Trois raisons pour un soutien
Le formidable écho que recueille la position française sur la guerre d’Irak me stupéfie et m’enchante. Puisqu’il y a ici intrusion rapide dans le domaine politique, je dois annoncer la couleur : ainsi m’efforcerai-je toujours de faire lorsque j’aborderai un sujet qui me paraîtra l’exiger. Non que je le doive à quiconque ; je le dois seulement à la vérité de mon propos. J’ai voté pour De Gaulle jusqu’en 68. À cette date, il m’a semblé que tout était devenu différent : mes votes furent multiples et erratiques, toujours contestataires. Ma voix à Mitterrand en 1981 ; première et dernière fois. Ensuite, vote blanc systématique, y compris en 2002. Aujourd’hui, et pourvu qu’ils aillent au bout de leurs intuitions, j’approuve Chirac et Villepin.
Ils se sont attiré l’estime du peuple français, et de bien d’autres, pour trois raisons. D’abord, parce que leur position satisfait la raison. En effet, les critères classiques de la légitimité d’une guerre sont : 1. Que le but qu’elle se donne soit bon. 2. Que tous les autres moyens d’atteindre ce but aient été épuisés. 3. Que les dommages qui vont résulter de la guerre soient inférieurs à ceux qu’on aurait à subir si on ne la faisait pas. Même si l’on répondait au premier critère, en plein délire bushien, par l’argument de la croisade du Bien contre les forces du Mal, on ne pourrait se dépêtrer des deux autres puisque, d’une part, les inspections auraient très bien pu continuer et que, d’autre part, le désastre prévisible et sa possible extension à la région transformeraient en pari plus que téméraire un pronostic optimiste sur les conséquences de l’action militaire. Donc, question tranchée. La guerre d’Irak est illégitime. La position française répond aussi, de toute évidence, à un mouvement du cœur, à une protestation de justice élémentaire. Inutile de développer ce point : la superposition de l’image de ces populations écrasées et de celle de leurs soi-disant protecteurs, de leurs dollars et de leurs dévotions sales, est insoutenable.
Mais il y a une troisième raison d’approuver cette attitude. Elle fait émerger des rapports nouveaux entre un peuple et ses dirigeants. Elle installe entre eux une relation de gravité qui, du même coup, protège le peuple de l’indifférence et de la paresse intellectuelle et dispense les dirigeants de la démagogie, des manœuvres, du mensonge. Dans la différence des rôles, s’établit une égalité première, indiscutable. Démocratie n’est plus un mot vide à psalmodier dans des congrès. Pour une fois, les citoyens sentent qu’ils méritent d’être ainsi nommés. La vie collective trouve là un fondement solide qui, selon le vieil adage bonum diffusivum sui – le bien se diffuse tout seul -, n’a besoin ni de publicité ni de communication. Tous comprennent ce qui s’échange parce que ce qui s’échange est au cœur de la conscience de chacun. Il y a là une percée un peu miraculeuse dans une époque sinistre : il faut avoir la générosité de la saluer, même si l’on sait, surtout si l’on sait que rien n’échappe jamais à l’ambiguïté et que tout peut retomber et disparaître. Tout ou presque tout, car ce qui, un instant, aura fait surface retournera dans les profondeurs pour y grandir et y préparer de nouveaux surgissements. Je suis certain de ne pas me tromper en saluant cet instant non seulement en mon nom, mais au nom de tous ceux qui l’ont désiré. Et, au premier rang de ceux que j’ai connus, Jacques Berque, l’infatigable passeur des deux rives dont j’imagine la joie. À la fin de nos entretiens de 1982, je lui disais à quel point il m’étonnait en se déclarant incapable de découragement, alors même qu’il voyait compromis tout ce qu’il avait espéré. Il me répondit simplement : « Le mot même de découragement me causerait une immense surprise. L’homme en bonne santé et de moyen courage, je ne vois pas pourquoi il baisserait les bras. »
« Contre le fric, on ne gagnera pas »
La guerre me renvoie à une conversation de juin 68 avec David Rousset, tout bouleversé de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le général de Gaulle, à qui il avait longuement parlé d’une jeunesse qui se souciait davantage de la légende de Che Guevara que de la politique française. « Si j’avais leur âge, avait répliqué le Général, je ferais comme eux! » Boutade, sans doute. Mais gravité et prescience terrible quand De Gaulle, en cinq phrases, avait fait le tour de sa vie. Contre les Allemands, oui, on avait réussi. La France, oui, on l’avait relevée. La décolonisation, oui, on l’avait faite. L’Algérie, oui, on avait fini par se sortir de ce guêpier. Et, soudain, cette phrase terrible que j’entends encore Rousset répéter, presque effrayé : « Contre le fric, Rousset, on ne gagnera pas. »
Contre le fric ou contre le besoin de se confier à lui? Contre le fric ou contre l’idée du fric que les riches imposent aux pauvres en sorte de les faire combattre sur le terrain où ils sont certains de toujours perdre la bataille? La question de l’argent renvoie désormais à bien autre chose qu’à une injustice toujours à corriger et jamais corrigée ; elle désigne l’urgence d’extirper de l’existence personnelle, de la vie sociale, nationale, internationale, de l’idée qu’on se fait du progrès, de la culture, du bonheur, l’illusion cancérigène, créatrice de pénurie pour le plus grand nombre, qui fait de la richesse un besoin, un fondement, un préalable, un signe de valeur.
