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Penser âme et corps

Penser ce qu’on ne sent pas, c’est mentir à soi-même. Tout ce qu’on pense, il faut le penser avec son être tout entier, âme et corps.
Joseph Joubert

 

 

 

Penser n’est pas piétiner en chœur dans les données, à la manière des vignerons qui foulaient le raisin. Je connais des clubs de gens fort distingués et croulant sous le poids de leurs diplômes qui, la retraite venue ou s’approchant, nostalgiques de leur immense passé de managers, ne cessent de rivaliser d’intelligence et d’échanger leurs informations sur le monde, soucieux de maintenir entre eux une sorte de fermentation qui semble n’avoir d’autre raison d’être que de prêter encore un peu de vie aux illusions de leur jeunesse. Ni raisin ni vin dans ce vignoble. Quand l’un d’eux s’en va faire profiter les anges de son expertise, les autres le saluent pieusement, et continuent. Je ne sais rien de plus triste. Comprendront-ils un jour, oseront-ils comprendre ? Personne ne méconnaît leurs qualités, leurs capacités, mais pourquoi en faire éternellement état ? Douteraient-ils d’elles ? Voudraient-ils faire sentir à quel point elles leur pèsent ? Et s’ils changeaient de manière ? S’ils se mettaient soudain à parler par l’envers d’eux-mêmes…  Eux comme nous tous, bien sûr. Mais eux, particulièrement. Pas à cause de leurs médailles, de leur quotient ceci ou cela. À cause de leur énorme refoulé. Pas à cause de leurs fichiers. Pas à cause de leurs dossiers. À cause de leur corbeille.

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Il faut souvent du recul pour comprendre la poésie. Le temps doit avoir dénudé une époque pour qu’apparaisse clairement le lien entre ce qui la travaille et les mots que les poètes ont arrachés au langage pour se sauver et la sauver. Ainsi, par exemple, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, le négateur, et Pierre Reverdy, l’esprit le plus religieux qui soit. À partir de leurs points de vue inconciliables, de leur commune lucidité et de leur courage, ils nous ont envoyé le même signe. Quand Lautréamont trouve le beau dans la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », quand Reverdy nous demande d’établir, entre les mots et entre les choses, ces « rapports inouïs » qui créeront « le choc poésie », l’un et l’autre, chacun à sa manière, parlent à cette société future, la nôtre, dont ils pressentent l’étroitesse agressivement satisfaite. Elle ne les entend pas, bien sûr, ils sont trop vrais pour cette faiseuse avare. Pour protéger le même ordre bourgeois anxieusement possessif, étroit, jaloux, avare, les bigots de la religion ont fait de Lautréamont un infréquentable blasphémateur pendant que les bigots du rationnel rigolaient grassement de la pauvreté inspirée de Reverdy. Si nous lisions ces deux poètes, si nous les lisions ensemble, nous n’y trouverions le remède d’aucun de nos maux mais nous comprendrions à quel point il est vain de demander à ce qui enferme de libérer, à ce qui condamne de sauver, à ce qui rapetisse de grandir. Ne confondant plus ce qui relève de l’esprit et ce qui n’en relève pas, nous pourrions commencer à voir plus clair.

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Le monde bourgeois sait parfaitement ce qu’il fait quand il mêle à dessein l’or pur et le fumier pour s’inventer une solidarité frelatée avec le peuple qu’il jettera aux orties dès que la moindre menace s’approchera des privilèges sacrés qui sont à la fois sa drogue, sa malédiction et sa première raison de vivre. Partout, absolument partout, grâce à cette arnaque fondamentale, ses affaires tournent rond. La conjonction de sa réussite et de sa perversité constitutive lui vaut toujours plus d’abonnés. Tolérance bienveillante, très légèrement grondeuse et infiniment compréhensive, pour la déconstruction des valeurs sur lesquelles il s’est fabriqué mais engagement massif dans le réseau providentiel des servitudes nouvelles. Les mêmes qui sabotent la culture dont ils ont été allaités en mettant au même niveau Shakespeare, Dante et le communicancant du coin auraient honte de ne pas s’exposer matin, midi et soir, aux radiations salvatrices de la propagande et trouvent entièrement naturel qu’on leur chante les mérites de l’intelligence artificielle, ce concept, comme disent ceux qui le vendent, qui, si l’école avait encore quelque lointain rapport avec la connaissance désintéressée, vaudrait à ceux qui l’ont mis en circulation un bonnet d’âne dont au moins cinquante-trois générations garderaient le souvenir hilarant et navré.

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La phalange macédonienne, ou tortue macédonienne, vieille tactique militaire et ancêtre de la modernité conquérante : se protéger pour mieux attaquer. Hérissée de lances, la troupe avance lentement et serrée. Les boucliers des soldats périphériques couvrent ses flancs, ceux des autres combattants, dressés au-dessus de leurs têtes, stoppent les flèches et les traits. On ne vient pas à bout de cette machine de guerre en braillant des slogans ou en gigotant sur des estrades. Seule solution, sans succès garanti : chercher la faille.

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Une intuition, parfois, et le monde, pour un temps, s’éclaircit, comme si elle décapsulait un secteur de l’esprit. Je vais en proposer deux pour le prix d’une. J’ai trouvé la première chez Jacques Berque, la seconde dans un vieux souvenir d’étudiant. Elles n’ont apparemment aucun rapport avec ce qui nous préoccupe, ne mettront pas fin à la guerre d’Ukraine, ne feront pas peur au virus, ne rendront pas au climat sa sérénité. Pourtant, loin de les disqualifier, leur apparente inactualité leur confère une force qui serait irrésistible si nous la prenions en considération. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Pour une seule mauvaise bonne raison : parce que ce serait envoyer au diable – pourtant son unique destinataire – tout ce que notre fin de civilisation proclame avec une solennité comique. La pauvre ! Elle n’a plus que ses haillons à se mettre, toutes les fringues que l’Histoire lui a léguées, elle les a salopées ! Pour muscler nos cœurs et nourrir nos esprits, il lui reste le slogan fièrement proclamé par le nouveau Nouveau monde : Rapidité, Efficacité, Résultats. Facile à retenir : le RER. Pour nulle part.

Première intuition, celle de Berque. Il s’intéressait aux mots. Il était, dirait-on, un homme de langage, formule dans laquelle peu de gens verraient encore un pléonasme vicieux : n’est-on pas un homme de langage comme on est un homme de droite ou un homme de gauche, un homme d’action ou un homme de science ? Dans l’une de nos conversations, il s’étonne ou feint de s’étonner : pourquoi le français ignore-t-il le mot élusion ? Pourquoi le français élude-t-il élusion ? Il était bien informé. Élider et élision marchent ensemble mais éluder se promène tout seul. L’ordinateur accepte le verbe mais souligne de rouge élusion. Littré ne reconnaît pas non plus ce mot. Le Dictionnaire de l’Académie française, Larousse et Le Robert pas davantage qui, tous les trois, proposent pourtant l’adjectif élusif. Les écrivains ne parlent guère d’élusion. À l’exception, paraît-il, de Georges Bataille : je n’ai pas vérifié. Et, indirectement, d’Albert Camus qui, Berque l’avait noté, emploie parfois élision dans le sens d’élusion.

Enfin. Si élider donne élision, pourquoi éluder ne donnerait-il pas élusion ? D’autant que les deux mots suggèrent la même idée : supprimer. Toutefois, les processus suggérés n’ont rien de commun, pas plus que les étymologies. Élider, c’est pousser dehors, chasser, expulser. Élider une voyelle, c’est la faire disparaître pour la remplacer par l’apostrophe. Éluder est autre chose. C’est jouer avec, esquiver, dérober (et se dérober) adroitement, brouiller les cartes, chercher l’échappatoire, faire glisser. Pourquoi donc peinons-nous à reconnaître élusion alors que nous acceptons élision ? « L’élusion, m’a répondu Berque quand j’ai cherché à en savoir plus, dissimule les vrais problèmes, les vraies nécessités, pour servir d’autres intérêts. »

Le souvenir de jeunesse me ramène, lui, au temps lointain où je lisais un peu de théologie. J’en ai rafraîchi le souvenir dans le frigo de Wikipédia. Encore une histoire de mots. Hérésie n’a pas toujours eu le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Le grec ancien haíresis, qui signifie choix, n’avait aucune connotation négative ni péjorative : ainsi un Grec faisait-il le choix, l’haíresis, de l’école philosophique qui l’attirait le plus. En 1690, dans son Dictionnaire, Furetière constate déjà cette évolution avec une élégante netteté : « Ce mot vient du verbe grec haireomai, [latin] eligo, je choisis. Suivant cette étymologie, ce mot est du nombre de ceux qui tiennent le milieu, et qui peuvent se prendre en bonne et en mauvaise part. Cependant l’usage a tellement prévalu, que par le mot d’hérésie on n’entend plus autre chose qu’une attache opiniâtre à une proposition erronée et condamnée. Hérésie se dit, par extension, des propositions notoirement fausses qu’on avance dans d’autres sciences. C’est une hérésie, en morale, de dire qu’il ne faut pas être reconnaissant. C’est une hérésie, en géométrie, de dire que deux triangles qui ont les angles semblables ne sont pas proportionnels. Ce mot vient du grec, et n’était pas odieux autrefois, et signifiait seulement opinion particulière. »

Dans les années cinquante, j’avais trouvé chez les théologiens qui parlaient de l’hérésie une idée qui, au-delà du domaine religieux, pouvait s’appliquer à beaucoup d’autres et, notamment, à la politique. Ils faisaient observer que, dans le catholicisme, toutes les hérésies n’étaient pas venues d’une contestation de la doctrine et ne consistaient pas toutes à avancer des propositions qui la contredisaient ou lui étaient étrangères. Certaines hérésies, expliquaient-ils, sont filles de la pratique. Elles apparaissent quand la sensibilité de certains fidèles et la situation dans laquelle ils se trouvent les incitent à mettre l’accent sur un point particulier de la doctrine au détriment d’autres points, et les conduisent finalement, sans qu’ils en soient toujours conscients, à en modifier la perspective générale. Le modernisme, ce mouvement de contestation auquel l’Église catholique a dû faire face à partir de la fin du XIX° siècle, leur semblait appartenir à cette catégorie. Ils y voyaient un exemple d’hérésie de glissement, d’hérésie de jeu d’accents, d’hérésie de déséquilibre.

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Les deux intuitions, bien sûr, se rencontrent. Elles désignent le même jeu vicieux avec la réalité : tricher avec elle en l’éludant ou tricher avec elle par un système de choix truqués qui la défigure. Pas un aspect de notre vie collective qui ne soit affecté et infecté par ce mensonge premier, par cette cause première créée de toutes pièces. Là réside le péché originel de la modernité, sa maladie mortelle. Depuis quelque temps, il faut être drogué pour ne pas le sentir, la supercherie commence à vieillir, elle se fane, elle se fendille, elle se craquèle. Mais les mécaniciens de cette saleté, qui en sont aussi les bénéficiaires, ne manquent pas de munitions. Quand se révèle, si peu que ce soit, l’imposture, la découverte est si troublante, l’émoi si profond, qu’ils ont beau jeu de dénoncer le désordre et la violence qui vont presque toujours, presque nécessairement, l’accompagner. Il y a quelque chose de fascinant dans leur mensonge. Il n’est pas seulement le contraire de la vérité, il est une utilisation de la vérité en vue de la confirmation du mensonge. Ainsi nous rebat-on les oreilles avec l’idée lacanienne que « la réalité, c’est quand on se cogne ». C’est vrai, oui, mais quand on se cogne à quoi ? À l’indicible expérience de soi dans le monde ou aux conséquences douloureuses du sous-humanisme technocratique ? À du dur, du vrai dur, à ce qui s’impose à nous qui que nous soyons, quoi que nous fassions et pensions, ou à du faux dur, à ces situations entièrement trafiquées auxquelles on voudrait que nous reconnaissions une nécessité et un sens qu’elles n’ont pas et n’auront jamais ?

L’élusion de la condition humaine, l’escamotage du fondamental, l’incroyable mutilation de l’existence, je l’ai vue dans le monde des entreprises. Elle m’a épouvanté. C’est le code des codes. Je l’ai vue chez ceux qui se moquaient du sort des salariés et chez ceux qui en avaient réellement le souci. Je l’ai vue dans le patronat et dans les syndicats. Si tous, au fond d’eux, en avaient conscience et à quel degré, je n’en sais rien mais je sais bien que, les rares fois où elle se disait ou s’avouait – presque toujours dans une conversation privée -, c’était comme une confidence dangereuse, comme une déclaration de paix qui pourrait avoir des conséquences terribles. Le code des codes, oui. La mutilation première qui donnait sens à tout, faux sens à tout. Qui, une fois mise entre parenthèses la nature même de la condition humaine, permettait à toutes sortes d’ingénieurs de l’intelligence et des affects de résoudre les faux problèmes qu’ils avaient posés. Et tant pis s’ils ne savaient pas à qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas de qui ils parlaient, tant pis s’ils ne savaient pas qui, en eux, parlait.

