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Mona Chollet, un journalisme du sens

Ne serait-ce pas que l’aventure est inscrite au cœur profond de la nature ?
René Habachi

Je crois n’avoir jamais mis les pieds dans un parc d’attractions. Dans la poussière du patronage de Montrouge, nous n’avions pas besoin que des mercenaires viennent alimenter notre imaginaire, disposition de liberté qui, par chance, m’aura laissé assez profondément étranger à l’univers en toc que tant de mes semblables feignent encore de prendre au sérieux. C’est donc avec la forte amitié que j’ai pour elle, mais aussi avec circonspection, que j’ai abordé, dans Le Monde diplomatique de novembre, le reportage de Mona Chollet sur ce KidzMondo qui s’est ouvert récemment à Beyrouth, et qui a l’ambition d’inculquer à ses jeunes visiteurs, en mobilisant à cette fin toute la séduction des moyens technologiques, les valeurs de la production et de la consommation.

Le titre, déjà ! Une citation entourée de guillemets comme des doigts qui pointent l’imposture : « Seuls entrent ici les enfants au cœur pur ». Pur ou pas, nous voici en tout cas au cœur du sujet. Cette parodie de l’Évangile, très précisément des Béatitudes (« Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu »), est tirée d’une mythologie que KidzMondo a bricolée pour les besoins de sa médiocre cause. Symbole parfait de la communicancance mondialisée : une curaillerie décalée, solennelle, insignifiante. Mais je peux laisser mes grands chevaux à l’écurie : ces sottises-là, tout le monde s’en fout. Comme si les moines de Tibérine ou, avant eux, les carmélites de Compiègne se prenaient, dans leurs couvents, pour des mafias de cœurs purs !

Qu’on comprenne bien. Nous ne sommes pas ici dans une affaire libanaise. Il n’y a pas que KidzMondo, nous apprend Mona Chollet, il y a aussi KidZania, invention d’un homme d’affaires mexicain. Et il n’y a pas que Beyrouth, il y a, déjà réalisés ou à venir, des parcs d’attractions cousins et complices : Tokyo, Djakarta, Séoul, Bangkok, Le Caire, Bombay, Manille, Dubaï. Mais l’Europe, vous inquiétez-vous, toujours la mauvaise élève, comme on dit à la radio ? Du tout. Seulement un peu en retard, la paperasse sans doute. Comme sa vérité lui arrive du Ponant, Lisbonne est sur les rangs, j’ai vu en rêve la main tutélaire de José Manuel Durão Barroso bénir l’opération.

Et que font-ils là-dedans, les enfants ? Ils jouent, c’est-à-dire qu’ils font semblant, mais de tout leur cœur. Semblant de travailler quelques minutes dans les stands des sponsors où les accueille, avec le désintéressement qu’on devine, la fine fleur de la modernité : Pepsi-Cola, Burger King, Pain d’Or, Dunkin’ Donuts, Colgate, sans oublier une filiale locale de MTV ou de NRJ. Semblant, ils jouent à faire semblant, les gosses. Semblant de gagner de l’argent. Semblant de le placer en banque. Semblant de l’avoir dépensé quand ils repartent les bras tellement chargés de jouets et de gadgets que tout se casse la gueule sur le trottoir. Semblant d’être comme les grands, qui sont bien les seuls à prendre l’affaire au sérieux, mais les seuls aussi à faire vraiment semblant. Mona Chollet a entendu quelques jeunes clients brailler avec enthousiasme qu’ils avaient joué aux pilotes. Et nous rapporte la réaction anxieuse de la responsable du marketing : « Vous avez joué ou vous avez travaillé ? », les reprend Mme Souad, les plongeant dans la perplexité. »

Pauvre Mme Souad, je ne veux pas la croire entièrement consciente de l’énormité de son propos. Et quelque chose en moi imagine l’effort de volonté que Mona Chollet s’inflige en enfermant sa révolte dans la gentille litote « les plongeant dans la perplexité ».

Pourvu que vous ne sachiez pas, Mme Souad ! Bien sûr que, de leur point de vue, ils ont joué, ces gosses ! Joué à piloter des avions, à faire des gâteaux, à compter des billets ! Joué comme ils auraient joué dans tous les pays du monde et sous tous les régimes, même les plus détestables. Comprenez bien, Mme Fouad, c’est la seule réalité dont accouchera jamais votre organisation : des enfants qui jouent. Le reste n’est rien, exactement, proprement et définitivement rien. En montrougien classique : peau d’balle et peau d’zébi. Et la seule réalité que votre opiniâtre labeur aura contribué à faire émerger, vous voulez la faire disparaître ? Vous voulez que ces enfants vous disent qu’ils ont travaillé ? Qu’ils fassent comme si le bonheur d’imaginer et de rêver qu’on appelle jouer, ces cloisons qui tombent, ces espaces qui s’ouvrent, cet écran qui s’élargit, c’était ce qu’on désigne de nos jours par travailler ? Dans vingt ans, quand ils s’emmerderont en live pour que le zizi financier de leur pays soit plus long que celui des autres, et qu’en écoutant les billevesées d’un attaché de communication, ils songeront à ce KidzMondo où, pour la première fois, l’entreprise leur aura dévoilé ses charmes, vous voulez qu’ils pensent : « Nous y étions venus. Nous y avions joué. On nous y a cassés. » ?

On appelait autrefois repuerescentia l’attitude de l’adulte qui, pour enseigner les enfants, se refaisait comme eux. Non qu’il retombât en enfance, ni qu’il se laissât emporter par une nostalgie délétère. Le contraire : il essayait, loin de tout mimétisme, de toute puérilité, de toute grimace, d’accueillir en lui et d’y rénover quelque chose comme l’élan premier de son existence, de s’y replonger lucidement, d’en réaffirmer la présence, d’en retrouver les signes. Il s’ouvrait ainsi à sa propre enfance pour mieux s’ouvrir à celle des enfants, et c’était le chef-d’œuvre de son âge adulte. En affirmant a posteriori la continuité mystérieuse de l’élan qui portait son existence, il les aidait, eux, à projeter leur propre désir dans l’avenir, à se le représenter dans son mouvement.

C’est le contraire aujourd’hui, là est le sens de cette terrible réplique et de cet article si légitimement tendu. Il s’agit ici, en effet, du drame central de l’époque, cœurs et crânes délicats s’abstenir. D’une époque qui a perdu son enfance. D’une époque dont les élites et les semi-élites n’ont pas eu l’élémentaire courage de se révolter quand on les en a dépouillées, faisant au contraire de leur lâcheté le costume du dimanche où elles épinglent leurs brevets de conformité civique, culturelle, religieuse : leur annoncer qu’aucune simagrée, même citoyenne, ne dissipera jamais cette honte définitivement honteuse, ce n’est pas leur faire injure, c’est leur marquer un minimum d’attention. Les  « gens qui comptent » aujourd’hui, nonobstant les qualités et les mérites qu’on saura leur reconnaître, se sont construits sur une débâcle première et fondamentale qui leur souffle, pour justifier leur inutile et prétentieuse agitation, de faire de leurs enfants et de ceux des autres des caricatures d’adultes, c’est-à-dire des modèles réduits d’eux-mêmes. Pour oublier que leur enfance n’est plus qu’un filet d’eau usée incapable d’irriguer leur vie, ils n’ont de cesse de tarir celle des petits. Ils n’ont ainsi à leur proposer, pour qu’ils s’y développent, que l’univers achronique où ils traînent leur agressif ennui parmi de sautillantes baudruches politiques et culturelles diversement gonflées et identiquement crevables – et que faire d’autre quand toute perception d’un commencement est abolie, et donc toute réflexion sur la mort impossible ? En un mot, ce que les élites appellent désormais éducation, à Bruxelles et ailleurs, c’est le meurtre symbolique de l’enfance dans les enfants.

Un texte digne de ce nom, on a envie de lui faire écho : là, je n’en finirais pas. « Nous travaillons, explique encore Mme Souad à Mona Chollet, avec des entreprises « triple A », très connues au Liban, au Proche-Orient et dans le monde. Elles saisissent l’occasion car elles savent que la loyauté envers une marque [brand loyalty] se construit très tôt. » Va pour la brand loyalty ! Mais enfin, les grands responsables sortis des grandes écoles qui se cassent la nénette pour savoir comment on va piéger les mômes, comment on va leur planquer dans les neurones la puce de la dépendance, il ne vous arrive pas de penser, vous, qu’ils sont aussi des prédateurs, ces mecs-là ? J’en suis certain : nos moralistes officiels vont leur régler leur compte, voyons !

[Je sens sur moi depuis quelques instants la caresse d’un regard. Shadow, le chat d’Angélique, attiré par mes marmonnements, est entré par la fenêtre ouverte. Il s’est installé sans façon sur le fauteuil qui me fait face et me considère. Mme Souad eût-elle dit cette sottise si sa main avait caressé un chat ? Il l’eût fallu bien perverse ! À propos, toute cette attention qu’on feint aujourd’hui de porter aux animaux, et qui fournit tant de travail aux moralistes et aux juristes, ne dirait-on pas un cadeau de rupture ? Tu n’intéresses pas vraiment tes zélés protecteurs, mon pauvre Shadow ! Tu aimes les enfants qui jouent, eux préfèrent les voir travailler, c’est inconciliable. Et puis, même au fond de ce fauteuil, tu es nature, mon cher. Noblement, j’en conviens, mais nature. Ça, tu comprends, ils ne supportent pas, ça les rapetisse. Il faut, comme disait quelqu’un que tu n’as pas connu, qu’ils t’arraisonnent.]

