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La communauté, c’est nous

LE MARCHÉ XVIII

Elle tire ses deux caddies sur quelques mètres, revient vers ses deux valises à roulettes, les conduit un peu au-delà des caddies qu’à leur tour elle va mener cinq pas plus loin, tout cela avec une élégance que son petit feutre rond et la cape noire jetée sur ses épaules feraient presque liturgique. La première fois, on s’y trompe : elle cherche un taxi, sans doute. Elle ne cherche rien, et n’a rien. Dans ces bagages impeccables, tout ce qu’elle possède, ses habits, des couverts, deux ou trois livres ; elle processionne patiemment dans les rues du quartier avec cet équipage, l’air un peu agacé d’une femme du monde qui aurait perdu son chauffeur. Elle marche comme on tricote, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, mais que tricote-t-elle au juste ? Je me dis que la vérité de son voyage est plus forte que sa misère, que sa folie peut-être. Mais c’est une facilité. Et je n’ai plus rien à penser.
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J’apprends de ce spécialiste des randonnées pédestres que ne s’intéresser ni à la topographie du terrain ni aux noms des plantes, c’est marcher idiot. J’aurai décidément tout raté. La prochaine fois, j’emporterai des manuels d’onomastique végétale et je prierai les bœufs et les ânes de rencontre de valider mes connaissances.
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Nous serions tous fous si, dans l’expérience que notre enfance a faite du monde, les choses s’étaient strictement identifiées aux noms qu’on nous a appris à leur donner, ne laissant ainsi aucun jeu entre signifié et signifiant et nous interdisant toute créativité. Notre capacité de bonheur tient peut-être à l’équilibre délicat qui s’est établi en nous entre les mots et les choses. Que le nœud en soit trop serré, nous voici menacés par le formalisme. C’est le cas inverse que je connais le mieux : une enfance empêtrée trop tôt dans d’incompréhensibles passions d’adultes, matraquée d’émotions inexprimables, et dont les désirs naissants sont condamnés à bouillir dans le chaudron fermé par la peur et la honte. Pour les gens de cette sorte, les relations entre les mots et les choses restent orageuses ; les réconcilier sera l’affaire de toute leur vie. Parfois -c’est alors l’angoisse- les mots désertent les choses, ou bien celles-ci échappent à leur contrôle, revendiquant leur antériorité sauvage. Parfois, au contraire, de n’être ni habituelle ni vraiment naturelle, la rencontre inattendue des mots et des choses est si violente qu’elle se manifeste par une explosion de vitalité, un incendie de joie. On peut envier de tels tempéraments pour leur enfance persistante ou les plaindre d’être si constamment problématiques. En tout cas, la vie leur coûte cher : ils l’aiment d’autant plus.
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Certains d’entre nous ont ainsi à donner des noms nouveaux à des choses restées inapprivoisées, tandis que d’autres doivent apprendre à laisser filtrer un peu d’air dans la prison des mots : nous avons tous rendez-vous, finalement, au même carrefour incertain.
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Je regrette souvent de n’avoir aucune formation économique. Cela m’interdit d’entrer dans bien des débats et m’oblige à chercher, pour comprendre certaines interventions, un biais qui me soit accessible. Cette démarche est pénible, mais parfois assez féconde. Comme je suivais assez mal, ce matin, la démonstration de Frits Bolkestein sur France-Inter, j’ai mis en œuvre ma stratégie de contournement. Cette fois, elle a payé. À un auditeur qui lui demande pourquoi il déplore que la France ait mis en place une procédure de référendum pour ratifier la Constitution européenne, il répond, de manière surprenante, que la démocratie n’est pas faite pour les gens peureux. Compris, Frits, votre truc, c’est les patrons d’industrie qui roulent des mécaniques et à qui on apporte le café avec deux sucres ! Pas besoin d’en savoir plus : gardez vos salades ! Si mon pâtissier m’annonce que l’hygiène lui paraît, dans sa profession, une qualité superfétatoire, je n’ai pas besoin de savoir comment il fabrique ses éclairs au chocolat pour aller les acheter ailleurs.
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Le président de Total s’étonne de l’indifférence que portent les Français à leurs belles entreprises championnes. Un jour, peut-être, il comprendra, et ce sera son chemin de Damas. À l’instant de l’illumination, il voudra s’enfuir. Inutile : on aura déjà eu le temps de l’éjecter.
