour aller végéter en division Société. Ou la division Existence pour aller glouglouter dans quelque division Valeur, Communication, Croissance, Révolution, que sais-je ?
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Son cœur ne voulait pas perdre. Jetée par hasard dans une mêlée de célébrité, d’argent, de vanité à laquelle elle sentait qu’il fallait surtout ne rien vouloir comprendre, elle a laissé le Grand Jeu la détruire et la fabriquer. Évidemment, ça lui a coûté beaucoup plus que ce que lui aurait demandé la société bourgeoise pour prix de sa tranquillité. Mais, quand on aime, est-ce que l’on compte ? Quand on aime, on n’est jamais tranquille. Jean Anouilh l’avait bien vu : c’est avec la tragédie qu’on est tranquille, avec le Fatum ; on prend des poses, on pleure, on crie que c’est injuste, on montre le poing aux dieux, au décor, aux caméras, on se laboure les bras de ses ongles en évitant quand même de faire saigner ses boutons ; puis, un jour, on décide qu’on n’y peut plus rien, et au lit pour toujours. Avec l’amour, pas question : c’est bien plus emmerdant que la tragédie, l’amour. Et aussi commode à attraper qu’un hérisson. Pas de théâtre possible. Vous êtes toujours devant lui, bras ballants, sans savoir quoi dire. En parler ? Une blague. Ne pas en parler ? Une blague. L’amour, c’est le bordel dans les rubriques. Comme les gens du RER, comme Augustin, Sagan « aimait aimer, ne sachant ce qu’elle aimerait ».
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De son vivant, son personnage ne gênait personne. Un gramme de délire est excellent pour les consommateurs avachis : il les épate, les réveille, leur fait délicieusement sentir qu’ils sont nuls, leur laisse penser que leurs rêves le sont moins, on les reprend plus facilement en main. À petite dose, ça n’abîme pas l’audimat. Une fille de vingt ans devenue le symbole de la réussite, et qui passe son temps à conchier cordialement les principes du monde qui l’a faite, quel appel d’air pour les besogneux ! Elle avait de l’argent et n’aimait pas l’argent : une Française, une vraie ! De quoi, tout à la fois, faire envie aux pauvres et les consoler de l’être. Du vivant de Sagan, ça passait bien : petit génie et noceuse, c’était un profil admissible. Le malheur des médiatiques, et le bonheur des quelques autres, c’est qu’il est devenu clair, grâce au film, que ce refus obstiné, loin d’être réductible au tempérament fantasque de la romancière, à son immaturité supposée, à sa prétendue légèreté, venait en réalité du plus aigu, du plus lucide, du plus impitoyablement généreux de son intelligente âme d’enfant. Que ce refus était sa vérité vraie. Alors les choses se sont compliquées. La jeune femme tumultueuse est devenue une gêneuse dont la révolte devait être maquillée en quelque objet d’étude ou autre rigolade. Car la Sagan de Kurys, l’essence saganesque, est finalement un long témoignage, désolé et accablant, sur la nullité des intérêts bourgeois, je veux dire naturellement, au-delà de Neuilly, des intérêts de toute la société occidentale, et bien davantage. De ces intérêts, l’argent n’est que le signe le plus sanglant ; ce que refuse d’abord cette Sagan-là, c’est l’idée qu’on puisse coller à soi-même, et qu’on ne puisse donc se justifier que par un rôle, si noblement humaniste qu’il se veuille. Pour elle, comme pour tous les vrais écrivains, la littérature était dans le sillage de sa vie, pas le contraire. Ses amours non plus n’étaient pas des étendards. Elles faisaient ce qu’elles pouvaient, ses amours, elles ne se prenaient pas pour l’Amour ; elles n’avaient besoin ni du ciel en carton des sentiments sublimes, ni de l’enfer de poche des libérations foireuses. Cette amoureuse savait qu’elle ne pouvait être à personne, et surtout pas à elle-même : là était son élan, là sa détresse, là sa vérité, là notre vérité à tous. Je ne sais rien de plus humblement juste que le cri que pousse l’héroïne de Diane Kurys quand elle apprend que sa compagne vient de mourir : « Qui va dormir avec moi ce soir ? » Sympathique, il paraît que Diane Kurys ne la fait pas assez sympathique
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Elle a eu, l’actrice l’a merveilleusement compris, l’immense courage d’aligner sa simplicité sur celle de Sagan. J’ai vu qu’un délicat dont j’ai perdu la trace reprochait au film sa linéarité : un bon client pour Desplechin. Commencer par la jeunesse et finir par la mort, il faut être un Créateur bien peu inspiré pour prendre les choses dans un ordre aussi ringard! Mais la Providence des lectures veille. J’étais à redécouvrir, une fois de plus, un livre prophétique de Stanislas Fumet, Le néant contesté (Fayard, 1972). On y lit, page 38 : « C’est son absolue sincérité avec elle-même, c’est son authenticité, qui branche une âme humaine sur le courant de l’universelle énergie créatrice. (…) L’authenticité, pour l’âme vivante, exclut tels arrangements psychologiques qui consistent à camoufler les attraits et les obstacles, elle pousse le sujet en ligne droite vers ce qu’il aime, de toute l’exigence de sa volonté dépouillée. » Kurys a bien vu Sagan. D’une âme aimante, d’un regard aimanté. Avec un soin infini, un respect amoureux, elle a contemplé sa ligne de vie, sa ligne droite, comme un doigt suit les traits d’un visage.