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Le plus intéressant, aujourd’hui, c’est l’expérience ordinaire qu’on prend au sérieux. Par exemple le dialogue secret qu’on entretient avec une image, un propos tombé des médias, d’Internet, de n’importe où. Pour soi, pour soi seul, ruminer la chose. Non pas la décrypter, le décrypteur a toujours une clef à la main. La contempler. Ne rien penser. La laisser tomber en soi, attendre qu’elle dise son vrai nom. Accepter que ce soit ingrat, ennuyeux, décourageant. Il n’y a pas que la Joconde qui puisse être contemplée. Elle mérite de l’être, certes, mais si on ne s’intéresse qu’à elle, c’est mauvais pour le monde, et pour elle. Contempler une pub jusqu’à ce qu’elle écaille en soi un peu de pensée, qu’elle crache sa vérité, quelques bribes au moins. Expérience dangereuse ? Oui. Pour le confort. Pour l’image. Pour ce qui ne vaut rien.

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La pandémie qu’on fait semblant de croire terminée a été un grand moment d’élusion et de trucage. Le plus souvent, élusion de rattrapage, élusion de confort. Ce maire qui, en se réveillant, découvre qu’au plus fort du Covid, quinze cents jeunes se sont installés dans une usine désaffectée de sa commune pour y faire héroïquement la fête. Il est gentil, cet homme. Quand il va voir les envahisseurs, il trouve que « ce sont des jeunes vraiment bien élevés ». Il a été heureux – et probablement surpris – de constater « qu’ils se montraient très respectueux envers le maire de la commune. » Il a discuté « avec au moins cent cinquante d’entre eux » et n’a pas souvenir de « personnes complètement alcoolisées ». Mieux, il a eu la merveilleuse surprise d’apercevoir un peu partout des sacs-poubelles. Au fond, cette soirée lui a été un chemin de Damas : ces jeunes tout contents de se retrouver ne sont pas du tout ce qu’on dit qu’ils sont. Il a honte de son scepticisme passé : « On a des idées toutes faites sur la jeunesse ». Les choses, en réalité, sont infiniment simples : « C’est là une jeunesse qui voulait faire un 1er janvier entre eux, c’est tout. »

Eh non, ce n’est pas tout, l’essentiel n’y est pas, on l’aura constaté dans les hôpitaux. Mais cet homme sympathique et probablement bien plus désolé qu’il ne le montre n’est nullement responsable de cette invasion. Qui lui en voudrait de ne pas accabler ces jeunes ? On sera moins indulgent pour la maire de Paris. Le lundi 22 juin 2020, six jours avant le second tour des élections municipales, revenant sur la Fête de la Musique dont, en dépit du virus, elle avait voulu, la veille, enfiévrer la capitale, elle déclarait : « Je pensais que, bien sûr, il y aurait du monde parce que les Parisiens, les jeunes Parisiens ont été comme tous confinés pendant deux mois, et on sent bien qu’il y a cette envie de sortir, de faire la fête. Bien sûr, c’eût été mieux avec des masques, c’eût été mieux avec peut-être moins de monde mais c’est difficile de contester cette soif de vivre, de se projeter et d’être à l’extérieur. » Que dire ? Si c’eût été mieux avec des masques, il eût fallu les trouver ou interdire de sortir sans. Si c’eût été mieux avec moins de monde, il eût fallu en tenir compte. Quarante-neuf pour cent pour l’idéal, cinquante-et-un pour le réalisme résigné et efficacement électoral, ça gagne à tous les coups, sa ration correcte de valeurs est distribuée au troupeau avec la certitude qu’il ne vous en voudra pas d’avoir fait semblant. « À partir de la semaine de la Fête de la musique, le taux de reproduction [du virus] augmente. Ça n’a pas été complètement inopérant sur cette tendance. », constate pourtant l’adjointe à la santé. Je ne sais pas estimer ce genre de dégâts mais je crois deviner les conséquences plus lointaines d’un tel langage. Pour qui n’a pas le nez coincé sur le tout de suite, elles sont immenses. Aucune confiance ne peut y résister. Sous les braillements d’une joie forcée, s’alourdit une angoisse pâteuse que chacun enferme férocement en soi, qu’on nie tous ensemble à qui gueulera le plus fort, et qui, un jour, ne trouvant d’autre issue, explosera en violence. « Si le Covid est synonyme de drame, la musique, la danse, la joie tous ensemble est synonyme de vie », roucoulait à la fête un gentil chanteur qui, en ce jour de gloire de l’élusion, tenait à nous faire profiter de sa généreuse sottise.

Le pire n’est pas là. Le pire, le vraiment moche qui était aussi le vraiment idiot, c’étaient ces pleurnicheries de notables venus soutenir à la radio, entre deux zooms d’affaires, les malheureux jeunes gens à qui la monstrueuse inhumanité des pouvoirs publics interdisait d’aller siffler leur inspirante petite bière aux bucoliques abords du canal Saint-Martin. Quel cœur ils y mettaient, Seigneur, quelle indignation, quelle compassion rageuse ! Si vous les aviez entendus, la Cène, c’eût été, comme dit Hidalgo, la bière et non le vin ! Comme quelques autres, j’imagine, le virus m’a filé les foies, les chocottes, peut-être même un brin de trouille. Comme d’autres peut-être, j’ai eu peur pour moi (charité bien ordonnée…), pour elle, pour eux, pour tous. Jamais, je le jure, je n’ai pourtant atteint le point d’abattement auquel m’ont conduit ces pleutreries. Ces jeunes, enfin, vous imaginez ? Le surgissement de la mort. Non pas la mort localisée, étiquetée, cancer ou bagnole. Non pas la mort dûment enregistrée, mise en mémoire. La mort partout, la mort au milieu de la vie, une mort qui ne sait pas vivre ! La mort dans le monde entier, qui s’invite. Sans carton. La mort qui se fout des privilèges. Le monde entier, oui, et tous égaux devant elle, mazette, et pas un bistrot épargné, même pas les clubs chics, même pas la propriété de Bonne Maman, avec la piscine. On rêve ! La mort dans les librairies, la mort à la fac, la mort dans les bureaux. Objectif mort, partout. Tout ce que leur éducation a travaillé à dissimuler, à arranger, à édulcorer. Vous imaginez ce qu’ils ont senti, vous imaginez à quel point la stupidité de leur formation – de leur conformation – les a laissés, au fond d’eux, à un fond qu’on leur a appris à ignorer, démunis, tremblants, affolés. Minéralisés, ces pauvres enfants. Et ils ont dû nier ça de toutes leurs forces, les malheureux, avec les dégâts collatéraux d’une élusion cette fois tellement compréhensible.

Et pour les aider, quoi, qui ? Ils ont quoi dans leur sacoche, les notables ? La petite bière ! Rien d’autre à leur dire. Pas une parole du dedans, pas un souvenir lumineux, rien qui touche le cœur, déserts, déserts encombrés, vieux déserts ! Les vieux gamins parlent aux jeunes gamins. Oh ! qu’un instant j’ai eu de vilaines pensées, qu’il m’aurait semblé juste et équitable de la leur faire avaler, à ces étriqués compatissants d’opérette, par litres et par hectolitres, leur bière ! La colère, c’est comme la musique, c’est comme la messe, ça ne se quitte pas au milieu, il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’on revienne à soi. Et là, au bout, j’ai vu leur nullité, j’ai vu leur désarroi, j’ai vu aussi leur hargne et qu’un instant éclipsé par le Covid, le virus Esprit bourgeois, – pseudo : Modernité – quand il se réinstallerait en force, ne ferait de cadeaux à personne et rattraperait vite le temps perdu !

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Un instant, c’est vrai, j’avais pensé que le Covid pourrait tout changer. Macache ! Le monde occidental a un cul de plomb. Tout autrement, tout pareillement que le poète, je me sens, moi aussi, en étrange pays dans mon pays lui-même. Mais, cette fois, rien à attendre de l’extérieur, rien. Si j’écrivais le récit de mes relations avec le monde où j’ai vécu, ça s’appellerait Histoire d’un désamour. Pourtant, le goût de vivre ne m’est pas passé, même à l’entrée de la dernière ligne droite. Alors, on recommence. D’abord, tâcher de sauver quelques bribes qui peuvent servir. Souvenirs, peut-être signes.

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Bribe. Au supermarché du village, il y a quelques années, une famille avait installé son caddie au milieu d’une allée. Quand ils y déposaient les boîtes de sardines ou les paquets de pâtes et de café qu’ils étaient allés chercher dans les rayons, le père, la mère et les deux filles s’amusaient à faire de ce geste une solennité, presque une liturgie. Chacun prenait à deux mains l’article qu’il avait trouvé, l’installait délicatement dans le caddy et disait d’une voix claire et sérieuse, comme dans l’émission de télévision que personne ne manquait à l’époque : « C’est mon choix ! » C’était drôle, gai, gentil. Un peu inquiétant aussi, comme s’ils conjuraient, en public, un mauvais sort. Je ne sais ce que disait exactement la scène mais elle disait qu’elle disait quelque chose. Il y avait quelque chose à comprendre, quelque chose à sentir, même si l’on ne savait pas quoi. Rien n’est plus précieux de nos jours que ce je ne sais quoi. Surtout ne pas le lâcher, c’est notre bouée. C’est lui qui sauvera l’époque de son dogmatisme du néant, infiniment plus pernicieux que l’autre : j’ai connu les deux, je peux témoigner. Le cueillir, le garder en soi. Le je ne sais quoi, c’est la trace laissée en douce par les amis de la vie en exil.

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Bribe. Une philologue qui sait ce qui pèse aujourd’hui sur notre langue française et son expression écrite veut rendre ou donner aux enfants, aux étudiants, et à bien d’autres, le goût et le plaisir de la fréquenter. Elle n’ignore rien de la crise en cours mais refuse, avec raison, de la dramatiser. Elle ne méconnaît pas les ressources de notre langue, elle sait sa capacité de rebond. Il lui paraît toutefois raisonnable, pour ne pas aggraver la situation, de nettoyer l’orthographe du français moderne de ses complications indéfendables et des décourageantes bizarreries dont il a hérité. Et de citer ce h que nous nous croyons obligés de loger, en hommage au thêta grec, derrière le t de bibliothèque. Pourquoi ne pas le supprimer ? Des langues sœurs l’ont fait et ne se sont pas écroulées. Le sacrifice de ce h, s’il ne procure pas un immense plaisir aux plus anciens d’entre nous, ne raccourcira pas leur existence. Il leur sera moins douloureux, de toute façon, que le martyre que leur inflige quotidiennement l’écran des chaînes d’infos, ce paradis des fautes d’orthographe honteuses.

J’avais oublié ce h quand, quelques jours après, un commentaire d’internaute m’y a reconduit. L’article que cet estimable citoyen honorait de son précieux grain de sel racontait avec quelque complaisance les malheurs d’un homme politique. La réaction était courte et probablement lourde de sens, mais j’avais du mal à en mesurer la portée. Elle tenait en un mot : « Tammieux ». L’allusion m’échappait, je n’en étais pas fier. Un fait divers ancien ? Ce Tammieux, un Landru parlementaire de jadis ? Un Petiot ministériel ? Et soudain l’évidence et, pour moi, la dégringolade : Tammieux, c’est tant mieux, tout simplement ! Tant mieux s’il a des emmerdes !

Mettre en présence, laisser tomber ensemble au fond de soi ce Tammieux et la voix de cette philologue. Chercher la relation, si elle existe. Ou avouer qu’on ne la trouve pas, que ces deux êtres de langage ne se rejoignent pas – pas sur un terrain, en tout cas, qui nous soit accessible. Qu’ils resteront deux étrangers, comme les mondes qu’ils représentent. Ne pas argumenter qu’il s’agit, d’un côté, de la boutade d’un illettré et, de l’autre, de l’analyse d’une savante. D’un propos pour rien et d’une démarche culturelle. En Occident comme en Orient, au-delà de toutes les différences et de tous les conflits, la rencontre est longtemps restée possible entre ceux qui savaient tout et ceux qui ne savaient rien, entre l’empereur et le paysan, entre le sage et l’ignorant : c’était même très exactement cet immense détail qu’on appelait civilisation et qu’on essaye aujourd’hui vainement et sottement de retrouver en agençant des événements arbitrairement spectaculaires. On parle de produits de synthèse. Il n’y a pas de relations de synthèse.