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On veut à tout prix que je sois pessimiste parce que je pense que l’Occident, s’il n’est pas capable de se décoloniser de soi-même, n’a aucun avenir digne de ce nom. Je ne vois pas en quoi le non-sens de la modernité m’empêcherait de porter un regard amical et confiant sur mes semblables. Nous roulons dans une bagnole pourrie, voilà tout. Il faut la mettre à la casse et repartir à pied si nous n’avons pas assez de sous pour nous en payer une autre. Où est le drame ? À moins d’avoir des actions dans l’usine : ce n’est pas mon cas. Étrange, quand même, cette solidarité des pauvres, non pas avec les riches (ce serait héroïquement fraternel), mais avec l’argent des riches, les soucis qu’il leur procure et les énormes bêtises qu’il leur fait commettre.
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Une aspiration populaire profonde s’autodétruit dès que les technocrates qui feignent de la représenter commencent à bavarder pourcentage. L’esprit de Mai 68, si l’on gratte un peu, est toujours vivant : Grenelle, c’est un bébé mort-né.
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Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il envisage ses relations avec l’entreprise autrement que pour ce qu’elles sont réellement : un travail bien fait contre un salaire correct, et bien le bonsoir, M’sieurs Dames. « Rien de plus ? s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large.
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En 1962, la revue La Table Ronde, dont j’étais alors le secrétaire de rédaction, souhaitait consacrer un numéro spécial à Jacques Maritain. Le philosophe répondait ainsi, le 12 octobre, à la lettre dans laquelle je lui avais fait part de ce projet : « Cher Monsieur. Je vous remercie cordialement de votre aimable lettre que je viens de recevoir. Je suis très touché de l’idée qu’a eue le Conseil de rédaction de La Table Ronde pour son numéro de décembre et ma gratitude à votre égard, comme à l’égard de Stanislas Fumet et des autres membres du Conseil, est très vive pour cette amicale et généreuse pensée. Après cela, je ne saurais vous cacher mon désir et mon instante prière que vous vouliez bien renoncer à un projet qui contrarierait beaucoup mon présent besoin de solitude et de silence. Je suis maintenant très retiré du monde : et autant je chéris la fidélité et l’affection de mes amis, autant je me sens déconcerté (pour ne pas dire plus) à la seule pensée d’un “hommage” à mon “œuvre”. Je ne mérite aucun hommage. Quant à l’œuvre, elle est à présent interrompue ; et le mieux pour elle est de l’abandonner, comme je le fais moi-même, entre les mains de Dieu, qui est maître de l’avenir. J’ai confiance que vous comprendrez mes sentiments à ce sujet et saurez les faire partager à nos amis. Dites-leur aussi que je leur serai doublement reconnaissant de m’apporter, en renonçant à ce témoignage public, un autre témoignage d’amitié qui répond aux plus intimes désirs du vieil homme que je suis. Je suis heureux que vous m’ayez donné leurs noms, en sorte que je puisse avoir dans le cœur une pensée de gratitude pour chacun d’eux. Veuillez agréer, cher Monsieur, avec l’expression renouvelée de mes remerciements, celle de ma meilleure sympathie. »
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Cette lettre est longtemps restée pour moi une référence secrète. Elle ouvrait un chemin, elle en fermait d’autres. Un peu plus tard, j’ai lu chez un autre écrivain catholique, Jean Sulivan, un propos qui mettait mon admiration sens dessus dessous : « Pourquoi refusez-vous les honneurs, puisqu’ils ne sont rien ? » Cette boutade n’a rien changé à mes sentiments, mais elle m’a aidé à comprendre que la vie intérieure n’est pas un jeu de rôles, même éthéré, qu’elle ne copie aucun modèle, qu’elle est souple, et modeste, et incertaine, et changeante, et multiple : qu’elle est la vie, quoi !
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Un aveu. « Diana, dit le commentateur de la radio, était médiatique ; Camilla est plus énigmatique. » Ce qui est médiatique est donc sans énigme, univoque et plat. Faute avouée, faute à moitié pardonnée.