Il y a plusieurs manières de se débarrasser d’un système de codes ou d’une contrainte formelle. La provocation est la plus grossière. Le parti pris d’invention et de créativité permanente s’essouffle assez vite. La troisième parade est la plus forte, mais aussi la plus difficile à pratiquer car elle exige beaucoup d’intelligence et sang-froid. Elle consiste à pousser si loin le respect des codes et des contraintes qu’ils finissent par avouer leur insuffisance et que, vaincus par cette sorte d’aïkido mental, ils désignent eux-mêmes les espaces et les interrogations qu’ils étaient censés masquer. C’est cette méthode que la journaliste Mona Chollet met en œuvre avec une efficace discrétion. Ainsi ce papier du Monde diplomatique, précis, net, rigoureusement objectif, et (ou mais) qui cultive ces qualités avec une telle exigence qu’elle exclut cette complaisance un peu graisseuse, manière de faire du genou au lecteur, qui fait l’ordinaire de la presse. C’est comme si la journaliste nous disait : « Voici ce que j’ai à écrire. Voici comment je l’écris. Pourquoi me demanderiez-vous autre chose ? Kidzmondo, Mme Souad et ces gamins manipulés, ça ne vous paraît pas assez pour réfléchir ? »

L’effet est saisissant. Restez ici, semble insister la journaliste, restez ici et taisez-vous un instant, vous parlerez mieux ensuite. Aucune position là-dedans, aucune proposition. Une ascèse d’une très forte intensité, un peu trop forte craint-on parfois. Lisez, c’est sérieux, il s’agit de vous. Je lis. Cette limpidité remue en moi la vase qu’y dépose l’opinion, avec de grosses bulles de colère. Et sur ce KidzMondo que j’imagine, se projettent des bribes de choses vues ou entendues, comme si se mettaient en action dans ma tête des éboueurs de médias, des balayeuses d’actualité, comme si je me purgeais de ces âneries d’aujourd’hui qui étaient déjà les âneries d’hier, et d’avant-hier, et de toujours, et qui pourriront comme les autres avec leurs gueules de découvertes sous les sarcasmes de ceux qu’elles méprisent.

J’ai retrouvé dans le texte de Mona Chollet, dans son écriture fluide et toujours légèrement distante, le souvenir de ces très rares moments de formation où quelqu’un qui semblait se parler à haute voix résumait dans un monologue nos certitudes et nos doutes, notre ferveur et notre lassitude. Sur l’instant, il n’y avait rien à ajouter. Je souhaitais laisser le sentiment que celui qui avait ainsi parlé aurait plus tard autre chose à nous dire ou, plutôt, nous dirait les mêmes choses sur un autre ton, à un autre niveau d’être, sur une autre musique. C’est pourquoi, pas plus que ces monologues inspirés, je ne jugeais utile de commenter un article où je voyais, sur un sujet capital, le dialogue d’une femme avec elle-même, d’une femme vivant indubitablement dans ce monde mais se battant avec lui en présence de tous, avec tous : on ne met pas le mot fin sur un commencement, on ne discute pas un mouvement.

Mais voilà, Mona Chollet a publié un second texte, cette fois sur son site Périphéries. Il est bref. C’est un commentaire, ou une scholie, de l’article du Monde diplomatique. J’invite mes lecteurs, s’ils ne l’ont pas déjà fait, à en prendre connaissance avant de continuer :
http://www.peripheries.net/article336.html

Il y a sur la terre un temps pour toute chose. Le temps du reportage était celui de la rencontre loyale. La journaliste n’était pas arrivée à KidzMondo avec l’esprit prévenu (prévenu et convenu sont des mots si proches) de l’opposante systématique. Un parc d’attractions, des enfants : il fallait voir, il était bon et honnête de voir. M’a frappé sa bienveillance à l’égard de cette gentille dame qui disait de si grosses bêtises. Et puis les enfants l’amusaient, l’intéressaient, la touchaient. D’où, sous la réserve qui ponce l’écriture, un texte d’une criante vérité où se heurtent violemment des sentiments contradictoires. Je ne sais ce qui s’est passé après, comment s’est faite la décantation, comment s’est scellé le désenchantement. Il est vrai, comme disait Aragon, que ce KidzMondo est finalement d’un triste….

J’imagine des moments de solitude sur fond de parc d’attractions. Capital, cet instant où, allez savoir pourquoi et comment, Mona Chollet comprend que l’article du Monde diplomatique, même s’il a droitement rendu compte de sa visite, ne suffit pas. « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. » Dans la solitude, une pensée a fleuri, une fleur qui, une fois cueillie, porte encore la trace de la terre. De ce remuement, de ces émotions divergentes, a surgi la nécessité d’une parole. Non pas d’une mise au point, d’un arbitrage, d’une synthèse, et finalement d’un arrangement : ça, c’est pour les domestiques. Une parole aussi simple que ce qui l’avait produite était complexe, une clarté à la hauteur de cette confusion. Une simplicité et une clarté – toujours ce même mouvement – puisées au tréfonds de leurs contraires.

Et voici la référence à Annie Le Brun. Et voici la référence au petit élève de M. Renauld dont elle a trouvé la trace dans un livre de Gaston Bachelard. L’une tranchante, lumineusement affirmative, un éclair, une épée. L’autre comme un chant profond, une mélodie essentielle, une sourde nécessité, une vague d’évidences. Et voici la pensée. Et voici la vie.

Je sais bien que Mona Chollet ne découvre pas Annie Le Brun, et qu’elle l’a souvent citée. Peu importe. L’essentiel n’est pas ici la référence elle-même, pourtant infiniment pertinente, mais la relation qui s’est soudain établie entre ce souvenir et l’état d’âme, ou de conscience, de la journaliste après son expérience libanaise. L’essentiel, c’est que le propos d’Annie Le Brun, cette idée que la disparition du rêve « représente une catastrophe aussi grave que la destruction de la biosphère 1 », se greffe intimement sur les souvenirs de KidzMondo. L’essentiel, c’est que l’expérience et la pensée s’accolent, s’interpénètrent, s’interpellent. L’essentiel, c’est que l’avertissement d’Annie Le Brun devienne tout à coup la vérité du visage de ces enfants. L’essentiel, c’est que chaque parole prononcée, ou plutôt innocemment récitée, par Mme Souad, échappant au naturel appliqué et à la bénignité raisonnée avec lesquelles nous accueillons le plus souvent la logomachie des affaires, montre ce qu’elle est en réalité, en réelle réalité : une agression monstrueuse contre l’enfance. L’essentiel, c’est que la vie et la pensée, séparées par la conjuration hétéroclite de leurs imbéciles ennemis, décident de se remettre ensemble, et que cette réconciliation en entraîne une autre, celle du rêve et de la réalité. L’essentiel, c’est que l’arc électrique de l’existence, de la relation, de la création, brille à nouveau entre la vie et la pensée, entre le rêve et la réalité, pour les unir en les distinguant. L’essentiel, c’est que tout finisse par un commencement, un de ces « commencements de la créature » dont parlait le philosophe libanais René Habachi. Inutile alors de le chercher, le petit élève de M. Renauld : il s’éveille en nous en se frottant les yeux, et se perd dans la nuit lumineuse où nous le suivons, la nuit « commune et incommunicable ».

Facile à dire, mais vrai : tout part du regard libre que nous portons sur le monde, en nous et hors de nous. Facile à dire, mais vrai : c’est lui qui féconde la solitude dans laquelle nous retrouvons le fil de notre enfance, si éloignée et si abîmée qu’elle nous paraisse. Facile à dire, mais vrai : c’est en cette enfance que nos yeux apprennent à s’ouvrir, en elle que, tout à la fois, la certitude nous vient que nous ne sommes pas seuls et que, pourtant, ou à cause de cela, il nous faut de toute urgence penser ce que nous sommes seuls à pouvoir penser, à vouloir penser, à désirer penser.

Vrai, oui, je crois. Mais facile à dire, en effet. Le monde où nous vivons n’est pas ainsi. Porter sur lui un regard libre est devenu un invraisemblable exploit et pourtant, sans ce regard libre, absolument libre, souverainement libre, il n’y a rien, rien de rien, peau d’balle et peau d’zébi. Sans la liberté du regard, on ne retrouve pas son enfance et, si on ne la retrouve pas, on perd à la fois le chemin des autres et le chemin de soi-même, se condamnant, pour entasser vaille que vaille les jours et les années, à de puériles et tortueuses manigances. C’est un article sur l’enfance, sur l’enfance en proie au monde moderne, qui a conduit Mona Chollet à cette belle réflexion en étagement. Je crois savoir pourquoi j’ai voulu essayer de reprendre sa chanson : le petit élève de M. Renauld nous aura soufflé la même chose.