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« N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs ». Ce mot des Nourritures terrestres rencontré à quinze ans ne m’a pas fait bouger d’un iota dans une foi chrétienne sur laquelle, à l’époque, je me posais moins de questions qu’aujourd’hui, mais a commencé à me nettoyer d’un dolorisme dont le Vatican n’a plus, à ce que je vois, l’exclusivité : désacralisé et socialisé, il est devenu le moteur principal de la communication. Certes, le sang des martyrs est rouge. Certes, le sort des otages est effroyable. On ne peut faire le silence, bien sûr, mais il faut parler de cela autrement. Il s’agit moins d’émietter sur l’opinion une émotion convenue que de faire peser sur les bourreaux une condamnation morale de plomb, impitoyablement pensée et articulée. Une intervention de temps à autre pourrait y suffire si elle était vraiment grave, solennelle, sobre, impitoyable : mais pourrait-elle, dans ce cas, ne concerner qu’une victime ? Et puis, devant les malheurs profonds comme devant les grands bonheurs, les poètes reculent et les penseurs bredouillent ; ces altitudes inverses supportent mal les bavardages. Je ne puis me mettre à la place d’Ingrid Betancourt, mais je l’aurais souhaitée plus silencieuse. « Je trouverais très laid de devoir tant aux médias et de leur fermer aujourd’hui la porte », confie-t-elle à La Croix. Cette délicatesse ne me convainc pas. Je ne sais pas ce qu’en pense la Vierge de Lourdes, mais je trouve cette phrase bien peu chrétienne. Il y a des dettes qui ne se remboursent pas, des services qui ne se paient pas de retour, des dons sans contre-dons, de l’amour en suspens, de la grâce en trop.
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« L’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. » Empoisonnement interne : ce mot de Claude Lévi-Strauss, prononcé à 96 ans, a fait sursauter le trouble, troublé, troublant trublion qu’est Philippe Sollers. « Et ce n’est pas un métaphysicien ! » s’est-il écrié tout de suite. Bien vu. Empoisonnement est un mot de médecin, de praticien, de formateur : il décrit de l’incontestable. L’empoisonnement interne, le prochain titre de Sollers ? S’y souviendra-t-il de son dialogue avec Maurice Clavel ?
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Stanislas Fumet, en 1972 : « Il n’est de remède pour l’avenir que dans une action téméraire qui ne consistera pas à se défendre sur place, mais à changer de place. » Dans le dernier Marché, je citais Jacques Ellul, en 1948 : « La seule attaque efficace contre les structures, c’est d’arriver à leur échapper. » Soit. Mais comment faire ?