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Dans cette maison de campagne où je passe le week-end, je suis chargé de recevoir le technicien qui vient vérifier la chaudière du chauffage central et de l’interroger sur le fonctionnement de la machine. Des pédagogues de ce tonneau vous réconcilieraient avec la technique. Il est patient, prêt à reprendre, sous un nouvel angle, les explications mal comprises ; il corrige mes sottises comme si elles allaient de soi mais souligne mes progrès avec chaleur. J’admire surtout l’usage qu’il fait du vocabulaire assez restreint dont il dispose. Ainsi du mot conneries, qu’il emploie tantôt au singulier, tantôt au pluriel, et auquel il donne deux significations bien distinctes. Premier sens : erreurs. « Attendez, Monsieur, je réfléchis un petit peu, je ne veux pas vous raconter de conneries ! » Deuxième sens : propos à ne pas prendre au premier degré, trait d’imagination, comparaison, exemple approximatif, hypothèse. « Tenez, pour bien vous faire comprendre, je vais vous dire une connerie… » Je le prétends sans la moindre ironie : cet homme est un véritable humaniste, un des rares que j’aie rencontrés ces temps-ci. Je ne plaisante pas. Il est humaniste parce qu’il a un souci énorme du vrai, et qu’il accepte la possibilité de se tromper, ce qui confère à son propos fermeté et gravité. Il est humaniste parce que, tout en distinguant ces deux dimensions, son langage se déploie dans la double perspective du réel et de l’imaginaire. Il est humaniste parce qu’il se met, sans aucun esprit de supériorité, à la portée du cancre qu’il a la charge de former. Il est humaniste, enfin, parce que, chemin faisant, il me fait part des observations recueillies chez ses clients, parce que sa leçon de chaudière débouche sur des anecdotes surprenantes, piquantes, touchantes, parce que, dans cette grange où nous parlons, toute une région se met à vivre, toute une humanité. Il lui serait infiniment plus facile d’apprendre ce que doit savoir un homme politique ou un chef d’entreprise qu’à ces derniers de retrouver le tour d’esprit dont il est, à son insu, le dépositaire. L’élite, c’est lui et les gens qui lui ressemblent. Rafraîchissante leçon de chauffage.
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« La gloire d’être simple sans plus attendre » (Verlaine)
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Plus de télé depuis un certain temps. Quand ce truc disparaît, comme on s’en fout ! Reste la radio. À la rigueur, si les petits camarades ne me faisaient pas de blagues, j’arriverais à lire la météo marine sans pouffer de rire. Mais je serais bien en peine d’expliquer sérieusement que les obsèques de Jean-Paul II se sont soldées par « un bilan spirituel exceptionnel. »
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Cette femme, sauf avis contraire des spécialistes, n’a pas voyagé idiot. Dans tous les coins du monde où elle est allée, elle a tâché de comprendre et de se faire comprendre, cherchant à ne pas heurter les croyances ni les mœurs des gens qu’elle rencontrait. Mais le mieux peut être l’ennemi du bien. Je me demande si son acharnement à respecter les « codes », surtout si ses interlocuteurs en usaient de la même manière à son égard, n’a pas asséché ses rencontres. Ailleurs comme ici, les codes sont vides. Ce sont d’honorables coquilles fabriquées par les millénaires ou les siècles, auxquelles on a sans doute tort de trop demander. Sous prétexte de considération pour les manières des autres, ne cherche-t-on pas surtout à protéger les siennes ? Je me méfie du culturalisme de la courbette mentale : c’est un exercice mondain. Parlant d’où je parle, je me fais confiance pour me faire entendre de mon interlocuteur ; et je lui fais confiance, à lui, pour deviner, d’où il m’entend, ce que je sais mal traduire dans ses signes habituels. Autrement dit, je fais le pari que nous sommes tous deux capables de transgresser nos codes : la transgression des codes, voilà une bonne définition de l’expression, voilà le vrai principe d’une révolution culturelle sans dogme ni violence. Casser les images ! Casser les images et les images des images ! À vrai dire, nous n’avons pas le choix : sinon, autant nous déguiser en Japonais, en Persans ou en Indiens, et parler à notre miroir. Les codes sont le résidu de l’expression inauthentique.
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Sur cette question des codes, voir le formidable débat qui oppose deux sinologues, François Jullien et Jean-François Billeter. Mieux vaut lire leurs œuvres que d’écouter les chroniques de Jean-Marc Sylvestre sur le thème : la Chine est puissante, la Chine fait du fric, la Chine rigole de nos hésitations. Cette démagogie sommaire qui veut nous faire honte d’être plus petits que les plus gros, c’est peu dire qu’elle me répugne : j’y vois l’essence même de la barbarie, je m’en sens comme physiquement agressé, elle me condamne au dédain. De telles analyses, scandaleusement partiales, ne relèvent que de la propagande. Il est vrai que le libéralisme sauvage déferle sur la Chine, mais pourquoi ne pas faire savoir ici que les Chinois informés sentent le danger, qu’ils mesurent, par exemple, ce que pourrait être une révolte des campagnes favorisée par l’accroissement des inégalités ? Qu’ils répètent, en insistant sur la fin de la formule, que le modèle chinois actuel veut être l’économie de marché à caractère social ? Pourquoi ne pas dire aux Français que le gouvernement chinois, qui n’a sans doute pas un besoin urgent des commentaires de Jean-Marc Sylvestre, vient de lancer, sous le slogan de la politique de l’harmonie, une idée nouvelle et forte : le développement parallèle de l’économie et du progrès social ? Ce qui l’emportera finalement en Chine, personne ne peut le deviner. Par contre, en ne témoignant pas de ce que nous savons, en ne tentant pas de briser, ici et ailleurs, le cercle maniaque et violent de l’exaltation par l’argent, nous nous faisons à nous-mêmes autant et plus de mal que nous n’en faisons à nos amis chinois.