Un de nos plus grands économistes, François Perroux, a écrit : « Il faut déshonorer l’argent. » Il ne proposait là ni de le supprimer, ni de bricoler quelque utopie compensatoire : il proposait de découpler en soi l’idée de l’argent de celle d’honneur, de celle de valeur ; il souhaitait qu’on cesse d’accorder à la richesse un sens qu’elle n’a pas et où ne se reflète qu’une frustration morbide accumulée de génération en génération. Vivre autrement, voir les autres autrement, éduquer ses enfants autrement : dans chaque vie, la vie du monde. « Qui est avare ne l’est qu’à l’encontre de soi-même. » (Coran, XLVII, 38) Cette révolution présente un avantage rare : les riches n’ont aucun moyen de s’y opposer.
Un témoin embarrassant
Ah! la formation! Quelle chance j’ai eue! Au fur et à mesure des événements de ma vie et du monde, je revois une séquence, une autre : tout s’éclaire autrement. En ce moment, une image m’obsède. Une dizaine de stagiaires sont assis devant moi en demi-cercle, penchés en avant sur leur chaise, comme s’ils étaient prognathes, si j’ose dire, de toute leur tête. Une mêlée de rugby, mais plus défensive qu’offensive. Dans la diversité des situations, le fond de l’affaire est toujours le même. Pendant une heure, ou deux jours, ils ont parlé d’eux-mêmes, de leur vie dans l’entreprise. Au début, ils n’avaient rien à dire, rien du tout ; soudain, la poche des eaux s’est rompue, libérant brutalement leur amertume, leur déception, leur lassitude et, avec elles, une lucidité qui, d’avoir été longtemps contenue, n’en jouit que davantage de se savoir toujours là. Ils ont impitoyablement recensé leurs humiliations. Ils ont décrit, une à une, les situations dans lesquelles ils ont été méprisés, ridiculisés, niés. Avec une minutie d’horlogers bisontins, ils ont démonté les rouages de leur défaite, m’ont enseigné comment on passe de la colère et de la résistance à l’effondrement de la colère et de la résistance, comment on se raconte qu’il faut patienter, qu’il suffit de discuter, comment on laisse la mauvaise foi s’installer, comment elle conduit à la capitulation en rase pensée, comment on fait semblant d’adhérer, pour avoir l’air d’exister encore, à ce qu’on déteste le plus, comment, pour finir, on oublie qu’on fait semblant.
Mais, sur cette noirceur, même s’il est pâle et presque froid, voici que tombe un rayon de soleil. Dans l’excès de ce désespoir, ou dans une réserve d’espérance inattendue, quelqu’un trouve un mot pour suggérer que ce constat, après tout, n’est qu’un constat, que le découragement n’est pas une fatalité, qu’on peut se battre, ou fuir, ou réfléchir avec plus de hardiesse. Quelques rires ironiques accueillent le plaisantin ; s’il insiste, s’il a des arguments sérieux, s’il touche les cœurs des autres en ouvrant le sien, pendant quelques secondes on croit à l’impossible : la salle où nous sommes devient une toile de Chagall, zébrée d’aspirations bleues. Jeune formateur, je croyais la course gagnée : je prenais la ligne de départ pour celle de l’arrivée. Stupéfait, je voyais mes stagiaires venir récupérer l’une après l’autre, en s’excusant, les horreurs qu’ils avaient accumulées comme des branches sur le bûcher auquel je croyais qu’ils allaient mettre le feu. C’est à cet instant qu’ils prenaient cette position de pack contre le témoin embarrassant que j’étais devenu. Ils me pressaient de convenir avec eux que la perspective d’une vie autre qui leur était un instant apparue n’était que fantasme et folie ; de leur confirmer qu’il y avait d’excellentes raisons pour expliquer et justifier leur servitude, des raisons nécessaires, objectives, indépassables ; que, pour pénible qu’il fût, c’était là le chemin qu’il fallait continuer de suivre parce qu’il leur avait été désigné par le sort, et qu’il est sage et méritoire de ne pas s’opposer au destin.