(15 novembre 2013)

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Notes:

  1. Au regard de l’agression de la technique, qui menace l’essence même de l’homme et le conduit à s’ériger en maître et possesseur de la nature, Heidegger pense que « l’explosion d’une bombe à hydrogène ne signifie pas grand-chose. »

Le petit homme et les craques

Réflexions sur la participation

Participation est un beau mot. Il évoque une relation de liberté et d’attention entre des gens qui s’intéressent ensemble à quelque chose qui a du sens et qui, de les réunir, en prend encore plus. Tricher avec ce mot, c’est tricher avec les citoyens, c’est introduire dans la vie publique, pour son bénéfice personnel ou pour l’intérêt de quelques-uns, des germes de découragement et de ressentiment, c’est trahir le pacte social dans ce qu’il a de plus profond. Il nous faut donc accueillir avec bienveillance, mais aussi avec la plus extrême vigilance, les propositions de démocratie participative qui nous sont faites. Sans doute est-ce avec raison que ce thème est avancé dans la campagne électorale. Il vient à point.

Plutôt que d’ajouter un couplet aux considérations sur la distance colossale qui nous sépare, nous citoyens, des pouvoirs censés nous représenter, interrogeons notre expérience. La démocratie participative a un passé. Mais surtout, depuis vingt ans, le management participatif constitue, sous des formes et des intitulés divers, la charte du gouvernement des entreprises. La plupart des citoyens étant ou ayant été des salariés, il devrait leur être difficile d’oublier ce qu’ils vivent ou ont vécu. Personne ne semble pourtant songer à faire ce rapprochement. Serait-il si peu pertinent ? Je gage que beaucoup de salariés y auront pensé en secret. Il faudrait vraiment vouloir imposer une étanchéité féroce aux différents secteurs de la vie pour que la comparaison entre le langage du travail et celui de la cité n’aille pas de soi. Voyons donc de quoi est faite cette participation dont on nous parle.

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Commençons par ce dont nous avons l’expérience la plus solide. Le management participatif est, avec les cercles de qualité, une des premières initiatives importantes de la révolution managériale qui s’est imposée aux entreprises vers la fin des années 80. Les salariés de plus de trente-cinq ou quarante ans se rappellent parfaitement le passage du système pyramidal d’autorité au système complexe et mouvant venu, pour l’essentiel, des États-Unis ou du Japon. Les premiers signes semblent sympathiques. Un nouveau style tire l’entreprise de sa somnolence. Les dirigeants s’appliquent à solliciter l’avis des salariés. Les relations se font moins cérémonieuses, plus cordiales. Beaucoup de pots, de réunions, de séminaires. L’équipe, rien ne vaut l’équipe. Mais une femme cadre dont le premier poste a coïncidé avec cette période, qui s’est prise à ce jeu, puis s’est tenue à l’écart du travail salarié durant dix ans, me dit sa stupéfaction de constater, à son retour, à quel point ont été oubliées les promesses de ce printemps illusoire. Pas d’été, pas d’automne. C’est l’hiver, un hiver très dur dont personne, désormais, ne voit la fin.

L’expression même de management participatif est rapidement sortie du vocabulaire de l’entreprise. Au début des années 90, elle triomphait. Aucune puissance n’était plus là pour garantir la moindre opposition au capitalisme : il pouvait donc faire tourner à plein sa machine économique ; l’idéologie, ou la propagande, en était, comme d’habitude, le précieux moteur auxiliaire. Le but était simple : faire adhérer à la logique managériale ce qu’on va bientôt nommer la « ressource humaine », c’est-à-dire les êtres humains qui travaillent dans l’entreprise, dont on affirmera, à la suite de Joseph Staline, qu’ils en constituent « le capital le plus précieux ». Pour y parvenir, il faut, tout à la fois, éliminer ou gommer en eux les éventuelles résistances et les amener à la souplesse, à la docilité, à la soumission qui permettront, au gré des circonstances imprévisibles de l’activité économique, de les utiliser au mieux des intérêts du système. Les salariés doivent donc adhérer au projet de l’entreprise, même et surtout quand il évolue ou se contredit ; pour les y aider, il convient de les motiver.

Très vite, l’illusion se dissipe : il ne s’agit nullement de faire participer les salariés à la définition du management mais de les faire entrer, de gré ou de force, dans une logique et dans des dispositifs qui leur échappent entièrement. Ils ne sont pas invités à faire bénéficier le pouvoir de leur expérience, ils sont appelés à penser comme lui. Le système précédent contraignait les salariés à l’obéissance, celui-ci va chercher à susciter en eux la servitude volontaire. D’où l’importance de la notion de motivation, qui évolue aussi vite que le management lui-même. L’entreprise cherche d’abord à séduire le salarié par des promesses matérielles ou des satisfactions de vanité. Elle s’efforcera ensuite de mettre en mouvement des ressorts plus subtils et finira par proposer aux plus dociles, aux plus fragiles, aux plus ambitieux, une sorte de mystique délirante fondée sur l’esprit de puissance.

Deux raisons à cet acharnement à séduire. D’une part, les thèmes managériaux sont, par nature, éphémères, périssables. Ils ne sont fondés sur aucune pensée stable, sur aucun principe fixe, mais sur les imprévisibles mouvements du marché, de l’argent, des envies, des circonstances. Une armée de consultants tire de ses malles, au fur et à mesure des besoins, les sophismes qui justifieront a posteriori l’arbitraire des pulsions financières. C’est que le succès dépend de la réactivité immédiate, docile et, si possible, intelligente des salariés à l’agitation incohérente des choses ; bien motivés, ils peuvent épouser immédiatement les intérêts du système et, éventuellement, admettre d’être parfois amenés à lui sacrifier les leurs. D’autre part, précisément parce qu’il n’est nullement fondé en raison, parce qu’il n’est là que pour épouser la prétendue nécessité économique, le système managérial a constamment besoin d’affirmer une identité qui n’existe pas et de proclamer un sens qui fait eau de toutes parts : on reconnaît dans ce processus compensatoire le point de départ obligé de tout totalitarisme.

Si, au début des années 90, la logique managériale se montre agressive à l’égard du système vertical ou pyramidal en place à peu près partout, c’est moins parce qu’il est inefficace que parce qu’il induit ou maintient dans l’esprit des salariés quelque chose comme une mise à distance de l’obsession financière. Le salarié traditionnel ne doute pas un instant de la nature de l’échange qui lui est proposé, ou imposé : un travail contre un salaire. Ses conditions de travail peuvent être acceptables, passables, détestables. Il peut prendre plaisir à ce qu’il fait : un peu, beaucoup, pas du tout. Il peut y apporter plus ou moins de talent et de conscience professionnelle. Mais il ne peut pas douter que c’est en accomplissant cette tâche, et en cela seulement, qu’il remplit son contrat. Les entreprises paternalistes elles-mêmes, si décriées qu’elles soient, ne franchissent pas cette limite. Les obligations extraprofessionnelles qu’elles suggèrent ou imposent aux employés, même quand elles sont insupportables ou grotesques, ne renversent pas la barrière qui sépare le travail du non-travail. Elles la franchissent, elles la sautent, elles s’installent de manière indiscrète et grossière de l’autre côté : elles ne la nient pas. Elles colonisent autant qu’elles le peuvent le temps de non-travail : elles n’en font pas un temps de travail continué, un temps de travail bis. Si brutales qu’elles soient, elles ne logent pas unilatéralement le sens dans le travail. Pour elles, malgré tout, il y a du sens ailleurs. Elles sont follement autoritaires, elles ne sont pas totalitaires.

Ce malgré tout, ce quand même, la logique managériale ne le supporte pas. Lorsqu’ils commencent à s’infiltrer dans une entreprise nationale, les champions du management ont beau jeu d’en dénoncer les carences, d’en montrer les ambiguïtés, de traîner leur index dans sa poussière. Il est vrai que ces grandes machines ne sont pas nécessairement admirables. Elles ne sortent vraiment de l’assoupissement qu’à l’occasion d’une grande catastrophe : chacun retrouve alors, comme par miracle, le sentiment de son utilité. Le reste du temps, on s’y ennuie passablement. Manchettes de lustrine et Courteline. Les petites voitures de l’entreprise qui sillonnent la ville se plaisent un peu trop à stationner devant les bistrots. Les managers se gaussent : comment voulez-vous que ça fonctionne ? Eh bien, si ! Ça fonctionne, et c’est cela qui leur est insupportable. Ce travail peut se faire, après tout, dans un certain climat d’indolence. Ça fonctionne, oui, même si certains écrous sont à resserrer. Pourtant, les managers n’ont pas entièrement tort. Fonctionnement n’est pas le bon mot. L’entreprise fait son travail, produit grosso modo ce qu’elle a à produire, mais on ne peut pas dire qu’elle fonctionne : elle ne se vit pas comme une totalité mécanique. À l’égard des entreprises nationales traditionnelles, les managers ont une attitude d’avares lucides : quelque chose là-dedans leur échappe, quelque chose n’est pas totalisable, pas répétable, pas cyclique. Quelque chose ne leur ressemble pas, ne cadre pas avec leur passion. Il y a de la perte, de la fuite. Il y a de l’ailleurs, il y a du désir, surtout sous la forme inversée de l’ennui. Cette perte, cette fuite leur sont insupportables : ni le service de l’argent ni la promotion des choses ne peuvent s’accommoder de ces fantaisies. Fondé sur le vide, l’impensé, l’étroit, et le sachant parfaitement, le management est totalitaire par nature, par besoin de survie, par obligation de mensonge. Dans l’entreprise, il est la référence de tout. Certes, les salaires extravagants des grands patrons prouvent que le système managérial fait la part belle à l’avidité élémentaire. À des niveaux moins prestigieux, d’autres salariés peuvent aussi, à leur mesure, bénéficier de ses largesses. Tout cela ne fait pourtant de la passion de l’argent, même si elle est sa manifestation la plus éclatante, ni la motivation dominante ni l’axe principal du système.

