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Ces gens qui ne sont rien : suite et fin … et fin de la fin …

Pendant plus de quatre ans, j’ai fatigué mes proches avec une obsession qu’ils auraient eu toutes les raisons, s’ils avaient été moins bienveillants, de juger sénile. L’affaire remonte à l’une des premières interventions d’Emmanuel Macron, quand il lança, dans les locaux restaurés d’un bâtiment ferroviaire de la gare d’Austerlitz, la Halle Freyssinet, une sorte d’exhortation aux jeunes entrepreneurs qui l’entouraient. J’avais aimé qu’il se laissât inspirer par le lieu. Il avait dit, ce jour-là, en effet, qu’une gare, « c’est un lieu où l’on passe » mais que Paris, la France, l’Europe sont aussi « des lieux où nous passons. » Il avait dit également que « si nous oublions cela en voulant accumuler dans un coin, on oublie d’où l’on vient et où l’on va. »

 L’expression était familière, le propos touchait juste, tout cela me plaisait bien et peut-être n’étais-je pas loin de regretter de n’avoir pas voté pour ce jeune président : un ami et un disciple de Ricœur à l’Élysée, on ne reverrait pas cela de sitôt. Il avait aussi ajouté que, dans une gare, on rencontre « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». J’avais trouvé cela juste, et même amical. De ces gens qui ne sont rien, il parlait en effet comme leur colère les faisait parler : trente ans de formation dans les entreprises ne me permettaient pas d’en douter. « Nous, pour eux, M’sieur Sur, on n’est rien ! » Que de fois l’ai-je entendu ce constat amer, ou furieux, ou goguenard, ou ironique, ou désespéré ! Il avait même parfois une variante plus explicite : « Nous, M’sieur Sur, on est d’la merde ! » Mais, si j’expliquais ça, qui me croirait ? Le déluge de protestations qui suivit le discours de la Halle Freyssinet me plongea dans l’ahurissement. Une forêt de dignités blessées, une cataracte de susceptibilités affolées. Je me suis senti isolé comme jamais. Étais-je le seul, en France, à être à ce point dépourvu de sensibilité ? Étais-je devenu l’ennemi de ce peuple dont un bourgeois maastrichtien qui a potassé la Révolution se faisait, contre le nouvel Infâme, le flambeau, l’oriflamme, la devanture, la tête de gondole ?

Je doutais de ma raison, de mon cœur, je ne pouvais retirer de mon esprit cette écharde. Devais-je avoir honte de moi ? La Halle Freyssinet me restait sur l’estomac, sur les nerfs. Je ne me sentais en accord avec personne. Au fur et à mesure qu’une campagne insensée rameutait tous les stocks de sottise et de veulerie disponibles, l’orateur dont j’avais approuvé l’enthousiasme, comme si sa jeunesse et son élan s’étaient soudain évaporés, vantait à tout va les pires remèdes de la pharmacopée de l’argent. Comment cet homme inspiré pouvait-il proposer à notre peuple de s’encorder à des personnages qui incarnaient tout ce qui le méprisait ?  Comment pouvait-il souhaiter à des jeunes le destin en toc des milliardaires ? Sa jeunesse à lui n’était-elle qu’un faire semblant, un atout, un truc ?

En boucle, dans ma tête, deux évidences. Après la Halle Freyssinet, le nouveau président m’avait profondément déçu : ce jour-là, par contre, il avait parlé juste. Magis amica veritas, et que toutes les propagandes crèvent ensemble ! Mais le temps avait passé et j’étais presque résigné à enterrer ce mauvais souvenir quand, il y a quelques mois, une intéressante émission de radio sur les entreprises m’incita à rouvrir un livre que j’avais écrit en 1997 pour expliquer l’action de formation que, sous le nom de Mise en expression, j’étais alors en train d’animer à EDF. Providence ou hasard, je suis tombé sur un passage où j’avais évoqué les propos que tenaient les agents. Et j’ai lu : « Ils parlaient de ce qu’ils voyaient autour d’eux, d’une foule de gens aussi embarrassés qu’eux, d’un peuple dans la peine. Ils parlaient de la vie, de ce qui relie les êtres les uns aux autres. D’une entreprise à une autre, d’un âge à un autre, d’une fonction à une autre, les mêmes thèmes reviennent, sorte de basse continue de la vie sociale. Ils disent qu’ils ne sont rien, ou qu’ils sont des pions 1. »

Inutile, je crois, de commenter davantage : aucun scandale à signaler à la Halle Freyssinet. Je peux passer aux conclusions :

1. Je me suis étonné, à l’époque, qu’un président capable de mesurer aussi justement la  profondeur de son désarroi invite le peuple à se ranger derrière ceux qui, de ce qui l’accable, sont toujours les symboles et souvent les responsables. Je pense aujourd’hui que si l’on perçoit le drame de ce « on n’est rien », si l’on saisit à quelle profondeur, à quel niveau d’intériorité plonge aujourd’hui la question politique, on ne peut pas se contenter de patauger, même habilement, dans les surfaces, ni de s’émietter, même utilement, dans l’immédiat. Encore moins peut-on récurer des idéaux pourris ou verser le vin nouveau dans les outres de la communication. Dans la situation où nous sommes, et quelque talent qu’on y déploie, la politique, si elle n’est pas beaucoup plus que la politique et ne cherche pas ses signes hors d’elle-même, est une agitation dérisoire et pernicieuse.

