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Un employé de banque fait le bilan

(Entretiens de Gilbert Soury avec Jean Sur)

« Cette année, j’ai eu droit à la médaille du travail « grand or ». Quarante ans de boulot ! J’ai cru pendant longtemps que travailler, c’était gagner sur tous les tableaux : réussir sa vie, donc se sentir bien, donc être bien avec les autres. J’arrive à la fin de mon activité professionnelle et je révise mon jugement. »

Cette banque où Gilbert Soury travaille depuis longtemps, j’allais une fois par mois y animer une journée de formation. Avant qu’une série de fusions, absorptions ou autres passionnantes manœuvres de ce genre ne lui ait retiré toute originalité, je l’ai vue se préparer, telle une fiancée, à ses épousailles avec la modernité. Au début des années 80, il y régnait un climat vaguement suranné, mais aimable et courtois. Les patrons étaient des gens de culture, de vrais amateurs ; exigeants mais nullement cyniques, épris de tradition mais, pourvu qu’elle ne les brusque pas, curieux de nouveauté. Une bourgeoisie modérément généreuse mais attachante, sérieuse comme un grand vin ; une bourgeoisie comme dans les livres.

En dix ans, j’ai vu arriver la barbarie et les barbares. Sur leur bannière était inscrite leur fière devise : productivité. Moi qui n’attendais nul avantage de cet épisode navrant, j’ai eu tout loisir de le contempler ; je ne trouve pour l’évoquer que des métaphores chirurgicales. Amputation, trépanation, ponction, pose systématique de prothèses, jamais je n’ai vu tant de haine obtuse, tant de méticuleuse sottise. Un attentat systématique au bon sens. Jamais je n’ai vu tant d’ignorants bouffis de ressentiment piétiner avec une telle rage tout ce qui, en eux ou dans les autres, ressemblait à de la liberté. Jamais je n’ai vu d’aussi près ce que c’est que haïr l’esprit. Et la gauche était au pouvoir ! Il y avait de quoi en pleurer un peu et en rire énormément.

Pendant deux ans, Gilbert Soury fut l’un de mes stagiaires. Mon rôle était plutôt de parler : je parlais. Le sien plutôt d’écouter : il écoutait. Mais son silence me parlait. J’ai vite repéré en lui un homme de l’espèce la plus dangereuse pour le totalitarisme : un homme attentif. Au fur et à mesure que se succédaient les groupes, le non-dit ne cessait d’enfler et les mots de se détacher des choses : les silences, eux, devenaient de plus en plus loquaces. Gilbert Soury n’avait pas fait de grandes études ; loin d’être un handicap, cela l’aidait à sentir beaucoup plus finement qu’un autre ce qu’un kit d’idées creuses aurait masqué. De ces béquilles, d’ailleurs, il n’avait pas besoin : l’expérience de vivre, la tendresse pour autrui, un enracinement profond, une sensibilité toujours en alerte lui étaient d’infaillibles pierres de touche.

Quand, à cinquante ans, il se lança dans des études, ce fut moins pour collectionner les vanités que pour communiquer ce qu’il sentait ; moins pour le plaisir de recevoir que pour la joie de donner. J’appréciais sa conversation allusive, ironique, moqueuse. Je le sentais travailler à un jardin secret, à un canevas sur fond de paysage limousin. « Pour faire son solo, dit un écrivain africain, on s’appuie sur un coussin de paroles. » Je me demande souvent ce qu’ils ont fait de leur coussin, mes concitoyens, et s’ils en ont même jamais eu un. Au fur et à mesure qu’ils étaient censés se réconcilier avec l’entreprise, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’ils la détestaient davantage, les salariés se réduisaient de plus en plus tristement à eux-mêmes. Ils ne savaient que braire les indices économiques, glousser comme des collégiens boutonneux autorisés de libido, réciter le journal, compter leurs points de retraite. De cette période en chute libre, Gilbert fut l’une des rares figures montantes. Il se développait. Non pas au sens des indices boursiers. Au sens photographique. L’obscurité de l’époque le révélait. Du dessous apparaissait au-dessus. Je me disais que la ressource humaine, c’étaient les gens comme lui, pas les zozos du DRH. Et la ressource humaine, avant même d’y avoir réfléchi, savait qu’elle était en désaccord absolu avec le nouveau cirque. En désaccord ? Même pas. Elle le regardait à peine. Elle n’en tenait pas compte. Elle ne le calculait pas, comme dit Sabrina. La modernité n’était pas pour Gilbert un adversaire idéologique, une erreur philosophique, une atteinte à ceci ou à cela : c’était une décalcomanie, c’était un rien du tout, une occasion de rire.