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Quelle amnésie chez les citoyens-travailleurs ! S’ils avaient l’audace d’interroger leur expérience, la plus sceptique des secrétaires et le plus désabusé des techniciens verraient qu’ils ont plus de cartes en main pour lire la situation que le sociologue le plus huppé. Pas besoin d’interpréter. Il leur suffirait d’écouter les mots qu’on leur dit, les slogans dont on les bassine. On leur demande d’adhérer ? Copier des listes de clients ou fabriquer des composants électroniques, à quoi cela suppose-t-il donc d’adhérer ? À rien, strictement à rien. Respecter le règlement, faire correctement son travail : quoi d’autre ? Il faut jouer le jeu, leur dit-on aussi. Quel jeu ? En quoi ces travaux fastidieux sont-il un jeu ? Pourquoi, pour énoncer ces balivernes de plus en plus rapidement jetables, faut-il une caste à dix, vingt, cent têtes qui, tout à la fois, invite les travailleurs à participer à son pouvoir et les en écarte dédaigneusement ? Dix, vingt, cent voix capables d’affirmer tout et son contraire, de changer trois fois de propos, de ton et de doctrine dans la même semaine sans jamais se départir d’une sorte de supériorité inspirée qui évoque irrésistiblement le climat de la secte. Comme si, hors de toute pensée cohérente et de tout langage construit, chacun de ces compères qui, par ailleurs, se détestent cordialement et se jalousent à qui mieux mieux, se tenait constamment dans une relation secrète et bouleversante avec une réalité ineffable capable d’arracher de lui, n’importe quand, n’importe où, reconnaissance et émotion.

Quel est donc le secret de la secte managériale, quel est donc le mobile de ces gens au demeurant ni plus stupides ni plus mauvais que d’autres ? Il tient tout entier dans le commentaire que fait à Gilbert Soury un patron qui vient de lire son livre 1 : « C’est trop triste. » Le secret des managers est là : l’idée première de ces aventuriers, le souci majeur de ces conquérants, c’est de se protéger du monde.

L’argent n’y suffirait pas. L’argent peut exposer au danger, au conflit, à l’envie des autres, à leur malveillance, à leur haine : la plupart des aventuriers sont des riches. L’aveuglement que manifestent les grands patrons à l’égard de la réalité ne vient pas d’abord de leur situation follement privilégiée, mais de l’univers mental dans lequel ils se sont peu à peu enfermés et qui, contre de spectaculaires et assez illusoires bénéfices secondaires, les a comme privés d’eux-mêmes et du monde. Si les pulsions obscures de l’égoïsme et de la possession, sur quoi s’appuie leur système et que l’argent symbolise et alourdit, sont la vérité de la vie, s’il n’est de pensée ou d’action réaliste qui ne doive d’abord rendre hommage à l’impitoyable nécessité financière, voici ses serviteurs débarrassés du souci de leur liberté, enchaînés, une fois pour toutes, à la sécurité d’une jouissance triste que leurs privilèges matériels auront bien du mal à barbouiller d’agrément. Beaucoup plus que le luxe où ils vivent, ce sont ces épousailles secrètes avec la résignation qui détournent ces initiés du souci des autres, qui les écartent d’une vie réelle qu’ils n’ont plus l’énergie spirituelle et intellectuelle d’affronter. Leur obsession de gagner renvoie, un enfant le comprendrait, à un lancinant sentiment d’échec : non pas l’échec ordinaire de qui voit ses desseins contrariés par le hasard ou l’adversité mais, au plus secret de soi, l’échec comme expérience inévitable, comme règle et, au fond, comme projet. Comment pourrait-on accepter de regarder cela en face, comment ne serait-on pas tenté de fuir ? « C’est trop triste. » Eux sont au-delà de la tristesse. Gribouilles, ils se sont placés, pour y échapper, entre les mains d’un destin. Un destin n’est jamais triste. Ni gai. Il est sans qualités.

Ainsi les managers, hérauts et premières victimes de la modernité occidentale, se réclament-ils secrètement d’un désespoir où ils voudraient trouver une sagesse, où ils voudraient surtout trouver la sécurité du nourrisson, le droit de ne pas grandir 2. Mais la vie se rappelle à eux, taquine, par les petites agaceries du luxe et de la vanité et les déniaise en ravivant, avec ces envies puériles et subalternes, l’évidence de leur mensonge : de petits diablotins vicieux et charmants leur rappellent qu’ils font partie du monde des mortels. Ils ont beau apporter aux préoccupations ordinaires une condescendance qui n’appartient qu’à eux, presque cléricale, il leur faut parfois se risquer dans les eaux dangereuses des sentiments, des idées, de la culture ; ils s’y baignent, à leur corps défendant, comme les autres humains : ils y sont incroyablement mal à l’aise.

Le management participatif, c’est l’enfer de Dante. Pour s’affranchir de leur souffrance secrète, les managers veulent la faire partager à d’autres : « Venez avec nous, voudraient dire ces damnés volontaires, ne nous laissez pas seuls dans cette horreur ! Venez et participez ! Dites-nous que nous n’avons pas tort de ne vouloir rien, de n’être rien ! Confirmez-nous, même si nous savons que c’est faux, que l’argent, stigmate du néant, est bien la vérité de tout ! Venez et participez à ce désastre en sorte que nous n’y périssions pas seuls ! Faisons ensemble le pèlerinage. La passion de l’argent, d’abord, pour tout ce qu’il permet. L’argent, cette possibilité de. Si nous nous en lassons, nous irons plus profond : la passion de la possession de l’argent, l’argent comme signe, comme abstraction, comme cristal, comme puissance universelle. Si cette étape nous déçoit encore, une troisième nous attend : la passion pure de la possession pure, la contemplation de nous-mêmes, hors de tout signe et de toute réalité, comme possédants possédés, le cycle, le cercle. C’est la dernière halte avant l’enfer. Nous, nous y sommes presque, et c’est effroyable. Venez avec nous. Participez. Par pitié, sombrez avec nous. Venez nous regarder mourir. »

Elles sont loin, dans les entreprises, les charmantes émotions de l’équipe ! Dureté partout, sottise, peur, médicaments. On ne joue pas impunément avec le désespoir. On ne joue pas impunément avec la solitude. Les salariés ne s’y retrouvent pas. Quelque chose leur souffle qu’il ne faudrait pas participer, mais cette voix est si faible, elle vient de si loin ! Quelque chose leur souffle que toute réforme tricote plus serrée la folie managériale. Quelque chose leur souffle que le seul mot possible c’est Je t’emmerde, que ce n’est pas là un mot de haine, même pas de révolte, mais un mot de sauve-qui-peut, et aussi un mot d’intelligence, et même, bizarrement, un mot d’amitié, y compris pour les plus obtus des managers et les plus torturés des syndicalistes. Je t’emmerde parce que j’espère ; malgré toi, malgré moi, malgré tout. Je ne veux pas participer à ta névrose, à ton enfer : je ne t’en tirerais pas, et j’y succomberais. Je ne veux pas gagner avec toi : c’est tout perdre, c’est me perdre moi-même. Je ne veux pas être lié à tes intérêts. Il n’est pas vrai que tu désires que nous soyons ensemble : tu désires que je ne sois pas ailleurs, que personne ne soit ailleurs, qu’il n’y ait plus d’ailleurs. Pour me lier à toi, tu me parles de valeur, d’élan, de montagne à gravir. Je t’emmerde, toi, tes valeurs, ton élan et ta montagne. Et ta tolérance, et ta justice sociale. Prends ce Je t’emmerde pour un mot d’amour ou, si tu n’es pas capable de comprendre pourquoi c’en est un, prends-le pour une déclaration de guerre : c’est kif-kif.
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Homme ou femme, jeune ou vieux, il n’est pas un travailleur de la gorge de qui ce Je t’emmerde ne tente de sortir. Mais il faudrait oublier tant de leçons de politesse, décoller de soi tant de respect poisseux ! Ce pas à franchir, ce tout petit pas, quel abîme ! Vertige. Saura-t-on marcher tout seul ? Le mieux serait d’oublier cette folie : les drogues elles-mêmes n’y peuvent plus rien. L’homme au travail est condamné à exister ; c’est la seule issue possible et elle lui fait une peur bleue. Même s’il rêve souvent d’un Je t’emmerde qui s’arracherait de son cœur comme une fusée aux entrailles de la terre où elle s’est formée en secret. Alors, il y aurait comme une zébrure, comme un zigzag capable de brûler le néant. On se retrouverait blessé mais frais, presque pardonné.

Cette naissance serait la grande aventure de l’époque, plus forte que les créations de l’esprit, plus forte que les inventions politiques. Mais, bien sûr, le salarié, le travailleur, le « petit homme » comme disait affectueusement Wilhelm Reich, vit sous le regard intimidant des puissants, de ceux qui ont fait des apparences leur bergerie, leur écurie, leur étable, leur bauge. Il n’ose pas encore s’avouer ce qu’il devine, il n’ose pas encore voir ce qu’il voit. Les apparences, jusqu’ici, étaient les apparences de quelque chose qui apparaissait, et qui n’était donc pas l’apparence. Ceux qui vivaient sur les apparences, qui vivaient des apparences, se sentaient assis sur un tas d’or de sens et de vie : ils se tiennent désormais sur le pont d’un navire dont la coque est déjà sous l’eau. Ils continuent à dire des choses fort intelligentes, mais en coulant ; leur drame, c’est de ne pas aller jusqu’à considérer que leurs pieds font trempette. Quand le nihilisme de la possession s’attaque à une société, c’est toujours par le haut que les dégâts commencent.