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Pour soi-même, pour la société où l’on vit, l’exigence, encore l’exigence, toujours l’exigence. Pour les autres, pour les sociétés auxquelles on n’appartient pas, le témoignage droit, l’amitié positive, un langage sincère et dépourvu de passion. L’Occident fait le contraire : absolutiste et moralisateur pour les autres, il est toute complaisance pour ses propres tares. La raison ? Il n’est plus nulle part.
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J’ai besoin des autres et, si nul que je sois, les autres peuvent avoir besoin de moi. Voilà pourquoi j’ai toujours cherché l’indépendance, propédeutique de toute relation. Et détesté l’autonomie, cette prétentieuse bulle d’air qu’un peu d’ironie crève si bien.
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Pour laisser son nom dans l’Histoire, une seule solution, pour un révolutionnaire : tout brûler. Le problème, c’est qu’il se retrouve alors nez à nez avec des cendres. Les dégâts « partiels » infligés par les émeutiers aux cathédrales comme aux temples bouddhistes ont quelque chose de dérisoire. Seules ont la tête coupée les statues que les insurgés ont pu atteindre en se haussant sur la pointe de leurs petits pieds, comme les enfants qu’attirent les confitures. Aux étages supérieurs des édifices, la transcendance leur fait un bras d’honneur, ou les pardonne, ou les ignore.
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Difficile de vivre dans cette société. Dans la plupart des situations, on fait semblant et on rit aux anges ; une fois sur cent, on prend la mouche, et on ne la lâche plus. Si on ne se fâchait jamais, on aurait honte de soi ; si on s’indignait trop souvent, bonjour le neurologue.
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De Philip Roth, mon conscrit comme on dit encore dans les campagnes, à propos d’un des personnages de La Tache : « Elle n’avait pas la force de perdre ses illusions sur sa force. »
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« En mai 68, par éclairs, nous fûmes nous-mêmes la communauté », écrit Bernard Sichère dans son bel essai Il faut sauver la politique (Lignes-Manifeste). Cette formule d’une puissante simplicité, lourde, dans la mémoire de quelques-uns, de tant d’espérance et de tant de déceptions, je ne sais s’il y a beaucoup de gens aujourd’hui pour oser en deviner le sens. Que la communauté ne soit pas cette entité abstraite qui flotte au-dessus de nos têtes pour nous rappeler à la raison, à l’altruisme et au devoir, mais une dimension physiquement perceptible de notre propre corps, qu’elle soit constitutive de nous-mêmes en même temps que nous sommes constitutifs d’elle, ce n’était là ni rêverie, ni construction de l’esprit. Un éclair, comme dit Sichère, une perception instantanée et stupéfiante, une révélation du naturel, les retrouvailles avec une réalité toujours refusée. Chacun essayait ensuite vainement, naïvement, de retrouver l’instant perdu. Combien de fois l’ai-je guetté, jusqu’au ridicule, le retour de 68 ! Une crise boursière, une élection perdue, un mouvement social : ça allait recommencer ! Pour nous consoler, il nous restait les formules, l’intrépidité rhétorique ; Lacan, rappelle Sichère, préconisait de « fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » ! Reste que nous avons vécu ces moments dans une grande ferveur. Nous en avons tout de suite mesuré l’exigence. Il n’est pas vrai que nous nous soyons réfugiés dans des fantasmes narcissiques ou dans la mégalomanie. Nous n’avons pas pris tous nos désirs pour des réalités. Les enfants gâtés de la bourgeoisie, solidement amarrés à la bassesse par l’argent, ont trouvé en Mai l’occasion idéale de satisfaire leurs caprices habituels et de s’en inventer de nouveaux. Nous n’avons pas, nous, jeté toute l’autorité avec l’eau du bain : nous avons commencé laborieusement, douloureusement, un tri qui nous occupe toujours. Fini, le sujet supposé savoir. Fini en politique, fini en art, fini en morale, fini en religion. Finie la reddition au grand chef, au grand esprit, à la grande âme, au grand frère. Pendant un temps, nous avons fait cette expérience étrange de descendre, corps et âme, dans les entrailles de notre société ; l’aventure finie, il nous est resté sur la peau comme une marque, un signe, une trace des autres. C’est ainsi que nous rêvions, que nous imaginions, que nous pensions, que nous espérions. Pas d’abord avec les fumées de l’intellect. Pas d’abord avec la chair. Pas avec l’âme telle qu’on nous l’avait présentée. Avec cette marque, avec ce signe, avec cette trace qui, tout à la fois, nous rendait plus solitaires que nous ne l’aurions jamais redouté et plus proches des autres que nous ne l’aurions jamais espéré. Et le temps passait, et le siècle s’abêtissait, et nous ne nous reconnaissions en rien. Et nous nous écartions de tout sans jamais rien abandonner.