2. Ceux qui se sont indignés le plus fort du propos d’Emmanuel Macron – et qui, plus de quatre ans après, continuent à faire semblant de s’en offusquer, ne serait-ce que pour progresser de quelques dixièmes de point dans les sondages – je peine à les imaginer aussi ignorants du cœur et de l’esprit de leurs concitoyens et, de surcroît, aussi peu perspicaces : ainsi un président fraîchement élu se serait amusé à injurier gratuitement ceux qui viennent de le choisir, et cela dans une allocution dont la tonalité est tout entière apaisante et amicale ? Je crois plutôt que ces indignés par vocation ne veulent pas voir ce qu’ils voient. Je crois qu’ils ont peur d’une vérité qui les ferait sécher tant elle rendrait évidente la médiocrité de leurs critiques. Non, ils ne l’ignorent pas, ce peuple. Ils connaissent ses hésitations, ses doutes, ils savent à quel point on l’a rendu anxieux, versatile, pusillanime. Mais l’idée que tant de gens se sentent à peine exister est trop forte pour eux, ils ne peuvent pas l’entendre, elle transperce les défenses qu’ils passent leur temps à dresser autour de leur suffisance, elle leur rappelle trop cruellement quels sous-vêtements de docilité, quelle combinaison d’égoïsme balourd, quel pyjama de conventions dissimule leur uniforme de protestataires à temps plein. Ah ! ils savent comment le prendre, le peuple, ces hâbleurs ! Ils savent comment actionner en lui, quand il s’approche trop de la vérité, les réflexes nigauds de la susceptibilité bourgeoise qui le détourneront de lui-même. Peu importe qu’ils aient fait un mauvais procès à Emmanuel Macron, ce sont là les risques du métier. Mais, en diabolisant son propos, ils ont fait honte au peuple de penser ce qu’il pense, ils l’ont fait s’indigner de lui-même, ils l’ont obligé à se punir d’avoir osé dire la vérité, ils l’ont contraint à se trahir, à se renier, à se déconsidérer, à reconnaître qu’il n’est que ce qu’ils veulent qu’il soit : le miroir, le faire-valoir, la ressource humaine redondante de ses disertes et creuses élites.

3. Je donne ici une information claire et précise que, depuis un quart de siècle, personne n’a songé un instant à démentir. En 1997, beaucoup d’agents EDF, comme ailleurs tant d’autres travailleurs, disaient déjà : nous ne sommes rien. Et EDF, vraiment, était très loin d’être la pire des entreprises ! Il n’était donc ni mensonger ni injurieux de reprendre leurs mots. Tous ceux qui, sur ce point, se sont trompés de bonne foi et, de bonne foi, ont trompé les autres vont donc, s’il leur en reste la liberté, reconnaître leur erreur et en tirer les leçons. Sinon, bonne chance à eux pour oublier ça !

3 novembre 2021

 

Rémy Boudon à Jean Sur

Bonjour Monsieur Sur,

Il me semble qu’il n’y a pas d’ambigüité dans les propos de Macron. Pour lui il y a ceux qui réussissent s’opposant à ceux qui ne sont rien comme si la « réussite » était le seul critère d’existence. Il ne décrivait pas un état d’esprit, un sentiment mais portait un jugement en tout point conforme aux valeurs de la ‘start-up nation’. Rien, dans ses propos comme dans ses actes, ne corrobore votre interprétation.
Je m’étonne encore de votre bienveillance pour ne pas dire votre naïveté.
Avec tous mes respects.
Rémy Boudon

Jean Sur à Rémy Boudon

Bonjour Monsieur Boudon,

Puissé-je être vraiment naïf, c’est-à-dire natif, c’est-à-dire naturel ! Par contre, je n’ai pas cherché à être bienveillant. Pas plus, naturellement, que malveillant. Veillant, peut-être, parce que cette intervention a réveillé beaucoup de choses en moi. Mais vous aussi, vous êtes veillant, et je vous remercie de me faire profiter de votre attention.

Si je relis ce petit discours, je vois que l’orateur n’évoque pas « ceux qui réussissent » et ceux « qui ne sont rien » pour les opposer mais, au contraire, pour les associer dans ce que symbolise une gare, je veux dire le voyage, donc le passage, donc la contingence, donc – de quelque manière qu’on la pose – la question de la transcendance. C’est l’un des premiers discours du quinquennat, l’émotion est présente, le cadre la favorise, l’assistance aussi : ce public de jeunes adultes le renvoie à lui-même.