Ce n’est pas qu’il soit si brillant, le petit homme de l’entreprise. Les chevaliers des apparences englouties le tiennent pour poltron, vantard, suiviste, assez lâche ; quand il fait le perroquet des médias, l’idée de séduction, c’est vrai, en devient exotique. Ils n’ont pas tort, les chevaliers des apparences, et le petit homme le sait bien, il n’est pas trop fier de lui. Pourtant, ils le comprennent mal. Ils en parlent comme d’une maison dont ils ne verraient pas qu’à l’intérieur, elle est la proie des flammes. Des vitres volent en éclats, des pans de mur s’effondrent, des corps s’écrasent sur le trottoir. Ce qui se passe dedans, c’est comme si ce n’était rien ; à peine devinent-ils que, dans le petit homme, il y a de l’intérieur.

Est-ce vraiment une malédiction qui s’abat sur lui ? Est-il une victime ou, au contraire, sans que ses mérites y soient pour beaucoup, un chanceux, un verni, un gâté du hasard, le chouchou d’une histoire dont les autres seraient les cocus ou les dindons ? On lui fait si bien comprendre qu’il n’est rien : finirait-il par en douter ? Ce n’est pas qu’il veuille se faire plus grand qu’il n’est. Il entend frapper à sa porte, voilà tout, ça le trouble, ça l’inquiète, ça l’épouvante. La vie sonne directement chez lui : plus personne sur qui se défausser, plus personne chez qui transférer l’appel du destin. Pas de doute : c’est bien lui qu’on appelle. Voilà longtemps, bien sûr, qu’il sait que le château n’est plus habité. Les lampes allumées et la sono à fond, c’est pour amuser les araignées. Il a mis tout son cœur à faire semblant ; maintenant, il ne peut pas faire plus, ce n’est plus tenable. Tout son désir serait de continuer à être manipulé en douceur. Il n’a pas la tête à démystifier quoi que ce soit. Il n’est pas révolté. Il est en rupture de crédulité. Plus il répète les gestes de l’ancestrale soumission et les mots des anciens châtelains, plus il sent, éberlué, rarement émoustillé, qu’il est, sans même s’en apercevoir, passé à autre chose. En dépit de l’incroyable démonstration de force, bien plus efficace que les défilés de la Place Rouge, dont il est, du matin au soir, le spectateur obligé, l’idée impertinente, et qu’il voudrait chasser, trotte dans sa tête que la réalité est maintenant de son côté, du côté de ses hésitations, de sa confusion, de son dégoût, de son envie de fuir, d’un quelque chose d’inachevé, extraordinairement ordinaire, qui pourrait bien porter tous les sens. Il se passerait bien de cette promesse, mais elle est là ; dans ces conditions, il n’a plus la tête à ce qu’on lui raconte.

L’enfance aimable du management participatif avait en elle la cruauté et le cynisme que nous voyons aujourd’hui ravager les entreprises. Quand elle existe, la participation des salariés ne peut être que mécanique, contrainte, ambiguë, hypocrite. Tel est, dans sa rugueuse simplicité, le paradoxe qui s’imposerait aux travailleurs des entreprises s’ils ne passaient vainement leur temps à tenter de le refouler : participer à la vie, prendre sa part du présent et de l’avenir – et même du passé -, c’est répondre le moins possible aux sollicitations suppliantes de leurs supérieurs. Sauf à choisir le malheur, un être humain ne peut participer, si modeste que soit la circonstance, qu’à des projets qui le reconduisent à la nature même de l’humain, à la vérité de l’humanité : puisqu’il participe lui-même de cette humanité, c’est seulement à cette humanité, à sa survenue, à son éclosion, à son déploiement qu’il peut participer. Il n’est pas vrai que ce soit le cas de la logique managériale. Non seulement elle ne défend pas les intérêts du plus grand nombre mais seulement ceux d’une minorité, mais elle ne conçoit encore les intérêts de ceux-là mêmes qu’elle protège que dans une perspective étroite, réductrice, morbide. Dès lors, pourquoi participer ?

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La perversion qu’on discerne dans le management, on la trouve déjà dans Machiavel et Shakespeare ; ce ne sera pas le plus beau titre de gloire de l’Occident des machines que de l’avoir à ce point démocratisée et décentralisée. On voudrait ne pas confondre démocratie participative et management participatif mais les comptes-rendus des colloques sur la participation ou les déclarations de ceux et celles qui s’en font les hérauts et les prophètes n’ont rien pour rassurer. Une verticalité technocratique et autoritaire à faire frémir. Peuple confus, nous allons t’apprendre à penser et à agir. « La démocratie participative, lit-on dans le compte-rendu d’un colloque tenu à Lille en 2003, fait mieux comprendre à chacun les contraintes inhérentes à la décision. Elle apprend à chacun à raisonner en termes d’intérêt général, de priorités et de nécessaires choix à opérer, à accepter les compromis 3. » Autrement dit, la démocratie participative a pour premier but d’initier les citoyens aux techniques de gouvernance et, pour second objectif, de modeler leur intelligence et leur manière de sentir sur celles de leurs dévoués représentants. Bavardage insincère, comme celui de l’entreprise. Et, comme lui, fondé sur la peur : « La participation, c’est l’antithèse de l’abstention ; elle est nécessaire pour éviter les ruptures 4. » La participation est donc une pièce déjà écrite et déjà mise en scène : aux citoyens, aux acteurs, de l’interpréter ; la plupart du temps, leurs rôles sont minables, des pannes comme disent les comédiens. « La démocratie participative, expliquent encore les experts, trouve pour finir une raison d’être dans le cadre d’une politique trop indexée à la vie économique, en permettant de rééquilibrer les deux dimensions 5. » Rééquilibrer les deux dimensions, c’est le pâté de cheval et d’alouette que le management n’a cessé de servir aux salariés. Un cheval, une alouette. Dégoûtée, l’alouette s’envolait à tire-d’aile. D’ailleurs, si l’on sait déjà où elle doit conduire, pourquoi la démocratie participative, pourquoi demander leur avis aux gens ? Réponse : « Le niveau de bien-être matériel atteint favorise l’émergence d’autres valeurs 6. » Vraiment, la générosité vient aux riches comme un bonus ? Saluons plutôt la franchise de cet aveu : « Entre l’économie planétaire et le citoyen des villes, il manque de négociations, de médiation. » Voilà qui est clair : la démocratie participative, c’est le bicarbonate de soude qui fait digérer la mondialisation.

Participation à la vie démocratique : chacun de ces mots pèse trop lourd pour qu’on les distribue comme des confiseries ou des préservatifs. Le ton mercantile avec lequel on tâche de nous vendre la démocratie participative est en parfaite adéquation avec la vraie nature du produit, dont l’étiquette frauduleuse ne rend nullement compte : la parole citoyenne est un lubrifiant destiné à améliorer le fonctionnement d’un gouvernement démocratique devenu simple gestion des choses, simple gestion intéressée des choses. Tous les citoyens, comme naguère les seuls salariés, vont désormais avoir à jouer le drame de la parole truquée. Le plus enfermé d’entre nous, en effet, le plus sceptique, quand on lui parle de participation, comprend qu’il croit encore au miracle : on va pouvoir se parler, une porte va s’ouvrir entre les autres et lui ; la clé est en eux, en lui. En même temps, il est saisi d’une grande crainte ; ce qu’il a accumulé depuis toujours d’hésitation mesquine et de vilaine prudence fait barrage à l’irruption de l’espérance. C’est alors, quand il patauge au beau milieu du dilemme, quand il veut tout et ne veut rien, qu’un libérateur beaucoup plus cruel qu’un geôlier lui présente en souriant sa fausse promesse, son mensonge utile, sa fausse clé. On peut parler, bien sûr ! De ceci, et encore de cela. Jusqu’ici, et même jusque-là. Autant que c’est raisonnable, et sur les sujets qui conviennent. De la réalité, naturellement. De ce qui intéresse tout le monde, nous ne sommes pas tout seuls. Et il dit oui. Et il consent à parler jusqu’ici seulement, c’est-à-dire à ne pas parler du tout, c’est-à-dire à être parlé, c’est-à-dire à crever. Alors, c’est le soulagement misérable, la débandade, le reniement, la joie aigre de la défaite, la lugubre consolation dans les choses, la grande bouffe de la réalité. Devenue putain de luxe, la raison commente, commente, et approuve, et justifie. Le malheur peut pousser plus profond ses racines, un malheur appliqué, tout ce qu’il y a de convenable. Un malheur sortable, présentable. Un malheur sale.

Vous m’incitez à parler, à participer ? L’idée n’est pas mauvaise, mais ce n’est pas l’idée qui me convaincra, c’est votre voix, votre ton. On n’invite pas quelqu’un à parler comme on l’invite à s’asseoir, en lui désignant de la main une chaise. Ce besoin que vous avez de ma parole, je ne peux le croire vrai si je ne le sens pas tapi dans votre voix, si je ne le sens pas tout mêlé au besoin qu’elle me donne de votre parole à vous. En quoi me donnez-vous envie de vous parler ? Imagineriez-vous, par cette proposition dérisoire, me faire un grand cadeau ? À moins que l’aplomb et le culot que vous procure votre réussite ne vous donnent l’illusion de parler d’un lieu qui domine la parole. Méprise. Quand vous serez revenu de votre ironie, de votre cynisme, vous comprendrez que rien ne domine la parole, que rien ne la surplombe, que tout est au-dessous d’elle, et vous et moi. Vous êtes trop certain de ce que vous cherchez. Vous êtes trop incertain de ce que vous êtes. Je ne vous crois pas.