Quand il est venu chez moi pour notre premier entretien, il m’a parlé de son voyage en train, de la neige sur la campagne, de quelques instants heureux. Après le travail, il a préparé lui-même le déjeuner. Où s’est-elle barrée, mes enfants, votre réalité, où la laissez-vous traîner, malheureux ? Puis nous avons repris le dialogue. Sans nostalgie, sans illusions, il revivait des pans de son existence. Ce qui filtrait de ce café, c’était du tonique, du vrai, du costaud, du sympa, de l’ensemble. Son texte a pris forme tout de suite : du simple qui venait de loin.

Ce qui m’a fasciné quand j’ai relu ce petit livre, c’est la netteté du propos, sa hardiesse tranquille. Quelqu’un qui regarde sa vie, qui en soupèse les tranches. Le Limousin, ça valait quelque chose. Le syndicalisme, pourvu qu’on ne le pratique pas en apparatchik soucieux de faire du cinoche avec le patron, ça vaut quelque chose. Et puis, entre les deux, l’entreprise : quarante ans pour rien, ou si peu ! « Trop désespérant, ce constat, me dit-on avec cette logique pubassière qu’on prend pour une catégorie de l’esprit, il faut nuancer, c’est trop triste ! » Comptez là-dessus : on va récrire la vie selon vos envies ! Quarante ans pour rien, voilà ! Mais, si j’ai bien compris, Gilbert Soury s’en fout : on peut attendre quarante ans et plus si on a un canevas en train. C’est ça, la bonne nouvelle. Il la tient des pauvres, rois de la terre.

Gilbert Soury, Un employé de banque fait le bilan, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006

(25 septembre 2006)

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Sept erreurs sur l’éducation

En rangeant ma bibliothèque, je retrouve un livre de Jacques Maritain publié en 1959, chez Fayard, qui me paraît verser quelques idées simples et claires au dossier de l’éducation. Il s’agit de plusieurs conférences prononcées, entre 1943 et 1957, dans diverses universités et sociétés savantes américaines, notamment à Yale, et rassemblées sous le titre Pour une philosophie de l’éducation. Dans la première de ces interventions, Maritain épingle sept erreurs sur l’éducation que le demi-siècle qui s’est écoulé ne me paraît pas du tout – mais alors pas du tout ! – avoir corrigées. J’en présente ici simplement la liste. Je me suis permis de renvoyer à la fin de ce résumé, en n°6 et en n°7, les deux erreurs par lesquelles le philosophe commence son exposé.

Erreur n°1 : le pragmatisme
L’éducation ne consiste pas à entraîner les jeunes à répondre aux « stimulations et aux situations actuelles du milieu ». Cette définition « s’applique exactement à la façon de penser propre aux animaux dépourvus de raison. » Le propre de la pensée humaine, c’est d’atteindre « ce que les choses sont ou ce en quoi elles consistent », c’est-à-dire de les comprendre en exerçant ses facultés critiques. C’est à cet exercice qu’il convient d’habituer la jeunesse ; loin d’être un réflexe conditionné de survie, la pensée de l’homme est « une énergie vitale de connaissance ou d’intuition spirituelle. » L’activité pensante s’appuie sur des vues surgies de l’être, non pas sur une sanction pragmatique. Nous ne trouverons pas les repères susceptibles de nous guider dans notre époque si nous n’affermissons pas en nous notre liberté et notre responsabilité. Former l’homme à mener une vie « normale, utile et dévouée », c’est l’un des deux buts essentiels de l’éducation : mais c’est le second, non pas le premier. Le premier concerne « la personne humaine dans sa vie personnelle et dans son progrès spirituel. » Loin de réduire l’importance de la vie sociale, un tel propos lui reconnaît une éminente dignité puisqu’il met en son centre la liberté personnelle. Nous constatons aujourd’hui, à nos dépens, de quel désordre souffre une société quand les citoyens sont incapables de déployer une pensée indépendante et hardie.