Le ton ni la situation n’étaient pas à la polémique et je ne vois pas ce qu’Emmanuel Macron aurait eu à gagner en choisissant une manière offensante de parler des pauvres alors que tant de formules lénifiantes s’offraient à lui. Je parie plutôt sur une sorte d’acte manqué… réussi. Sur un conflit intérieur. L’éducation bourgeoise, les grandes écoles, la banque, la familiarité avec les choses du pouvoir et celles de la culture marquent un homme. Mais les Jésuites et l’amitié avec Paul Ricœur le marquent aussi et, contrairement à ce que veulent faire croire les bourgeois riches et pieux, il n’y a pas d’en même temps possible entre ces deux suggestions : aucune des deux n’est méprisable mais l’une doit marcher devant, l’autre derrière.

L’émotion ne résout rien mais elle pose bien le problème. Ce jour-là, en parlant – plus ou moins consciemment – comme les pauvres, Emmanuel Macron nous a livré quelque chose de sa vie intérieure : je n’ai rien à dire là-dessus. Le jugement qu’on porte sur sa politique n’a rien à voir avec cet événement. Il ne s’en soucie pas et a raison de ne pas s’en soucier. D’ailleurs, loin d’être affaibli par un constat de ce genre, je me sens plus fort quand quelque signe furtif, même s’il ne se traduit dans aucun acte, me montre que mon adversaire n’est pas entièrement sourd à ce que je sens et qu’en quelque sorte, même bâillonné, l’ami est dans la place. La dureté du combat n’en est pas adoucie mais, purifié de la négativité puérile du ressentiment, il prend toutes ses dimensions, respire mieux, chante plus clair et désire plus large.
Merci encore, cher Monsieur.
Croyez en mes sentiments les meilleurs.

 

16 décembre : Fin de la fin (!)

Je n’ai pas le goût de triompher quand les explications du président de la République valident en tout point l’idée que je me suis faite de la fameuse évocation de « ces gens qui ne sont rien ». Les lecteurs que la question intéresse ne se contenteront pas du bavardage des décrypteurs et réécouteront l’émission du 15 décembre. On se sent peu enclin à l’indulgence pour les médias quand on constate qu’ils ne veulent ou ne peuvent voir dans cette intervention qu’une plate présentation d’excuses plus plates encore. Pourquoi ne disent-ils pas que la formule épinglée n’avait évidemment de sens que dans la foulée de l’invitation lancée aux entrepreneurs de vivre et d’agir en hommes voyageurs et de porter en eux le souci de tous, riches et pauvres, faibles et puissants ? Si c’est volontairement qu’Emmanuel Macron l’a prononcée ou si elle a dépassé sa pensée, je n’en sais rien. En tout cas, ce jour-là, il a mis un mot sur une réalité : un lecteur d’Aragon ne s’étonne pas qu’un bourgeois parfois craque. Et que dit-il, ce mot ? Que le citoyen moderne, même s’il vote, même si on le sonde du matin au soir et si, pour l’anesthésier plus efficacement, on ne cesse de l’ausculter, de le câliner, de le pétrir de conseils et de slogans, ne compte pour rien dans une société pensée et construite pour étouffer ce qu’il a de plus vivant. Là est la première question politique qui se pose à nous et, d’une certaine manière, la seule. Infiniment plus importante que la construction (mon ordinateur, le traître, vient d’écrire constriction) européenne, la réforme des retraites ou la grève de la SNCF. Pour ma part, je m’identifie sans effort à ces gens qui ne sont rien, à l’immense cortège de ceux qui, même s’ils roulent en bagnole et fêtent au foie gras la naissance de Jésus, n’ont accès qu’à du biaisé, à du tordu, à du truqué, à du mutilé, à de l’esthétisé ou à de l’excisé. Par contre, ceux qui ont fait monter la sauce des « gens qui ne sont rien » étaient, eux, des gens qui savaient. Ceux-là, quoi qu’ils professent ou prophétisent, Machiavel est leur seul maître. De quelque côté de ma vie que je me retourne, je sais qu’il n’y a rien à attendre de leur emphase et que leur générosité est en carton. Mais ma position politique, me demanderez-vous peut-être ? Avoir assez vite compris où nous menait le socialisme de François Mitterrand ne m’a pas empêché de continuer à saluer l’abolition de la peine de mort. Être infiniment sceptique ou gravement réticent à l’égard de la politique d’Emmanuel Macron ne m’empêchera pas de penser que, le jour où il a osé dire, contre toute propagande, que notre société anéantit une majorité d’êtres humains et donc change les autres en colporteurs de mensonges ou en avares recéleurs de vérité, il nous a, volens nolens, fait faire un grand pas. Vraiment. L’aurait-on, sinon, à ce point attaqué ?

