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La communauté, c’est nous

LE MARCHÉ XVIII

Elle tire ses deux caddies sur quelques mètres, revient vers ses deux valises à roulettes, les conduit un peu au-delà des caddies qu’à leur tour elle va mener cinq pas plus loin, tout cela avec une élégance que son petit feutre rond et la cape noire jetée sur ses épaules feraient presque liturgique. La première fois, on s’y trompe : elle cherche un taxi, sans doute. Elle ne cherche rien, et n’a rien. Dans ces bagages impeccables, tout ce qu’elle possède, ses habits, des couverts, deux ou trois livres ; elle processionne patiemment dans les rues du quartier avec cet équipage, l’air un peu agacé d’une femme du monde qui aurait perdu son chauffeur. Elle marche comme on tricote, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, mais que tricote-t-elle au juste ? Je me dis que la vérité de son voyage est plus forte que sa misère, que sa folie peut-être. Mais c’est une facilité. Et je n’ai plus rien à penser.
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J’apprends de ce spécialiste des randonnées pédestres que ne s’intéresser ni à la topographie du terrain ni aux noms des plantes, c’est marcher idiot. J’aurai décidément tout raté. La prochaine fois, j’emporterai des manuels d’onomastique végétale et je prierai les bœufs et les ânes de rencontre de valider mes connaissances.
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Nous serions tous fous si, dans l’expérience que notre enfance a faite du monde, les choses s’étaient strictement identifiées aux noms qu’on nous a appris à leur donner, ne laissant ainsi aucun jeu entre signifié et signifiant et nous interdisant toute créativité. Notre capacité de bonheur tient peut-être à l’équilibre délicat qui s’est établi en nous entre les mots et les choses. Que le nœud en soit trop serré, nous voici menacés par le formalisme. C’est le cas inverse que je connais le mieux : une enfance empêtrée trop tôt dans d’incompréhensibles passions d’adultes, matraquée d’émotions inexprimables, et dont les désirs naissants sont condamnés à bouillir dans le chaudron fermé par la peur et la honte. Pour les gens de cette sorte, les relations entre les mots et les choses restent orageuses ; les réconcilier sera l’affaire de toute leur vie. Parfois -c’est alors l’angoisse- les mots désertent les choses, ou bien celles-ci échappent à leur contrôle, revendiquant leur antériorité sauvage. Parfois, au contraire, de n’être ni habituelle ni vraiment naturelle, la rencontre inattendue des mots et des choses est si violente qu’elle se manifeste par une explosion de vitalité, un incendie de joie. On peut envier de tels tempéraments pour leur enfance persistante ou les plaindre d’être si constamment problématiques. En tout cas, la vie leur coûte cher : ils l’aiment d’autant plus.
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Certains d’entre nous ont ainsi à donner des noms nouveaux à des choses restées inapprivoisées, tandis que d’autres doivent apprendre à laisser filtrer un peu d’air dans la prison des mots : nous avons tous rendez-vous, finalement, au même carrefour incertain.
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Je regrette souvent de n’avoir aucune formation économique. Cela m’interdit d’entrer dans bien des débats et m’oblige à chercher, pour comprendre certaines interventions, un biais qui me soit accessible. Cette démarche est pénible, mais parfois assez féconde. Comme je suivais assez mal, ce matin, la démonstration de Frits Bolkestein sur France-Inter, j’ai mis en œuvre ma stratégie de contournement. Cette fois, elle a payé. À un auditeur qui lui demande pourquoi il déplore que la France ait mis en place une procédure de référendum pour ratifier la Constitution européenne, il répond, de manière surprenante, que la démocratie n’est pas faite pour les gens peureux. Compris, Frits, votre truc, c’est les patrons d’industrie qui roulent des mécaniques et à qui on apporte le café avec deux sucres ! Pas besoin d’en savoir plus : gardez vos salades ! Si mon pâtissier m’annonce que l’hygiène lui paraît, dans sa profession, une qualité superfétatoire, je n’ai pas besoin de savoir comment il fabrique ses éclairs au chocolat pour aller les acheter ailleurs.
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Le président de Total s’étonne de l’indifférence que portent les Français à leurs belles entreprises championnes. Un jour, peut-être, il comprendra, et ce sera son chemin de Damas. À l’instant de l’illumination, il voudra s’enfuir. Inutile : on aura déjà eu le temps de l’éjecter.
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On veut à tout prix que je sois pessimiste parce que je pense que l’Occident, s’il n’est pas capable de se décoloniser de soi-même, n’a aucun avenir digne de ce nom. Je ne vois pas en quoi le non-sens de la modernité m’empêcherait de porter un regard amical et confiant sur mes semblables. Nous roulons dans une bagnole pourrie, voilà tout. Il faut la mettre à la casse et repartir à pied si nous n’avons pas assez de sous pour nous en payer une autre. Où est le drame ? À moins d’avoir des actions dans l’usine : ce n’est pas mon cas. Étrange, quand même, cette solidarité des pauvres, non pas avec les riches (ce serait héroïquement fraternel), mais avec l’argent des riches, les soucis qu’il leur procure et les énormes bêtises qu’il leur fait commettre.
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Une aspiration populaire profonde s’autodétruit dès que les technocrates qui feignent de la représenter commencent à bavarder pourcentage. L’esprit de Mai 68, si l’on gratte un peu, est toujours vivant : Grenelle, c’est un bébé mort-né.
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Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il envisage ses relations avec l’entreprise autrement que pour ce qu’elles sont réellement : un travail bien fait contre un salaire correct, et bien le bonsoir, M’sieurs Dames. « Rien de plus ? s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large.