Alors, par tout ce qu’ils savaient de l’histoire des hommes et de la nature humaine, de la politique et de l’économie, je les voyais se faire les avocats de ce qui les anéantissait. D’eux-mêmes, ils étaient les procureurs furieux : c’était orgueil de se vouloir libre ; égoïsme de se plaindre de quelques froissements de susceptibilité quand tant de gens de par le monde… ; naïveté d’aller contre le cours des choses. Enfin, pour salir une fois pour toutes ce qu’ils redoutaient de désirer, ils feignaient de se vautrer avec délices dans la misère qui leur restait : cette écuelle de confort et de plaisir que leurs maîtres leur accordaient, cette méchante satisfaction de sentir les autres et le monde aussi vains et inutiles que soi. Il était souvent difficile de se persuader que c’était là un point de départ. C’en était un.
M. le Commissaire est de bonne humeur
L’émission politique de ce dimanche soir-là était du même tonneau. On y traitait, en principe, de l’Europe. À mon sens, pour parler comme aujourd’hui, l’Europe est un sujet « important moins ». Pourquoi pas l’Europe plutôt que les nations si se construit, en elle ou grâce à elle, un modèle de société qui échappe au non-sens du fric, de la pub, de l’imbécile compétition, de l’image, des moralistes médiatiques? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi l’Europe plutôt que les nations? Au moins, avec celles-ci, l’absurdité se trouve quelque peu fragmentée et limitée par les frontières. Peu importe, oserai-je dire : cela importe, mais peu. Même si l’invité de la soirée était un commissaire européen, les têtes étaient ailleurs ; la mienne aussi, qui m’a ramené aux séquences de formation que je viens de raconter.
Les trois animateurs avaient, de toute évidence, une idée et une seule : leur invité allait les confirmer dans la certitude que le duo Chirac-Villepin était en train de mettre l’Europe à feu et à sang. L’aspect comique de la chose vint de ce que M. le Commissaire, cool comme Raoul et resplendissant d’optimisme, n’était pas du tout, mais pas du tout, de cet avis. La crise irakienne ne changerait rien à rien. Rien aux finances européennes, rien à l’économie européenne, rien à la politique européenne. Notre trio crut avoir mal entendu ; il renouvela ses questions avec plus d’insistance. Nenni. Tout restait calme à Bruxelles comme à Strasbourg. On pensait à une erreur de casting. Tête en avant, comme mes stagiaires, nos trois amis attaquaient sous tous les angles, se relayaient, tels des inspecteurs de série B cuisinant un malfrat, pour arracher à leur hôte, syllabe après syllabe, le constat catastrophique qui les aurait apaisés, mais qui hélas! ne venait pas. Matou européen plein de civilité, M. le Commissaire sautait gentiment par-dessus toutes les barrières qu’on dressait devant lui.
Le comique de répétition finit par lasser. Et le fond de l’affaire n’était rien moins que drôle. L’effet paradoxal de la position française verrouillait ces trois importants dans un inextricable réseau de méfiance et de soupçon. On eût dit des compagnons menacés ensemble par une noyade prochaine et trouvant dans cette situation une solidarité extrême, mais d’adhérence plutôt que d’adhésion. Le souffle que retrouvait la politique française finissait pour eux en frisson glacé qui parcourait désagréablement leur échine. Une seule chose semblait leur importer : s’assurer qu’aucun poil de liberté ne dépasserait jamais de ce conditionnement socio-économico-politico-culturo-médiatique qui est le territoire inviolable de leur compétence, leur pain et leur vin, leur passion nécessaire, l’échiquier de leur scepticisme, l’image aseptisée et rassurante de l’univers cruel où ils souffrent pourtant avec nous.