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Dans un beau chapitre du Néant contesté, Fumet rapporte une conversation avec un moine spécialiste de Heidegger qui lui a fait hommage de quelques citations tirées d’une traduction de son cru des Chemins qui ne mènent nulle part. J’ai isolé celle-ci : « La véritable affirmation d’un être par lui-même ne saurait être en aucun cas le raidissement dans un état accidentel, mais bien l’abandon, la reddition au secret jaillissement de sa propre origine, aux sources de l’être. »
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Enfant, je projetais mes rêves dans un monde qui me semblait infiniment vaste, et qui l’était. Sa largeur rendait tolérable la médiocrité du présent ; mieux, se projetant sur ce moment sans grâce, elle tirait de lui toutes sortes d’étincelles inattendues qui, sans le rendre vraiment beau, lui donnaient une allure de sens, en faisaient une base de départ secrète et forte. « La foi est la substance des choses que nous espérons » : le présent de ma banlieue était un tremplin pour l’espérance et une invitation à la foi. Il me suffisait de marcher dans les rues de Montrouge, surtout le matin ou en fin d’après-midi, pour être saisi d’une ivresse qui ne devait rien à aucune drogue. En moins de cent mètres, les criailleries familiales s’étaient éteintes. Cent mètres plus loin, j’avais oublié les façades grises, le HBM, le ciment. Encore cent mètres, et je flottais dans le bonheur. Alors je sentais « être mon être ». Tout devenait allusion à une immensité impénétrable et généreuse. Parfois, rarement, je retrouve ce sentiment. Mais je ne peux plus compter sur le monde pour m’y aider, c’est cela qui a changé. Sans doute personne n’est-il assez fou pour tout exiger du monde, ni même pour lui demander beaucoup. Mais on est en droit d’attendre de lui, de temps à autre, un signe encourageant, un reflet qui rassure. Il n’en est plus capable. D’accord avec Lévi-Strauss : « Ce n’est pas un monde que j’aime. »
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Le raidissement dont parle Heidegger, celui qu’il a déjà entièrement paralysé ne l’éprouve plus comme une évidence. Il ne sent plus, ce camé, les progrès de ce que Jean-Claude Michéa appelle, avec Hobbes, « la guerre de tous contre tous ». Il ne voit plus se rejouer, jour après jour, la scène effrayante de Miracle à Milan où l’affrontement des intérêts sordides change les visages en museaux. Il ne flaire plus l’odeur de la mort dans cette furieuse « volonté d’exister » qui fait des opprimés d’aujourd’hui les oppresseurs de demain. La menace est son atmosphère, son pays. Il ne la craint plus. L’ami du néant, par quoi serait-il vraiment menacé ? Tel le désert, il avance.
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L’enfance pervertie, celle qu’on prend à contresens, absurde refuge. Quand même on voudrait oublier le mélange de sottise précautionneuse, de férocité satisfaite, de sadisme méticuleux et de vicieuse vertu en quoi se résume l’essentiel d’une éducation ordinaire, quand même on retiendrait de ses jeunes années une vraie pépite de bonheur, un vrai germe de sens prêt à s’épanouir, cet instant-là ne serait encore signe de rien. Quand la mémoire ouvre son cercueil, ce cadavre se décompose. La source dont parle Heidegger est le contraire du passé ; elle appelle le recueillement, pas la nostalgie. Elle ne se confond ni avec le lieu mystérieux d’où elle a surgi, ni avec les terres, ingrates ou fertiles, qu’elle a traversées. Elle est antérieure à tout ce que nous pouvons dire de nous-même, à tout instant que nous entreprendrions de ressusciter. Elle ne nous impose nullement l’oubli, mais elle marque de son signe – de son point blanc – chaque mouvement de notre mémoire ; ce jour de bonheur ou de malheur que nous voulons retenir, elle nous dit qu’il est mort, mais qu’elle, la source, coule en nous comme au premier jour, aussi neuve, aussi vive. Que rien ne l’interprète, que tout s’interprète en elle.