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Bribe. Au patronage, Jean-Pierre était le seul vrai bourgeois de nous tous. Un jour où notre imagination avait, une fois de plus, transformé la poussière de la cour en terrain de foot, il eut à tirer un penalty, un péno. J’y suis encore. C’est la fin du match. Un but partout, le péno va être décisif. Le goal, trop serré dans sa chemise, se met torse nu. Deux tas de pull-overs délimitent la cage imaginaire. Jean-Pierre s’essuie les yeux : la poussière, bien sûr, comme toujours ici. Il prend du recul, puis frappe. Et rate. Il regarde ses pieds, comme si c’était leur faute. Il reste un instant ainsi, puis se redresse et crie. Je sens qu’il a envie de crier Merde ! Mais il ne crie pas Merde ! Il crie Miel ! l’imbécile traduction bourgeoise d’alors. Et des sentiments inconnus montent, comme des baleines furieuses, à la surface de mon âme. Je n’ai pas changé d’idée là-dessus. On ne fait jamais bien, et toujours mal, quand on interdit des mots. On ne jette pas des mots au tribunal, aucun ne serait acquitté, aucun, même pas liberté, même pas amour, même pas je t’aime. Même pas déconstruction ! Les mots sont comme nous. Salis, mais l’espérance les sauve. Ils vieillissent, mais elle les rajeunit. On ne sépare pas les pourris des vendables, comme les fruits sur les rayons. C’est ainsi : aucun n’est jamais vraiment pourri, aucun n’est jamais vraiment vendable.

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Bribe. Je suis client de la même agence bancaire depuis 1963. En visite dans les lieux un jour de 2013, année où je fêtais à la fois mes quatre-vingts ans et mes cinquante ans de fidélité à ce noble établissement, je me suis amusé à signaler ce double anniversaire à l’employé qui allait me remettre un carnet de chèques tout neuf. Ce fut un événement majeur, un des grands instants de mon existence, un moment fort comme on dit à la télé, un de ceux où l’époque est toute nue devant vous, où vous ne pouvez pas douter de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut, de ce qu’elle vaut. L’homme m’a regardé puis, saisi d’une intuition majeure, a filé comme une flèche avant de revenir tout sourire en brandissant une brochure. « Permettez-moi de vous faire cadeau de ceci », m’a-t-il dit avec chaleur. Je ne savais pas ce qu’il y avait en lui, mais j’étais sûr de l’arnaque. J’ai fabriqué le sourire ravi qu’on attend des vieux. J’ai signé le papier qu’il me tendait. Une formalité, une formalité, balbutiait-il. J’étais presque heureux, il y avait de la nécessité dans l’air, tout cela était horrible et encore plus grotesque qu’horrible mais enfin, pour une fois, dans ce temple de la fausseté, quelque chose se dévoilait. Il ne m’a fallu que trois jours pour être débité de quelques euros – l’abonnement à la brochure – et cracher au responsable de l’agence la lettre qu’il méritait et à laquelle il répondit bêtement, machinalement, misérablement, comme des conformateurs le lui avaient enseigné pour la gloire de la banque.

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Bribe. Les terribles difficultés de certains quartiers ou de certaines zones justifient-elles qu’on qualifie les délinquants de sauvages ? Pourquoi serait-ce un crime, d’ailleurs, d’être sauvage ? Tout le monde a du sauvage en soi, heureusement, même les professeurs à Sciences Peu. Disqualifier en chacun de nous cette dimension fondamentale et tordre l’idée de laïcité pour arracher de la vie sociale toute perspective de transcendance relève de la même intention élusive. Plus de bases, plus de sommets, au turf de l’actu, tous ! Délinquants, ces jeunes qui brûlent les voitures le sont assurément et doivent être traités comme tels, c’est-à-dire, indissociablement, être punis et, autant qu’il est humainement possible, être aidés. Mais ceux qui les disent sauvages devraient y réfléchir à deux fois. Ce mot n’est pas seulement odieux. Il est surtout entièrement inapproprié. Aucun groupe social ne reflète mieux que les quartiers la superbe « civilisation » du management et de la communication. Aucun autre n’a cette particularité d’avoir été condamné à ne boire qu’à cette source. Le monde ouvrier l’a très longtemps ignorée. Le monde paysan vit toujours de ses valeurs propres, même s’il s’en porte mal. Les bourgeois aussi vivent des leurs, et s’en engraissent de mieux en mieux. Les jeunes des quartiers, eux, sont arrivés nus à la modernité. C’est elle qui les a vêtus, nourris, instruits, blessés, c’est elle qu’ils dégorgent dans le flux intarissable et amer de leur musique. Voilà l’œuvre d’un demi-siècle de sottise et de prétentieuse légèreté. Insupportable, n’est-ce pas ? On raconte que Picasso, quand un visiteur allemand lui demande, en désignant du doigt Guernica, si c’est lui qui a peint cette toile, répond : « Non. Ça, c’est vous. » Eh bien, les quartiers, indissociables réalistes de droite et de gauche, c’est vous, ça ! C’est votre œuvre et ce sont vos enfants.

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Bribe. Avant de se saisir du tensiomètre et du stéthoscope, mon médecin, le temps d’une petite plaisanterie, jette sur son patient un regard rapide mais circulaire et enveloppant qu’aucun appareil n’enregistrera. Il est infiniment précis dans ses observations mais je sens toujours plus dans sa parole que le constat auquel elles l’ont conduit. S’établit en lui, à chaque consultation, une correspondance entre ce premier regard – presque un coup d’œil de peintre – et le diagnostic que ses appareils l’aideront à établir. S’il tombe sur une anomalie sérieuse, cette distance qu’il préserve entre lui-même et les informations qu’il va me communiquer me sera plus précieuse que les mots les plus rassurants. S’il ne trouve rien que de bénin, elle m’évitera de sombrer dans un optimisme fabriqué. J’espère évidemment qu’il va m’annoncer de bonnes nouvelles mais je me dis parfois que si je ne sentais plus dans sa voix ce quelque chose qui dépasse, et de beaucoup, l’instant de cette consultation, les heureuses perspectives qu’il m’annoncerait ne me seraient guère moins accablantes que les pires révélations.

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Bribe. Les sirènes d’Ukraine ne chantent pas autrement que celles de Montrouge, il y a plus de quatre-vingts ans, quand d’autres avions s’en prenaient, une fois de plus, à l’usine des Compteurs. Même hurlement mais, surtout, soudain, même décrochage du son qui devient un hululement que l’angoisse fait interminable, comme s’il était lui-même cette machine furieuse qui n’en finit pas de se précipiter sur son objectif. Dans la cave où tout l’escalier 17 du HBM est descendu, je ne songe pas à avoir peur, même si, en m’offrant biscuits et bonbons, les adultes échangent devant moi leurs plus noires inquiétudes et me révèlent avec une totale impudeur le monde où je vis. Je garde de cet instant un souvenir très précis. Tout cela est terrible, infiniment plus terrible que je ne peux l’imaginer. Un gouffre s’ouvre devant moi mais je n’ai pas de temps à perdre avec lui : la présence des deux gracieuses petites filles du quatrième et le sentiment tout nouveau qu’elles m’inspirent, tout nouveau et si extraordinairement ordinaire qu’il me semble couvrir en un instant la planète, me rend invulnérable. Je ne rêve pas. Leur présence ne nie pas le mal, le mal en moi, le mal hors de moi, la guerre, la cave. Elle ne gomme pas la souffrance, celle des autres, celle qui sera forcément, qui est déjà, la mienne. Le fond de mon cœur me dit que tout ça existe, que tout ça est en moi, que je n’ai pas à m’en étonner. Aucun idéalisme là-dedans, aucune rêverie. Le mal est bien en moi et le mal ne gagnera pas.  Dans cette guerre-là, je ne suis pas le général, je ne suis même pas le sous-off. Je suis le troufion de base, le troufion périphérique. Dans la cave, en regardant ces petites filles, je ne peux pas penser aujourd’hui. Je pense aujourd’hui et à l’heure de notre mort. Ce bonjour est un adieu mais, dans cet adieu, il y a un nouveau bonjour. Cette nuit, les bombes ne se sont pas trompées d’adresse, demain sera un autre jour. Je me sens définitivement comme tout le monde c’est-à-dire que, comme tout le monde, je me sens comme personne. Le chant des sirènes garde toujours pour moi quelque chose de ce mystère. Il plane longtemps dans le ciel puis, à l’instant où il va fondre sur sa proie et m’anéantir, je ferme les yeux et c’est comme si, attendri, il me tendait une main secourable. J’étais bien loin de ce souvenir d’enfant quand, il y a dix-neuf ans, dans le premier texte écrit pour ce site, je recopiais cet aveu de Victor Hugo : « Il faut bien que je le dise. J’aime l’exil. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience. » C’est vrai. On ne peut pas oublier ces hôtes mystérieux, de quelque nom qu’on les nomme. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas. On ne peut pas.

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Bribes, parmi cent autres. Ni jugement ni confession. Journal de bord, journal de guerre. Tâcher de tenir le coup, passer l’épreuve. L’époque est terrible, sauf pour les brutes. La seule chose qu’on puisse souhaiter à ceux qu’on aime, et même à ceux qu’on déteste, c’est de conserver, dans un coin de leur tête et de leur cœur, quelques très forts souvenirs de vérité pour y puiser du courage. Ce bagage est largement suffisant pour vivre, le reste est sottise, prétention, mauvaise graisse. Une époque assez idiote pour s’imaginer qu’elle va « rendre leur dignité » à ceux dont elle déclare, l’imbécile, qu’ils l’ont perdue ou qu’elle va « sauver la planète » ne mérite rien, mieux vaut la laisser flatuler dans son coin. Si vous voulez monter dans mon canot, venez, venez, on se serrera et on partagera le pain qui me reste, mais n’espérez pas que j’irai crever avec vous dans votre cale.

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Mais parfois, il y a du lourd, l’Ukraine par exemple, et il est impossible d’esquiver la question posée. J’ai essayé de regarder la guerre à la lumière de l’intuition de Berque. Ce grand homme n’agitait pas les mots pour le plaisir. On rencontre rarement un esprit aussi construit, aussi attentif, aussi étagé. Il faisait sonner ses intuitions à toutes sortes de niveaux, de l’expérience la plus ordinaire à la perception la plus aiguë, la plus rare. Il avait une manière de relier qui distinguait. Et, quand il distinguait, c’était pour faire sentir un lien plus fort que celui qu’il venait de dénouer. Il se mouvait toujours dans la variation et toujours dans l’unité. Dans cet aller et retour, il puisait son humour, sa gaîté. Parfois, dans une transgression inattendue, le savant un peu solennel ouvrait un instant la porte au gamin indocile qui l’assiégeait discrètement. Le croirez-vous ? Il aimait faire des blagues.

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Élision/élusion, serait-ce l’histoire de cette guerre ? L’élision, c’est quand on tranche. Mais l’on ne peut trancher que si l’on a d’abord construit et ajouté, donc affirmé. L’élision renvoie à une affirmation qu’on protège en tranchant ce qui la menace, donc à l’affirmation d’un pouvoir, quelle qu’en soit la forme politique. D’un pouvoir et d’une identité. Le vieux monde, en somme, celui qui a commencé à prendre de la gîte à la fin du XXe siècle. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, c’est encore largement celui de la Russie. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, ce n’est plus celui des pays européens, moins encore celui des États-Unis. Là, les révolutions techniques successives ont tout recouvert, tout emporté, tout assujetti. Le pic de l’acceptabilité de l’emprise technique, comme on dit si savamment, a été franchi il y a à peu près un demi-siècle. Mai 68 a été l’éclair avant l’orage mais les décrypteurs n’y ont rien vu : il y a des formations qui aveuglent, ce sont donc, très logiquement, les plus cotées. Depuis cette date, l’Occident court derrière lui-même sans la moindre chance de se rattraper. Incapable de parler sérieusement, il a laissé la parole à une tribu toujours renouvelée de bateleurs pédantesques. Depuis cette date, il est progressivement passé de l’élision à l’élusion, c’est-à-dire à la dissimulation, au faire semblant, à la séparation radicale de la réalité et du discours sur la réalité : plus il se laisse mener par le bout du nez, plus il nous bassine de ses valeurs. Toujours riche et encore puissant, il ne tient pourtant plus grand-chose, ne domine plus ses illusions et reste en tête-à-tête avec ses fantasmes. Sûr de ne plus vouloir comprendre, il s’entoure de machines à tout brouiller qui le font tricher et mentir. Comme il a perdu de vue la réalité, qu’il ne peut plus parler d’elle et qu’il ne le veut plus, il en invente une autre à son goût ou, plutôt, au goût de ses maîtres. Ainsi le but de l’hôpital n’est plus de soigner mais de gagner de l’argent en soignant. Ainsi le but de l’éducation n’est plus d’instruire mais de grossir le potentiel économique en instruisant. Ainsi le développement technique, moyen parmi les moyens, devient fin parmi les fins. Ainsi la morale n’est plus le respect de valeurs transcendantes mais la transcendisation à tout va d’opinions contingentes ou de billevesées démagogiques. Un esprit simple dirait : l’Occident est paumé. Et, sous les applaudissements, s’adjugerait la médaille d’or.