Erreur n°2 : le sociologisme
Erreur que de chercher dans « le conditionnement social la règle suprême et l’unique étalon de l’éducation ». Le but de l’éducation n’est pas de former un citoyen, mais un homme et, par là, un citoyen. Maritain s’accorde ici avec une pensée fort éloignée de la sienne, celle de Proudhon, qui insiste lui aussi sur la formation simultanée – et hiérarchisée – de la personne, du citoyen et du travailleur. Là se trouve ce que Maritain appelle le vrai réalisme. « La recherche de la vie concrète, écrit-il, devient un leurre si elle disperse l’attention de l’homme ou de l’enfant parmi les futilités pratiques, les recettes psycho-techniques, et l’infinité des activités utilitaires, au mépris de la vie authentique de l’intelligence et de l’âme. » Contrairement à ce qu’imaginent les réalistes autoproclamés, c’est par la voie des activités gratuites, celles qui portent en elles « liberté, fruit et joie » que viendra à l’enfant le sens de la réalité concrète. « Malheureux l’adolescent qui ne connaît pas les plaisirs de l’esprit et n’est pas exalté par la joie de connaître et la joie de la beauté. (…) La fatigue et l’ennui des affaires humaines viendront assez vite en vérité ; être chargé de leur souci est le métier de l’adulte. » Quand un éducateur ne reconnaît pas à l’éducation un but propre, il la condamne à croître au hasard de « l’émergence de quelque nouvelle ligne d’avenir possible [qui] rend l’avance la plus immédiatement réalisable ». Cet éducateur ressemble alors à un architecte « qui n’aurait aucune idée de ce qu’il faut bâtir et tendrait seulement à faire grandir sa construction dans n’importe quelle direction, là où il est possible d’amener des nouveaux matériaux. »

Erreur n°3 : l’intellectualisme
Si le propre de l’éducation est de former l’intelligence, celle-ci n’est pas à confondre avec la frénésie de l’intellectualisme. Maritain a la lucidité de ne pas viser seulement ici l’éducation bourgeoise de son temps, éprise de rhétorique et de dialectique, dont le modèle est aujourd’hui en voie d’extinction, même dans les milieux privilégiés. Il signale une autre forme d’intellectualisme, qui depuis a fait florès, celle qui « insiste sur les fonctions pratiques et ouvrières de l’intelligence. » Là, le philosophe se fait prophète. Il devine qu’il va devenir urgent de refuser de voir « les suprêmes accomplissements de l’éducation dans la spécialisation scientifique et technique. » L’humanisme technique, producteur de spécialistes, est au fond, pour lui, un animalisme. En effet, « l’animal est un spécialiste, et un spécialiste parfait, tout son pouvoir de connaître étant fixé sur une certaine tâche particulière à exécuter. » Comme Huxley ou Orwell, il s’insurge contre la ruche humaine où « chacun, bien fixé dans son alvéole », s’évertue à « produire des valeurs économiques et des découvertes scientifiques, tandis que quelque chétif plaisir ou quelque divertissement social occupe les heures de loisir, et qu’un vague sentiment religieux, sans nul contenu de pensée et de réalité, rend l’existence un peu moins plate. » Cet idéal de la spécialisation, dit fortement Maritain, s’oppose en tous points à l’idéal démocratique et interdit « le gouvernement du peuple par le peuple », non seulement parce que toute vue générale devient impossible aux citoyens alvéolés dans leur spécialisation, mais encore parce que cette situation subalterne et servile détruit en eux les énergies spirituelles dont la vie démocratique, plus que tout autre régime, a besoin. Dans un tel cas de figure, « l’activité politique et le jugement politique deviendraient l’apanage des experts spécialisés dans ce domaine, – sorte de technocratie d’État qui n’ouvre pas des perspectives particulièrement fortunées pour le bien du peuple ni pour la liberté. Quant à l’éducation – complétée par les règles impératives de quelque système d’orientation professionnelle – elle deviendrait le processus de différenciation des abeilles dans la ruche humaine. »