Notes:

  1. Jean Sur, Une alternative au management : la Mise en expression, Paris, Syros, 1997, p. 16. Ce livre est aussi publié sur ce site. Voir chapitre 1, sous-titre « Tu parles pour les autres ».

Donald Trump et les peignoirs blancs

Si j’avais un héros à célébrer, je ne pense pas qu’il s’appellerait Donald. Cela ne m’empêche pas d’accorder la plus grande importance à Trump. La manière dont, en trois jours, il s’est trouvé unanimement haï par tout ce qui fait l’opinion m’a été d’emblée suspecte mais, au moins autant, le pieux soulagement avec lequel a été accueilli son successeur. On a vu la suite. Certes, la fin de règne de Trump, bien peu glorieuse, m’a servi sur un plateau toutes sortes de raisons de détourner de lui mon regard. Pourtant, je n’ai pas renoncé à ce que je faisais depuis quatre ans, j’ai continué à essayer de le comprendre. Qu’on ait vu d’emblée en lui un mauvais objet m’avait convaincu qu’il devait avoir, au-delà de sa bizarrerie, de ses provocations et de sa compulsion twittesque, beaucoup de choses à nous dire. Originaux et marginaux nous obligent souvent, qu’ils aient tort ou raison, à sortir du sommeil où d’autres se plaisent à nous voir sombrer. La célébration du conformisme, telle que la pratique, par exemple, une radio française que j’aimais quand je la sentais libre, a sans doute bien des vertus commerciales mais elle est castratrice de liberté et de créativité : mieux que ses adversaires, ses plus fidèles auditeurs n’ont cessé de le prouver en la remerciant docilement « pour la qualité de ses émissions » sans que perce jamais le moindre mouvement de leur cœur, la moindre saine taquinerie, la moindre réserve, même dûment justifiée. Le conformisme est une si belle chose ! Quel dommage que la vie la gâche !

Ce Donald Trump, un documentaire d’Arte, en quelques séquences, m’a aidé puissamment à le comprendre. Nous voici à l’Eglise collégiale Marble, de culte presbytérien, il y a une cinquantaine d’années. Chaque dimanche, le futur président y accompagne son père pour l’office célébré par le pasteur Peale qui resta en charge de cette église de Manhattan durant plus d’un demi-siècle. On trouve ce pieux rendez-vous de riches sur la Cinquième Avenue, au numéro 272, à quelques blocs de l’Empire State Building. Ce jour-là, Richard Nixon avait pris la pose devant l’entrée, souriant. Un habitué, de toute évidence, qui n’y rencontrait que des gens de son rang, industriels, politiques, personnalités en vue. Et les Trump.

Pour le président sortant, la collégiale Marble est bien plus qu’un souvenir d’enfance. Ce Norman Vincent Peale, qui ne manque pas de souffle, est, avec un avocat fort discuté, Roy Cohn, l’une de ses deux références majeures. Cet étrange pasteur n’a pas froid aux yeux. Assez persuadé de son importance, il n’hésite pas à faire savoir aux fidèles, dans son sermon du dimanche, qu’il vote la confiance au Créateur : « Le Dieu qui a créé ce monde était sage. Il veut des gens qui profitent et qui aiment la vie. Et qui adorent la vie. » Peale, en effet, que la tentation du mysticisme ne menace pas, n’a pas seulement son idée sur les choses du Ciel : celles de la terre l’intéressent tout autant. Il a exposé sa pensée dans plusieurs ouvrages et, notamment, dans un best-seller, The Power of Positive Thinking. La musique en est aujourd’hui banale. Dans les supermarchés, tous les chefs de rayon la fredonnent. Ne pas accepter l’échec. En appeler toujours à ce que l’on porte en soi de positif, d’affirmatif. Partir à la recherche de ses vrais objectifs et ne plus les lâcher, comme le scout d’autrefois en quête de sa B.A., sa bonne action. Au temps du pasteur Peale, tout cela, qui ressemble aujourd’hui à une soupe refroidie, sentait encore le neuf. On aurait souhaité naturellement à Donald Trump des références intellectuelles plus subtiles que Roy Cohn et Norman Vincent Peale. La pensée positive comme principal carburant de l’intelligence ouvre des horizons assez limités. Les cadres des entreprises la connaissent d’ailleurs très bien : les multiples techniques de formation dont on les encombre sont de charmantes petites sœurs ou demi-sœurs de cette positive thinking ; l’une d’elles, la fameuse Programmation neuro-linguistique, ressemble comme deux gouttes d’eau à son aînée.