Ce que nous empruntons aux États-Unis nous enfonce un peu plus profond dans notre narcissisme. Il faut reconnaître que nous ne choisissons pas le meilleur. Manie des pétoires, management, Woke, en voilà, semble-t-il pour les goûts les plus divers et, parfois, les plus opposés. Apparemment. Être le plus fort, être le plus malin pour trouver des sous, être le plus vertueux, tout cela marche très bien ensemble et répond au même désir du petit bonhomme occidental du XXe siècle, tout cela soigne la névrose qui le dévore, tout cela construit l’image de lui qu’il veut accréditer pour la vaincre, et qui l’aggrave. Il est au centre de tout, comprenez-vous, au centre de l’espace et au centre du temps. Il fait pan-pan mieux que tout le monde, il joue mieux que tout le monde avec l’argent, sa sagesse et sa science sont universelles et refont le passé à son image, il est vraiment le meilleur, en lui culmine l’humanité, en lui et dans le petit espace de temps miraculeux qu’il habite, il résout la question de l’homme et il sait qu’il la résout. Comprenez qu’il est enfermé comme jamais, le pauvret. Sentez sa frousse de gosse dans le cirque qu’il nous monte. Sous ce ton de fermeté, sentez le désarroi. Sentez la pusillanimité : ces guignolades demandent moins de courage et d’énergie que n’en exigerait la volonté de se repenser fondamentalement, mot majeur de Berque, en prenant le taureau par les cornes : mais, au fait, où est-il donc passé, le taureau ?

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Dans les premières années de mon activité de formateur, une énorme contradiction me posait problème. Au restaurant d’entreprise, quand quelque actualité horrible mais lointaine s’imposait à la conversation, j’étais frappé par la fureur prophétique qui se déchaînait. Une heure après, devant un hiérarchique ou à la seule évocation de méthodes d’entreprise infiniment humiliantes, elle cédait la place à un ton jésuitique, à une hypocrite compréhension, à une fausse générosité de victimes, à un détestable parti pris de conciliation. Les voix elles-mêmes changeaient, elles semblaient vouloir se ravaler, comme s’il fallait s’excuser d’être soi-même, d’oser penser, de s’essayer à sentir. Comment les mêmes individus pouvaient se montrer si différents, je l’expliquais par une raison qui ne me convainquait qu’à moitié. Je me disais qu’ils n’y étaient pas pour grand-chose, qu’on les avait rendus vantards et pleutres. Je ne me sortais pas du lot mais il me semblait vital et prioritaire que nous apprenions tous à en sortir. Le reste attendrait.

Quelque analyse qu’on fasse de la situation, Poutine vient de changer cette donne. Entre les envolées du restaurant d’entreprise et la prudence quand se pointait la hiérarchie, il y avait de la place pour le lyrisme. Le tragique restait loin. De son exil, il exerçait parfaitement la mission qui lui avait été assignée : il permettait de comparer l’horreur de là-bas et les petits ennuis d’ici. En leur faisant honte de pleurnicher, il donnait aux salariés le droit de manquer de courage. Cette époque est terminée. L’Ukraine, c’est la porte à côté. Rien ne dit que nous serons épargnés. Si nous le sommes cette fois, il y aura d’autres occasions. Sans compter la bombe : la diplomatie avait-elle oublié ce détail ? Le tragique, ce monstre lointain qui nous valait de si belles dissertations, s’est soudain dangereusement rapproché. Il est là et ne partira plus. Le souffle des commentateurs en est coupé. Plan fixe sur Poutine.

Terreur. La guerre est là, presque chez nous, plus trop de place pour l’éloquence. Que penser, que dire ? Que c’est terrible, que c’est monstrueux. Et quand on l’a pensé, quand on l’a dit ? Le redire avec plus de rhétorique ? Chercher dans les infos du jour d’autres manières de le répéter ? Et puis ? Cul-de-sac. Chez les gens qui parlent à la télévision, le phénomène est moins visible, le temps est compté, une séquence chasse l’autre. Dans la vie, c’est différent. Des esprits qui ont de la ressource et du langage semblent anesthésiés par l’événement, comme si les chars de Poutine bloquaient leur expression, la contraignaient à tourner en boucle, à se faire de plus en plus répétitive, de plus en plus rhétorique, à se vider de sa substance. Comme si elle ne pouvait plus embrayer sur rien. Comme s’ils étaient arrivés au bout. Comme si, enfin, ils pouvaient affirmer.

Si tout le monde se félicite prudemment qu’il n’ait pas été fait appel, jusqu’ici, aux démentes ressources nucléaires, cette abstention qu’on espère durable n’a pas été sans conséquences. Même si les armes ont aiguisé leur cruauté et si des drones nouveau-nés batifolent au-dessus du champ de bataille, les belligérants semblent nous rejouer des scènes déjà anciennes dont les plus âgés d’entre nous ont gardé le souvenir, voire la cicatrice, et que leurs descendants ont retrouvées dans les livres et sur les écrans. C’est bien ce que déplorent, d’ailleurs, les spécialistes des stratégies internationales : perdre son temps à de pareilles vieilleries quand le monde entier est un chantier d’innovations prodigieuses !

Ces réalistes sont légers, comme d’habitude. Ce réalisme-là, pourtant, va encore perdre du poids. Sans perdre de son sens : il n’en a jamais eu. Ils sont légers comme l’Europe politique est légère, comme est léger le climat bruxellois, comme est finalement légère cette pesante machine, comme est légère la pensée qui l’anime, comme sont légères les disputes qui l’occupent, comme est légère cette permanente répartition des charges et des bénéfices. Même sous des forêts de drapeaux, même arrosée d’une goutte de Beethoven, même si tout le monde, faute d’avoir le cœur sur la main, se met la main sur le cœur. De ce qui se passe vraiment dans les êtres, de leur infini découragement, de leur asservissement à d’absurdes abstractions, de leur néantisation par une propagande d’une exceptionnelle vulgarité, tout ce monde ne voit strictement rien. Les rapports qu’il entasse sont faits pour le lui cacher. Sa position lui est un vaccin contre toutes les angoisses du monde. Dans la solennité de l’hémicycle, il poursuit ses jeux d’enfants.

Nous, en silence, nous regardons la guerre et nous la reconnaissons. Un sentiment tapi au profond de nous-mêmes resurgit avec une force qui nous étonne, nous embarrasse, nous déchire. Le mal existe. Le tragique est une dimension de l’existence. Aucun pass ne nous l’épargnera, aucun. Aucun bavardage, aucune élusion. Autre chose encore, étrangement. Le tragique c’est terrible, certes, vraiment terrible. Mais ce qui arrive quand on prétend le nier est plus terrible encore : l’existence n’est plus alors qu’une écharpe qui se détricote et pourrit. Le tragique, c’est terrible, mais faire croire et se faire croire qu’il n’existe pas ou qu’on l’amadouera avec des balivernes, c’est la fin de tout, c’est l’absolue défaite, la débâcle avant le combat. En refusant de se regarder elle-même, la société occidentale ne fait pas autre chose qu’organiser ce désastre, le fêter et en jouir. Dans ces conditions, plus elle parle haut, plus elle est ridicule. Elle est complice de ses virus.

Guerre d’Ukraine. Devant nous, la violence. Elle n’a pas changé, elle a toujours la même gueule de provocation foireuse. Et ce monde d’éludeurs élusifs qui, faute de vouloir la vaincre, espérait au moins la nuancer, la transformer, la civiliser, la mondaniser ! La culturaliser ! Le traitement homéopathique commençait à faire ses effets, bientôt tout en aurait été saupoudré, parfumé, délicieusement aromatisé, délicatement épicé. Présente partout à sa juste dose, la violence aurait été partout courtoisement ignorée. Elle nous aurait tués, naturellement, mais comme il faut. À petit feu discret, consensuel, résigné, citoyen. Quand, ici ou là, dans une banlieue braillarde ou un immeuble classé, elle resurgissait sous sa forme première, dans sa tenue classique, hurlante et ensanglantée, nous nous pincions le nez et poussions des cris aigus.

On le savait pourtant bien avant le christianisme, le tragique et le sens, ça marche ensemble. La tragédie grecque ne dit rien d’autre. Hölderlin le répète : « Là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Je n’avais aucune idée de ce poète, à douze ans, quand j’ai appris avec stupeur que le latin altus signifiait à la fois haut et profond. Tout ce qui s’entassait en moi, tout ce qui me rivait à l’obscur, tout ce qui me faisait peur, c’était donc quelque part en rapport avec ce qui me rendait heureux, avec la beauté, avec la joie, avec le rire ? Ce qui stagnait avec ce qui fusait ? L’étang n’ignorait pas le ciel ? Le ciel ne méprisait pas l’étang ? Le vaste, un jour, commanderait vraiment ? Ah, putain, comme on disait à Montrouge !

Le sens… Le premier ballot qui trouve quelque chose à vendre inscrit désormais le mot, bien en gros, sur sa camelote, bientôt il se l’agrafera à l’oreille, comme le cochon à la ferme. Pauvre vieille époque, quel besoin elle a d’être aimée et secouée, comment a-t-elle pu devenir aussi bête ? Pauvres enfants déchiquetés, pauvres cibles pour les marchands d’illusions. Le sens… J’entends encore le mot vibrer dans la voix de Francis Jeanson quand il s’adressait aux fervents animateurs des Maisons de la Culture. Ce secret du cœur, de l’esprit, de l’âme, nous rêvions de le partager avec eux, avec tous, comme une défense, comme une promesse. Il nous rendait graves et heureux.

1er juillet 2022

 

Une note inédite de Pierre Emmanuel

Présentation (Résurgences)

En 1967, le poète Pierre Emmanuel, résistant et académicien, inquiet du « terrorisme intellectuel » dont il voyait la culture française menacée et dont les deux manifestations majeures lui semblaient être « l’art de la dérision » et « le culte des sciences humaines », souhaitait lancer une contre-offensive éditoriale d’importance, sous la forme d’une collection de livres jumelée à un magazine. Il m’avait proposé de le seconder dans cette entreprise, et d’abord dans sa préparation. J’avais accepté d’enthousiasme. Comme il s’agissait surtout, dans l’immédiat, de trouver des collaborateurs, Pierre Emmanuel avait écrit, à ma suggestion, pour nous y aider, la note qu’on va lire et qui, pour porter sur un projet que les événements de l’année suivante empêchèrent d’aboutir, n’en reste pas moins une déclaration d’une profonde actualité. 

On s’étonnera peut-être de la place que tient dans ce texte la référence religieuse. En ces temps-là, on ne feignait pas de tenir pour secondaires les débats sur les fins dernières de l’homme. Que voulez-vous ? Les sondages n’en étant encore qu’à leurs balbutiements et les chroniqueurs politiques n’ayant pas encore pris toutes leurs aises dans le paysage médiatique, on s’occupait comme on pouvait ! Les croyants, d’ailleurs, n’avaient nullement le monopole de ce genre d’expression. La foi d’un incroyant, tel est le titre, par exemple, d’un des livres majeurs de Francis Jeanson. Ce nom me vient naturellement à l’esprit quand j’évoque Pierre Emmanuel. Six ans après, en effet, en 1973, l’un et l’autre acceptèrent – et dans quel climat de joyeuse amitié ! – de me prêter main-forte alors que je tâchais d’installer au sein du vieux Collège Sainte-Barbe un institut de formation permanente qui irait en sens contraire de ce que concoctaient déjà les milieux d’affaires. Et m’ont fait vérifier, au passage, la solidité, la fermeté, la générosité du pacte tacite, de l’accord clandestin qui lie celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas quand l’un et l’autre, loin des considérations subalternes, se demandent en êtres humains ce qui est le meilleur à proposer à des êtres humains.

Pour l’un comme pour l’autre, c’est de l’individu que tout part, et de rien d’autre. Ou plutôt, dans l’individu, d’une trace mystérieuse d’humanité qui le constitue. Voir dans l’intelligence du cœur, que Jeanson appellera sens de la relation, le fondement de la culture, et donc des relations entre les citoyens, c’est affirmer qu’elle est première, première quand le temps est beau, première quand il tourne à l’orage. C’est refuser de la soumettre à quelque force anonyme que ce soit, à quelque rationalité abstraite, si joliment qu’on l’ait baptisée, qui s’imposerait mécaniquement à tous. Le rapport au monde qu’implique, nourrit et explicite la culture, ne peut s’approfondir que dans l’individu et entre des individus, et aucune forme sociale n’est légitime si elle procède d’autre chose que de ce mouvement-là. Toutes deviennent folles, perverses et nuisibles dès qu’il en est autrement.

Le sens que donne ici Pierre Emmanuel au mot cœur est des plus classiques : le cœur, c’est le point de rencontre d’une affectivité singulière et de la raison universelle qui spécifie l’individu et particulièrement, en lui, l’intime de l’être, cette zone qu’il jugeait, il y a cinquante ans, « dépréciée et refoulée », l’âme. C’est dans l’individu que se reconnaissent et s’épousent, en vue d’une démarche créatrice, les forces multiples et incontournables de la vie et les non moins incontournables exigences de la pensée. Aussi est-il le contraire de cette entité autonome et autocentrée que le libéralisme veut faire de lui. Ce cœur, à la fois carrefour et moteur, atteste, en même temps, sa singularité et sa constitutive ouverture. Plus même : il atteste que cette singularité n’existe que dans cette fondamentale ouverture et que, réciproquement, il n’est pas d’ouverture en lui qui ne creuse sa singularité pour la rendre plus singulière encore. Non seulement il n’y a aucune contradiction entre l’ouverture à autrui et l’affirmation de soi mais chacun de ces deux mouvements appelle l’autre comme sa condition élémentaire et nécessaire.