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En 1962, la revue La Table Ronde, dont j’étais alors le secrétaire de rédaction, souhaitait consacrer un numéro spécial à Jacques Maritain. Le philosophe répondait ainsi, le 12 octobre, à la lettre dans laquelle je lui avais fait part de ce projet : « Cher Monsieur. Je vous remercie cordialement de votre aimable lettre que je viens de recevoir. Je suis très touché de l’idée qu’a eue le Conseil de rédaction de La Table Ronde pour son numéro de décembre et ma gratitude à votre égard, comme à l’égard de Stanislas Fumet et des autres membres du Conseil, est très vive pour cette amicale et généreuse pensée. Après cela, je ne saurais vous cacher mon désir et mon instante prière que vous vouliez bien renoncer à un projet qui contrarierait beaucoup mon présent besoin de solitude et de silence. Je suis maintenant très retiré du monde : et autant je chéris la fidélité et l’affection de mes amis, autant je me sens déconcerté (pour ne pas dire plus) à la seule pensée d’un “hommage” à mon “œuvre”. Je ne mérite aucun hommage. Quant à l’œuvre, elle est à présent interrompue ; et le mieux pour elle est de l’abandonner, comme je le fais moi-même, entre les mains de Dieu, qui est maître de l’avenir. J’ai confiance que vous comprendrez mes sentiments à ce sujet et saurez les faire partager à nos amis. Dites-leur aussi que je leur serai doublement reconnaissant de m’apporter, en renonçant à ce témoignage public, un autre témoignage d’amitié qui répond aux plus intimes désirs du vieil homme que je suis. Je suis heureux que vous m’ayez donné leurs noms, en sorte que je puisse avoir dans le cœur une pensée de gratitude pour chacun d’eux. Veuillez agréer, cher Monsieur, avec l’expression renouvelée de mes remerciements, celle de ma meilleure sympathie. »
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Cette lettre est longtemps restée pour moi une référence secrète. Elle ouvrait un chemin, elle en fermait d’autres. Un peu plus tard, j’ai lu chez un autre écrivain catholique, Jean Sulivan, un propos qui mettait mon admiration sens dessus dessous : « Pourquoi refusez-vous les honneurs, puisqu’ils ne sont rien ? » Cette boutade n’a rien changé à mes sentiments, mais elle m’a aidé à comprendre que la vie intérieure n’est pas un jeu de rôles, même éthéré, qu’elle ne copie aucun modèle, qu’elle est souple, et modeste, et incertaine, et changeante, et multiple : qu’elle est la vie, quoi !
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Un aveu. « Diana, dit le commentateur de la radio, était médiatique ; Camilla est plus énigmatique. » Ce qui est médiatique est donc sans énigme, univoque et plat. Faute avouée, faute à moitié pardonnée.
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Dans cette maison de campagne où je passe le week-end, je suis chargé de recevoir le technicien qui vient vérifier la chaudière du chauffage central et de l’interroger sur le fonctionnement de la machine. Des pédagogues de ce tonneau vous réconcilieraient avec la technique. Il est patient, prêt à reprendre, sous un nouvel angle, les explications mal comprises ; il corrige mes sottises comme si elles allaient de soi mais souligne mes progrès avec chaleur. J’admire surtout l’usage qu’il fait du vocabulaire assez restreint dont il dispose. Ainsi du mot conneries, qu’il emploie tantôt au singulier, tantôt au pluriel, et auquel il donne deux significations bien distinctes. Premier sens : erreurs. « Attendez, Monsieur, je réfléchis un petit peu, je ne veux pas vous raconter de conneries ! » Deuxième sens : propos à ne pas prendre au premier degré, trait d’imagination, comparaison, exemple approximatif, hypothèse. « Tenez, pour bien vous faire comprendre, je vais vous dire une connerie… » Je le prétends sans la moindre ironie : cet homme est un véritable humaniste, un des rares que j’aie rencontrés ces temps-ci. Je ne plaisante pas. Il est humaniste parce qu’il a un souci énorme du vrai, et qu’il accepte la possibilité de se tromper, ce qui confère à son propos fermeté et gravité. Il est humaniste parce que, tout en distinguant ces deux dimensions, son langage se déploie dans la double perspective du réel et de l’imaginaire. Il est humaniste parce qu’il se met, sans aucun esprit de supériorité, à la portée du cancre qu’il a la charge de former. Il est humaniste, enfin, parce que, chemin faisant, il me fait part des observations recueillies chez ses clients, parce que sa leçon de chaudière débouche sur des anecdotes surprenantes, piquantes, touchantes, parce que, dans cette grange où nous parlons, toute une région se met à vivre, toute une humanité. Il lui serait infiniment plus facile d’apprendre ce que doit savoir un homme politique ou un chef d’entreprise qu’à ces derniers de retrouver le tour d’esprit dont il est, à son insu, le dépositaire. L’élite, c’est lui et les gens qui lui ressemblent. Rafraîchissante leçon de chauffage.