« Un parler ouvert, écrit Montaigne, ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Sur cette phrase, poser des questions d’instituteur. Montaigne exprime-t-il l’idée que ce qui incite l’autre à parler, c’est de lui dire qu’il en a le droit ? La réponse est non. Montaigne n’est pas un imbécile, les êtres humains ne sont pas des perroquets. Qu’est-ce donc qui est capable, selon Montaigne, d’ouvrir un autre parler, d’ouvrir le parler d’un autre ? Un parler ouvert. Donc, si vous souhaitez inciter d’autres personnes à parler, qui doit d’abord user d’un parler ouvert ? Plus fort, s’il vous plaît. « Moi », dites-vous. Bien sûr : vous ! La classe est finie, allez jouer aux élections dans la cour.

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Des élus conscients de n’être ni infaillibles ni omniscients, des citoyens qui n’ont pas peur de défendre leurs idées et qui acceptent d’en faire profiter les autres : voilà, bien sûr, de la bonne, de l’excellente participation. Un terrain est à réaménager à Paris dans le quartier de la Porte Saint-Denis. L’équipe d’animation du conseil de quartier lance un appel à idées. Aux citoyens d’imaginer, aux élus d’écouter, à tous de discuter : combien faudra-t-il de thèses de doctorat pour fournir à ces évidences la patine d’ennui sur laquelle pourront glisser une bonne dizaine de colloques ? Que souhaiter à de telles initiatives, sinon de croître, de se multiplier, d’être intelligemment encouragées, de s’imposer par l’évidence et par l’exemple ? Elles recèlent beaucoup plus de vérité que les constructions confuses qui s’échafaudent actuellement dans quelques cerveaux fraîchement spécialisés.

Un psychanalyste astucieux a inventé le narcissisme oblatif. La littérature participative, elle, est dans l’altruisme captatif, dans la générosité centripète. Tout, absolument tout, y ramène, au pouvoir et à son terrain préféré d’exercice, l’organisation. Il s’agit, dit Ségolène Royal, de « nourrir le travail des élus, pas de s’y opposer. (…) Ce n’est pas une mise en cause des élus 7. » Management pur sucre : pour discuter, il faut être d’accord, ou n’avoir que ces désaccords secondaires, subalternes, dont raffole le pouvoir. La démocratie participative, dit-elle encore, est « une façon d’aller chercher les citoyens qui sont les plus éloignés du fonctionnement des institutions 8. » Management pur jus : le citoyen, comme le salarié, est prié d’adhérer à un fonctionnement plus qu’à une vision du monde ou à un programme, à une forme structurante plus qu’à un contenu. Mais cette forme, au vrai, est déjà un contenu, et un contenu plus que discutable, en ce qu’elle établit, de facto, la subordination de l’individu concret, vivant, réel à l’abstraction qu’est l’organisation. La démocratie consisterait-elle donc à faire fonctionner des institutions, à machiner des institutions ? Nous serions alors tout proches du pire. Et puis la plupart des artistes, des inventeurs, des chercheurs originaux, voire des prophètes et des héros, tous ceux, en un mot, qui tirent une société vers le haut même s’ils ne passent pas leur temps à se soucier des institutions et de leur fonctionnement, à qui il arrive même de les oublier, de les contourner, de les railler, de les surplomber, tous ces vivants sont-ils trop vivants pour être vraiment des citoyens ?

Tout cela sent la formule et l’insincérité. De grands savants, pourtant, n’hésitent pas à prêter leurs naïves cornues pour y mijoter le produit miracle. Pour éclairer une question disputée, les OGM, par exemple, il est suggéré de constituer un panel de citoyens relativement capables de donner un avis. Puis de les former, c’est-à-dire de les mettre « en condition de comprendre, d’échanger et d’agir en responsabilité 9.» Loyalement, insiste-t-on, en les informant des thèses contradictoires et des zones d’incertitude. Pour lier la sauce, on conseille de verser un psychosociologue dans le mélange. Quelques jours de discussion, et la sagesse parle. Le panel lui, se tait : il est jeté après usage. Foi confondante, paléo-positiviste, dans le « jugement éclairé » de gens dont on n’hésite pas à faire des « supercitoyens ». Naturellement, la problématique qu’on enfournera dans le crâne de ces raisonnables cobayes occultera le reste de leur champ de conscience, découragera en eux l’expression de toute vision originale, de tout arrière-plan de pensée, de toute sensibilité ; le psychosociologue de garde, d’ailleurs, y veillera. L’information fournie fera trois fois le tour de leurs méninges et ressortira telle quelle, par la tête chez les uns, par les pieds chez les autres ; ce qu’on ne manquera pas d’appeler débat, dialogue, concertation, respect de la différence, etc. Au fond, l’équation est simple, au moins pour un prix Nobel de mathématiques : comment faire, à une époque où les gouvernants flageolent devant des difficultés trop lourdes pour eux, pour inventer un pouvoir sans pouvoir qui ne contredise pas le pouvoir ? Comment dire à des citoyens, sans qu’ils le prennent mal : parlez de ci, mais pas de ça ; ne vous prenez pas pour ce que vous n’êtes pas ; rendez-vous utiles au peuple, mais n’allez pas contredire les dirigeants ; et surtout, déguerpissez aussi vite que vous êtes venus ?

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S’essayer à la quadrature du cercle, passe. Faute de nourrir la réflexion des élus, ces spéculations intéresseront les historiens. Mais il est des simulacres de participation qui méritent moins d’indulgence. Ainsi le vote organisé au Lycée hôtelier de La Rochelle. Sur décision du Conseil régional, on a demandé leur avis aux élèves sur la façon la plus judicieuse d’utiliser une partie de l’argent versé au lycée. À eux de dire où sont les besoins urgents : cantine, bus scolaire, matériel informatique, etc. Le Conseil régional s’y est engagé : il suivra leur avis 10. Une vidéo nous montre les opérations de vote. « Chacun peut se faire entendre et participer », se félicite un lycéen heureux de constater que, grâce à cette initiative, un élève « a la même voix qu’un professeur » et que, désormais, « on forme un tout, une entité » parce qu’il n’y a plus « d’un côté, les profs, et de l’autre, les élèves. ». L’encadrement semble moins enthousiaste. Une prof taquine les électeurs avec une ironie désabusée. Mme la Proviseur, elle, fait vaillamment face à ses responsabilités et enchaîne, avec une immense conscience professionnelle, les banalités de circonstance. « Nous sommes à l’écoute. » « Autrefois, c’étaient leur proviseur et leurs professeurs qui décidaient ; aujourd’hui, on les implique dans la décision. » « Le résultat, c’est une autre créativité au niveau des projets. » « Cela donne un élan nouveau. » « Cela aboutira à la prise en charge de ces projets par le personnel. » Enfin, après mille circonvolutions pédagogico-démocratiques, elle en vient au résultat brut : « Sur les projets eux-mêmes, il n’y a pas eu de gros changements ; c’étaient des choses attendues depuis longtemps ; attendues, et même rêvées. » Et qui sont arrivées non pas du fait de la créativité délibérative des élèves, mais parce que le Conseil régional a fait ce qu’il fallait pour assurer le succès de son initiative.

De la vieillerie, du paléolithique. Demandez aux militants communistes s’il se passait autre chose, après la guerre, dans les cellules : les camarades s’exprimaient librement et démocratiquement mais, par une sorte de miracle probablement dû à l’intervention surnaturelle de Lénine, leur position finissait toujours par coïncider avec celle du parti. Je n’ai pas connu cette expérience, mais sa sœur jumelle : au Centre Richelieu, un habile homme d’aumônier excellait à se mettre à l’écoute des étudiants puis, en deux temps trois mouvements, non seulement, après quelques concessions calculées, les pliait à son avis comme les mouchoirs dans l’armoire de grand-mère mais encore, sans effort apparent, leur faisait découvrir comme une stupéfiante nouveauté la nécessité de distribuer des tracts et de devenir des militants conformes à ce qui se faisait depuis toujours dans sa boutique. C’est avec infiniment de tristesse et pas mal de colère que je vois ces grosses ficelles sales qui ont, à tous les sens du mot, emballé ma jeunesse, prendre aujourd’hui allure de vertu et demain, peut-être, force de loi.