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S’approcher de la source, se tenir près d’elle : quelle épreuve aujourd’hui ! Tout conspire à faire de l’abandon une attitude héroïque. Un déluge d’informations nous détourne de notre cœur. La folie de l’efficacité ne cesse d’exiger de la pensée qu’elle fournisse des résultats, lui fixe des objectifs, lui impose des moyens, lui interdit le vagabondage décapant et les détours rafraîchissants. Le bureau d’études devient le modèle de toute activité intellectuelle. L’intelligence des autres, s’ils ne sont pas membres de l’équipe, devient une concurrente, une adversaire, une ennemie. La maladie communicationnelle nous presse, nous oblige à cibler notre effort (sensible, c’est sans cible, disait Bernard Lubat), à donner une forme à ce qui ne peut pas encore en prendre, à nous soucier de la promotion de la moindre miette d’intuition. Mais peut-être nous accommoderions-nous encore de ces contraintes si elles ne bénéficiaient de puissantes complicités internes. Chacun devine, en effet, que les paroles et les actes ne peuvent être désormais de quelque utilité s’ils ne sont l’extension d’un combat intérieur secret, intrépide, harassant. Au-delà du bouillonnement des passions, de la radiographie des « faits », de l’expression des opinions, du heurt des « éthiques », au-delà des idées et des intentions, le monde où nous vivons requiert un engagement personnel d’une absolue authenticité. Si féconde qu’elle soit, cette exigence a quelque chose d’effrayant, même pour les plus intrépides. Le jour où la facticité universelle les oblige à se retourner vers eux-mêmes, ils s’inquiètent en effet de retrouver dans leur cœur quelque chose de ses manières, de son verbiage, de sa vanité. En se révélant, le monde nous révèle ; il nous montre qu’il est en parfaite connivence non seulement avec nos tentations d’évitement, de divertissement, d’élusion, mais aussi, et surtout, avec ce que nous tenons depuis toujours, en toute bonne foi, pour le plus précieux de notre héritage.
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J’étais frappé par la facilité et la souplesse avec lesquelles les cadres issus des « bons milieux », et singulièrement de la bourgeoisie catholique, entraient dans les perspectives du management, y compris les plus dures. Des jeunes femmes et des jeunes hommes élevés dans la religion de l’amour et de la pauvreté se prenaient de passion pour le charabia prétentieux et guerrier qu’on leur enseignait et en faisaient leur langage. Ils étaient certes loin d’être les seuls, mais la juvénilité, l’ardeur, la conviction avec lesquelles ils le défendaient me troublaient. La cause qu’on leur présentait mettait en avant des valeurs rassurantes, créait entre eux une complicité de combat qui leur faisait croire à leur force et, surtout, exigeait des efforts qui satisfaisaient leur fort sentiment de culpabilité. Le tout, naturellement, en harmonie parfaite avec leurs intérêts immédiats : le paradis.
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Raidissement et, comme dit Maurice Bellet, rage de la perfection. Le catholicisme bourgeois n’est qu’un exemple, un peu plus naïf qu’un autre, de cette aberration. Un peu partout, le désir du beau, du bien, du vrai cède sournoisement la place à l’exaltation de l’effort, puis au sentiment de puissance que procure l’adhésion à des organisations lourdes et prestigieuses, ou qui rêvent de le devenir. Comme jadis les bonnes œuvres, la solidarité, leur héritière naturelle, réveille d’aigres frustrations. La vertu performe, le vice aussi ; seul gagnant, l’esprit comptable. La culture accumule, exhibe, démontre. Les esprits s’agrippent comme des doigts avares à ce qu’ils ont compris, et se méfient du reste. La quête de la justice s’engonce de parti pris, tourne à l’exaltation du moi, de son point de vue, de sa spécificité, de son excellence.
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« Penser, dit superbement Fumet, c’est céder. » Pas à l’opinion d’autrui, certes, ni à celle des puissants, ni à celle du plus grand nombre, ni à celle des savants, ni à celle de l’Histoire, ni même à la sienne, encore moins à la mode. À quoi je choisis, au fond de moi, de me rendre, je suis seul à le savoir ; encore ne suis-je pas certain de pouvoir en rendre compte. Céder, déposer les armes : dans le domaine de l’esprit, c’est l’acte le plus libre qui soit, le plus secret, le moins récupérable, le seul qui ne frustre pas, le seul qui permette de combattre sans ressentiment, sans recherche de justification ni de gloriole, sans retard ni impatience, ce qui doit être combattu.