Donald Trump est un scout à l’envers. Le scout risque de traîner toute sa vie la candeur d’une adolescence protégée. Pour Trump, le contraire. Il a été précipité très tôt, trop tôt, dans le plus féroce milieu adulte qui soit, celui que sécrète et contrôle l’argent. Difficile d’être un enfant quand une société d’une rare puissance de persuasion, d’un conformisme étouffant et qui n’hésite pas, de surcroît, à se recommander de la religion, vous oblige à brûler les étapes de votre identification à ses lois. Cette suffocation, il arrive que la présence de Donald Trump la rende, même sur les médias, presque physiquement perceptible. C’est qu’en lui, probablement, comme en tous ceux dont les jeunes années furent soumises à la violence d’une implacable propagande, l’accord avec le message matraqué et sa contestation n’apparaissent pas comme les deux termes d’une alternative : la soumission et la révolte sont simultanées, imbriquées, pratiquement indissociables. D’où, peut-être, dans la politique de Trump, ces changements de régime de la violence ; d’un côté, le mur de la frontière mexicaine ou les exécutions précipitées à la fin du mandat, de l’autre l’opposition à la guerre d’Irak de George W. Bush et la volonté d’éviter le conflit armé dans la gestion des grandes crises de sa présidence, notamment dans l’affaire nord-coréenne.

Une image familière m’est venue en considérant une poêle sur un fourneau, je ne veux pas qu’elle paraisse désobligeante. L’art culinaire a pour moi un rapport très étroit avec la pensée. Bien avant l’école, ma mère m’a appris à lire dans un livre de cuisine : toute recette correctement déchiffrée était immédiatement exécutée. Je ne dois donc pas être accusé de blasphème – au cas où l’on regarderait encore de travers cette vaillante et subtile manifestation de liberté démocratique – si j’avoue que j’ai compris quelle différence majeure distingue Donald Trump des autres présidents américains en considérant un joli plat de petits poissons mijotant gaiement. J’ai tout de suite reconnu Trump : il n’était pas fariné, ou très peu, ou pas convenablement. Les autres étaient au chaud dans leur peignoir blanc, lui – allez savoir pourquoi -, avait affronté le four directement, presque sans protection.

Quand le pasteur Peale invite son auditoire à se donner des idéaux, des buts, des objectifs, qu’entendent-ils ces riches et ces puissants ? La foi chrétienne, c’est l’amour, la pauvreté, le dépouillement. Les affaires sont l’exact contraire : la puissance, l’accumulation, l’orgueil et le mépris. Quels buts, quels objectifs pourraient bien concilier ces contradictoires ? Passe pour les adultes : l’habitude les a vaccinés, ils écoutent et se taisent. Si le prêcheur leur lisait l’annuaire du téléphone, s’en apercevraient-ils ? Ils sont là pour célébrer le pouvoir de leur groupe, de leur caste, de leur clan. Pour offrir au Ciel leur satisfaction idiote d’être riches et lui demander de l’épaissir. Les adultes, quand ils entrent ici, se mettent en congé de pensée, en congé de sérieux. Mais un jeune homme, s’il est un peu sensible, s’il aime la vie, comment ne sentirait-il pas douloureusement cette comédie ? J’ai été frappé, en regardant le reportage d’Arte, par une séquence qui montre un Donald Trump trentenaire virevoltant au milieu d’une foule déjà conquise puis expédiant en quelques phrases méprisantes un journaliste qui lui a déplu. Son allure est superbe, son audace irrésistible, il semble chevaucher la gloire. Mais un détail surprend, un rictus sur le visage, une inexplicable contraction. Peale et la Collégiale Marble ne sont sans doute pas pour rien dans cet aveu d’angoisse. Une âme aussi violente ne peut se satisfaire de voir bouillir dans la même casserole l’argent, la puissance et la foi. À qui tout – tout à la fois – a été gâché ou confisqué, il ne reste qu’à se dévorer soi-même. Dans ce fatras d’abstractions castratrices, un jeune être vivant ne reconnaît rien de lui, ni les désirs de son corps ni la singularité de son âme. Ce cinéma du dimanche périme en lui, en même temps, avec une infinie cruauté, et les passions de la terre qu’il doit feindre de déclasser en lui et l’absolu auquel sa jeunesse aspire et que Peale tartine d’une confiture qui pue ignoblement l’argent. Au fond de lui-même, le jeune Donald devine probablement que la seule solution serait de s’en aller en éclatant de rire et en injuriant l’orateur. Tout la lui interdit, il se tient donc secrètement pour un lâche, et c’est profondément injuste. Il le devine sans doute déjà : de ce cirque, il ne lui restera que son ressentiment. Quoi qu’il entreprenne, ce sera là sa matière première, l’étoffe de sa vie. Je lui sais gré de ne pas avoir lâché l’affaire. Au-delà de tout ce qu’il dit – et au cœur de tout ce qu’il dit – je vois l’image agrandie de ce qui sabote l’esprit et le cœur des citoyens-consommateurs. Cet homme-là parle une langue terrible. Mais, n’en déplaise aux bigots du nouvel âge, il parle.