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Daniel Cohn-Bendit met son grain de sel dans le référendum français. Bienvenue ! Il ridiculise notre complexe d’Astérix. Soit. Mais attention, Dany ! Astérix, vous le savez bien, c’est la version timide, populaire, autocritique de Cyrano. Et Cyrano, vous ne l’ignorez pas, c’est la version flonflon de Ruy Blas. Et Victor Hugo, vous l’avez lu dans Péguy, ce n’est pas très loin du Cid, ni d’Horace. Voyez-vous, Dany, la culture populaire, c’est un fil électrique dénudé, ça vous bousille une pensée, surtout lorsqu’elle se prétend héritière de 68. Astérix mène à Corneille, et à la fierté d’être du petit bonhomme gaulois, que vous ne méprisez ni plus ni moins, je veux le croire, que le petit bonhomme germain. Un gars de 68 ne méprise pas le peuple, Dany. Il sait quelles tortures, quels débats cornéliens se cachent derrière sa bonhomie conforme et cette trouille qu’il lui faut toujours justifier ; un gars de 68 sait ce qui pèse sur un peuple, il ne rigole pas avec ça. On dit que vous êtes un « symbole de la révolte » métamorphosé en « héros du conformisme ». Pour vous parler franc, je n’en crois rien. Vous avez commencé en agitateur, vous finissez en politicien bourgeois : un plan de carrière honorable, somme toute, mais qui n’a rien d’inédit. Des barricades à Strasbourg, ou la politique comme exaltation de soi : voilà un titre pour vos mémoires. Je vais vous dire, Dany. Il n’y a jamais rien eu entre l’esprit de Mai et vous : vous en êtes l’exacte antithèse. Tout cela est un malentendu, et peut-être une arnaque. Vous étiez déjà, et vous êtes encore, du côté du gros animal, comme ces patrons d’industrie qui s’étonnent que Fabius puisse dire non quand le monde économique européen dit oui : le gros animal et 68, Dany, ça ne marche pas ensemble. Je suis sûr qu’au fond vous vous foutez, autant que moi, de la Constitution de Giscard. Mais le peuple, cette fois, s’il disait non, vous renverrait pour toujours à ce que vous n’avez jamais cessé d’être : un conservateur opportuniste, un suceur de roues qui joue les échappés, un suive-en-queue, comme on dit à la Réunion. Bienvenue, Dany ! Il nous faut maintenant parler sérieusement.

(14 avril 2005)

Sept erreurs sur l’éducation

En rangeant ma bibliothèque, je retrouve un livre de Jacques Maritain publié en 1959, chez Fayard, qui me paraît verser quelques idées simples et claires au dossier de l’éducation. Il s’agit de plusieurs conférences prononcées, entre 1943 et 1957, dans diverses universités et sociétés savantes américaines, notamment à Yale, et rassemblées sous le titre Pour une philosophie de l’éducation. Dans la première de ces interventions, Maritain épingle sept erreurs sur l’éducation que le demi-siècle qui s’est écoulé ne me paraît pas du tout – mais alors pas du tout ! – avoir corrigées. J’en présente ici simplement la liste. Je me suis permis de renvoyer à la fin de ce résumé, en n°6 et en n°7, les deux erreurs par lesquelles le philosophe commence son exposé.