Erreur n°4 : le volontarisme.
On ne peut condamner l’exaltation de la volonté quand, corrigeant les excès de l’intellectualisme, elle en appelle à la vertu, à la moralité, à la générosité en sorte que les hommes instruits soient aussi des hommes droits. Mais ce n’est pas sans danger qu’on déchaîne les forces de l’inconscient : les écoles et les organisations de jeunesse du nazisme ont montré où cela pouvait conduire. Il existe aussi d’autres formes de volontarisme. Maritain pressentait qu’on tâcherait de compenser les dégâts causés par la spécialisation forcenée induite par la culture technique en prêchant une sorte d’humanisme volontariste : autant dire qu’il prévoyait le management et son ambiguïté constitutive qui, de nos jours, empoisonne non seulement le monde économique et l’entreprise, mais encore la politique, la culture et, naturellement, l’éducation. Il y a cinquante ans, ce vilain cirque commençait à planter son chapiteau dans l’école. Maritain avertissait ainsi, à l’avance, les partisans du pédagogisme vertueux : « Les méthodes qui changent l’école en un hôpital pour raccommoder ou pour revitaliser les volontés, ou pour suggérer un comportement altruiste, ou pour infuser une bonne conscience civique, peuvent être fort bien conçues et psychologiquement parfaites, elles n’en restent pas moins, la plupart du temps, d’une décourageante inefficacité. »

Erreur n°5 : tout peut être appris.
L’expérience, dont Maritain dit magnifiquement qu’elle est « le fruit incommunicable de la souffrance et de la mémoire » ne s’enseigne pas. L’intuition et l’amour, où il voit ce qu’il y a de plus grand dans la vie humaine, ne s’enseignent pas davantage. Et pourtant, de tout cela, l’éducation doit se soucier ; sa tâche est d’y préparer l’enfant « en se concentrant sur la connaissance et l’intelligence, non sur la volonté et sur la formation directe de la moralité. » Volonté et formation de la moralité dépendent en effet prioritairement de sphères éducationnelles autres que l’école et l’université, « pour ne rien dire du rôle que joue, en la matière, la sphère extra-éducationnelle. » C’est dire que l’éducation, à l’école comme à l’université, a son monde propre « qui consiste essentiellement dans la dignité et les richesses de la connaissance, faculté de l’être humain [dont] la sagesse est le suprême but. »

Erreur n°6 : la méconnaissance des fins.
De tout cela, il ressort que « la tâche principale de l’éducation est avant tout de former l’homme, ou plutôt de guider le développement dynamique par lequel l’homme se forme lui-même à être un homme. » Quand les moyens mis en œuvre par les éducateurs sont cultivés pour eux-mêmes, quand les objectifs secondaires d’une pratique particulière occupent le devant de la scène, c’est la substance même de l’éducation qui s’appauvrit. « Cette suprématie des moyens sur la fin et l’effondrement consécutif de tout dessein assuré et de toute efficacité réelle, précise Jacques Maritain, semblent être le principal reproche qu’on puisse faire à l’éducation contemporaine. » La suprématie de la fin sur les moyens exige que l’éducation suscite une réflexion sur « l’être comme tel » qui, par nature, échappe à toute idée scientifique de l’homme. Cette idée scientifique peut, en effet, puissamment aider à définir « les moyens et les instruments » de l’éducation, mais elle est impuissante à penser « ce que l’homme est, quelle est la nature de l’homme et quelle échelle de valeurs elle implique essentiellement. »