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« La gloire d’être simple sans plus attendre » (Verlaine)
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Plus de télé depuis un certain temps. Quand ce truc disparaît, comme on s’en fout ! Reste la radio. À la rigueur, si les petits camarades ne me faisaient pas de blagues, j’arriverais à lire la météo marine sans pouffer de rire. Mais je serais bien en peine d’expliquer sérieusement que les obsèques de Jean-Paul II se sont soldées par « un bilan spirituel exceptionnel. »
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Cette femme, sauf avis contraire des spécialistes, n’a pas voyagé idiot. Dans tous les coins du monde où elle est allée, elle a tâché de comprendre et de se faire comprendre, cherchant à ne pas heurter les croyances ni les mœurs des gens qu’elle rencontrait. Mais le mieux peut être l’ennemi du bien. Je me demande si son acharnement à respecter les « codes », surtout si ses interlocuteurs en usaient de la même manière à son égard, n’a pas asséché ses rencontres. Ailleurs comme ici, les codes sont vides. Ce sont d’honorables coquilles fabriquées par les millénaires ou les siècles, auxquelles on a sans doute tort de trop demander. Sous prétexte de considération pour les manières des autres, ne cherche-t-on pas surtout à protéger les siennes ? Je me méfie du culturalisme de la courbette mentale : c’est un exercice mondain. Parlant d’où je parle, je me fais confiance pour me faire entendre de mon interlocuteur ; et je lui fais confiance, à lui, pour deviner, d’où il m’entend, ce que je sais mal traduire dans ses signes habituels. Autrement dit, je fais le pari que nous sommes tous deux capables de transgresser nos codes : la transgression des codes, voilà une bonne définition de l’expression, voilà le vrai principe d’une révolution culturelle sans dogme ni violence. Casser les images ! Casser les images et les images des images ! À vrai dire, nous n’avons pas le choix : sinon, autant nous déguiser en Japonais, en Persans ou en Indiens, et parler à notre miroir. Les codes sont le résidu de l’expression inauthentique.
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Sur cette question des codes, voir le formidable débat qui oppose deux sinologues, François Jullien et Jean-François Billeter. Mieux vaut lire leurs œuvres que d’écouter les chroniques de Jean-Marc Sylvestre sur le thème : la Chine est puissante, la Chine fait du fric, la Chine rigole de nos hésitations. Cette démagogie sommaire qui veut nous faire honte d’être plus petits que les plus gros, c’est peu dire qu’elle me répugne : j’y vois l’essence même de la barbarie, je m’en sens comme physiquement agressé, elle me condamne au dédain. De telles analyses, scandaleusement partiales, ne relèvent que de la propagande. Il est vrai que le libéralisme sauvage déferle sur la Chine, mais pourquoi ne pas faire savoir ici que les Chinois informés sentent le danger, qu’ils mesurent, par exemple, ce que pourrait être une révolte des campagnes favorisée par l’accroissement des inégalités ? Qu’ils répètent, en insistant sur la fin de la formule, que le modèle chinois actuel veut être l’économie de marché à caractère social ? Pourquoi ne pas dire aux Français que le gouvernement chinois, qui n’a sans doute pas un besoin urgent des commentaires de Jean-Marc Sylvestre, vient de lancer, sous le slogan de la politique de l’harmonie, une idée nouvelle et forte : le développement parallèle de l’économie et du progrès social ? Ce qui l’emportera finalement en Chine, personne ne peut le deviner. Par contre, en ne témoignant pas de ce que nous savons, en ne tentant pas de briser, ici et ailleurs, le cercle maniaque et violent de l’exaltation par l’argent, nous nous faisons à nous-mêmes autant et plus de mal que nous n’en faisons à nos amis chinois.
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Pour soi-même, pour la société où l’on vit, l’exigence, encore l’exigence, toujours l’exigence. Pour les autres, pour les sociétés auxquelles on n’appartient pas, le témoignage droit, l’amitié positive, un langage sincère et dépourvu de passion. L’Occident fait le contraire : absolutiste et moralisateur pour les autres, il est toute complaisance pour ses propres tares. La raison ? Il n’est plus nulle part.
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J’ai besoin des autres et, si nul que je sois, les autres peuvent avoir besoin de moi. Voilà pourquoi j’ai toujours cherché l’indépendance, propédeutique de toute relation. Et détesté l’autonomie, cette prétentieuse bulle d’air qu’un peu d’ironie crève si bien.
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Pour laisser son nom dans l’Histoire, une seule solution, pour un révolutionnaire : tout brûler. Le problème, c’est qu’il se retrouve alors nez à nez avec des cendres. Les dégâts « partiels » infligés par les émeutiers aux cathédrales comme aux temples bouddhistes ont quelque chose de dérisoire. Seules ont la tête coupée les statues que les insurgés ont pu atteindre en se haussant sur la pointe de leurs petits pieds, comme les enfants qu’attirent les confitures. Aux étages supérieurs des édifices, la transcendance leur fait un bras d’honneur, ou les pardonne, ou les ignore.
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Difficile de vivre dans cette société. Dans la plupart des situations, on fait semblant et on rit aux anges ; une fois sur cent, on prend la mouche, et on ne la lâche plus. Si on ne se fâchait jamais, on aurait honte de soi ; si on s’indignait trop souvent, bonjour le neurologue.