Erreur n°1 : le pragmatisme
L’éducation ne consiste pas à entraîner les jeunes à répondre aux « stimulations et aux situations actuelles du milieu ». Cette définition « s’applique exactement à la façon de penser propre aux animaux dépourvus de raison. » Le propre de la pensée humaine, c’est d’atteindre « ce que les choses sont ou ce en quoi elles consistent », c’est-à-dire de les comprendre en exerçant ses facultés critiques. C’est à cet exercice qu’il convient d’habituer la jeunesse ; loin d’être un réflexe conditionné de survie, la pensée de l’homme est « une énergie vitale de connaissance ou d’intuition spirituelle. » L’activité pensante s’appuie sur des vues surgies de l’être, non pas sur une sanction pragmatique. Nous ne trouverons pas les repères susceptibles de nous guider dans notre époque si nous n’affermissons pas en nous notre liberté et notre responsabilité. Former l’homme à mener une vie « normale, utile et dévouée », c’est l’un des deux buts essentiels de l’éducation : mais c’est le second, non pas le premier. Le premier concerne « la personne humaine dans sa vie personnelle et dans son progrès spirituel. » Loin de réduire l’importance de la vie sociale, un tel propos lui reconnaît une éminente dignité puisqu’il met en son centre la liberté personnelle. Nous constatons aujourd’hui, à nos dépens, de quel désordre souffre une société quand les citoyens sont incapables de déployer une pensée indépendante et hardie.

Erreur n°2 : le sociologisme
Erreur que de chercher dans « le conditionnement social la règle suprême et l’unique étalon de l’éducation ». Le but de l’éducation n’est pas de former un citoyen, mais un homme et, par là, un citoyen. Maritain s’accorde ici avec une pensée fort éloignée de la sienne, celle de Proudhon, qui insiste lui aussi sur la formation simultanée – et hiérarchisée – de la personne, du citoyen et du travailleur. Là se trouve ce que Maritain appelle le vrai réalisme. « La recherche de la vie concrète, écrit-il, devient un leurre si elle disperse l’attention de l’homme ou de l’enfant parmi les futilités pratiques, les recettes psycho-techniques, et l’infinité des activités utilitaires, au mépris de la vie authentique de l’intelligence et de l’âme. » Contrairement à ce qu’imaginent les réalistes autoproclamés, c’est par la voie des activités gratuites, celles qui portent en elles « liberté, fruit et joie » que viendra à l’enfant le sens de la réalité concrète. « Malheureux l’adolescent qui ne connaît pas les plaisirs de l’esprit et n’est pas exalté par la joie de connaître et la joie de la beauté. (…) La fatigue et l’ennui des affaires humaines viendront assez vite en vérité ; être chargé de leur souci est le métier de l’adulte. » Quand un éducateur ne reconnaît pas à l’éducation un but propre, il la condamne à croître au hasard de « l’émergence de quelque nouvelle ligne d’avenir possible [qui] rend l’avance la plus immédiatement réalisable ». Cet éducateur ressemble alors à un architecte « qui n’aurait aucune idée de ce qu’il faut bâtir et tendrait seulement à faire grandir sa construction dans n’importe quelle direction, là où il est possible d’amener des nouveaux matériaux. »

Erreur n°3 : l’intellectualisme
Si le propre de l’éducation est de former l’intelligence, celle-ci n’est pas à confondre avec la frénésie de l’intellectualisme. Maritain a la lucidité de ne pas viser seulement ici l’éducation bourgeoise de son temps, éprise de rhétorique et de dialectique, dont le modèle est aujourd’hui en voie d’extinction, même dans les milieux privilégiés. Il signale une autre forme d’intellectualisme, qui depuis a fait florès, celle qui « insiste sur les fonctions pratiques et ouvrières de l’intelligence. » Là, le philosophe se fait prophète. Il devine qu’il va devenir urgent de refuser de voir « les suprêmes accomplissements de l’éducation dans la spécialisation scientifique et technique. » L’humanisme technique, producteur de spécialistes, est au fond, pour lui, un animalisme. En effet, « l’animal est un spécialiste, et un spécialiste parfait, tout son pouvoir de connaître étant fixé sur une certaine tâche particulière à exécuter. » Comme Huxley ou Orwell, il s’insurge contre la ruche humaine où « chacun, bien fixé dans son alvéole », s’évertue à « produire des valeurs économiques et des découvertes scientifiques, tandis que quelque chétif plaisir ou quelque divertissement social occupe les heures de loisir, et qu’un vague sentiment religieux, sans nul contenu de pensée et de réalité, rend l’existence un peu moins plate. » Cet idéal de la spécialisation, dit fortement Maritain, s’oppose en tous points à l’idéal démocratique et interdit « le gouvernement du peuple par le peuple », non seulement parce que toute vue générale devient impossible aux citoyens alvéolés dans leur spécialisation, mais encore parce que cette situation subalterne et servile détruit en eux les énergies spirituelles dont la vie démocratique, plus que tout autre régime, a besoin. Dans un tel cas de figure, « l’activité politique et le jugement politique deviendraient l’apanage des experts spécialisés dans ce domaine, – sorte de technocratie d’État qui n’ouvre pas des perspectives particulièrement fortunées pour le bien du peuple ni pour la liberté. Quant à l’éducation – complétée par les règles impératives de quelque système d’orientation professionnelle – elle deviendrait le processus de différenciation des abeilles dans la ruche humaine. »

Erreur n°4 : le volontarisme.