Erreur n°7 : les idées fausses concernant la fin.
Chaque époque projette sur l’éducation ses représentations et ses intérêts propres, souvent légitimes. On peut admettre, par exemple, qu’un proviseur souhaite rehausser la réputation de son établissement. On peut, plus aisément encore, comprendre qu’un maître souhaite faire régner dans sa classe un climat consensuel, qu’il veuille, à sa manière, lutter contre le racisme et l’exclusion, qu’il désire guider ses élèves dans la découverte du monde moderne, etc. Maritain n’aurait probablement pas désavoué de telles intentions, mais il aurait averti : si l’on prétend trouver les moyens directs de leur réalisation, ou bien elles resteront lettre morte, ou bien des effets pervers se développeront. Toute éducation suppose un détour, une tentative pour franchir le fossé qui sépare de l’être les savoirs et la parole : sans cet effort, ce pari, cet acte de confiance, rien n’atteint vraiment le cœur ni l’esprit, tout devient factice, fictif, tout se dégrade en opinion, en propagande. C’est seulement lorsque lui est révélé ce qu’il a de plus gratuit et de moins manipulable qu’un être peut accéder, par l’intelligence et par la sagesse, à la qualité où Aristote trouvait la perfection de l’être humain : l’indépendance.

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Je ne veux pas quitter le livre de Maritain sans aborder le point qui fait problème pour tant de parents : l’aspect utilitaire de l’éducation. Mettre l’enfant « en état d’exercer un métier et de gagner sa vie », voilà évidemment une des tâches de l’école. Pourquoi ? « Parce que, dit le philosophe, les enfants d’hommes ne sont pas faits pour une vie de loisirs aristocratiques. » Mais, pour lui, le meilleur moyen d’atteindre un tel but, c’est de développer les qualités humaines « dans leur ampleur » et, singulièrement, l’intelligence. Ici, précisément parce que j’entre entièrement dans son mouvement, je vais prendre un peu de distance avec Maritain. Certes, je pense, comme lui, que l’objet de l’éducation, c’est de « guider l’homme dans le développement dynamique au cours duquel il se forme comme personne humaine, – pourvue des armes de la connaissance, du jugement, et des vertus morales – tandis que, en même temps, lui parvient l’héritage spirituel de la nation et de la civilisation auxquelles il appartient, et que se trouve ainsi conservé le patrimoine séculaire des générations. » J’aime à imaginer, en effet, la rencontre, dans un adolescent, des pensées et des intuitions qui viennent de lui et des significations que lui offre le monde. Mais si ces dernières, pour un an ou pour mille, ne sont plus lisibles ? Si même elles disparaissent ? S’il n’est plus vrai que les tâches quotidiennes des travailleurs puissent s’appuyer sur le sens ? Si les compétences les plus appréciées sont le goût de l’esbroufe et une mentalité de tueur? Si le lien s’est rompu entre l’intelligence et le cœur, d’un côté, les suggestions de la collectivité, de l’autre ? Si l’on ne parle plus d’héritage que dans l’espoir de grappiller les voix des naïfs ? Il me semble que, dans ces conditions, Maritain continue d’avoir raison, mais que les conséquences de sa pensée – et notre propre fidélité – nous entraînent sur des voies bien différentes. La vision du monde sous-jacente à sa réflexion, nous ne pouvons pas, sans malhonnêteté, penser que c’est encore la nôtre. Que devient l’éducation dans une société engagée dans un processus de dissociation de la base et du sommet, comme eût dit René Char, c’est-à-dire d’occultation du sommet et d’asservissement de la base ? Elle est elle-même forcément dissociée. Pour la plupart, l’angoisse de l’avenir engloutit tout et conduit à un pragmatisme lugubre et obsessionnel, anticipation de l’enfer : ceux-là ne verraient dans la pensée de Maritain, si jamais ils la croisaient, qu’une noble survivance. Mais les autres, ceux qui, par chance, disposent de quelques armes pour résister ? Feront-ils semblant de trouver quelque promesse d’avenir dans la sauvagerie en marche ? Renonceront-ils à ce qu’ils croient ? Non. Ils ne feront pas semblant et ils ne renonceront pas. Ils se tiendront dans le voisinage de l’être et, en son nom, ils refuseront ce qui le refuse. Sans bruit, sans provocation, ils apprendront à éviter les cursus éducatifs et sociaux classiques. Ils ne se feront pas marginaux : ils constateront qu’ils le deviennent toujours un peu plus, presque malgré eux, sans l’avoir vraiment désiré. Il est tellement plus sympathique de sentir, même ténues, même discutables, quelques correspondances entre le monde et soi ! Ils accepteront pourtant d’autant mieux la marge qu’ils découvriront peu à peu qu’elle est devenue le refuge de la page tout entière, sa cache, son amour secret. La page, dit la marge, n’est plus dans la page ! Elle est toute où je suis. Mais les enfants, dira-t-on, mais les enfants? Que font-ils de l’avenir des enfants ? L’avenir des enfants, qui sont les premières victimes, souvent enthousiastes, de la barbarie, ils y penseront un jour béni de pauvreté acceptée où, bizarrement, n’ayant plus grand-chose, pas même une idée de l’avenir, ils se sentiront merveilleusement proches du monde, proches à en rire. C’est le meilleur de tout, ce rire. Il ne faut pas empêcher les enfants d’y avoir un jour accès.