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De Philip Roth, mon conscrit comme on dit encore dans les campagnes, à propos d’un des personnages de La Tache : « Elle n’avait pas la force de perdre ses illusions sur sa force. »
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« En mai 68, par éclairs, nous fûmes nous-mêmes la communauté », écrit Bernard Sichère dans son bel essai Il faut sauver la politique (Lignes-Manifeste). Cette formule d’une puissante simplicité, lourde, dans la mémoire de quelques-uns, de tant d’espérance et de tant de déceptions, je ne sais s’il y a beaucoup de gens aujourd’hui pour oser en deviner le sens. Que la communauté ne soit pas cette entité abstraite qui flotte au-dessus de nos têtes pour nous rappeler à la raison, à l’altruisme et au devoir, mais une dimension physiquement perceptible de notre propre corps, qu’elle soit constitutive de nous-mêmes en même temps que nous sommes constitutifs d’elle, ce n’était là ni rêverie, ni construction de l’esprit. Un éclair, comme dit Sichère, une perception instantanée et stupéfiante, une révélation du naturel, les retrouvailles avec une réalité toujours refusée. Chacun essayait ensuite vainement, naïvement, de retrouver l’instant perdu. Combien de fois l’ai-je guetté, jusqu’au ridicule, le retour de 68 ! Une crise boursière, une élection perdue, un mouvement social : ça allait recommencer ! Pour nous consoler, il nous restait les formules, l’intrépidité rhétorique ; Lacan, rappelle Sichère, préconisait de « fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » ! Reste que nous avons vécu ces moments dans une grande ferveur. Nous en avons tout de suite mesuré l’exigence. Il n’est pas vrai que nous nous soyons réfugiés dans des fantasmes narcissiques ou dans la mégalomanie. Nous n’avons pas pris tous nos désirs pour des réalités. Les enfants gâtés de la bourgeoisie, solidement amarrés à la bassesse par l’argent, ont trouvé en Mai l’occasion idéale de satisfaire leurs caprices habituels et de s’en inventer de nouveaux. Nous n’avons pas, nous, jeté toute l’autorité avec l’eau du bain : nous avons commencé laborieusement, douloureusement, un tri qui nous occupe toujours. Fini, le sujet supposé savoir. Fini en politique, fini en art, fini en morale, fini en religion. Finie la reddition au grand chef, au grand esprit, à la grande âme, au grand frère. Pendant un temps, nous avons fait cette expérience étrange de descendre, corps et âme, dans les entrailles de notre société ; l’aventure finie, il nous est resté sur la peau comme une marque, un signe, une trace des autres. C’est ainsi que nous rêvions, que nous imaginions, que nous pensions, que nous espérions. Pas d’abord avec les fumées de l’intellect. Pas d’abord avec la chair. Pas avec l’âme telle qu’on nous l’avait présentée. Avec cette marque, avec ce signe, avec cette trace qui, tout à la fois, nous rendait plus solitaires que nous ne l’aurions jamais redouté et plus proches des autres que nous ne l’aurions jamais espéré. Et le temps passait, et le siècle s’abêtissait, et nous ne nous reconnaissions en rien. Et nous nous écartions de tout sans jamais rien abandonner.
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Daniel Cohn-Bendit met son grain de sel dans le référendum français. Bienvenue ! Il ridiculise notre complexe d’Astérix. Soit. Mais attention, Dany ! Astérix, vous le savez bien, c’est la version timide, populaire, autocritique de Cyrano. Et Cyrano, vous ne l’ignorez pas, c’est la version flonflon de Ruy Blas. Et Victor Hugo, vous l’avez lu dans Péguy, ce n’est pas très loin du Cid, ni d’Horace. Voyez-vous, Dany, la culture populaire, c’est un fil électrique dénudé, ça vous bousille une pensée, surtout lorsqu’elle se prétend héritière de 68. Astérix mène à Corneille, et à la fierté d’être du petit bonhomme gaulois, que vous ne méprisez ni plus ni moins, je veux le croire, que le petit bonhomme germain. Un gars de 68 ne méprise pas le peuple, Dany. Il sait quelles tortures, quels débats cornéliens se cachent derrière sa bonhomie conforme et cette trouille qu’il lui faut toujours justifier ; un gars de 68 sait ce qui pèse sur un peuple, il ne rigole pas avec ça. On dit que vous êtes un « symbole de la révolte » métamorphosé en « héros du conformisme ». Pour vous parler franc, je n’en crois rien. Vous avez commencé en agitateur, vous finissez en politicien bourgeois : un plan de carrière honorable, somme toute, mais qui n’a rien d’inédit. Des barricades à Strasbourg, ou la politique comme exaltation de soi : voilà un titre pour vos mémoires. Je vais vous dire, Dany. Il n’y a jamais rien eu entre l’esprit de Mai et vous : vous en êtes l’exacte antithèse. Tout cela est un malentendu, et peut-être une arnaque. Vous étiez déjà, et vous êtes encore, du côté du gros animal, comme ces patrons d’industrie qui s’étonnent que Fabius puisse dire non quand le monde économique européen dit oui : le gros animal et 68, Dany, ça ne marche pas ensemble. Je suis sûr qu’au fond vous vous foutez, autant que moi, de la Constitution de Giscard. Mais le peuple, cette fois, s’il disait non, vous renverrait pour toujours à ce que vous n’avez jamais cessé d’être : un conservateur opportuniste, un suceur de roues qui joue les échappés, un suive-en-queue, comme on dit à la Réunion. Bienvenue, Dany ! Il nous faut maintenant parler sérieusement.

(14 avril 2005)

Uniforme ou universel ?

LE MARCHÉ XII

Comment des gens qui ont si superbement réagi à la guerre de l’Ahuri pétrolifère peuvent-ils traiter ainsi le peuple qui s’est confié à eux ? Quel rapport entre l’inspiration du tandem Chirac-Villepin en 2003 et, dans la conduite des affaires intérieures, cette désespérante platitude ? Machiavélisme ? Même pas. La bourgeoisie française, surtout coachée par un peu d’aristocratie, rêve ample, mais vit petit. Les bons repas et les grands principes, c’est pour quand il y a du monde. Entre soi, on mange triste et on pense utile. Lyrisme de vermeil pour la politique étrangère, invitation à la servilité pour l’ordinaire des jours. Exalter la liberté aux tribunes internationales et, à peine rentré à la maison, faire baisser les yeux à ce peuple dont on a un instant soulevé l’âme, et qui a pris pour lui, l’imbécile, ce qu’on a raconté à d’autres. La bourgeoisie française ? Non récupérable. Mais ne pas s’y tromper : elle fascine encore, faute de mieux, ceux qu’elle désespère.