Un lycée, ce n’est pas pour que les élèves y forment une entité avec les profs, le concierge, l’infirmière et les techniciens de surface externalisés. Un élève vaut un prof, explique-t-on désormais en culture gé : ça doit bien faire rigoler les messieurs dames du Conseil ré ! Ainsi, toute leur vie, on va faire cavaler l’angoisse de ces enfants derrière des entités où elle fondra comme un sucre ! Au boulot, en famille, un seul ticket pour toute l’existence, comme dans le bus ! Une fausse carte de participation qui ne donne droit ni accès à quoi que ce soit, voilà votre ration de sens, citoyen, et n’y revenez plus ! Comme on voudrait qu’il se trouve des professeurs pour se planter devant ces simulacres d’urnes et pour rendre à ces enfants, en déclamant un poème, quelque conscience de l’immense danger d’exister et un peu de courage pour affronter la magnifique solitude solidaire hors de laquelle tout est pourriture ! Déchirer la page du poème, en jeter dans l’urne les fragments froissés. Votre seul choix possible, enfants, est là. Si je ne vous le disais pas, je ne serais plus votre professeur, je serais votre voleur.
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Mais il y a Porto Alegre, Lisieux de toute participation. Et là, comme disait Malraux, il faut parler sérieusement. Je n’ai jamais rencontré Paulo Freire, mais mon cher ami Ettore Gelpi, un de ses plus proches, dont la mémoire, à Naples, était récemment associée à la sienne, n’a cessé, pendant vingt-huit ans, de me parler de ce grand homme. Peut-être tâcherai-je, un jour, de rassembler quelques-uns de ces souvenirs. Pour l’instant, je veux aller à l’essentiel. Le souci de Paulo Freire et de ses amis, dont on sait quel rôle ils ont joué au Brésil, n’était pas d’inventer une formule, encore moins une astuce : leur souci, c’était la justice, c’était la reconnaissance de l’homme – de tout l’homme et de tout homme – comme sujet de l’histoire. Les favelas n’étaient pour Freire ni des quartiers dangereux à amadouer, ni de déplorables exceptions sociales auxquelles il aurait été prudent de concéder quelque discrimination positive : les favelas devaient devenir le modèle même de la démocratie, son haut lieu. Autrement dit, pour reprendre la précieuse distinction de Jacques Berque, l’action de Paulo Freire était une action fondamentale qui visait la personne humaine dans sa totalité – et donc dans ses relations avec les autres personnes. Par là, elle se rendait capable de se spécifier en une visée politique historique. Rien à voir avec la lubrification d’un pouvoir technocratique. La participation politique est venue comme la conséquence de la très lente et très puissante adhésion populaire à une participation bien plus vaste, à une vision du monde que le peuple a sentie vraie, bonne, amicale, intelligente, large, généreuse. C’était, pour parler comme Jean XXIII évoquant Vatican II, la fleur merveilleuse d’un printemps inattendu. Sans doute, cette fleur, a-t-on pris soin de la soigner et a-t-elle orné d’une signification supplémentaire et efficace un combat qui n’en manquait pas. Mais Porto Alegre comme emblème de la participation démocratique au sens où l’Occident la recherche, cela s’appelle de la castration et c’est parfaitement dégoûtant, même traduit en patois universitaire.

Mon travail de formateur m’a valu, il y a quelques années, de participer au jury d’une thèse que soutenait une jeune femme brésilienne sur un sujet dont le titre associait Paulo Freire et Habermas. J’avais eu l’occasion de dire à la candidate le bien que je pensais de son travail, mais aussi mon irréductible opposition à ce qu’il laissait entrevoir, à savoir une possible symétrie, ou complémentarité, entre l’œuvre libératrice de Freire et l’effort occidental en direction d’une démocratie « communicationnelle ». J’étais, à ce jury, une pièce rapportée ; j’avais laissé entendre à cette jeune femme qu’il m’était parfaitement possible de me trouver grippé le jour de sa soutenance. Elle m’avait élégamment prié de n’en rien faire, d’y être, et en bonne santé. Quel échange difficile ! Je sentais mon interlocutrice, bien au-delà de cet exercice, au confluent de deux désirs : oui, elle voulait se donner les moyens de faire de sa vie quelque chose qui fût, sinon comparable à l’action de Paulo Freire, au moins capable de s’inscrire dans le même registre de vérité ; oui, elle pensait pouvoir traduire cette entreprise dans le langage de la démocratie occidentale et, de surcroît, dans celui de la classe aisée qui était la sienne au Brésil. Cette jeune femme était d’une grande loyauté et d’une belle intensité mais je sentais que les portes auxquelles elle frappait ne s’ouvriraient pas, que tous ses efforts allaient la laisser épuisée, sans doute sceptique, peut-être finalement indifférente. Que peuvent donc faire les Occidentaux qui ne soit pas copie, qui ne soit pas bredouillage de principes morts, qui ne soit pas simulacre, qui fasse vraiment vivre ?

Nullement stupide de s’intéresser au salaire des gardiens du Louvre tant que, ce faisant, on n’imagine pas poser la question de l’art. Très légitime de se passionner pour les expériences participatives de Porto Alegre ou d’ailleurs tant qu’on ne les isole pas de l’élan fondateur qui les a permises, tant qu’on ne va pas y chercher des méthodes, des procédés, des pédagogies reproductibles en Occident. Non qu’il n’y ait chez nous de la misère, non qu’elle ne mérite, autant qu’une autre, qu’on s’en émeuve, qu’on s’en révolte, qu’on agisse de tout son cœur pour l’éliminer ou la réduire. Extirper de nos pays riches cette misère scandaleuse, comment ne serait-ce pas notre devoir ? Mais un devoir ne dessine pas, à lui seul, un horizon. La pauvreté des pays riches plonge ses racines bien plus profond que dans l’inégalité économique et sociale. Elle est le fruit du délire glauque que nous continuons, par paresseuse habitude, à nommer civilisation, du bavardage terroriste qui étouffe en nous toute suggestion vivante et nous protège de ce que nous craignons et désirons le plus : jeter sur le monde notre regard, notre regard à nous, un regard garanti par rien, assuré par rien, soutenu par rien, sponsorisé par rien, un regard nu sur un monde nu, un regard large et profond de pauvres sur un monde ininterprétable, un regard de chair sur un monde exténué.

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Participer. La main au porte-monnaie, même s’il est assez plat, pourquoi pas ? S’intéresser aux affaires des associations, de la commune, du pays, pourquoi pas ? Il veut bien tout, le petit homme occidental, il veut bien être positif, et réaliste, et citoyen, citoyen ! Aller jouer sa panne chez les parents d’élèves ou ailleurs ? Oui, oui, bien sûr. D’accord, d’accord. OK d’accord. Mais soudain, un jour, allez savoir pourquoi, ça fait trop. Peut-être parce qu’il a le sentiment qu’on s’en prend à ses rêves, qu’on veut le chasser de cette zone libre qu’il avait quand même réussi à aménager en lui. Ça me gonfle, songe alors le petit homme. Trop tard. Ils sont tous là, chaisières de la démocratie, sacristains de la citoyenneté, chanoines de Notre-Dame des Sondages. Et des spécialistes, des spécialistes partout, index pointé. Ils s’excitent les uns les autres en le regardant de travers. Ce salaud qui n’obéit pas assez vite. Ce salaud qui ne proteste pas assez vite. Ce salaud qui ne comprend pas assez vite. Ce salaud qui n’adhère pas assez vite. Irresponsable. Individualiste. Soit. Il n’a aucun argument, le petit homme. Ni contre eux, ni même contre cette colère qui monte en lui contre lui. Aucun argument. Il est pierreux, il est lourdingue, il est stupide. Dans la grande braderie du sens, il n’a aucune identité à mettre en vitrine. Il est là, voilà tout, avec sa fidélité poussiéreuse et rapiécée. Il ne sait ni comment ni pourquoi. C’est cela que les fuyards envient en lui, c’est cela qu’ils redoutent. Ils ont besoin qu’il sache, ils ont besoin qu’il dise, ils ont besoin qu’il choisisse son camp, ils ont besoin qu’il annonce la couleur. Ils ne le méprisent que parce qu’ils dépendent de lui, parce qu’ils se sentent comme lui et que ça les épouvante. Le faire lâcher, le débusquer, l’entraîner à la foire et prendre de lui plein de photos compromettantes. Tous contre le petit homme vivant ! Feu contre l’inacceptable silence qui les tue !
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France-Inter. Il va être 9 heures. Encore un appel, le dernier. L’auditrice toussote, se trouble. Compliments d’usage. « Je vous remercie, dit-elle, de prendre votre question. »

(16 décembre 2006)

 

 

Notes:

  1. Gilbert Soury, Un employé de banque fait le bilan, Collection Vox populi, Mettis éditions, Metz 2006.
  2. Sur ce thème, voir Max Pagès, Michel Bonetti, Vincent de Gaulejac, Daniel Descendre, L’emprise de l’organisation, Desclée de Brouwer, Paris 1998.
  3. III° Rencontres internationales sur la démocratie participative – Observatoire international sur la démocratie participative (OIDP), Lille 7-9 novembre 2003 – Deux comptes-rendus par Nathalie Dos Reis et Eliana Perini. Voir sur Internet.
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. Ibid.
  7. Dépêche AFP du 24 octobre 2006. Voir sur Internet.
  8. Ibid.
  9. Jacques Testart, L’intelligence scientifique en partage, Le Monde diplomatique, février 2005.
  10. Sur le site de la Région Poitou-Charente. J’ai trouvé mes citations dans la vidéo.