Voici donc un texte qui ouvre, comme par l’intérieur, la plupart des questions que la névrose de notre époque referme à plaisir sur elles-mêmes. Brouiller une névrose, et une névrose qu’on partage, quoi de plus amical et, de plus, quoi de plus gratifiant ? Les mots eux-mêmes en perdent le nord. Voyez donc. « Je pense qu’il n’y a pas de rapport valable au plan politique si on n’est pas préoccupé par, branché sur, cette dimension de transcendance. » Qui a dit cela ? Pierre Emmanuel, bien sûr ! La dimension surnaturelle et la dimension temporelle, naturellement, langage de catho ! Tout faux. C’est Jeanson !  (J.S.)

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En faisant de soi le principal objet de sa connaissance, l’homme moderne s’est vidé par là même de son mystère et sa tendance nihiliste s’en est accentuée. Cela s’exprime d’un côté et sous des formes très différenciées, par un art de la dérision, de l’autre, comme en contrepoint, par un véritable culte des sciences humaines. Même dans la vie religieuse, tout élément « subjectif » est tenu pour suspect : l’existence individuelle ne semble avoir de sens que prise dans une solidarité d’ensemble.

Ainsi, faute de relations singulières, la personne dépérit. Au lieu des symboles qui lui donnaient, dans le langage propre au mystère, une figure de celui-ci, elle ne rencontre que des abstractions : ni son désir de Dieu, ni Dieu même, ne sont plus proférés par l’intelligence du cœur. Ce dernier mot est de ceux dont on a honte : on craint d’être dupe de lui, ou de paraître tel. Les mêmes remarques valent pour le rapport avec les grands lieux communs : le destin, la vocation, la mort. Et aussi pour tout l’ordre des relations affectives ou des liens qui nous restent avec la nature. Finalement, la notion même de création risque d’être altérée. Si l’intime de l’être est condamné (comme on condamne une porte) l’art n’est plus qu’un trompe-l’œil.

Il est clair qu’un grand nombre d’âmes (j’emploie ce terme parce qu’il connote, dans la totalité de l’être humain, la part aujourd’hui dépréciée, refoulée), souffrent de cette désaffection interne qui déséquilibre l’existence de chacun et de tous. Mais les esprits sont les victimes d’un terrorisme intellectuel qui semble leur interdire de poser les questions de l’être et du sens autrement qu’en ces termes objectifs ou négatifs qui bâillonnent d’avance les besoins véritables. Or ce conformisme supérieur qui prétend monopoliser le progrès n’est bien souvent qu’un positivisme réanimé ou un nihilisme qui s’essouffle. Il n’en constitue pas moins un courant universel, dont ceux qu’il entraîne ne peuvent se détacher pour le juger, et que leur pensée entraînée par lui accélère encore. Le premier acte en vue d’un nouvel équilibre est donc de reprendre pied, ou sur la berge, ou dans le courant lui-même. Sur la berge, c’est-à-dire dans certaines notions essentielles qui sont autant de sujets d’affirmation ; dans le courant, afin de mesurer, par la réaction qui doit leur être opposée, la nature et la force de la dérive moderne.

De ces considérations est né le projet présenté ici. Il est sous le signe de la vie intérieure, terme qui n’est qu’en apparence déconsidéré de nos jours. Dans ce projet, la vie intérieure est conçue comme l’ordre du cœur enveloppant celui de l’intelligence abstraite : c’est la raison qui se tient debout dans le cœur. Le but recherché est de rendre aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui, sans qu’ils aient rien à renier de l’apport réel de leur temps, la familiarité avec leur propre cœur et, par lui, avec le mystère de l’homme. Le battement du cœur humain doit se faire entendre dans l’existence et la pensée : et en lui, comme sa fin et sa source, doit être au moins pressenti le Dieu sensible au cœur. Ce but peut être atteint par des méthodes différentes mais liées, suivant que l’on se situe sur la berge ou en plein courant.

Aussi est-il proposé deux moyens complémentaires d’expression.

Premièrement, une collection dans le format des livres de poche, collection analogue, dans l’esprit du temps, à ce que fut il y a quarante ans le Roseau d’or.

Cette collection pourra s’appeler l’Arbre de Vie.

Y seront publiés, selon une formule extrêmement souple, des œuvres où la vie intérieure se manifeste, dans les milieux et les situations les plus divers, avec un ton qui la rend directement communicable. Il ne s’agit ni de constituer un nouvel hermétisme, ni de « sacraliser » n’importe quel penchant. L’entreprise suppose une considération éthique fondamentale, un jugement constamment attentif à la littérature comme forme de la vie intérieure : l’audace des choix allant de pair avec la rectitude de ce jugement. Le projet ne saurait réussir que dans la mesure où il récapitulera certaines valeurs essentielles, attestées par l’expérience intérieure et formulées en vue d’éveiller chez d’autres celle-ci.

La collection pourra se composer :

  1. d’œuvres in extenso, sans limitation de genre, dont la valeur soit liée à leur contenu spirituel, ou dont la force de témoignage s’impose à l’attention même en l’absence de grandes qualités littéraires. Ces œuvres pourront être des traductions et appartenir à des mondes culturels très différents du nôtre. Ce pourront être des rééditions de textes oubliés, replacés dans un éclairage moderne où leur actualité sera rendue sensible, grâce à une introduction moins érudite que vivante. Toutes ces œuvres devront être, directement ou indirectement, autant d’introductions à l’éternel.
  2. de Cahiers alternant avec les œuvres, et composés d’un ensemble de nouvelles, d’essais, de poèmes, à l’écoute du cœur. Le critère de sélection en sera d’abord le ton, qui devra trancher sur le misérabilisme et le détachement objectal par la vibration d’une certitude intérieure, même contrariée et douloureuse, et douée d’un pouvoir d’affirmation. Ceci n’implique nul optimisme a priori, nulle simplification faussement moralisante. L’édification que le projet suggère use d’un autre matériau que la littérature « édifiante » au sens consacré mais non étymologique du terme. Cette édification n’exclut ni les hardiesses ni les doutes, pourvu qu’ils soient sans complaisance.

Certains Cahiers pourront être composés d’essais groupés autour d’un thème commun, ou même présenter une controverse, voire une polémique. Ils pourront provenir de débats préalablement enregistrés et remaniés par les interlocuteurs. Ce remaniement devra donner au texte une valeur littéraire parlée, c’est-à-dire conserver au langage son rythme spontané, en éliminant les faiblesses et les chutes de tension. (L’œuvre de Péguy est un exemple admirable de la vertu de ce langage parlé-écrit.) On pourrait concevoir, en supplément de tels ouvrages, un disque où seraient enregistrés les fragments essentiels du débat direct. Dans tous les cas, un principe : le sérieux de la réflexion n’exclut pas une expression passionnée. Il importe de trouver, pour exprimer l’alliance de la sensibilité et de la raison, un langage délivré de la fausse froideur objective et de la fausse élégance esthétique, d’où découlent la banalité d’une part, l’obscurité de l’autre.

On peut enfin imaginer des Cahiers groupant quatre poètes ou auteurs de nouvelles, sous le titre Saisons. Le choix devrait être par affinité et contraste : ce serait un banc d’essai pour de jeunes littérateurs et le germe d’un milieu de pensée éventuel.

Deuxièmement, le projet suppose un mode d’expression en plein courant. Ce serait la tâche d’un magazine par exemple bimensuel, de format différent des autres. (Un format oblong, comme celui du Ça ira de Frossard, pourra être étudié.) Ce magazine, animé de l’esprit général de l’entreprise, devra se situer en plein cœur de l’actualité, viser celle-ci au cœur. Ce sera un organe de démystification permanente, s’attaquant à la fausse sensibilité de l’époque, à sa sécheresse et à ses inhibitions intellectuelles comme à son affranchissement illusoire. Cette démystification aura pour fin de promouvoir dans la pensée et la vie morale une véritable liberté du cœur.

Chaque numéro pourra comprendre un lexique des mots et idées reçus, ou bien un sottisier méthodique. Une liste de ces sujets sur lesquels se répandent les sottises qui constituent en apparence l’esprit du temps sera dressée et tenue à jour : les rédacteurs l’auront constamment à l’esprit et s’y reporteront comme à un système de coordonnées générales, pour faire l’inventaire critique de tout ce qui se dit, se publie ou se montre. La règle d’or de chaque article est qu’il soit bien informé et témoigne d’une connaissance d’autant plus exhaustive que la critique sera exigeante. Seule une exigence intellectuelle indiscutable sur eux-mêmes pourra donner aux rédacteurs le droit d’être mordants et même sans pitié : c’est cette exigence qui donnera le ton à l’ensemble. Elle ne doit point tomber dans les défauts communs du jacobinisme et de la bonne conscience : l’idéal de son style devrait être l’ironie tempérée d’humour, et laissant toujours voir les postulats spirituels de l’auteur, sa conviction inébranlable.

Cette part polémique du magazine, importante, n’est pas la seule. Ce qu’on peut appeler la doctrine de l’équipe doit s’y faire jour, en référence constante à des questions actuelles. Chaque numéro pourra comporter l’interview, non pas d’un intellectuel professionnel, mais d’un homme de notre temps (artiste, professeur, ingénieur, syndicaliste, agriculteur, etc.), d’esprit et de langage bien articulé, qui parle, du point de vue de son expérience propre et dans son métier, des questions d’ordre spirituel qui le préoccupent, depuis l’érotisme jusqu’à la vie en Dieu en passant par l’éducation des enfants ou le développement des maisons de la culture. Dans ces divers domaines, il convient de se débarrasser du style passe-partout, néo-sociologique ou économique, de l’intelligentsia régnante. Il n’est pas nécessaire de parler le même langage qu’elle pour parler des mêmes choses, et beaucoup mieux. Il faut créer un style qui puisse devenir un style de vie, et qui ait la chaleur mesurée mais constante de la foi en certaines valeurs indestructibles. Ces valeurs, qui de nos jours effarouchent, doivent être l’objet d’une approche qui les fasse découvrir au lecteur comme s’il en réinventait l’évidence, et à son propre émerveillement. Une complicité doit donc exister entre celui que la certitude fait vivre et celui qui ne la possède pas : il faut éveiller le désir, mais non imposer ce qui ne doit être reçu que dans la liberté parfaite.

À ce magazine est donné un nom, proposé à titre provisoire : Fer de lance. D’autres noms, meilleurs et moins médiévaux, pourront être suggérés. Il doit être confié à une équipe de rédacteurs jeunes et ardents, décidés à lui modeler une forme durable et originale. Ces jeunes hommes et femmes (il serait souhaitable qu’ils eussent entre 25 et 35 ans) devront agir les uns sur les autres par une émulation constante en vue de trouver, de soutenir, d’affermir un certain ton. Leur sens de la charité intellectuelle devra être impitoyable : aucune compromission avec les faiblesses de la mode, mais aucune dénonciation facile de celle-ci. Toute parole doit être pesée et justifiée, même dans le journalisme de choc. Cela dit, ils devront créer de l’allégresse, réhabiliter la veine comique de la critique, en somme se donner du bon temps, ce qui est l’occupation la plus sérieuse, ad majorem Dei gloriam.

La réalisation de ce double projet suppose la formation d’une équipe, et même d’un milieu. Ce milieu peut se constituer autour du projet, ou un embryon du milieu se former avant que le projet ne se réalise. Ce problème du milieu n’est pas mince : chacun des initiateurs intéressés pourrait penser à deux ou trois amis qui se réuniraient aux autres pour faire naître l’ambiance indispensable à un rayonnement futur. Car il ne faut pas se dissimuler que si le besoin est grand et le projet actuel, les gens auxquels il s’adresse et dont il demande la collaboration font figure d’isolés – mais c’est parce qu’un aimant leur manque 1.

(mis en ligne le 12 septembre 2017)

Notes:

  1. On trouvera sur le site officiel de Pierre Emmanuel (www.pierre-emmanuel.net) toutes les informations sur la vie et l’œuvre de ce grand poète qui fut aussi essayiste et journaliste. On y trouvera également de multiples témoignages qui confirment l’actualité de sa pensée en France et dans le monde.