D’autres voies pourraient être ouvertes si l’on cherche à savoir comment et pourquoi Donald Trump apparaît comme une exception parmi les présidents américains. Le climat familial, probablement, et le business. Jusqu’à sa tardive incursion dans la vie politique, seules les affaires, encore les affaires, toujours les affaires l’ont occupé. Les affaires, ce n’est pas la farine, c’est l’à-vif : chez lui, cet à-vif est constant et toujours plus saignant ; chez les autres, il est voilé, pansé, protégé. Trump a vécu à vif et il continue. Ce qui le distingue des autres, ce n’est pas la réalité, c’est l’apparence. C’est qu’il n’a d’abord pas pu, puis ensuite pas voulu, s’enfariner dans aucun des peignoirs qui les ont protégés et que les meilleures maisons ont conçus pour eux : en a-t-elle usé, de par le monde, la corporation politique, des peignoirs de chez Culture, de chez Mondanité, de chez Distinction, de chez Bonnes Manières, de chez Élégante Discrétion, de chez Mon Talent ! Célébrer ou mépriser Trump revient au même : dans les deux cas, c’est l’isoler, l’écarter, le sortir du jeu. Au nom de Montaigne et de Roland Barthes, je m’y refuse. La vérité de l’à-vif, le plus souvent, est la vérité de l’ordinaire, même et surtout dans le drame. La question n’est pas de savoir si l’on est d’accord, ou non, avec Donald Trump. La question est de ne pas refuser de l’écouter, de ne pas confondre ses mots avec sa voix. La question n’est pas d’applaudir ce qu’il dit mais d’entendre, jusque dans ses excès et ses outrances, la voix de quelqu’un qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, voudrait briser le silence. Est-ce vraiment parce qu’il est ce qu’il est, parce qu’il dit ce qu’il dit, qu’il est boycotté avec cette inébranlable bonne conscience ? N’est-ce pas plutôt parce que chacun devine, même si Trump a tort sur tous les points, que, plus encore que la sienne, c’est la parole de ses concurrents que son langage périme ? Ce n’est pas lui qui est en retard sur eux quand il nous donne le spectacle affligeant et gênant de ses blessures : eux n’ont jamais voulu, n’ont jamais su se débarrasser de leur peignoir. À eux les leçons de morale à gros tirages ! À eux les récits édifiants dont les bénéfices, voyez leur bon cœur, iront aux œuvres de bienfaisance !

Qu’on ait soutenu Trump ou qu’on l’ait combattu, on ne changera guère d’avis sur lui et c’est de peu d’importance. Plus intéressant est de savoir comment on le hait ou comment on l’approuve. Au-delà des opinions, au-delà des commentaires, ces interminables hors d‘œuvre qui ne précèdent jamais aucun plat de résistance, il a installé un sentiment confus dans le cœur de ses partisans comme dans celui de ses adversaires. Qu’on la déteste ou qu’on l’apprécie, sa personnalité est un signe paradoxal qui peut prendre l’allure d’un signe terrible : mais c’est un signe. Un milligramme de néant vécu pour ce qu’il est, c’est mieux que trois cents tonnes de vertu mimétique et truquée. J’imagine le jeune Donald à la sortie de la Collégiale Marble, au milieu de tous ces richards qui viennent de faire le plein d’eux-mêmes. Il se sent comme eux, c’est sa blessure, son drame, sa chance. Eux ne se sentent pas comme lui, c’est leur malheur et c’est le nôtre.

25 octobre 2021

Réinventer l’amour ?

Le Réinventer l’amour de Mona Chollet me rappelait quelque chose. Rimbaud, Une saison en enfer, mais où ? L’idée trône au centre du livre, dans un paragraphe du poème en prose Délires, le premier, celui qui est intitulé Vierge folle avec, comme sous-titre ou comme autre titre : L’époux infernal. Il y a en effet deux Délires ; le second, c’est Alchimie du Verbe. Ces quelques lignes, Rimbaud les met dans la bouche d’un personnage mystérieux dont il dit qu’il est un « compagnon d’enfer ». C’est ce compagnon qui évoquera l’époux en question. Le mystère n’est qu’apparent. Le compagnon, c’est Verlaine ; l’époux, c’est Arthur. Une saison en enfer est une méditation sur leur terrible rencontre.

« Il [l’époux] dit : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage, aujourd’hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j’aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers. »

« J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens » répond le poète à sa mère, la mother, la redoutable Mère Rimb’, quand elle l’interroge sur la signification de la Saison. Nous voici donc autorisés à ignorer les controverses, pourtant passionnantes, déclenchées par ce livre, le seul que le poète ait fait publier. Nous avons le droit de lire en sauvages ce texte sauvage. Dans cette perspective, l’affaire paraît simple : d’un côté des femmes congelées, de l’autre des brutes, comment ne voudrait-on pas réinventer l’amour ? Cela, c’était hier. Aujourd’hui les femmes se sont mises à l’ouvrage, et il n’est pas d’homme qui, à part soi, ne les comprenne au moins un peu. Le patriarcat honni n’est guère, au départ, qu’une affaire de muscles. Au temps des cavernes, et probablement assez longtemps après, ils ne furent pas entièrement inutiles, mais les temps ont changé et ils sont devenus désormais bien insuffisants pour asseoir l’idée d’une supériorité masculine, même si, chez Monsieur le Maire comme chez Monsieur le Curé, ils se sont vêtus de convictions rassurantes et tatoués de rhétoriques ronflantes.