On ne peut condamner l’exaltation de la volonté quand, corrigeant les excès de l’intellectualisme, elle en appelle à la vertu, à la moralité, à la générosité en sorte que les hommes instruits soient aussi des hommes droits. Mais ce n’est pas sans danger qu’on déchaîne les forces de l’inconscient : les écoles et les organisations de jeunesse du nazisme ont montré où cela pouvait conduire. Il existe aussi d’autres formes de volontarisme. Maritain pressentait qu’on tâcherait de compenser les dégâts causés par la spécialisation forcenée induite par la culture technique en prêchant une sorte d’humanisme volontariste : autant dire qu’il prévoyait le management et son ambiguïté constitutive qui, de nos jours, empoisonne non seulement le monde économique et l’entreprise, mais encore la politique, la culture et, naturellement, l’éducation. Il y a cinquante ans, ce vilain cirque commençait à planter son chapiteau dans l’école. Maritain avertissait ainsi, à l’avance, les partisans du pédagogisme vertueux : « Les méthodes qui changent l’école en un hôpital pour raccommoder ou pour revitaliser les volontés, ou pour suggérer un comportement altruiste, ou pour infuser une bonne conscience civique, peuvent être fort bien conçues et psychologiquement parfaites, elles n’en restent pas moins, la plupart du temps, d’une décourageante inefficacité. »

Erreur n°5 : tout peut être appris.
L’expérience, dont Maritain dit magnifiquement qu’elle est « le fruit incommunicable de la souffrance et de la mémoire » ne s’enseigne pas. L’intuition et l’amour, où il voit ce qu’il y a de plus grand dans la vie humaine, ne s’enseignent pas davantage. Et pourtant, de tout cela, l’éducation doit se soucier ; sa tâche est d’y préparer l’enfant « en se concentrant sur la connaissance et l’intelligence, non sur la volonté et sur la formation directe de la moralité. » Volonté et formation de la moralité dépendent en effet prioritairement de sphères éducationnelles autres que l’école et l’université, « pour ne rien dire du rôle que joue, en la matière, la sphère extra-éducationnelle. » C’est dire que l’éducation, à l’école comme à l’université, a son monde propre « qui consiste essentiellement dans la dignité et les richesses de la connaissance, faculté de l’être humain [dont] la sagesse est le suprême but. »

Erreur n°6 : la méconnaissance des fins.
De tout cela, il ressort que « la tâche principale de l’éducation est avant tout de former l’homme, ou plutôt de guider le développement dynamique par lequel l’homme se forme lui-même à être un homme. » Quand les moyens mis en œuvre par les éducateurs sont cultivés pour eux-mêmes, quand les objectifs secondaires d’une pratique particulière occupent le devant de la scène, c’est la substance même de l’éducation qui s’appauvrit. « Cette suprématie des moyens sur la fin et l’effondrement consécutif de tout dessein assuré et de toute efficacité réelle, précise Jacques Maritain, semblent être le principal reproche qu’on puisse faire à l’éducation contemporaine. » La suprématie de la fin sur les moyens exige que l’éducation suscite une réflexion sur « l’être comme tel » qui, par nature, échappe à toute idée scientifique de l’homme. Cette idée scientifique peut, en effet, puissamment aider à définir « les moyens et les instruments » de l’éducation, mais elle est impuissante à penser « ce que l’homme est, quelle est la nature de l’homme et quelle échelle de valeurs elle implique essentiellement. »

Erreur n°7 : les idées fausses concernant la fin.
Chaque époque projette sur l’éducation ses représentations et ses intérêts propres, souvent légitimes. On peut admettre, par exemple, qu’un proviseur souhaite rehausser la réputation de son établissement. On peut, plus aisément encore, comprendre qu’un maître souhaite faire régner dans sa classe un climat consensuel, qu’il veuille, à sa manière, lutter contre le racisme et l’exclusion, qu’il désire guider ses élèves dans la découverte du monde moderne, etc. Maritain n’aurait probablement pas désavoué de telles intentions, mais il aurait averti : si l’on prétend trouver les moyens directs de leur réalisation, ou bien elles resteront lettre morte, ou bien des effets pervers se développeront. Toute éducation suppose un détour, une tentative pour franchir le fossé qui sépare de l’être les savoirs et la parole : sans cet effort, ce pari, cet acte de confiance, rien n’atteint vraiment le cœur ni l’esprit, tout devient factice, fictif, tout se dégrade en opinion, en propagande. C’est seulement lorsque lui est révélé ce qu’il a de plus gratuit et de moins manipulable qu’un être peut accéder, par l’intelligence et par la sagesse, à la qualité où Aristote trouvait la perfection de l’être humain : l’indépendance.