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Le pape souhaite que les Jeux Cocacolympiques fassent progresser l’amitié entre les peuples. Saint-Père, allons…
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Le progrès, ou la survie, de la société occidentale ne relève plus d’un traitement externe, d’une thérapie institutionnelle, d’une pharmacopée politique, sociale, culturelle. Le point de non-retour a été franchi. Nous nous sommes à ce point externalisés dans la veulerie mercantile que nous sommes absents de nous-mêmes non seulement quand nous travaillons à notre aliénation, mais encore quand nous œuvrons à notre libération. La question n’est plus de savoir dans quel sens nous tournons le volant de l’action collective : de toute manière, les roues ne suivent plus. Et pourtant, il suffit d’un week-end à la campagne, de trois mots échangés chez l’épicier du village, et même d’un bref échange dans le métro : tout est si vivant, encore, si jeune…
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L’enfance comme vert paradis, réservoir de nostalgie, main qui fait signe derrière la vitre embuée, pathétique enever more, connais pas. Pour moi, c’est le moteur inusable, la machine à vivre, à pardonner, à réparer. Elle ne me charme pas, elle me bouste. Inch’Allah, elle me déposera sur l’autre rive.
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Je ne sais plus où j’en suis ? Non. Je ne suis plus où j’en sais.
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L’employé de la société privée qui m’apporte un colis de livres n’a pas assez de jambes pour monter au premier étage. Il me faudra attendre demain pour récupérer l’objet à la poste. J’appelle la société. « Inacceptable » convient la standardiste, qui ne craint pas les grands mots. Alors, Madame, un second passage ? Ça non. Impossible. Mais laissez-moi donc votre adresse. Ce livreur sera viré.
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Ces petits riens de la vie quotidienne, comme des grains de beauté qui tournent au cancer. Deux vitesses, à la poste, pour envoyer ce mandat. La préposée insiste pour que je prenne la plus rapide, c’est-à-dire la plus chère.
– Avec l’autre, vous savez, ça peut mettre quatre ou cinq jours.
– Non : 24 heures. C’est écrit ici.
– Si vous croyez ce qui est écrit, vous ! À votre place, je me méfierais !
Le débat prend de l’ampleur. Je lui explique que sa manière de me forcer la main n’a rien à voir avec le service public.
– Le service public, il est comme vous et moi : il cherche d’abord son intérêt…
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Il y a une constante dans la puissance acide de l’Occident. À Alger, les bredouilleurs de l’action psychologique prétendaient s’inspirer de la logique du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de la complicité du peuple avec les combattants, dont ils avaient fait l’expérience au Viêt-nam. Ces pieds nickelés ne doutaient pas que quelques services rendus à la population par des militaires organisés en brigades de bienfaisance leur vaudraient sa complicité. Ils mirent sur le compte de l’islam, ou d’une profonde ingratitude, ou du communisme international, l’obstination avec laquelle les paysans réservaient leurs faveurs au FLN. Quarante ans après, comme on conquiert l’Himalaya, les managers se hissent au niveau intellectuel du Vème Bureau. Quelques sinologues, François Jullien notamment, leur ont révélé la nature de l’efficacité chinoise, la propension des choses, le non agir. « Ce qui marche pour la Chine va marcher pour l’entreprise » ont aussitôt salivé quelques coincés avides. Et en avant pour le tao des yaourts, pour le wou wei des shampooings ! Merci, grande sainte Sottise, de nous protéger de cette clique !
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François Jullien, précisément, rappelle opportunément que l’universel, c’est le contraire de l’uniforme. Est uniforme ce qui prétend se former sur l’un, créer de l’individuel par copier/coller de l’un. L’universel, au contraire, comme l’étymologie l’indique, c’est ce qui est tourné, ou qui se tourne, vers l’un. C’est donc une notion dynamique. L’universel, c’est le résultat de l’acceptation d’un donné singulier, unique, et de sa transmutation en valeur par l’œuvre, ou par la parole, ou par la présence. Le plus souvent, nous sommes tentés par le copier/coller : la prétendue civilisation occidentale n’est que la répétition, dans tous les domaines, de l’efficacité machinique. Il ne suffit pas, pour échapper à l’imitation, de positions critiques : elles aussi sont sujettes, on le voit bien, à la reproduction dépersonnalisante. L’universalisation est une opération aussi mystérieuse que l’alchimie. Ce qui compte, c’est moins la nature ou la richesse de ce qui est transformé que la transformation elle-même. Ce que nous appelons culture n’est guère qu’un ébrouement singulier de l’uniforme. L’esthétisme, le dandysme et, de manière générale, toutes les attitudes spectaculairement individuelles sont des variétés masquées d’uniformité, rien de plus. Entre le bavardage éthique et la pose esthétique, d’un côté, l’universalisation, de l’autre, il y a ce gouffre qu’on appelle en Inde « le plus petit abîme ». Le franchir, ou plutôt accepter de se laisser le franchir, voilà la vraie aventure de la personne et, singulièrement, de cet homme moderne traqué par tous les mimétismes. Elle suppose qu’il accepte de « n’être plus où il en sait » ; qu’il échappe, par exemple, aux logiques philanthropiques, aux clubs de bien-pensants, à l’idée trop claire qu’il a de ce qui compte et, en tout cas, à tout fantasme de comparaison.
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« Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. » La catégorie du religieux s’adresse à nous bien au-delà, ou bien en deçà, de nos attitudes, de nos choix apparents, de nos élaborations mentales. Elle concerne ce tréfonds de nous-mêmes dont personne ne sait rien, nous moins que les autres. À ce niveau, la suffisance est dérisoire ; et l’humilité, cette suffisance inversée, est comédie, donc imitation. L’enjeu de l’universalisation religieuse, c’est la transformation de ce tréfonds mystérieux, dont nous n’avons qu’une expérience confuse, aimantée par la foi. La matière de cette opération, c’est le plus singulier du singulier, ce quelque chose qui est nous-mêmes ; la transmutation de cette matière, si elle se réalise, produit au contraire l’universel le plus universel, un universel incandescent. Inquiétant. Périlleux. C’est pourquoi, dans le domaine religieux, revenir à la logique de l’uniforme est si tentant. « Hors de l’Église, point de salut. » Lourdes, explique l’évêque du lieu, s’adresse à la sensibilité populaire, pas aux intellos. Heureusement, le mimétisme religieux, de loin le plus grave puisqu’il concerne le plus profond, est aussi le plus visible, donc le plus ridicule. Les Tartuffe de la politique et de la culture se font plus facilement oublier que le faux dévot de Molière. Il y a une seule maison du Père. Mais nous sommes invités à y habiter notre propre demeure, c’est-à-dire à reconnaître notre manière la plus vraie, la plus spécifique, d’exister, donc d’aimer.