Mais revenir au texte. Et, par lui, revenir à l’enfance. Comme nous le demandait le professeur, chercher les mots importants. Ça tombe sous le sens : l’amour est à réinventer. Tout le reste converge vers eux, le froid dédain, l’aliment du mariage, les brutes sensibles comme des bûchers. Le meilleur élève de la classe a trouvé tout de suite. Il lève une main comme le font les collégiens fatigués, en soutenant de l’autre le bras qui passe à la verticale. « Tu n’es pas loin de la vérité », sourit le professeur avec l’air mystérieux qu’il faut. Alors un petit malin que la poésie ne torture pas mais qui connaît bien ce maître parce qu’il faut toujours connaître ses adversaires, s’écrie fièrement : « M’sieur, c’est on le sait ! » Puisque le copain n’est pas passé loin ! L’ignorant tape dans le mille.

« L’amour est à réinventer, on le sait. » Tout est dit. Rimbaud a dix-neuf ans. Que ferait-il aujourd’hui après la Saison en enfer ? Il partirait, c’est sûr, mais pour quel Orient ? Il n’y en a plus ! Deviendrait-il agent de la mondialisation ? Ferait-il un bout de chemin avec le monde moderne ? Ou rejoindrait-il dans quelque village de Gilets jaunes le mystérieux Orient second que la vie, malgré tout, continue à tisser dans les consciences ? Il y aurait de l’obscur et de l’irradiation, forcément. Du commerce aussi, un peu. Au noir, pour mieux comprendre. On le verrait plein de colère contre ce “siècle à mains“ : « Profitez bien, vous  autres ! » Puis, pour ceux-là mêmes, tendresse inavouable, insupportable.

Si l’on veut savoir comment le gamin féroce peut à la fois dire la chose – « l’amour est à réinventer » – et l’assommer de son ironie vacharde, lui assener le dégage ! cinglant du on le sait, il faut revenir aux fondamentaux du cours de littérature, quand on n’y cherchait pas le moyen de devenir DRH. À ces deux moments du livre qu’on a rapprochés depuis belle lurette. Le premier, tout au début :
« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié ! »
Le second, à la fin d’un des derniers poèmes :
« Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. »

Au début de la crise, quand on ne sait pas ce qu’on fait et qu’on sent pourtant nécessaire de le faire, la devise, le propos, le projet c’est Réinventer l’amour. À l’évidence, notre époque en est là. Ne pas l’en flatter, ne pas l’en accabler. Elle assoit l’amour sur ses genoux pour le pomponner, l’attifer, le faire à son image. L’approuver ? Totalement idiot. La condamner ? Infiniment léger. La gamine fait sa crise : ça se respecte – mais ça interdit d’entrer dans son jeu. Bien sûr, ce n’est pas l’amour qu’elle chouchoute, ni la beauté, c’est elle-même. Normal, pour l’instant elle n’a pas mieux. Mais voilà, je ne suis pas l’époque, vous non plus. Personne n’est jamais l’époque. On l’est presque, on l’est vraiment presque : on ne l’est pas du tout. L’infime pointe de mon être lui échappe en même temps qu’elle m’échappe et si j’échappe, moi, à cet échappement, il ne reste de moi qu’un déchet, même et surtout si c’est un déchet approuvé, un déchet branché. Au fond du jeu spirituel et érotique avec Verlaine, non pas la ravageuse, la destructrice, la puérile passion de l’absolu, mère de toutes les sottises et de tous les crimes : l’espérance anxieuse d’une naissance. Botticelli. Mais là, dans la vie, du sang et du sale. Les voit-on encore quand on regarde l’enfant ?

Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Au bout de ce délire ardent qui a été pour Rimbaud non seulement une propédeutique mais une « magique étude », la stupéfiante découverte : « Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » La beauté existe, l’amour aussi puisqu’il l’a découverte. Quoi de plus ? C’est bon. Méditer, se promener, attendre ce qu’on attend vraiment, ne pas caler quand l’occasion se présente. Enfant, j’aimais beaucoup l’accent italien de Rina Ketty, sa chanson J’attendrai me touchait. Je n’y voyais pas et n’y vois toujours pas le symbole de la passivité à laquelle seraient condamnées les femmes. Un autre de ses succès, Sombreros et mantilles, n’était d’ailleurs qu’un pétillement joyeux. Et Gilbert Bécaud n’était pas une femme pour chanter Et maintenant que vais-je faire de tout ce temps que sera ma vie ! Pourquoi serait-ce inférieur d’attendre ? Les trente ans d’attente de Drogo, le héros du Désert des Tartares, dans le fort Bastiani, du temps perdu qu’il est inutile de rechercher ?