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Sans cette reddition intime dont j’ignore la nature, sans cette distance un peu farouche qui me rapproche des autres, je suis le jouet des accidents, je suis une boule de billard qui proclame sa liberté. Comme ces mondains stupides qui pensent « fabriquer des événements », je me bricole un sens de papier, je m’invente des instants sans écho, vaguement reliés par des chevilles d’opportunité où je feins de voir mes valeurs, ou encore par une continuité de nécessité mollasse que je baptise liberté. Flottant dans le non-sens, ou dans ce que Fumet appelle le contre-être, je me raidis dans une affirmation de moi-même d’autant plus virulente que je la sais plus fragile, plus factice, plus puérile. Comment je m’avise que mon affirmation en tant qu’être passe par « l’abandon, la reddition au secret jaillissement de ma propre origine, aux sources de l’être », quel chemin il me faut, pour cela, me frayer parmi les signes menteurs qui me harcèlent et que je désire, au prix de quelle patience et de quels errements j’espère pourtant y parvenir, il me faudrait être poète pour commencer à l’entrevoir. Quant à l’itinéraire d’un autre, le poète serait-il aussi voyant et prophète, aucune lucidité ne le lui rendrait lisible. Par contre, que le monde où je vis soit menacé par cette « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » qu’avait dénoncée Bernanos, si je ne hurle pas cette évidence, c’est que je fais partie de la conspiration.
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OSB. En ces temps de réduction des effectifs des fonctionnaires, ne pas envoyer les Renseignements Généraux sur une fausse piste. OSB ne signifie nullement « organisation de sabotage et de banditisme ». Quitte à décevoir les Pères Bénédictins, qui font suivre leur nom des trois initiales de l’Ordo Sancti Benedicti, ce sigle n’annonce pas non plus un recrutement massif pour leurs couvents. Parlons clair. Ça veut dire : On S’en Branle. OSB est né dans certaines universités, parmi des professeurs jeunes qui ne sont pourtant pas des débutants. Ce n’est pas un parti, pas un mouvement, pas un club. OSB ne dispose d’aucune structure, ne mène aucune action particulière, n’oblige à réciter aucun catéchisme. Le sigle est né par hasard, d’une boutade lancée un jour de dégoût majeur. Qu’on n’agite pas trop vite un doigt vengeur : ces gens-là sont tout sauf des indifférents, des cyniques, des égocentriques. Au sens le plus fort du mot, ce sont des chercheurs. Ils ont pesé avec gravité le monde où ils évoluent et où ils voient leurs étudiants s’enfoncer comme dans un marais. Résultat : à tout ce que pense ce monde, à tout ce qu’il dit, à tout ce qu’il propose, à tout ce qu’il exige, à tout ce qu’il manigance, à tout ce qu’il veut conserver, transformer, supprimer, ils savent, ils savent pour eux, ils savent pour la jeunesse, que la réponse est : OSB. Ce n’est pas un cri de guerre. Ce n’est pas une révélation mystique. Ce n’est pas un appel politique. Ce n’est pas un mouvement culturel. Une provocation ? Si l’on veut, mais une provocation à, une invitation à. À quoi ? Je ne sais pas. Chacun trouvera. À chercher, peut-être, à tout chercher ? « Ce que nous cherchons est tout. » Ma génération aurait reculé, au moins en public, devant une formulation aussi verte. N’importe. « Des cerveaux bien irrigués », disait Stanislas Fumet de la plupart des intellectuels de son temps. OSB, affirmation par la négative, a raison de rappeler, même vigoureusement, à la cérébralité nerveuse et empotée de l’époque que l’intelligence, elle aussi, a ses sources secrètes.
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J’attends naturellement qu’on s’insurge contre le nihilisme d’OSB. J’attends la pieuse expression de cette indignation et l’encourage à se manifester sans délai. Celles et ceux qui feignent aujourd’hui de ne pas comprendre que le vrai nihilisme est là, parmi nous, dans nos cœurs, dans nos esprits, dans nos corps, qu’il est quotidien, concret, convivial, citoyen, libéral, socialiste, patronal, syndical, conservateur, révolutionnaire, snob, populaire, banlieusard, centrevillard, public, privé, croyant, incroyant, chaste, bambochard, qu’il prolifère dans la marge et dans la page, qu’il habite la totale totalité de la société française, européenne, occidentale, sans parler de ses « avancées » et de ses « percées » ailleurs ; celles et ceux qui n’ont pas la droiture d’âme minimale pour sentir qu’OSB et tout ce qui lui ressemble, c’est un effort terrible, inspiré à parts égales par le dégoût et par l’amitié, pour tendre un miroir à tous les cadavres, dominants et dominés, dans la folle espérance qu’une seule cellule y soit encore vivante, qu’OSB, c’est le courage de croire que moins par moins, ça fait plus, que le nihilisme n’est mortel qu’autant qu’on n’ose pas le regarder en face et prononcer son nom, qu’on le chouchoute et le civilise, qu’on le dorlote et l’institutionnalise, qu’on le pelote et qu’on le décore, qu’on l’épargne et qu’on l’investit, qu’on le nuance et qu’on le commente, qu’on le raisonne et qu’on le moralise, celles-là, ceux-là, qu’ils se lèvent et qu’ils s’indignent ! Et si, regardant autour d’eux, ils constatent que personne ne se lève, qu’ils se demandent alors où a bien pu passer cet ennemi redoutable, et qui l’a désigné, et ce que signifie le silence lourd qui s’est soudain abattu sur la foule.