(14 avril 2005)

S’échapper, vous dis-je !

(Entretiens de Serge Parot avec Jean Sur)

« Toute parole sur les autres et sur le monde qui ne m’implique pas, qui ne m’engage pas, qui ne rend pas également compte de moi avec les autres et dans le monde est vaine et inutile. C’est le parler creux, le parler bavard. Ma présence à moi-même est la condition sine qua non de ma présence au monde. »

Quand le soutien d’un dirigeant de bonne volonté, militant du dialogue social écartelé entre sa passion pour l’entreprise où il avait passé sa vie et son désarroi devant les progrès de l’idéologie du management, me permit de lancer la Mise en expression à EDF, très peu de gens comprirent de quoi il s’agissait. Les adversaires du projet, eux, ne s’y étaient pas trompés : on les trouve maintenant au sommet de la hiérarchie. Quelques syndicalistes n’étaient pas aveugles non plus mais, absorbés par des querelles internes, alourdis de fatalisme satisfait, ils jouissaient davantage de l’embarras des directions que de l’expression des salariés. La plupart des agents voyaient dans cette nouvelle fantaisie – il s’en consomme beaucoup dans les entreprises – une opération de communication un peu plus hard que d’habitude : elle leur était plutôt sympathique, mais ne les empêchait ni de dormir la nuit, ni de s’ennuyer le jour.

Mais il y eut Serge Parot. Il faisait partie d’un petit groupe d’agents qui avaient accepté de travailler avec moi. J’entends encore la réflexion qu’il me glissa à l’oreille alors que nous animions ensemble une réunion dans un building de la porte d’Issy : « Mais c’est franchement subversif ! » Ce l’était, oui. Enfin, ça aurait pu l’être… D’une subversion aussi radicale que non violente, celle de la parole non calculée, de son intrusion dans le monde des conventions mortifères. Pendant plusieurs années, ce fut, dans l’entreprise et dans le crâne de beaucoup de gens, la rencontre de deux courants opposés et disproportionnés : l’énorme flot des conventions et des habitudes, d’un côté, quelques gouttelettes de liberté assemblées, de l’autre. Si inégal qu’il fût, il y eut combat, il y eut mascaret. Serge Parot voulut donner forme à ce qui naissait de ce choc. Il se fit transformateur, moulin, pressoir. Il captait les réactions des agents, celles des directions, des syndicats, les miennes et, naturellement, les siennes. Il tournait et malaxait tout ce matériau, éliminant au passage les déchets accumulés par la paresse et la lâcheté, jusqu’à ce qu’il réussisse, quelquefois dans l’allégresse, le plus souvent dans l’accablement, à en exprimer une vérité que, dès le lendemain matin, il précipitait à son tour dans son athanor. La rage pacifique avec laquelle il faisait fonctionner son appareil m’était d’un grand soutien. Il y jetait des bribes enflammées de lecture, des bouts de poèmes, des images, toute une beauté protestataire qui, quand il prenait la parole en public, interdisait aux mouches de seulement voler.