Le monde comme réseau d’influences que des spécialistes analysent et commentent : les médiateux éternuent s’ils sortent de cette couette ; alors, tout leur devient danger. C’est de là-dessous qu’ils observent, qu’ils conseillent, c’est là-dessous qu’ils se sentent intelligents. L’air ordinaire ne leur vaut rien. On dirait que la vie les contourne. Je parie pourtant que ces trois complices auraient donné cher, ce soir-là, pour avoir la simplicité d’approuver Chirac. Impossible. À partir d’une certaine altitude, ils ne respirent plus. Ce que le peuple peut sentir, et ressentir, et consentir, ils se le sont interdit. Je voudrais comprendre. Pourquoi des gens ont-ils été dressés à snober le souffle qui passe? Parce qu’ils le veulent éternel et qu’ils ont peur d’être déçus? Pourquoi épousent-ils la cause du vide qu’ils décrivent? Pourquoi s’interdisent-ils, ces jansénistes de l’image, la couleur, la surprise, un gramme d’abandon heureux? Qui le leur impose? Pourquoi? Et pourquoi cèdent-ils?
« Quand on n’a pas les moyens… »
Ne changeons pas de sujet mais, si l’on peut dire, de chaîne. Au banc des accusés, toujours le tandem infernal Chirac-Villepin. Cette fois, c’est un professeur qui est à la barre, un gentil professeur, avec une bonne tête. Qui mérite qu’on lui donne un nom empreint de gravité. Appelons-le M. Thème. Et écoutons la leçon qu’il délivre, le cœur gros et navré d’avoir à rappeler de telles évidences aux cancres que nous sommes. Parole de M. Thème : « On ne peut pas s’opposer aux États-Unis, comme le fait la France, quand on n’en a pas les moyens. » Voyez cela. Un professeur! Que raconte-t-il donc à ses élèves? Que David doit faire du body building avant d’affronter Goliath? La fronde, il est vrai, ne doit pas être l’affaire de M. Thème! Jeanne d’Arc aurait-elle dû rester au cul de ses moutons? De Gaulle solliciter l’autorisation de Pétain par la voie hiérarchique? Jésus attendre d’armer autant de légions que César? Et Antigone? Oui, trop facile de se moquer.
Pauvre M. Thème! Ses mots eux-mêmes sont terribles. Quand on n’en a pas les moyens… On disait ça des filles un peu trop bien fringuées, dans le Montrouge de mon enfance, avec plein de sous-entendus haineux. Et aussi cet impayable : « On ne peut pas s’opposer… » Si! On peut : puisqu’on l’a fait! Vous auriez voulu dire : on ne doit pas, n’est-ce pas, Monsieur le Professeur? Un peu difficile à articuler, quand même. « On ne peut pas » : la fraternité de l’impuissance arrange tout. Ce M. Thème me met dans un vilain cas. Je vais regretter de l’avoir taquiné. Je vais me dire que j’aurais pu faire un effort de compréhension, chercher ce qu’il y a là-dedans de gros malheur d’enfant… Mais, après tout, c’est un professeur. Pas de cadeaux. Il est recalé. Il reviendra l’année prochaine.
L’écale et le fruit
Il faut casser l’Europe. Pas pour la détruire, bien sûr. Parce que tout ce qu’elle a de bon, les cathédrales, la Révolution, l’art, la pensée, l’imagination créatrice, la générosité sociale, tout, absolument tout, est maintenant confit dans un goudron de conformisme épais, dans une marmelade de peur et de férocité qui gâchent tout, qui salissent tout, qui pervertissent tout. Il faut libérer de sa gangue l’excellent fruit nommé Europe. Je suis partisan de l’Europe des engueulades et des provocations, des jaillissements et des générosités, des brouilles et des rencontres, de l’irrespect assumé et du respect paradoxal. Je me moque de l’Europe des bêlements et des congrès, des antennes psychologiques, des prévisions, des bilans. Je veux une Europe qui pense plus vite que ses ordinateurs. Pour les importants, elle est cette couette idéale, immense, cossue, plurielle, cette couette-patchwork sous laquelle, à l’abri de tout, ils colloqueront finement. Mais cette couette-là, c’est un linceul. L’entregent hypocrite, la tolérance indifférente, la familiarité agressive, le réalisme intéressé, l’égoïsme souriant, le désespoir méprisant, voilà les vertus qui s’y cultivent et que d’autres n’auront pas tort de venir balayer. Si, un instant, ces belles valeurs, on les débusque, un bataillon de pleutres va déferler en geignant qu’on assassine la civilisation occidentale et la démocratie.