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Une soirée de solitude avec TF1 (On est toujours seul avec TF1, voilà un slogan porteur, non?) m’a reconduit – mais oui, mais oui ! – à Heidegger. La chaîne des regrets infinis y proposait une série sur le thème de la police scientifique. Si bien fait, tout ça, que je commençais à avoir honte de mes moqueries. Intéressant, rondement mené, du boulot de pros. De jeunes inspecteurs des deux sexes, plus nobélisables les uns que les autres, vous racontent facile trois générations rien qu’en flanquant un bouton de culotte dans leurs machines. Sympathiques avec ça, des gens comme le critique du Monde les aime ! Je vais vous dire : humains, des gens humains. Pas tout à fait comme vous et moi. Presque, mais en un peu mieux quand même, disons humains plus. La société idéale : technique, chaleureuse, fliquée soft. Le beau monde ! Les braves gens ! La bonne chaîne !
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Ils me plaisaient. Je guettais leurs mimiques, leurs petites provocs de séduction, leurs bouderies, leur façon de sourire chacun de son côté. Je ne les quittais pas des yeux. Puis, peu à peu, j’ai perdu le fil. Des micro-coupures, d’abord, puis des pannes de plus en plus longues, puis plus rien, juste une grande panne. J’avais remarqué leur langage un peu décalé, comme s’ils parlaient de très loin, comme si la distance avait raboté les voix. Le doublage, peut-être. Mais non. Leur manière d’être, tout simplement. Ils ne parlaient pas, ils émiettaient des mots. Ils ne sentaient pas, ils enregistraient et traduisaient des vibrations. Ils n’étaient pas ensemble, chacun était entouré par les autres. J’avais été séduit par un gang d’apparences, par une bande d’épiphénomènes. Ils étaient le redoublement docile et superfétatoire de quelque chose dont leur être – et donc leur langage, et donc leurs sentiments supposés – était prisonnier. Ils ne s’appartenaient pas. Même pas des liserons sur un massif qui, au moins, s’y installent et colonisent. De purs appendices, le dernier étage d’un pétard. Mais alors, le centre, où ? Aucun doute : le centre, c’est le job technique ; technique, donc forcément policier. Là est leur réalité, leur source, leur destin. Ils en sont les gentils restes, les signaux sexy, les marionnettes en live.
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Sur ma table, une autre des citations de Heidegger offertes à Stanislas Fumet m’attendait. Je l’avais lue trop vite : « La technique est, dans l’affirmation de la puissance et de la volonté de s’imposer de l’homme, l’organisation inconditionnelle de l’assurance absolue sur la base d’une aversion universelle et objective du Pur Rapport. »
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Je ne sais ce que Heidegger entend exactement par « Pur Rapport », notion qui m’effraie un peu. À cette précision près, ces trois lignes, écrites à une époque où la technique était encore loin d’avoir pris la place que nous lui connaissons, résument tout. L’« affirmation de puissance » des grands patrons, leur « volonté de s’imposer », je les ai vues. Comment la technique sert leur démesure, lui fournit un champ de manœuvres idéal, la rationalise et en démultiplie les effets, je l’ai vu. Quelle infranchissable muraille elle édifie entre eux et les gens ordinaires, je l’ai vu. Comment la froide exaltation où elle les conduit, et qu’alimentent toutes sortes de justifications faciles, les détourne peu à peu, sinon du Pur Rapport, au moins de relations sans préjugés ni préalables avec des semblables qu’ils ont de moins en moins besoin de rencontrer, je l’ai vu.