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Si seulement je pouvais m’épargner ces constructions laborieuses et, brebis docile et repentante, me fondre dans le troupeau ! Quel repos ce serait ! Mais je ne peux pas, je ne peux plus. L’encens d’aujourd’hui pue le management. Mon refus désolé ne vient pas du cerveau, mais du nez.
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Pour expliquer l’attitude de cette jeune femme qui s’invente une agression dans le RER, la mythomanie est une hypothèse aussi éclairante que, pour l’opium, la vertu dormitive. J’y vois plutôt l’effet de la fragilité moderne. Il est inévitable que l’angoisse fasse de temps en temps exploser ce terrifiant cocktail de solitude, de rancune, de fascination et de vanité que l’air pollué du temps suscite en nous. Il serait moins difficile de se protéger d’une propagande qui s’afficherait comme telle, qui disposerait de ses bureaux et de son ministère, que de résister à cet écœurant mélange de cynisme et de patenôtres. On pouvait se demander, il y a encore une ou deux décennies, si les dirigeants étaient conscients du drame où toute la société était en train d’entrer, où chaque conscience allait s’épuiser. La réponse est aujourd’hui évidente et ôte tout intérêt à la comparaison des réalisations et des projets. Ils n’y ont rien vu. La gauche n’y a rien vu. La droite n’y a rien vu. Les ambitieux d’hier n’y ont rien vu. Les ambitieux d’aujourd’hui n’y voient rien. Les anathèmes grandiloquents et les condamnations rhétoriques que les pouvoirs publics assènent à la population à chaque forfait un peu spectaculaire ne témoignent que de cet aveuglement. Tout se passe comme si, ayant perdu depuis belle lurette la confiance du peuple, les hommes politiques misaient naïvement sur l’émotion pour en retrouver l’apparence. Ainsi font les couples en rupture de communication ; il leur arrive d’espérer que l’accident survenu aux voisins aidera à la reprise du dialogue. Mais les dirigeants n’ont pas encore compris que le gouffre qui les sépare du peuple ne se comblera plus jamais. Dès lors, les invectives solennelles et la répétitive indignation venues d’en haut inquiètent plus qu’elles ne rassurent. Inacceptable. Honteux. Lâche attentat. Lancés à la cantonade tous les deux jours, ces mots dépassent leur cible et réveillent dans le peuple la sourde culpabilité qui l’étreignait lorsque l’instituteur, incapable de confondre le garnement qui avait volé la craie, faisait éclater sa fureur devant la classe résignée. Fatigué de voir les puissants se scandaliser mécaniquement, le citoyen apprend à faire la part du feu. Comme le suspect pressé par les enquêteurs, il se persuade qu’il est un peu coupable, seulement un petit peu, un tout petit peu. Racisme, antisémitisme, homophobie, pédophilie, déshydratation des vieillards, meurtres en série, viols en réunion : le ciel de la société de consommation est si bas qu’il n’est personne qui, de tout cela et d’autre chose encore, ne se sentira bientôt vaguement complice, pourvu qu’on insiste un peu. Seuls échappent au sentiment de culpabilité les vrais agresseurs, les vrais négateurs ; solitaires et méprisants, ces fanatiques se drapent dans une pureté ténébreuse. À la fois plus fragile et plus forte que la moyenne, la jeune femme du RER ne supportait sans doute plus ce climat de culpabilité diffuse, mais n’avait d’autre moyen de protester que de pousser la mauvaise foi à son extrême limite. « Tout ce que je raconte est faux, voulait-elle nous dire, aussi faux que le reste, mais pas plus ; vous le savez bien, vous tous, puisque, de cette fausseté, c’est vous qui m’encombrez. » Ce en quoi elle n’a que partiellement raison : libre à elle, à vous, à moi de ne pas entrer dans le délire collectif. Mais peut-on avoir tort de n’être pas héroïque ?