Si Rimbaud est le plus magnifique exemple de la révolte païenne ou s’il est ce mystique contrarié que voyait en lui Stanislas Fumet, je ne dirai pas seulement que je n’en sais rien. Je ne crois plus utile de me poser la question. Je n’en ai ni l’envie ni les moyens. Tout cela me dépasse trop. Je ne sais qu’une chose. Avec Rimbaud, je touche du vrai et ce vrai est inséparable du fracassement de la pensée bourgeoise. Je ne parle pas de la détruire. Je ne parle pas de l’injurier. Elle a son poids, sa qualité, sa saveur. Les noix aussi, à condition d’en briser la coque. La plupart de ceux qui ont compté dans ma vie étaient des bourgeois. Mais très grands, grands, moyens ou petits bourgeois, ils avaient tous brisé leur coque. Ils avaient rompu avec la bourgeoisie, ils avaient mis entre elle et eux, à leurs risques, une infranchissable distance. Cette rupture avec l’esprit bourgeois leur avait été deux fois bénéfique. Ils avaient abordé à des contrées de l’âme et de la sensibilité qu’ils n’auraient pu découvrir que dans les livres mais, en même temps, les apports initiaux de leur formation en avaient été dépoussiérés, aérés, renouvelés, aimantés. Une image tirée d’une fête juive, la fête des cabanes, me semble traduire parfaitement le désir que je tente d’évoquer. Les juifs, chaque année, sont invités à construire une cabane et à l’habiter pendant une semaine. Ces constructions peuvent être très différentes par la taille, la conception et le confort, mais elles doivent nécessairement être couvertes d’un toit de végétaux qui laisse voir les étoiles. Ne pas cacher les étoiles, donc faire place à la fragilité, à l’infini, à la gratuité, au rêve, à la méditation, à l’insouciance lucide et au goût de la pauvreté et du partage qu’elle favorise, voilà ce qu’on peut proposer de mieux à notre civilisation si l’on veut vraiment l’empêcher d’étouffer. Mona Chollet le sait bien, qui a écrit un livre pour le montrer : ce que l’on appelle aujourd’hui réalité en est la sinistre caricature. Quant aux valeurs qui sont la monnaie de cette imposture, ce sont des étiquettes sur des désirs utiles, donc sur des désirs qui n’en sont pas. Une valeur, c’est l’appellation contrôlée d’un mensonge.

Je n’ai pas besoin de beaucoup d’investigations pour l’affirmer : les féministes, comme tous les gens dont on parle, sont le produit de la bourgeoisie. Qu’y peuvent-elles ? Du passé, dans le grand âge, la mémoire efface, jour après jour, les circonstances et les enchaînements. La saveur des impressions, elle, demeure et, parfois, c’est comme si elle s’affinait. Il se fait alors d’étranges rapprochements. Le ton des féministes, le point d’elles-mêmes d’où elles parlent évoquent en moi, invinciblement, les innombrables moralistes qu’il m’a hélas fallu subir. Le discours, certes, n’est pas le même mais j’y retrouve ce que j’appellerai la générosité intéressée : comme si ces propos contradictoires procédaient moins, quand ils veulent me convaincre, de la volonté de m’éclairer ou de m’aider que du désir obsédant de me faire partager un fardeau en m’obligeant à entrer dans un camp. Si la vérité ou le progrès sont des potions ou des cachets que vous voulez m’administrer, vos remèdes ne serviront qu’à m’empoisonner. Non seulement ils ne guériront pas mes erreurs, mais ils vous enfermeront un peu plus. Comme bien d’autres esprits partisans, les féministes diffusent, parfois avec une hargne qui masque mal leur incertitude, une morale d’obligation dont j’ai déjà connu d’autres expressions chez certains chrétiens fanatiques, chez certains communistes bornés et, de manière générale, chez tous ceux qui avaient une vérité à me vendre. Ces temps sont révolus. Je ne crois pas être le seul à sentir ainsi : ne peut me toucher, en ce siècle de hideux bavardage et de puanteur publicitaire, que la parole de quelqu’un qui, d’emblée, loin de voir en moi une possible prise de guerre ou un trophée potentiel, s’adresse à moi de solitude à solitude, de doute à doute, de contingence à contingence, de ferveur à ferveur. Que ceci soit bien clair : établir une relation de ce genre est hors de portée des médias, rien de ce qu’ils pourront inventer ne la remplacera jamais et tout ce qu’ils pourront inventer en exacerbera le désir et parfois la fureur dans le cœur de leurs clients, je veux dire de leurs prisonniers.

3 octobre 2021