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La colère, souvent, quand je contemplais les dégâts : l’affolement angoissé des travailleurs, le vernis de mensonge qui recouvre tout, les cascades d’abstractions, la cruauté latente. Puis, quand je les considérais pour eux-mêmes, ces dirigeants, la perplexité l’emportait. Quelques-uns, généralement haut placés, ne résistaient même plus à leur délire rationnel : le shoot permanent. La plupart cherchaient maladroitement à sauver quelque chose d’eux-mêmes. Je voyais dans quelle nostalgie, dans quelle émotion sincère et naïve les jetaient des mots comme humain, relations humaines, et même ce facteur humain qui fait désormais surgir une tête aimable farcie de braves idées fausses. Face à cet humain mythique, les grands patrons redevenaient des adolescents devant l’amour ; ils le célébraient avec une piété de touristes chantant les louanges du grand soleil ou de la mer devant des paysans ou des pêcheurs circonspects. Pour ces touristes de l’humain, relations humaines prenait une connotation vacancière ; ils y trouvaient une odeur de sacré et un arrière-goût de dissipation. Ces mots-là leur rendaient le monde simple et merveilleux d’où ils avaient été chassés par quelque chose qui avait pris le pouvoir en eux, sur eux, ce quelque chose qui, pourtant, dans la plupart des circonstances, leur garantissait l’« assurance absolue » qui les faisait flotter au-dessus des préoccupations des autres.
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Il y a longtemps que l’inhumanité plus ou moins volontairement produite par notre société est montée, comme par capillarité, dans les zones de l’intelligence, de la culture, de la sensibilité que nous avons la sottise, ou la lâcheté, d’imaginer protégées. Paradoxe terrifiant : ceux qui souffrent le plus, ceux que blessent les arêtes les plus vives de la modernité, les pauvres, les petits, les provisoires, les sans grade, sans ceci, sans cela, sont les moins malades ; atténuer leurs souffrances, c’est aussi les rendre plus fous. Au super, je ne quitte pas des yeux la caissière, c’est comme si je devenais elle, j’en apprends plus que dans les livres. Il n’est pas un de ses mots, un de ses gestes, une seule expression de son visage qui ne témoigne de son indifférence, de sa lassitude, de sa répulsion. Le bonjour fatigué qu’on l’oblige à me lancer. « Vous avez la carte de fidélité ? » Je réponds par une plaisanterie pénible, espérant qu’elle y verra de la bonne volonté. Le torrent de bonheur qui l’envahit quand un client trouve, je ne dirai même pas une parole gentille, une parole tout simplement, un son qui ait l’air d’une parole. Je ne sais que penser. S’il tenait à moi que ça s’arrête ! Elle souffre, mais le jour où elle souffrira moins, le jour où elle sera surveillante, où elle montera surveillante… La voici, précisément, la surveillante, oui, déjà, je ne me trompe pas, je lis sur son visage un reflet de cette « assurance absolue »… Le jour où elle sera surveillante, la caissière, elle souffrira moins, c’est parfaitement vrai ; mais elle sera bien plus malade, c’est encore plus vrai !
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Carrefour et Leclerc, un jour, je le sais bien, changeront tout cela : plus de caissières, plus de protestations, un robot, j’aurai écrit pour rien. Mais je ne crois pas être le plus naïf. Libre de ce gros caillot de souffrance, la capillarité se fera plus aisée, plus fluide, le dégoût se mêlera plus finement à la soumission, l’horreur ira plus fort, plus vite, plus haut ! « La thèse bourgeoise, c’est que tout marche tout seul et par là même va de mieux en mieux. » Mais la thèse bourgeoise est fausse, même si elle est partout. Si la technique est bonne ou mauvaise, qu’on le demande aux gamins qui passent le bac. Nous voyons, en tout cas, qu’aux deux sens du mot elle précipite : elle accélère et, jour après jour, elle dépose au fond des consciences une charge de résignation plus lourde. Il m’arrive d’espérer que cette épreuve sera salutaire. Bienheureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! dit la tradition chrétienne à propos du péché originel. L’humanité se félicitera-t-elle un jour de l’épreuve que lui aura infligée le règne technique ? Y a-t-il un lien entre ces deux poussées d’orgueil ? Entre ces deux pesanteurs ? Tout cela m’est très obscur. Je crois cependant que ceux que Henri Hartung appelait les Princes du management sentent confusément que la situation se gâte. Leurs adversaires rituels le voient moins clairement qu’eux : le regard moral, sur le monde comme sur soi, manque généralement de largeur. Eux sont plus engagés, plus pervers, plus prométhéens, plus tragiques, j’oserai dire plus métaphysiques. Ils commencent à sentir que le temps de la dénégation, de l’élusion, du mensonge est derrière eux. C’est pour cela qu’ils vont tirer dans la foule, à tout hasard, leurs dernières cartouches de dénégation, d’élusion, de mensonge.