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Milton Friedman avait-il une conception encore puérile du capitalisme ? Il récusait, par exemple, l’idée que les dirigeants d’entreprise puissent avoir « une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. » « Si les hommes d’affaires, demandait-il, ont une responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment peuvent-ils savoir ce qu’elle est ? Des individus privés auto-désignés peuvent-ils décider de ce qu’est l’intérêt de la société ? » Nos libéraux modernes sont moins timides. Sous le prétexte transparent de responsabilité sociale des entreprises, ils veulent mettre la main sur l’organisation même de la société et, de proche en proche, sur les consciences. Je le dis comme je le pense ; dans leur logique, ils ont raison. C’est fort intelligemment qu’ils appliquent le mouvement ternaire de la colonisation : s’emparer d’abord du territoire, ensuite de la société, enfin des consciences. Pour le territoire, c’est fait : le monde entier, de gré ou de force, s’offre au libéralisme. Du côté des consciences, les médias donnent un coup de main auquel ne pouvaient pas penser les colons. Reste à mettre la société dans la poche des financiers et des industriels : c’est le rôle de la responsabilité sociale des entreprises. Tout cela tourne rond. Tout cela, en un sens, va parfaitement bien. Les gangsters gangstérisent, que leur demander d’autre?  Le libéralisme persiste dans son être : que peut-il faire de plus ? Ce qui ne va pas du tout, par contre, c’est la riposte des dignes représentants des forces de progrès. Blague n°1 : Ils feignent de croire que le libéralisme commence enfin à s’émouvoir du caractère profondément illégitime de ses aspirations et que, sous la décisive pression des forces populaires, il se voit obligé d’assaisonner la logique du profit d’un minimum d’attention sociale. Absolument faux. La vérité, c’est que la pensée libérale conquérante s’est donné une nouvelle frontière, celle de la culture, voire celle de l’intériorité ; si elle accélère la conquête, c’est que le délabrement de toute résistance, de l’effondrement du communisme à la débâcle de la pensée syndicale, non seulement lui en donne la possibilité, mais encore lui en impose la nécessité. Blague n°2 : Faisant ainsi irruption dans le champ social, le libéralisme, nous dit-on, pourrait se mettre dans une position dangereuse. Mythologie pour mythologie : tandis qu’il se contraindrait lui-même à ouvrir la boîte de Pandore de la revendication, ses contradicteurs syndicaux et associatifs renouvelleraient en son honneur la manœuvre du cheval de Troie et planteraient en son sein le fer mortel de la dialectique. Absolument faux. Les libéraux savent parfaitement qu’ils ont besoin d’un minimum d’ordre pour imposer ce qui, on le voit partout dans le monde, et d’abord aux États-Unis, est de moins en moins une idéologie et de plus en plus un simple système de puissance capable de choisir ses munitions dans les boutiques les plus diverses, du libre marché au protectionnisme, de la brutalité sauvage à l’avenante social-démocratie. Une fois enclenché le processus de la responsabilité sociale des entreprises, les intérêts immédiats des salariés, manipulés par d’habiles managers, seront si contradictoires qu’il faudrait des événements inimaginables pour rendre possible le moindre pas en arrière. Conclusion : Lutter contre le libéralisme restera une gentille agitation, propice à beaucoup de bavardages et utile à toutes sortes de personnages sentencieux jouant à qui perd gagne dans l’intérêt bien compris de leur carrière, tant qu’on n’attaquera pas l’adversaire, quoi qu’il en coûte, dans son intention elle-même, c’est-à-dire dans sa volonté délibérée de soumettre à l’intérêt de quelques-uns – et à la logique des choses dont ils ont fait leur credo – non seulement les principes sur lesquels les hommes fondent leur vie commune, mais encore les aspirations qui animent leur solitude. J’appelle humanisme cette intransigeante résistance, et elle seule. Le reste est démission, de quelque hypocrite geignardise qu’il s’accompagne, de quelque prétendue fraternité qu’il s’émeuve, de quelque culture qu’il se veuille tartiner.
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George Bush, raconte un prédicateur évangéliste américain « admire vraiment Jésus-Christ, le personnage, ses principes, son mode de vie. »
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Rendre un peu de vie à l’Occident ? Presque impossible. À moins de donner vraiment la parole au peuple. Non pas pour que chacun fasse état de ses revendications, si justifiées soient-elles : pour que, se haussant à la considération de la vie collective, les citoyens disent tranquillement ce qu’ils en pensent, si elle correspond à l’idée qu’ils se font de l’avenir et, sinon, dans quel sens elle leur paraît devoir être infléchie. Pour avoir jadis mené, à EDF, une action de formation inspirée de cette préoccupation, que j’avais appelée mise en expression et qui concerna environ six mille personnes, je sais que nos concitoyens attendent des occasions de cette espèce, qu’il les désirent sans espérer les obtenir, et qu’ils sont parfaitement capables de les mener à bien. Une période d’expression jaillissante offerte au pays entier, loin de menacer nos institutions républicaines et notre vie démocratique, leur serait un engrais salutaire. Il faudrait n’avoir aucune conscience de l’énormité du non-dit que suscite la vie moderne, ni des formidables contradictions qu’elle impose au peuple pour ne pas sentir l’urgence de lui donner loyalement la parole. Donner loyalement la parole au peuple, qu’est-ce à dire ? C’est ne le considérer ni comme une multitude, ni comme une courroie de transmission, mais comme un corps composé d’êtres de jugement et de raison, et doué lui-même, en tant que corps, en tant que foyer de sens, d’une existence supérieure et vivante. C’est, au-delà de la volonté majoritaire des citoyens, telle qu’elle se manifeste dans la vie démocratique, interroger ce que Rousseau appelait la volonté générale, concept profond et plus difficile à cerner que la volonté majoritaire. Cette dernière s’exprime dans certaines occasions, comme les élections ou le référendum. La volonté générale, elle, est un état d’esprit, une problématique en train de s’élaborer, une dialectique complexe entre les consciences et les événements, un choix parmi les urgences. Volonté majoritaire et volonté générale ne s’opposent nullement. Certes, prétendre se fonder sur la volonté générale sans