Francis Jeanson

LE MARCHÉ XLIII

J’ai rencontré Francis Jeanson au début des années 70, alors qu’il travaillait au chantier tout neuf de l’action culturelle. Chargé de la préfiguration de la Maison de la Culture de Chalon-sur-Saône, il réfléchissait aussi, avec le ministère, à la formation des animateurs de ces Maisons, tâche pour laquelle il cherchait un adjoint. J’avais présenté ma candidature ; à l’issue d’une séance assez solennelle au Ministère de la Culture, elle fut agréée. Francis m’inspira tout de suite curiosité et sympathie et j’intervins avec enthousiasme dans le premier stage national. Il durait un an. Les stagiaires bénéficiaient d’une foule de rencontres avec toutes sortes de personnalités éminentes, écrivains, artistes, auteurs dramatiques et comédiens, sociologues, pédagogues, etc. Dans des séminaires réguliers, Francis donnait sens et unité à l’ensemble. J’essayais, quant à moi, de transposer à l’univers culturel ce que mon activité de formateur m’avait déjà enseigné. « Fais ce que tu veux », m’avait dit Francis. À la fin du stage, une réunion fut organisée pour procéder au bilan de l’année. Leurs discours ayant mis l’horaire en danger, les officiels prièrent les stagiaires d’être brefs, ce qu’ils acceptèrent de bonne grâce. L’un d’entre eux parlerait au nom du groupe et son propos tiendrait tout entier en une équation sur laquelle ses collègues s’étaient accordés. Sur quoi le délégué se leva, s’en alla chercher un tableau, et écrivit : Stage national = Jean (son+Sur).
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Vanité. Mais, après quarante ans, la gloriole aurait pu garder cet épisode aussi frais dans ma mémoire sans qu’il soit resté dans mon cœur. J’étais honoré d’être ainsi associé à Francis, mais il s’agissait surtout d’autre chose. Cette équation n’était ni une flatterie, ni un règlement de comptes. Les stagiaires n’avaient jamais montré la moindre animosité envers les interlocuteurs qui leur avaient été proposés, et dont ils évoquaient souvent les apports. Ils nous avaient seulement lancé une sorte d’appel, leur équation était un manifeste en raccourci, l’expression d’une urgence que Francis Jeanson et moi avions peut-être pu mieux entendre que d’autres.
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Quelle urgence ? L’urgence de l’urgence, précisément. L’urgence de ranger les choses importantes dans les beaux dossiers de toutes les couleurs qu’elles méritent, et de s’intéresser aux choses urgentes, et de se donner, de s’adonner aux choses urgentes. Les futurs animateurs avaient compris que c’était là la pente naturelle de Francis, et la mienne. Même si les aventures que j’avais eu à affronter étaient à celles de l’animateur du Réseau ce que la pétanque est à l’ascension de l’Himalaya, les stagiaires, au-delà de toute identification politique ou idéologique, nous avaient sentis du même côté. Nous l’étions. Francis l’avait immédiatement compris ; de cela, je lui avais été reconnaissant. Il m’avait parlé comme à moi-même, non pas comme à une contrée voisine, à un clocher concurrent, à un allié d’un jour susceptible de devenir un adversaire de toujours.
Ξ
L’urgence. Je voudrais être certain de bien faire entendre ce que je mets sous ce mot. Je ne parle pas de l’urgence des journalistes, ni de celle des experts, ni de celle des humanitaires. Je parle de l’urgence d’accéder à soi-même, et de la nécessité, pour y parvenir, de faire la route avec les autres. Tout le monde a ce désir, mais peu de gens le regardent en face, peu de gens osent avouer et s’avouer que c’est là le meilleur combustible possible pour l’espérance, son principal moteur et sa source la plus vive, au point que son absence frappe tout le reste de stérilité. Ce mélange de proximité et de distance avec autrui, cette fraternité de voyageurs, cette fragile certitude qu’on ne se soucie ni de consolider ni d’analyser, dont on ne cherche ni de quoi elle est faite, ni de quoi elle manque, ni de quoi elle boite, ni de quoi elle souffre, dont on accepte les limites sans refuser les joies et les plaisirs qu’elle offre, qui, en lui donnant sens, tout à la fois alourdit et allège la solitude, l’affirme et la dépasse en la transfigurant, quelle existence ne la désire pas ? Mais peut-on encore comprendre cela, peut-on encore croire cela ? Sans doute. Quelque part, comme on disait à l’époque. Je m’y efforce comme un autre, je n’y parviens pas toujours. En tout cas, c’est bien de foi qu’il s’agit. De la foi du croyant ou, comme dit Francis, de la foi de l’incroyant.
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Accéder à soi-même, aider les autres à y parvenir aussi et, en les y encourageant, s’y encourager soi-même : Jeanson n’a jamais rien fait d’autre dans sa vie. C’était cela, le Réseau : sortir de la honte intolérable de la Guerre d’Algérie, sortir d’une défaite de plus en plus évidente, et que l’illusion de chaque succès militaire aggravait. Ne pas accepter de vivre dans cette lumière sale. Prendre les moyens qu’il faut, accepter qu’ils soient trouvés discutables et que, parfois, ils le soient. Agir dans le sens de la plus grande urgence, non pas en vengeur, non pas en théoricien. Christiane s’agaçait de ce qu’on identifie toujours leur couple aux années du Réseau. Le reste était pourtant de la même inspiration. L’action culturelle, telle que la voyait Francis, c’était tâcher de rendre les gens à eux-mêmes par le même mouvement qui le poussait constamment à se rendre à lui-même. Non pas la bienveillance, la philanthropie, le dévouement, l’altruisme. L’affirmation d’une communauté de destin, d’une identité de situation attestée par la présence dans chaque conscience, au-delà de tout ce qui sépare, d’un désir de sens. Tout cela ne m’aurait pas parlé à ce point si je n’avais déjà eu l’occasion de comprendre que cette perspective était la seule capable de donner sens à mon travail de formateur.
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Un été, je l’avais entraîné pendant quelques jours dans un beau village de Provence dont le maire avait accepté l’idée d’une sorte de mise en expression de ses administrés. J’étais ébahi du naturel et du soin avec lequel il s’entretenait avec nos interlocuteurs, haussant sans effort l’image des humbles, nuançant avec un humour gentil la satisfaction des importants. Il ne cessait de découvrir, il semblait renaître avec chacun ; mieux encore, il est vrai, avec chacune. Francis aimait passionnément les femmes. Il parlait d’elles avec une immense liberté toujours empreinte de la plus affectueuse amitié. Je lui enviais cette simplicité. Je l’entends encore, une fin d’après-midi où nous nous promenions dans le village, heureux de la beauté du site, heureux d’une jeune femme rayonnante que nous venions de croiser, me dire : « Tout est devenu plus large. » Et j’ai toujours dans l’oreille la grosse quinte de toux qui saisit le responsable du Crédit Agricole à qui j’avais un peu perfidement conseillé de lui demander une conférence quand, à l’issue d’une salve de questions, Francis déclara sur ce ton de douceur rieuse qu’il maniait comme une arme pacifique : « Nous allons maintenant nous quitter, mais je vais partir sur un regret. Vous ne m’avez pas interrogé sur ma vie sexuelle. »
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Francis Jeanson était la mesure même. Mais, dans la mesure, il était démesuré. Il ne concevait pas l’idée d’absolu. La condition humaine, pour lui, était absolument relative, c’est-à-dire absolument en relation. « Il est clair, écrit-il, que nous n’agissons pas dans l’absolu : mais c’est précisément dans le relatif qu’il nous faut nous maintenir, envers et contre tout, une sorte d’exigence absolue. Entre le redoutable confort des solutions radicales et la fuite dans l’insignifiance relativiste, il nous reste à tenter de naviguer… »
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« La perception, disait Deleuze, pas la morale ! » « C’est scandaleux, ajoutait Jeanson, de parler de Morale dans l’univers où nous sommes. » À l’origine de ses engagements, aucune surdétermination politique. Le Réseau était né de l’indignation mêlée d’effroi où l’avaient jeté, durant un séjour en Algérie, les propos de nos compatriotes. Cette réaction m’était facile à comprendre. Dans un texte qui figure sur ce site, Retour en Algérie, j’ai raconté ce que fut ma première promenade de soldat à Alger, le gamin algérien déchiqueté par la bombe qu’il transporte, la fureur délirante du curé de Saint-Augustin, l’évidence hurlante que tout cela devait cesser : et j’étais un catholique de droite, et j’étais venu volontairement en Algérie pour y défendre la civilisation occidentale ! Pourtant, si sévère que fût son jugement sur le comportement de certains d’entre eux, Francis Jeanson n’était nullement en guerre contre les Français d’Algérie. Il voyait de quoi ils étaient responsables, mais n’oubliait jamais en quoi ils étaient aussi des victimes. J’aimais cet homme de gauche qui ne jouait pas à l’homme de gauche, que je n’ai jamais vu s’étrangler d’indignation, s’étouffer de compassion, se shooter à la dénonciation, se gratter la conscience, qui ne faisait pas semblant de découvrir la misère du monde et d’être comme auréolé de cette extraordinaire trouvaille. Francis était un homme droit, le malheur des autres ne lui était pas un alibi foireux pour ne pas oser le bonheur. « On ne travaille jamais pour les autres si ce n’est pas avec eux », disait-il. Et ce travail est un bonheur, on y rencontre des amis, des joies, des plaisirs. Son regard désencombré ne cherchait pas dans l’état du monde la justification d’une névrose, mais les germes de l’humanité plus consciente, plus libre, plus audacieuse dont il avait lui-même besoin pour être heureux. Il était en proximité immédiate avec ceux qui lui demandaient d’éclairer un peu leurs problèmes. Une de nos amies parlait à son propos d’une attitude de vérin : non pas exaucer, mais exhausser. Aider la subjectivité des autres à surgir, à fuser, à s’échapper n’était pas pour lui une préconisation de colloque ; il était ainsi avec ses proches comme avec les inconnus. Sa manière de vivre l’amitié, c’était d’être aux affûts de la liberté des autres. Il savait qu’elle naissait d’un envol inattendu, d’une imprévisible effraction, d’un mouvement d’abandon soudain monté jusqu’à la conscience grâce à un instant de vraie confiance. Cet homme cultivé ne bouquinait pas la liberté. Il ne proposait à ses interlocuteurs ni vaines analyses, ni solutions toutes faites, ni promesses d’avenir : il se faisait seulement l’allié inconditionnel de ce qu’il cherchait et trouvait en eux d’authentiquement personnel. Quand le hasard le fit s’intéresser à la formation des personnels des hôpitaux psychiatriques, son apport fut extrêmement utile aux spécialistes et à ceux que l’on appelle parfois trop vite des malades 1.
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Je me rappelle une soirée d’été chez le maire provençal qui nous recevait. Nous étions en pleine libération des mœurs. La nudité était à la mode, comme en d’autres temps le smoking, beaucoup y cédaient. Mes esprits animaux n’étaient nullement désolés du spectacle qui leur était offert, mais je ne pouvais m’empêcher de marquer mon agacement quand des parents se flattaient de se montrer nus devant leurs enfants. J’aurais tout oublié de ces débats de bobos désœuvrés si Francis, en qui nos interlocuteurs avaient cru trouver un adepte, sinon un apôtre, de leur héroïque révolte contre la pudibonderie, n’avait, à leur grande déception, fait écho à mes réticences non pas pour les excuser, ni même pour les expliquer, mais pour les fonder. À ce signe minuscule, j’avais senti à quel point il s’intéressait aux autres. Confronter des opinions lui importait infiniment moins que saisir le point d’authenticité d’une expérience ou mettre le doigt sur l’enjeu personnel d’une contradiction. Plutôt qu’aux autres, d’ailleurs, il s’intéressait à l’autre, à son interlocuteur du moment, à celui-ci, à celle-là dans sa complexité réelle, ici, aujourd’hui, dans cette situation précise. Nier cette complexité pour « faire triompher une vision partielle », là était pour lui la démesure, la démesure pernicieuse, source de mauvaise foi et de violence, le contraire de la bonne démesure qui est comme le halo de la mesure, son orchestration par la générosité du cœur.
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Le thème de la respiration serait une bonne entrée pour considérer la vie et l’œuvre de Francis Jeanson. Il faudrait prendre le mot dans son sens premier. Vers la trentaine, il avait dû faire un séjour au sanatorium ; dans ses dernières années, il fut astreint à des soins quotidiens très pénibles. Toute sa vie, il a cherché l’air. La montagne lui était interdite. Sa maison de Claouey, sur le Bassin d’Arcachon, l’en consolait. Fit-il de la mer un sommet ? L’absolu dans le relatif, serait-ce la verticalité secrète de l’horizontal ? En tout cas, dans ce monde étouffant, il cherchait à respirer, et il aidait à respirer. Comme ce jour où nous nous promenions dans le village provençal. Il prenait l’air à pleins poumons, et j’en étais renouvelé.