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Je ne veux pas quitter le livre de Maritain sans aborder le point qui fait problème pour tant de parents : l’aspect utilitaire de l’éducation. Mettre l’enfant « en état d’exercer un métier et de gagner sa vie », voilà évidemment une des tâches de l’école. Pourquoi ? « Parce que, dit le philosophe, les enfants d’hommes ne sont pas faits pour une vie de loisirs aristocratiques. » Mais, pour lui, le meilleur moyen d’atteindre un tel but, c’est de développer les qualités humaines « dans leur ampleur » et, singulièrement, l’intelligence. Ici, précisément parce que j’entre entièrement dans son mouvement, je vais prendre un peu de distance avec Maritain. Certes, je pense, comme lui, que l’objet de l’éducation, c’est de « guider l’homme dans le développement dynamique au cours duquel il se forme comme personne humaine, – pourvue des armes de la connaissance, du jugement, et des vertus morales – tandis que, en même temps, lui parvient l’héritage spirituel de la nation et de la civilisation auxquelles il appartient, et que se trouve ainsi conservé le patrimoine séculaire des générations. » J’aime à imaginer, en effet, la rencontre, dans un adolescent, des pensées et des intuitions qui viennent de lui et des significations que lui offre le monde. Mais si ces dernières, pour un an ou pour mille, ne sont plus lisibles ? Si même elles disparaissent ? S’il n’est plus vrai que les tâches quotidiennes des travailleurs puissent s’appuyer sur le sens ? Si les compétences les plus appréciées sont le goût de l’esbroufe et une mentalité de tueur? Si le lien s’est rompu entre l’intelligence et le cœur, d’un côté, les suggestions de la collectivité, de l’autre ? Si l’on ne parle plus d’héritage que dans l’espoir de grappiller les voix des naïfs ? Il me semble que, dans ces conditions, Maritain continue d’avoir raison, mais que les conséquences de sa pensée – et notre propre fidélité – nous entraînent sur des voies bien différentes. La vision du monde sous-jacente à sa réflexion, nous ne pouvons pas, sans malhonnêteté, penser que c’est encore la nôtre. Que devient l’éducation dans une société engagée dans un processus de dissociation de la base et du sommet, comme eût dit René Char, c’est-à-dire d’occultation du sommet et d’asservissement de la base ? Elle est elle-même forcément dissociée. Pour la plupart, l’angoisse de l’avenir engloutit tout et conduit à un pragmatisme lugubre et obsessionnel, anticipation de l’enfer : ceux-là ne verraient dans la pensée de Maritain, si jamais ils la croisaient, qu’une noble survivance. Mais les autres, ceux qui, par chance, disposent de quelques armes pour résister ? Feront-ils semblant de trouver quelque promesse d’avenir dans la sauvagerie en marche ? Renonceront-ils à ce qu’ils croient ? Non. Ils ne feront pas semblant et ils ne renonceront pas. Ils se tiendront dans le voisinage de l’être et, en son nom, ils refuseront ce qui le refuse. Sans bruit, sans provocation, ils apprendront à éviter les cursus éducatifs et sociaux classiques. Ils ne se feront pas marginaux : ils constateront qu’ils le deviennent toujours un peu plus, presque malgré eux, sans l’avoir vraiment désiré. Il est tellement plus sympathique de sentir, même ténues, même discutables, quelques correspondances entre le monde et soi ! Ils accepteront pourtant d’autant mieux la marge qu’ils découvriront peu à peu qu’elle est devenue le refuge de la page tout entière, sa cache, son amour secret. La page, dit la marge, n’est plus dans la page ! Elle est toute où je suis. Mais les enfants, dira-t-on, mais les enfants? Que font-ils de l’avenir des enfants ? L’avenir des enfants, qui sont les premières victimes, souvent enthousiastes, de la barbarie, ils y penseront un jour béni de pauvreté acceptée où, bizarrement, n’ayant plus grand-chose, pas même une idée de l’avenir, ils se sentiront merveilleusement proches du monde, proches à en rire. C’est le meilleur de tout, ce rire. Il ne faut pas empêcher les enfants d’y avoir un jour accès.

(14 avril 2005)