disposer d’institutions solides, c’est faire courir un danger à la liberté. Mais, aujourd’hui, c’est le péril inverse qui menace notre pays et l’Occident : la volonté majoritaire s’y exerce dans des occasions et sur des thèmes si formels, dans des cadres de référence si verrouillés qu’elle ne rencontre pratiquement plus la réalité des désirs des citoyens ; on ne propose plus au peuple que des questions fermées, ou abstraites jusqu’à la quintessence, et à l’élaboration desquelles il n’a nullement participé. Il est donc urgent de confronter la volonté majoritaire et la volonté générale. C’est là une tâche d’ordre culturel plutôt que politique, fondamentale plutôt qu’historique. Il est possible d’organiser en France, par exemple pendant toute une année, l’expression de la volonté générale. En mobilisant tous les moyens possibles d’expression, on pourrait demander aux Français ce qu’ils pensent de leur existence, de la société dans laquelle ils vivent, du monde tel qu’il se transforme et se fabrique. Il ne s’agirait en aucune manière d’une opération de communication. Nul besoin de questionnaires, ni d’experts. Dans une telle perspective, le peuple, pour une fois, n’a pas à répondre à des questions rédigées par des spécialistes. D’ailleurs, il ne répond pas : il parle. Il ne réagit pas : il agit. Pour emprunter une image au langage du tennis, il n’est pas au retour de service, mais au service. Sans doute un tel projet doit-il s’attendre à recevoir un accueil assez frais de la part de beaucoup de responsables. Je me rappelle avec amusement une conversation téléphonique avec le directeur de cabinet du maire d’une grande ville. La seule idée de proposer à ses concitoyens de se mettre en expression tétanisait ce personnage. Je le sentais fébrile et agité comme si, de la main qui ne tenait pas l’appareil téléphonique, il commençait à ranger ses papiers en vue d’un départ imminent. Il y a gros à parier qu’une proposition de mise en expression des Français susciterait, dans beaucoup de consciences, un affolement de ce genre que viendraient aussitôt masquer de nobles raisons. C’est que les doutes qu’émettent les responsables quant à la capacité du peuple de s’exprimer, d’aller au-delà des marronniers et des banalités, de penser large et généreux, mais aussi lucide et concret, reflètent, à la nuance près, les doutes qu’ils émettent en secret sur leurs propres possibilités d’expression. Réaction naturelle, en somme, et qui, pourvu qu’on cerne bien l’enjeu, peut être dépassée. Car demander au peuple ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il désire, puis laisser les institutions et les décisions s’imprégner de ces sentiments, de ces pensées, de ces désirs, c’est cela la République, c’est cela la démocratie. Le reste, nous le sentons douloureusement, même s’il est fabriqué par des gens de bonne volonté, c’est du truqué et du tronqué. L’élargissement ou l’asphyxie.
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Et le super avec ça ? Il m’amuse moins. Les caissières plaisantent durant les heures de service mais, à la seconde près, me désignent d’un doigt vengeur la pancarte qui me prie de m’adresser ailleurs. Leurs messes basses me fatiguent, et le sourire grimaçant qu’elles offrent au client qui vient les troubler. Dès que se profile l’ombre de la directrice, je vois la servilité garnir en vitesse les rayons de leur âme. Semblant, semblant, semblant. Et moi, passant indifférent, je fais semblant tantôt d’en rire, et tantôt d’en pleurer. Quelle folie furieuse de parler des autres ! Rentrer dans le rang, vite ! « Chèque, Monsieur ? » « Carte bleue, Madame. » « Bonne journée, Monsieur. » « Vous aussi, Madame. »
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À certains moments, bien sûr, il faut décider. Je n’aurais pas voulu être à la place des Bosch. Une nuit, je me suis réveillé en sursaut. J’étais un de ces ouvriers soumis à ce chantage ignoble. Vingt ans avaient passé, et j’écrivais à mon fils, né pendant la crise. Je me rappelle très bien le début de cette lettre : « Il y a vingt ans, mon cher fils, j’ai eu tort ; pardonne-moi de n’avoir pas eu le courage de te plonger, avec ta mère et tes frères et sœurs, dans l’incertitude et peut-être dans la misère. Tout aurait mieux valu que de dire oui… » Même réveillé, je le crois encore. 98% pourtant ont cédé. Ils diront que je n’étais pas dans leur situation. Certes. Qu’ils votent donc comme ils veulent, après tout ! Mais qu’au moins, ensuite, ils se taisent. Ces cortèges lamentables où l’on promène le cercueil de l’entreprise, ou de la prime attendue, ou de je ne sais quoi encore sont d’une effroyable obscénité. C’est l’espoir de devenir jamais un homme qu’on enterre, et ça, ça fait plus mal que tout.
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Le pompon revient assurément à un délégué syndical qui geint devant les caméras : « On espère au moins que, d’ici trois ans, ils ne licencieront pas ! » Compte là-dessus, mon gars !
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Avoir découvert, à la fin des années 60, l’œuvre de Jacques Berque ne m’a rendu ni plus ni moins intelligent, ni plus ni moins généreux. Mais j’y ai entrevu une dimension que je n’avais sentie ni en khâgne, ni à la Sorbonne, ni nulle part ailleurs, et qui ne court toujours pas les rues : la générosité de l’intelligence. Puissé-je toujours en rêver, même de loin, et comprendre un peu ce qui m’en écarte.
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Juste avant que ce Marché ne soit mis en ligne, j’apprends que l’affaire du Centre culturel juif, elle aussi… Pas de quoi rire, vraiment. Répéter des évidences. Un et un font deux. Une société capable de telles aberrations est gravement malade. Deux et un font trois. Elle a besoin de se remettre en cause fondamentalement. Trois et un font quatre. Cette remise en cause doit naître du peuple, non pas de ceux qui l’abrutissent. Quatre et un font cinq. Il faut aider cette naissance. Dès lors, trois cas de figure. Personne ne fait rien : ça continue comme ça. Probabilité : 99,7% Quelqu’un réussit à détourner l’énergie du peuple : c’est la tyrannie. Probabilité : 0,2%. Des gens désintéressés, et qui se moquent comme de leur première chemise de tout ce qui se raconte et se propose, se mettent en tête de réveiller la conscience populaire et, se réveillant eux-mêmes au passage, trouvent dans cet exercice profond et joyeusement incertain le sens de leur vie : tout redevient possible. Probabilité : 0,1%. Mais ces comptes-là, c’est pour les ânes.

(31 août 2004)