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N’importe qui, sur Internet, injurie n’importe qui. « Traître ! » tapotent sur leur clavier, à propos de Jeanson, de bons petits pères un peu hépatiques qui vont même parfois, suprême patriotisme, jusqu’à se féliciter de sa mort. Francis en aurait souri, je gage qu’il aurait trouvé ces réactions finalement assez compréhensibles, et peut-être relativement judicieuses : la notion de Traître dont, dès 1955, il signalait l’importance dans la pensée de Sartre, et sur laquelle la Guerre d’Algérie lui donna l’occasion de réfléchir d’une façon on ne peut plus directe, tient une place importante dans son œuvre. Le Traître en question n’est pas le voyou, le vendu qui ne mérite pas la majuscule. Parlant du personnage qu’incarnait Pierre Brasseur dans Kean, une pièce de Jean-Paul Sartre, Jeanson le définit comme « celui qui a été jeté à la solitude parce que la Société lui donnait tort et qu’il ne parvenait pas en lui-même à se reconnaître fautif. » De nos jours, ce traître-là est largement passé de la scène à la salle et de la salle à la rue, via les entreprises, les médias, l’universel bourrage de crânes. Se sentir seul dans un univers social si massivement, si brutalement, si perversement autoritaire qu’on se donne à peine le droit d’en contester le bien-fondé et que les plus menacés hésitent à s’en protéger autrement qu’en se supprimant purement et simplement, c’est entrer dans cette problématique, c’est commencer à être ce traître très spécial, traître objectif dira Jeanson, traître au second degré, traître multiplié par traître au sens où moins par moins fait plus. « Vous serez seul, écrit Sartre, si vous connaissez que vous n’êtes plus, aux yeux de tous, qu’un objet coupable, tandis que votre conscience, en dépit d’elle-même, ne cesse de s’approuver ; vous serez seul si la société vous annule et que vous ne pouvez pas vous anéantir. » Ton de théâtre, bien sûr. Mais, pour de plus en plus de gens, cette solitude, au moins provisoire, devient un passage obligé : savent-ils assez que, s’ils ont le courage de l’accueillir droitement, la vie est au bout ?
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Être ce traître, ça vient comme une allergie, c’est une allergie. Choisissant d’abord l’homéopathie, on commence, aux premiers signes de contestation qu’on repère en soi, par adhérer plus que de raison à ce que l’on a la hantise d’abhorrer. Comme le boxeur en difficulté, on colle au corps de l’adversaire pour l’empêcher de frapper. Les premiers doutes ? Des signes de fatigue, rien de plus. Les traces de dégoût que l’on repère comme de vilaines taches ? Elles passeront si l’on redouble de docilité, si l’on s’applique à ne pas voir, si l’on pense à autre chose. Mais elles ne passent pas, il faut forcer la dose. En avant pour la compensation, pour la célébration lyrique, féroce, intraitable, de ce que l’on devrait refuser, de ce qu’on va finir par haïr à force de ne pas le refuser. Solitude sous contrôle. Climat de fascisme, de stalinisme : management. Fascination par les autres, devenus soudain si cohérents, si présentables, si réglos, si fiables, si rationnellement rationnels, si humblement sympathiques : ils ne souffrent pas à ce point, les autres ! Et la crise, la crise qui vient, qui vient nécessairement pour empêcher le pire : qu’elle ne vienne jamais.
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Ne rien voir ? Ne pas penser ce qu’on pense, ne pas sentir ce qu’on sent ? Difficile de tenir longtemps la position. Un jour, la contradiction devient insupportable, il faut une façon plus subtile de nier l’évidence. On appelle généralement cela lucidité, mais c’est le contraire : l’antichambre de la noirceur. Décrire, décrire encore, décrire jusqu’à l’ivresse pour bien s’enfoncer dans le bain de mousse, dans le marais de mousse du pessimisme, noir désir, sombre jouissance. Ah ! L’inépuisable dégustation du pessimisme ! La lente progression des tanks du pessimisme. Quelle énergie propre, le pessimisme, il produit ce qu’il consomme ! Et se tient toujours si près de la réalité ! Dans sa lucidité sans lumière, on déguste en esthète la lenteur de l’asphyxie. Quoi de plus naturel que le malheur ? Le principe de réalité – misérable principe, crasseuse réalité – ne suffit-il pas à le justifier ? Les choses sont comme ça, personne n’y échappe, tu as raison, tout ça est dégueulasse, mon manager me siffle, il faut quand même que j’y aille. On se consolera avec les entractes plus ou moins laborieusement orgasmiques concédés par le principe de plaisir, petit cousin du susnommé. Et si tout cela ne suffit pas à colorier l’image qu’on a de soi, on ouvrira le tiroir aux grands mots, et on se collera sur le front la première étiquette qu’on en tirera : Progrès, Humanisme, Ordre, Révolution, Croissance, Religion, Sécurité, Écologie, Anarchie, très bon tout ça, excellent, j’achète ! Faute de contenu, il faut bien se donner une contenance !
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Je ne me vois pas expliquer à des salariés de France Telecom que leur entreprise n’est pour rien dans leur malheur. Mais prendraient-ils pour un traître – en mauvaise part, cette fois – celui qui leur suggérerait que, pour réelles que soient leurs souffrances, ils auraient tort de voir l’enfer dans ce qui est seulement, si l’on peut dire, une manifestation de l’enfer, une émergence particulièrement gratinée de l’enfer ? L’idée qu’à l’extérieur de la boîte on est libre, ceux qui souffrent vraiment au travail savent que ce n’est pas vrai. Peuvent-ils admettre que ce que leur inflige l’entreprise, cette dépendance carcérale, cet enfermement maniaque, dépasse, et de beaucoup, la capacité de nuisance des quelques personnages qui recyclent leur agressivité d’adolescents frustrés dans le confort bébête des étages supérieurs ? Peuvent-ils admettre qu’ils sont là devant une expérience fondamentale, qu’ils sont vraiment affrontés à l’absurdité du monde, qu’ils sont au point de bascule de la vie et de la mort ? Peuvent-ils croire qu’ils sont des pionniers, des aventuriers, des découvreurs ? Ils le sont, pourtant, et au premier chef, et les si bien nommés partenaires sociaux ne le sont pas, eux, leurs experts de poche non plus. Peuvent-ils se dire que, pour épuisant qu’il soit, ce combat vaut la peine d’être engagé, qu’il n’est nullement perdu d’avance, qu’il peut devenir légende ?
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À la fin, pourquoi les esclaves de la colonisation managériale ne marronnent-ils pas plus souvent ? Ce que pouvaient faire des gens ignorants, dépourvus de tout, et sur lesquels on allait lâcher les chiens quand ils s’enfonceraient nus, en pleine nuit, dans une nature hostile, les salariés citoyens consommateurs sont incapables de s’en inspirer, même d’infiniment loin, même avec toutes les transpositions qu’on voudra ? Gardent-ils seulement quelque nostalgie de ce genre de révolte ? En sont-ils, parfois, vaguement émoustillés ? Peu familier des beaux quartiers, je ne suis pas porté à sous-estimer le poids des nécessités matérielles. Mais enfin… Quand l’existence n’est plus que le combat permanent de l’insomnie et du somnifère, de l’angoisse et de l’anxiolytique, quand une fenêtre ouverte devient issue de secours, est-ce bien raisonnable de s’entêter, est-ce bien raisonnable de ne pas marronner ? À ce niveau de désastre, l’enjeu est-il encore équitable ? Ira-t-on raconter qu’on agit pour l’avenir des enfants ? Cela prête à rire. Sauf si, les destinant à la carrière psychiatrique, on voulait leur donner un peu d’avance dans leurs études en leur fournissant très tôt une expérience pratique. Tout cela ne va pas, on dira ce qu’on veut… Il doit y avoir d’autres explications à cette ahurissante passivité. C’est entendu, ni la consommation ni la communication ne favorisent l’imagination et l’audace. Mais, vraiment, il aurait suffi de quelques décennies de médias et de supermarchés pour dévitaliser comme une dent l’homme du XXe siècle finissant ? Je ne l’ai jamais vu très glorieux, ce gazier-là, mais de là à sombrer aussi vite !
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Alors, une hypothèse. Ici est définitivement comme ailleurs. Pour marronner, il faut de l’inaccessible : ça, c’est râpé. On s’échange maintenant les lions et les guépards comme les couches-culottes et la Joconde. Robinson Crusoé commande sa pizza sur son portable. Tous les jeux ne sont sûrement pas faits, mais toutes les cartes sont distribuées. Ici étant comme ailleurs, les problèmes s’y posent comme ailleurs. Ce salarié qui s’obstine à rester dans sa boîte pourrie a peut-être au fond de lui l’idée étrange et perspicace qu’il est inutile – et même déplacé – de troquer ce sort détestable contre une situation un peu moins difficile : pressentiment animal de la catastrophe. Ailleurs, il y a peut-être quelques aisances de plus, quelques vexations de moins. Mais ailleurs, quelque chose lui dit que c’est un endroit qui n’a pas encore eu le temps de ressembler à sa boîte pourrie, qui, d’une manière ou d’une autre, deviendra sa boîte pourrie.
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Déménager pour aller où quand on patauge au fin fond de l’engloutissement ? On ne peut pas fuir le destin comme un people fuit l’impôt. On en meurt ou on en triomphe, ça s’appelle le tragique. Les élites en sont définitivement châtrées, et heureuses de l’être. Tout pétochard qu’il soit, le peuple, que j’ai toutes les raisons du monde, innées et acquises, de ne pas idéaliser, et qui est la principale victime de la tragédie, s’en trouve pourtant aujourd’hui le seul gardien. On n’aime guère s’avouer ces choses, mais elles sont là, elles tambourinent, elles sont la basse continue de l’existence, elles en sont le sérieux. Le reste, la politique, le débarbouillage de la planète, la musicalité des pets des importants, c’est pour rigoler : affronter le tragique, même quand on a peur de son chef de bureau, ça, c’est sérieux ; ça, ce n’est pas rien. Mon hypothèse infiniment optimiste est celle-ci : les gens vraiment pris dans l’horreur économique – pas ceux qui en dissertent, pas ceux qui en larmoient – vont d’instinct là où ça brûle le plus. Parce que « là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » Parce que, face au méchant petit crabe, on peut préférer les risques et les inconvénients du bistouri à une médecine moins radicale. Parce qu’ils sentent qu’ils n’ont pas grand-chose à gagner au progrès de leur confort psychique. Parce que nettoyer la planète pour mourir dans un lit nickel, c’est idiot. Parce qu’ils ont l’obscur besoin, comme disait Péguy, de se mettre « au centre de misère », « et de souffrir plus juste et de souffrir plus creux. » Masochisme ! Masochisme ! cacardent les oies instruites. Pas de surmenage inutile : on n’explique pas aux oies, surtout instruites, ce qu’est un pari existentiel, ou métaphysique, ou tout ce qu’on voudra. Un pari de vivant sur la vie, on ne l’explique pas aux oies communicationnelles. Les gens de France Telecom et de toutes les boîtes qui lui ressemblent, eux, s’ils ne savent pas vraiment ce que c’est, le devinent. Ils sont à bout, mais ils sentent aussi qu’ils sont au bout, devant le vide, devant le saut, devant la mort. Qui sait, devant la vie ? Et si la vie n’était pas loin ? Même s’ils n’appellent pas ça pari métaphysique ou pari existentiel. Même s’ils pensent plutôt Quitte ou double ! ou Superbanco ! Qui donc a dit que les médias ne servaient à rien ?
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Dans son livre sur Sartre de 1955, Francis Jeanson considère notre dépendance. Car c’est ainsi : nous dépendons des autres, nous dépendons du monde. Mais il précise, et dénonce la confusion que nous faisons entre deux formes de dépendance, « l’une relevant de notre condition, et qui est […] radicale, l’autre procédant de notre liberté même (sous les espèces de la ″mauvaise foi″) et à laquelle il doit par conséquent nous être possible de remédier. » Voilà une clé qu’il faut bien accrocher à son trousseau.
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De quoi me parle-t-on si ce point de liberté n’existe pas ? Comment ma liberté pourrait-elle procéder d’un déplacement de ma servitude, d’une protestation de ma servitude contre elle-même ? Comment intimerais-je l’ordre à ma servitude, fût-ce au nom des valeurs et de tout ce qu’on voudra, de n’être pas la servitude ? Comment et pourquoi deviendrait-elle jamais ma liberté ? Comment et pourquoi cesserais-je jamais d’être englué dans la consommation si j’en étais irrémédiablement l’otage ? Comment et pourquoi pourrais-je me dépêtrer de la communication si je n’étais d’emblée autre chose qu’une sotte machine communicante ?
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Je le sais : je ne suis ni cet otage ni cette machine. Mais avant que cette certitude ne m’apaise et ne mette sur mes lèvres le seul sourire qui ne soit pas une grimace arrangée, elle m’angoisse, elle me terrifie. Je n’ai qu’un désir, lui échapper. C’est pourquoi, de toutes mes forces, je collabore avec ce qui me nie. Pour m’y fondre, m’y engloutir. À moins que, pour me persuader de la force supérieure de l’ennemi et me rassurer sur la légitimité de mon impuissance, je ne passe mon temps à le dénoncer, le dénoncer, le dénoncer ! Ainsi, je me cerne moi-même, je m’enferme, je deviens mon meilleur geôlier. Les murailles que je devrais renverser, je les renforce. Je cisèle les serrures que je devrais briser. Les masques que je devrais arracher, je les décore. « Mauvaise foi », dit tranquillement Jeanson.