De grâce, un peu d’air pour la jeunesse! L’Europe ne protège pas sa jeunesse. Elle lui donne raison parce qu’elle a peur d’elle. Elle achète son silence, son ennui, sa tristesse. Voyez ces parents, au jardin public, qui s’empressent de prendre le parti de leur marmot contre celui des voisins. Amour de propriétaires, amour borné, amour de guerre : être dans le camp de ses enfants! Ainsi l’Europe est-elle dans le camp de sa jeunesse, pour vaquer tranquille à ses affaires. Qui va donc la secouer un peu, cette jeunesse à tout asservie? Qui va lui apprendre qu’un homme qui n’affronte pas sa solitude n’est pas vraiment un homme ; qu’une pensée qui ne se heurte pas au doute et au mystère n’est pas une pensée ; qu’une sagesse qui ne mène pas au risque n’est pas une sagesse ; qu’un avenir déjà connu est un passé raté ; qu’un plaisir qui ne bouleverse pas n’est pas un plaisir ; qu’affronter, très jeune, l’idée de la mort empêche de croupir toute sa vie dans les plans de carrière et les mamours des banquiers ; qu’il faut admirer sans retenue ce qui mérite de l’être et jeter le reste, sans colère inutile mais sans faiblesse, à la poubelle de l’oubli ; que, pour tout ce qui compte vraiment, l’excessif est la seule mesure.
Pour sauver la science, disent les savants, il faut maintenant la dégager de l’industrie et de la guerre. Voilà le mot : dégager. Tout dégager. L’Europe du dégagement. L’Europe qui se dégage de ce qui l’abrutit et la paralyse. L’Europe qui se retrouve et s’invente. L’Europe assez gonflée pour sortir sans armes de sa forteresse. L’Europe débarrassée de son écale de peur. L’Europe qui laisse ses gros malins s’étouffer sous leur couette. L’Europe de la dépense, l’Europe du don, l’Europe de l’instant de gravité, l’Europe du bonheur d’être ensemble. L’Europe fringuée au-dessus de ses moyens. Ou l’Europe nue. L’Europe qui est à prendre parce qu’elle se donne.
L’étau
Coupable d’avoir écrit L’Art d’aimer et, pour ce crime, exilé dans une région de réputation douteuse, Ovide y reçut une lettre d’un ami romain qui, après l’avoir couvert de bonnes pensées, le plaignait d’avoir à vivre parmi des barbares. « C’est moi le barbare, répondit le poète, puisqu’ils ne me comprennent pas! » Le peu de sympathie que je porte à George Bush ne me donne pas le droit de m’en tenir à quelques quolibets et à quelques slogans. Rien ne m’aurait poussé, par contre, à parler de lui, si je n’avais cru reconnaître, dans une expression particulière de son visage, un état d’âme, une manière d’être qui ne lui sont nullement particulières et que j’ai eu l’occasion d’apercevoir sur les visages de beaucoup de responsables, même s’ils étaient d’un bien moindre acabit. Qu’on observe donc le président américain, juste avant qu’il ne commence son discours, ou juste avant qu’il ne quitte son pupitre de Washington, le torse bombé, les bras comme des boomerangs, d’une allure de jouet mécanique. Dans le regard de cet homme, on voit comme un bref signal, empreint de satisfaction mais aussi de détresse. On le dirait, à cet instant, soulagé de se sentir encore là et terrifié de se savoir dans ce rôle. Comme s’il était à la fois l’écraseur et l’écrasé, l’oppresseur et l’opprimé. Un homme pris dans un étau qui est lui-même.
Une des mâchoires de l’étau est aisément identifiable. Un pouvoir effrayant, que le président exerce sans qu’il soit vraiment le sien, fondé sur une vertigineuse combinaison d’intérêts et démultiplié par des dispositifs techniques de toutes sortes qu’il est loin de maîtriser ; ce pouvoir est représenté par la mâchoire inférieure de l’étau. Ceux chez qui j’ai cru reconnaître le syndrome dont je parle étaient très loin d’avoir de telles responsabilités. Pourtant, à la tête de leur entreprise ou de leur administration, je les voyais, eux aussi, se débattre avec quelque chose qui, de toute évidence, était trop lourd pour eux. Tous travaillaient beaucoup, mais d’une étrange manière : comme des ouvriers à la chaîne. Tout se passait comme si un tapis roulant imaginaire déversait sur leur bureau un flot de problèmes à résoudre. Ils se retroussaient les manches et les abordaient vaillamment un à un, comme les gens chargés du conditionnement des produits emballent au fur et mesure ce qu’apporte le tapis mécanique. Ces dirigeants savaient, au fond d’eux-mêmes, que leur travail, s’il supposait bien davantage de connaissances et de compétences, n’était, dans son essence, nullement différent de celui qu’accomplissaient ceux qu’on appelait alors, par antiphrase, les ouvriers spécialisés, sans doute parce qu’ils n’avaient, précisément, aucune spécialisation particulière. De là venait sans doute l’importance que ces dirigeants accordaient aux signes extérieurs de leur pouvoir : le salaire, bien sûr, mais aussi la voiture, le chauffeur, les secrétaires, les déjeuners dans les grands restaurants, les voyages en avion confortables, les réceptions, etc.