C’est sans effort qu’après avoir longtemps porté sur cette entreprise et sur ces agents EDF, nos conversations abordèrent d’autres thèmes. D’autres prétextes, plutôt. Car nous parlions de la même chose. Une sorte d’accord tacite s’était vite établi entre nous : ce lugubre monde du travail, nous l’envisagions dans sa plus grande dimension, dans son drame, dans son pathétique non-sens, dans sa grandeur inversée, dans son épouvantable besoin d’amour. Parfois quelque dirigeant investissait sur nous, par précaution, une partie de ses réserves de flagornerie ; il nous invitait en riant à ne plus parler boulot et, pensant nous séduire par sa vaste culture, nous racontait son concert de la veille : nous le regardions avec pitié.

Il me semble que Serge et moi, dans cette énorme entreprise, avions le sentiment d’être plantés au centre du monde moderne. Si rien ne se passait là, rien ne se passerait ailleurs. Si la parole n’y soulevait pas, fût-ce imperceptiblement, la chape de plomb, rien n’était à espérer nulle part. Au-delà des innombrables bagarres que nous avions à mener, et des colères, et des analyses, nous nous sentions dans une nécessité profonde : ce qui se joue entre ces gens, c’est ce qui se joue dans cette société et c’est ce qui se joue en nous. Leurs peurs, leurs rêves, la joie étincelante qui les saisit lorsque, pour un instant, ils échappent à la servitude mécanique, à leurs schémas paralysants, à leurs frigides valeurs, à leurs pauvres tentatives de fuite ou de contournement, à l’idée qu’ils ont du bonheur des autres, et de leurs besoins, et de ce qui est juste et injuste, tout cela, c’est le crépuscule du monde où nous vivons, mais c’est aussi une aurore. Mozart habite ici.

C’était lourd. L’angoisse pointait le nez ; elle est encore sensible dans le ton de Serge Parot. Du bureau d’un institut de sociologie, on voit plus clair, bien sûr, et plus nuancé. On peut élaborer de vastes hypothèses, tirer de généreuses conclusions sur l’évolution du « terrain ». Nous ne parlions jamais du « terrain », nous. C’était nous, le terrain, et c’était eux ; c’était, entre nous, l’immense secret partagé. « Habiter le monde en poète », a-t-on dit : nous ne rêvions pas si haut. Nous voulions seulement rendre ce morceau de monde qu’est l’entreprise à toute sa réalité. Un lieu où l’on vient gagner sa vie ? Bien sûr. Où l’on voudrait fabriquer des choses utiles ? Certes. Beaucoup plus pourtant : un monde, une société qui se mettent nus. La logique de représentation poussée à l’extrême, à l’absurde : inévitablement donc, pourvu qu’on en accepte l’idée, la fin de la représentation. Le point de jonction entre le factice et l’authentique. La plongée et la déplongée. C’est ici que ça va mourir, c’est ici que ça doit revivre.

Nous piétinions. Ce piétinement est sensible dans le texte de Serge Parot. Il faut l’écouter comme, dans les westerns, oreille collée au sol, celui des chevaux. Faire taire un instant l’harmonica, même si c’est beau, l’harmonica. Ausculter en même temps et le danger et le salut, l’un dans l’autre, indissociables. C’est lourd, oui. Et l’angoisse pointe le nez, oui, qui fait semblant d’épargner raisonneurs et moralistes. Mais certains combats, une fois qu’on les a engagés, c’est comme si on les avait gagnés.

Serge Parot,  S’échapper, vous dis-je !, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006

(25 septembre 2006)