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Le monde me semble si plein, si évident, si réel, et ma liberté si incertaine, si problématique, si évanescente ! Comment n’irais-je pas tout droit à l’objectivable, au concret, à l’immédiatement partageable, à l’instantanément saisissable ? C’est-à-dire à ce qui peut être conquis, séduit, ravi ? C’est-à-dire, en fin de compte, à la dépendance ? C’est-à-dire à ce désespoir dont je veux faire ma demeure ? Et pourtant… « Je n’imagine pas, écrit Jeanson, que quoi que ce soit de ce que je peux objectiver, de ce que je peux atteindre, puisse me combler. Je pense que le sens est toujours dans la déficience de l’être : dans une certaine absence au cœur de ce qui est. Le sens, c’est ″le ver dans le fruit″ : c’est ce qui est rendu possible par un trou, un creux, un vide. »
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Ver, vilain ver, ver d’angoisse et de doute dans le beau fruit concret d’un monde pieusement organisé pour la satisfaction de chacun et de tous. Lenteur du ver, lourde reptation du ver parmi l’agilité informatisée des plaisirs, obscène procession du ver dans le sérieux huilé du progrès !
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Ce n’est pas avec les managers ni avec les syndicalistes que les gens des entreprises dialoguent, mais avec ce ver incontestable, avec cette dissonance, avec cette chose en eux qui n’a ni forme ni nom, et que le bavardage officiel, écrin d’insignifiance, rend encore plus inquiétante, encore plus nécessaire. Traîtres, traîtres objectifs, traîtres par traîtres, ils sont tous des traîtres, les gens des entreprises, ils ne croient pas plus à la justice sociale qu’aux bienfaits de la croissance. Des mots qui appellent la trahison, tout ça, et qui la trouvent ! Ainsi le passant devant la vitrine illuminée, qui ne voit plus ce qu’il voit, qui rentre dans son souvenir, sa douleur, son ennui : son cœur ne sait rien de ce que ses yeux regardent. Ainsi les gens des entreprises devant ce monde qu’ils fabriquent du bout de leur rage : ils sont en deçà, ils sont au-delà, ils ne sont jamais avec lui.
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Que le monde moderne joue son destin dans leur dialogue secret avec leur liberté, que ce vide en eux soit désormais la seule porte du sens, que l’avenir s’écrive au dos de leur angoisse, les anonymes l’ignorent et s’en foutent. Ils ne posent pas pour la galerie, pour l’Histoire, pour l’objectif. Autre chose les sollicite. Ces transformations en eux, silencieuses, presque imperceptibles, patientes comme un effritement, et qui, la plupart du temps, semblent préluder à de grands malheurs, leur font parfois pressentir des espérances plus effrayantes encore. La solitude change de signe. Le vide qui se creuse devient fondement et fondations. « Le sens, insiste Jeanson, s’inscrit dans un vide, dans un manque. Il n’y aurait pas de sens si on était plein : plein de soi. » Le sens les révèle à eux-mêmes en leur montrant qu’il y a de la place en eux, qu’ils sont autres qu’eux-mêmes. Il les fait « autres à eux-mêmes », il injecte entre eux et eux un soupçon créateur. Ils n’osent pas encore se le dire trop fort, mais c’est cela qui les intéresse le plus ! Ils sont les terrassiers d’eux-mêmes, ils font de la terrasse, comme on dit dans le métier. La terre, la pelle. Il y a du fossoyeur, là-dedans, un peu de fossoyeur… Il y a tant de choses à enterrer.
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Pas facile, ce boulot, plus coton que de se faire consultant ! Dans un monde qui voit tout, qui sait tout, qui veut tout, qui fait tout, oser s’attacher à l’impalpable, à l’ambigu, à l’indéfinissable, à l’injustifiable ? Rester avec une tristesse sans cause et sans nom, avec l’obsession de sentir et de ressentir ? S’infliger la solitude ? Préférer le piétinement ? Et pourtant, au creux de la conscience, quelque chose se mijote, au regard de quoi rien n’est rien. On n’est pas seulement un autre à soi-même : l’autre proprement dit, cet autre comme miroir, cet autre comme alibi, cet autre comme habitude, cet autre comme garniture, cet autre comme partenaire, devient vraiment un autre, gouffre de mystère. Alors quelque chose s’ébauche, on se surprend à cueillir sur soi des bribes de réalité, on se découvre de l’existence comme un cheveu sur une veste. Dans ses entretiens avec sa femme, Jeanson traduit avec une impitoyable simplicité ce qu’il a établi ailleurs d’une façon plus conceptuelle : « Se remettre en route en fonction de soi-même, selon soi-même, selon les rapports qu’on parvient à établir dans le concret avec les gens qui sont là autour de soi. »
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Tout le monde hérite, bien sûr, quand ce ne serait que de la pauvreté, de la sottise ou du malheur. Mais que vaut un héritage que je n’ai pas reconsidéré, épousseté, trié ? Vraiment, ceux qui me l’ont légué étaient plus capables que moi de savoir ce qui est bon et mauvais ? En leur faisant le vilain cadeau de le croire, je suis sûr de les honorer, de les respecter ? Ne serait-ce pas plutôt les embaumer et me débarrasser, du même coup, de leur liberté et de la mienne, d’eux et de moi ? Que vaut une piété identitaire qui dispense de la liberté ? Je ne sais qui est l’écrivain algérien que cite  Francis Jeanson. Il se désigne comme Enfant de Hauts-Plateaux : « Nous abusons de nos racines, la quête de l’identité devient une forme de barbarie. Je pense, donc tu n’existes pas. Nous avons quitté le présent pour hanter nos âges d’or. Nous avons inventé des dieux qui n’acceptent qu’une seule offrande : le cadavre de l’autre. Nous mourrons d’être trop en nous-mêmes, n’ayant pour horizon que les frontières du clan, de la tribu, de la race, de la langue et de Dieu. »
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J’ai longuement cherché un mot qui définisse la façon d’être de Francis. Je n’ai trouvé que celui-ci : il avait la liberté libre. Aucun effort, aucune tension, aucune exhibition de belle conscience. Jamais englué dans la proximité, jamais solidifié dans la distance. Fidèle et rebelle : rebelle parce que fidèle. Les petits pères hépatiques qui l’injurient n’ont aucune idée de cela. C’est en tant que Français, les Algériens l’avaient bien compris, qu’il s’est exprimé et qu’il a agi durant la Guerre d’Algérie. La France ne pouvait être du côté de la folie dominatrice, du côté de l’ignoble et de l’inutile, de la torture et du mépris. Francis redonnait aux mots leur sens exact. Il refusait que grandeur de la patrie signifie ratonnade, qu’unité nationale veuille dire double collège, que pacification soit synonyme de gégène et de baignoire. Il confrontait les mots aux choses et quand les mots ne correspondaient pas aux choses, il les rectifiait : l’action suivait. Il retrouvait là, à sa manière, une tradition lointaine, plus de deux fois millénaire : la ″rectification des noms″, devoir premier de tout homme, et d’abord de l’empereur, est au cœur de l’éthique confucéenne. Qui donc, de nos jours, rectifiera ″progrès″, ″humanisme″, ″socialisme″, ″développement″, ″croissance″, ″liberté″ ? À l’évidence, la communication emprunte le chemin inverse : loin d’élever la chose à la hauteur du mot, elle ravale le mot à la bassesse de la chose. En cela, elle est incurable, intrinsèquement perverse.
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C’est généralement avec des athées, des agnostiques, des mécréants de toutes sortes que je me sens partager quelque chose de ma formation chrétienne. Le mot de Gandhi rode parfois autour de moi : « J’aime le christianisme, mais je n’aime pas les chrétiens ». Quand Francis m’expliquait que rien de ce que nous pouvons objectiver n’est susceptible de nous combler, cela me jetait d’abord dans une immense perplexité. Était-il ce que je ne croyais pas qu’il était ? Étais-je ce qu’il ne croyait pas que j’étais ? Puis je l’écoutais parler et, dans un grand fracas de baignoire qui se vide, ces questions oiseuses filaient à l’égout. Il restait qu’en effet rien de ce qui est objectivable n’a jamais comblé personne, et Dieu reconnaîtra les siens ! Il restait « que la quête de sens s’instaure en nous par le manque », que « ce n’est pas un trou qu’on peut boucher », mais « une absence qui sera toujours là », que « quand nous poursuivons une espèce de plénitude, nous sentons en même temps – c’est pourquoi ça ne nous rend pas heureux – que nous nous dupons. »
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La tranquillité de Francis Jeanson me réconciliait avec cette notion de quotidien qui exalte le plus souvent le borné, l’épais, le revanchard. J’admirais la souplesse de son intelligence, le calme et le sourire avec lesquels il abordait les questions les plus difficiles. Jamais de nonchalance, mais toujours ce nonchaloir qui est comme une marque de la grâce. On ne le voyait jamais installé : ni dans le travail, ni dans le loisir. Dans la diversité des occupations et des moments, il était un homme parmi ses semblables, constamment épris du bonheur de vivre, réfractaire aux dramatisations rhétoriques, à la fois tonique et reposant.
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Il aimait le plaisir, mais il ne vivait pas selon le plaisir. Sa seule présence renvoyait au Musée de la Sottise les lourdes objectivations de la jouissance, de l’argent, du pouvoir, mais aussi des dogmes, des morales fermées, des exaltations idéologiques. Quand l’amitié l’a exigé, la quotidienneté ironique et inspirée dans laquelle il se déployait s’est ouverte naturellement, en toute simplicité, à l’incroyable audace du Réseau, aux dangers et aux souffrances de la clandestinité. Quand elle racontait cette période, Christiane félicitait en riant leurs enfants de s’être montrés raisonnables en ne tombant pas malades durant les longues années où ils ne bénéficiaient d’aucune protection sociale. Rien n’était jamais chez eux gesticulant ni pathétique. « Le projet de la réussite de notre aventure humaine, écrit Francis, je veux préciser qu’il importe peu à mes yeux que l’objectif en soit ou n’en soit pas atteint. On est dans la vérité dès lors que l’on s’efforce de progresser ensemble vers plus de vérité. Autrement dit, c’est dans le présent qu’il m’intéresse que les hommes se préoccupent de donner sens ensemble. Et s’ils se préoccupent de donner sens ensemble, alors ils sont déjà dans le sens. »
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Ce qui valait pour l’existence individuelle valait aussi, à ses yeux, pour la vie politique. La pire des objectivations, c’est l’avenir quand il devient un poids, un surplomb, une vérité précuite et décourageante qui condamne le présent à l’inexistence, qui en fait du pratico-inerte. « L’entreprise révolutionnaire, écrit-il encore, n’atteindra peut-être jamais son but, mais la seule chance qu’elle ait de tendre réellement vers lui réside dans ces hommes trop impatients pour se contenter du rythme de l’Histoire, trop exigeants pour admettre qu’il n’y ait rien d’autre à faire dans le monde – par hasard le leur – que d’y préparer, dans la résignation à leur propre échec, le triomphe de quelque lointaine humanité. Si la reconnaissance réciproque des consciences est le véritable but, c’est tout de suite qu’elle doit être tentée, c’est dans le cours même de la lutte pour édifier les structures qui lui seront le plus favorables, et si grande soit la résistance que lui opposent les structures actuelles. Sans cette impatience, la lutte se dégrade en vaine rhétorique, et chaque génération se sacrifie pour rien – ayant cessé d’éprouver en elle-même l’appel de cette liberté qu’elle prétend élaborer pour les générations suivantes. » On comprend que tout cela ait durablement traumatisé la Gauche, et que la réserve qu’elle n’a cessé d’observer à l’égard de Francis Jeanson n’était pas faite que d’admiration. La « reconnaissance réciproque des consciences », voyez donc… Allez mettre ça dans un programme !
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D’autant que, dès Notre guerre (1960), il enfonçait le clou avec une certaine vigueur : « Les fascistes se trompent, et ils se trompent gravement, aussi les combattons-nous sans réserve. On dira qu’il s’agit là d’un combat facile à concevoir, aisément justifiable : en principe, tout le monde est d’accord, les neuf dixièmes de nos concitoyens sont antifascistes. Si toutefois l’on y regarde de près, on ne tarde pas à découvrir que l’antifascisme est une redoutable abstraction. Au même titre, par exemple, que l’antiracisme ou l’anticolonialisme.» Difficile d’expliquer que Jeanson n’était pas à la pointe du combat. Mieux valait donc le saluer de loin et en revenir aux valeurs sûres du militantisme pépère. Et à la culpabilité mémère, sa fidèle compagne, verso de la servitude, génitrice des lâchetés intimes. Et à la mauvaise foi, leur enfant unique.
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Encore un mot sur Francis Jeanson, sans tirer sur le lumineux souvenir que j’ai de lui le rideau d’aucune solennité. Dans son dialogue avec Christiane, il parle de la folie, où il voit une forme de suicide, « le choix de perdre la raison, de perdre le sens ». Mais pourquoi le suicide ? Mais pourquoi la folie ? « Parce que l’exigence de sens, qui nous relie les uns aux autres, est devenue intolérable, à force d’avoir été déçue. » Cette exigence de sens, il s’était donné les moyens d’en tirer pour lui-même toutes les conséquences. Cela le faisait infiniment vivant, et élégant, et aimable.

 (15 octobre 2009)

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Notes:

  1. Voir là-dessus le chapitre 19 d’Entre-Deux, Conversations privées 1974-1999, où Francis Jeanson dialogue avec sa femme, Christiane Philip. (Éditions Le Bord de l’eau, 2006)