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Que tout marche tout seul… Claude Imbert ne dit pas autre chose quand il s’interroge sur l’imbroglio européen : « Alors, que faire, sinon, dans son dortoir, veiller au chevet de la Belle au bois dormant ? Continuer de modeler le corps de l’Europe : ses muscles économiques, ses armes, ses lois. En espérant qu’un jour ce qu’on appelle « l’âme » lui viendra de surcroît. » L’appel à l’âme, geste bourgeois classique. Il le faut d’autant plus solennel qu’on sait parfaitement que, dans ces conditions, elle ne viendra pas. Le lapin est assuré, il arrangera tout le monde. Au passage, rien n’interdit d’ailleurs de mettre les textes cul par-dessus tête. Si j’ai bonne mémoire, le surcroît, dans les Évangiles, ce n’est pas l’âme, c’est le reste. Les bourgeois ont toujours du mal à comprendre qu’elle n’est pas là pour jouer les utilités. S’il n’y a plus de solution, merci de ne pas la sonner : assumez, les gars !
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À cela près, Claude Imbert n’a pas tort : pas de solution pour l’Europe. C’est là la conséquence d’un problème d’accouchement. L’Europe politique est venue au monde par l’argent et la technique, sans parler de la peur : séquelles irréversibles. Europe marché ou Europe puissance, rien n’y changera rien. Aucune leçon n’a été tirée de cet accident d’obstétrique puisqu’il est en train de se renouveler avec une autre patiente, à qui l’on veut tout le bien du monde, l’Union méditerranéenne. La médecine concrétiste qu’on lui réserve l’enverra malheureusement rejoindre l’Europe aux urgences : dans dix ans, Claude Imbert appellera l’âme à son chevet.
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Je suggère qu’on demande avis, si l’on cherche un projet pour cette Union méditerranéenne, à ce chanteur et animateur algérien qui s’est exprimé sur France-Inter, le samedi 26 juillet, vers 19 heures, et dont j’ai mal compris le nom. Il a dit des choses simples, fortes, vraies. Par exemple, qu’il fallait parler de culturo-social, plutôt que de socio-culturel, et que cette inversion changeait tout. Parce que ce qui est premier, absolument premier, c’est la parole humaine, les liens et le sens qu’elle crée, la hiérarchie de vérité qu’elle impose aux préoccupations du moment, l’horizon qu’elle leur ouvre. Je veux bien que, disant cela, ce jeune homme n’ait pas découvert l’Amérique. Mais son intuition est droite, intelligente, profonde ; elle répond à l’attente des êtres et aux besoins de nos sociétés. S’il ne se trouvait personne, dans les officielles et internationales instances, pour le sentir, on pourrait toujours, en effet, s’occuper de curer la Méditerranée. Cela favoriserait une franche fraternisation entre technocrates de toutes les rives. Et puis, nettoyer les écuries de Sisyphe, il n’y a pas de mal à cela.
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Il ne s’agit pas d’émerger dans le néant, mais d’émerger du néant. Où ai-je vu cette idée ? Émerger dans le néant : négocier ma place dans le cirque, la durée de mon numéro, sa situation dans le programme, le montant de mon contrat ; chercher en quoi je peux intéresser, me déguiser en cas, travailler mon image, mon « relationnel » ; verser dans la même casserole mon meilleur, mon moins bon, mon mauvais : bien lier la sauce, ma sauce, ma sauce à moi ; en la liant, me lier à elle, la vendre, me vendre, être fait prisonnier, mourir en revendiquant. Et émerger du néant ? D’abord, sans doute, s’apercevoir qu’il existe. Pour le reste, je ne peux pas dire. Le cri de Paul Claudel dans Le Soulier de Satin, sans doute : « Délivrance aux âmes captives ! »

(29 juillet 2008)