Mais j’observais aussi chez eux une formidable volonté de donner de leur tâche une idée qui la valorise, qui l’exalte, qui la sublime, ou qui la fasse oublier. Un fabricant de pâtes alimentaires pouvait se plaire à citer, un quart d’heure par jour, et sans que cela ait le moindre rapport avec son activité, les philosophes ou les poètes ; puis il retournait à ses pâtes. J’admirais la curiosité de cet homme, mais je voyais bien que sa passion lui était une manière un peu dérisoire de se dissimuler à quel point son activité lui échappait : de cela, il n’était pas dupe. Le plus souvent, les digressions patronales tournaient autour de considérations sociales ou économiques. Le discours en était alors plus vraisemblable mais ne mordait pas plus, même d’une dent, sur la réalité du travail. J’ai repensé à ces bizarreries en constatant l’importance que prennent aujourd’hui les thèmes religieux dans les discours de l’administration Bush et dans les commentaires qu’on en fait. On a raison de s’intéresser à cette rhétorique pieuse, mais à condition de ne pas commettre une formidable erreur de perspective. Ce genre de discours est un signifiant sans signifié. Le propos religieux des dirigeants américains n’a pas plus de réalité, en tant que signe collectif, que les interrogations métaphysiques du fabricant de pâtes. Il s’agit d’une manière de parler. L’Histoire, la tradition du Parti républicain donnent de l’importance à ces mots de la tribu conservatrice. Le signifié n’en est pourtant pas différent de celui que cachent, ailleurs, des signifiants économiques, sociaux, culturels. Sans doute tel dirigeant peut-il avoir une foi religieuse sincère : cela n’arrive pas qu’aux États-Unis. Mais c’est construire une fable que d’accorder trop d’importance à ce langage religieux. La réalité, c’est qu’une personnalité écrasée a besoin de feindre de ne l’être pas. Qu’il lui faut inventer une instance qui fasse contrepoids à la formidable pression qu’exerce la mâchoire inférieure de l’étau. À cette pression anonyme et massive, elle tente de répondre par une « force d’en haut » qui soit, ou qui ait l’air d’être, hautement personnelle.
On devine ce qui se passe. Une personnalité en déroute ne peut trouver qu’en elle-même, ou dans le dialogue avec d’autres, le moyen de se reconstruire. Elle sentira vite que la mâchoire « salvatrice » du haut (peu importe qu’elle fasse dans le religieux, ou le social, ou le politique, ou dans autre chose) est aussi meurtrière que celle du bas. C’est même avec un joyeux entrain que les deux complices s’accordent à broyer, comme eût dit René Char, la base et le sommet de leur victime. Voilà ce que produit le monde moderne, et que cela apparaisse de manière caricaturale chez George Bush n’est pas le plus intéressant.
L’homme moderne n’a plus de base et n’a plus de sommet : et plus il acquiert d’importance et de responsabilité, moins il en a. Et, s’il se veut sérieux et appliqué, il en a moins encore. Il n’a plus de base : son rapport au monde est confisqué par une puissance technique qui le dépasse, et qui a d’ailleurs été conçue expressément pour cela. Il n’a plus de sommet : celui qu’il s’invente vainement n’est que l’image inversée de cette base tyrannique, une fiction arbitraire, une manière de dire, un signifiant sans signifié. Il ne reste à l’homme moderne que de monter et descendre dans le no man’s land vertical dont lui est accordé l’usufruit et, quand s’ouvre une fenêtre de tir, d’envoyer un vaillant petit signe de désolation au premier camarade qu’il rencontre. La modernité fabrique des embryons de monstres que ne guérira pas la pharmacopée progressiste classique. L’anthropologie de la modernité a des allures de démonologie. La seule solution, le seul courage, le seul avenir est dans la fuite. Ou dans le coup de génie, qui est toujours un coup de culot. Voir le début…
(28 mars 2003)