L’homme moins l’humanité

(À propos de La technique ou l’enjeu du siècle, de Jacques Ellul)

par Emmanuel Sur

Jacques Ellul l’avait écrit dès les années trente : les théologies politiques de la transcendance ont été supplantées par le règne total et global de la technique. Alors que ses contemporains ne se lassent pas de projeter sur le lendemain les ailleurs meilleurs ou de glorifier le présent des progrès réalisés, Ellul part d’un constat qui énonce d’emblée la perspective de toute son œuvre : « La vie n’a plus de sens. »

Tout appel au sens suppose de partir de ce rien, de se saisir de cette absence. Comme nul n’est spécialiste du rien, Ellul, en non spécialiste, nous offre dans cet ouvrage pionnier une réflexion d’homme de science plus qu’une réflexion scientifique sur la condition de l’homme vis-à-vis de la technique. L’érudition professorale de l’agrégé de droit romain aux intérêts formidablement éclectiques jaillit à chaque page, mais elle soutient une pensée claire et lumineuse qui n’emprunte à aucun paradigme ni précepte méthodologique. La science, estime Ellul, n’est plus qu’un moyen au service de la technique. Dès lors, la technique scientifique ne peut imposer sa loi à la compréhension du phénomène technique.

Cette double méfiance envers l’objectivisme et le méthodologisme ne pouvait que conduire Ellul à une indépendance d’esprit et de jugement envers toutes les chapelles, y compris celles qui recueillaient le plus spontanément son adhésion. En 1954, la diffusion des plus limitées de la première édition de La technique préfigure un certain isolement intellectuel d’Ellul au sein d’une doctrine française partagée entre le marxisme et le libéralisme. Ellul, qui a lu Marx très attentivement, est loin de penser que le primat de l’économie puisse encore décrire la réalité des sociétés modernes ; mais, tout comme Marx, il recherche l’élément fondamental de la société, celui par rapport auquel tous les autres ne sont qu’accessoires : cet élément, c’est la technique. Par rapport à la technique, la mise en scène du politique n’est que le maintien d’une illusion différentialiste.

Une fois écartées les idées reçues (la technique est forcément un progrès ; la technique est toujours au service de la science), Ellul estime que le fait nouveau de la technique est qu’elle est devenue « autonome, et [qu’elle] forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, reniant toute tradition ». Elle a donné naissance au phénomène technique, c’est-à-dire à « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Ellul dénombre trois grands secteurs d’action de la technique : la technique économique, de l’organisation du travail jusqu’à sa planification ; la technique de l’organisation, qui concerne aussi bien les grandes affaires commerciales et industrielles que les Etats et la vie administrative ; la technique de l’homme, en tant que l’homme lui-même est objet de technique.

Dans le domaine économique, la technique engendre inéluctablement une concentration des moyens de production, et l’intervention de l’État devient indispensable. Comme l’objectif technique est acquis d’avance, on ne peut compter sur « la bonne volonté générale » : l’intervention de l’État se réduit à des activités de régulation de la concentration des moyens de production. Les ouvriers sont « plus asservis », le consommateur est « souvent rançonné », l’intégration de l’homme dans le complexe technique « est plus totale ».

Par ailleurs, dans le domaine de l’organisation constitutionnelle, Ellul estime que « quelles que soient les théories gouvernementales (…) les organes de gouvernement sont actuellement subordonnés aux techniques dépendantes de l’État ». Ces techniques visant toutes à l’efficacité, l’homme a également besoin de croire au caractère juste de l’efficacité. En une formule lapidaire, Ellul stigmatise le caractère purement utilitariste de la doctrine politique : « Efficace, cela se fait ; juste, cela se dit… La doctrine politique de notre temps est donc une machine à justifier l’Etat et son action ». Cette technique de justification, à laquelle Ellul, contrairement à Althusser, ne donne pas le nom d’idéologie, intériorise le contrôle que l’homme exerce sur sa propre action et, de ce fait, rend moins nécessaires les formes juridiques classiques. Le système juridique n’est plus qu’une vaste compilation de « vérités de détail » élaborées au terme d’un calcul par le technicien du droit.

Le regard d’Ellul n’est guère plus complaisant lorsqu’il se pose sur les techniques de l’homme. La psychopédagogie, notamment, de plus en plus nécessaire au fur et à mesure qu’une société devient totalitaire, conduit à un processus éducatif strictement adapté à la société « telle qu’elle est ». Elle crée des individus plus équilibrés et plus heureux « dans un milieu qui devrait normalement les rendre malheureux, s’ils n’étaient pas travaillés, pétris, formés pour ce milieu ». Là encore, le jugement est sans appel : « Ce qui semble le sommet de l’humanisme est en réalité le sommet de la soumission de l’homme ». Sur le fond, Ellul estime que toutes les techniques de l’homme (le sport, la propagande, la publicité, la psychosociologie – il omet certainement la sexualité -), « ne peuvent aller que dans le sens de l’adaptation de l’homme à la masse ». Quelle différence avec le nazisme ? Aucune, ou plutôt une seule : « L’opération technique s’effectuait à chaud, dans les larmes, dans les séparations familiales, dans les contraintes (…) Nous faisons mieux. Nous opérons sans douleur (…) Parce qu’elle est scientifique d’abord, toute technique obéit à la grande loi de la spécialisation ». Le triomphe de la technique, c’est l’homme moins l’humanité.

Visionnaire ou prophétique, les qualificatifs ne manquent pas pour décrire toute la pertinence et la modernité du regard d’Ellul au vu de ce bref aperçu d’un ouvrage aussi prolixe que peu conformiste. Comme toutes les thèses, l’explication du phénomène qui apparaît aux yeux d’Ellul reste sujette à discussion, mais son regard nous invite à réveiller une réalité trop présente pour être encore perçue comme telle. Non seulement l’utilitarisme technicien n’a pas faibli depuis les années cinquante, mais il s’est imposé jusque dans les sphères les plus intimes par le langage, la pensée et le mode de vie. Le savoir pour le savoir ? Non : il faut former des compétences pour que la culture s’intègre d’emblée à la compétition économique. Le citoyen pour la communauté ? Non : il faut forger des « identités ». Le travail comme valeur sociale ? Non : le travailleur comme ventre mou de l’entreprise, qu’elle peut dégraisser pour retrouver la pleine forme. L’homme pour l’homme ? Non : le capital humain. Et le corps ? Une modélisation du code de la performance.

Mais, surtout, ce fait massif, d’une actualité évidente, qui constitue, selon Ellul, la négation même de la parole dans toute forme de pouvoir, y compris démocratique : la propagande. Si, pour Carl Schmitt, elle s’avère nécessaire à la construction de la démocratie de masse puisque, en réalité, l’unité substantielle du peuple, conceptualisée par le juriste officiel du III° Reich, ne peut trouver d’apparence que dans le Führer, elle est, pour Ellul, un vecteur d’aliénation en soi dont la démocratie, étant d’abord une forme de pouvoir, ne peut se passer pour survivre. Mais la propagande n’est pas seulement la diffusion du mensonge : elle réside dans cette forme particulière de contrôle politique qui crée un sentiment de liberté dans un état de servitude. En d’autres termes, elle n’est pas forcément offensive mais toujours justificative de ce qui est. Ce qui est n’est pas une construction métaphysique et encore moins une spéculation : c’est ce que la technique exige au nom de sa propre raison. Comme le fou, la technique a donc tout perdu, sauf la raison.

La convergence des différentes formes de pouvoir, et donc des systèmes juridiques, qui ressort de l’analyse d’Ellul reste certainement le point le plus problématique de La technique. Du simple point de vue de l’expérience, on ne pourrait pas accréditer cette thèse si elle avait pour objet d’établir une stricte équivalence entre les systèmes démocratique et totalitaire au nom d’un relativisme total. Mais tel n’est pas le propos d’Ellul. On se trompe pourtant si l’on considère que ces deux systèmes sont différents par nature, puisqu’ils sont tous deux régis par le même phénomène technique, mais selon des modalités différentes. La technique s’impose à toutes les formes de pouvoir : si le système démocratique se pérennise, c’est qu’il présente, contrairement à certaines idées reçues, infiniment plus de ressources scientifiques et rationnelles que le système totalitaire, même si celui-ci prétend toujours se fonder sur la science et la raison. Plus la technique s’intègre, plus elle est indolore : la convergence des systèmes étatiques s’explique donc par le triomphe du système technicien, et non par celui d’un modèle politique. En quelque sorte, le triomphe apparent de la démocratie engendre également sa perte.

Dans un climat intellectuel où la démocratie est souvent considérée comme une valeur en soi, mais où l’idée même de démocratie oscille entre les deux pôles contradictoires de la définition organique – certes minoritaire – et de la définition matérielle – la  « fondamentalité »  davantage que la volonté –, il est bien évident que la logique soutenue par Ellul invite à un renouvellement des points de vue. Alors que le technicien doit vendre le mode d’emploi en même temps que le produit, ce qui correspond à l’attitude habituelle des fonctionnaires de l’idée de démocratie, Ellul nous invite à nous intéresser à la fabrication du produit pour en apprécier le mode d’emploi. La démarche pluri- et transdisciplinaire est donc indispensable, puisque plus l’analyse se situe dans une optique spécialisée, plus elle projette sur son propre objet la technique qui la sous-tend.

L’idée centrale de l’ouvrage, selon laquelle la technique forme un tout autonome, apparaît cependant moins convaincante que les développements que consacre Ellul au phénomène technique. D’emblée, il exclut toute filiation capitalistique de la technique, en soulignant plus encore, dans une perspective qui ne manque pas d’évoquer le marxisme, la technique comme fait déterminant de la société, comme « particule élémentaire » de la dynamique sociale : « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ». Ce modèle monologique est finalement assez muet sur les dynamiques qui le nourrissent, car il est évident que la machine n’est pas apparue toute seule, mais de la conjonction de deux impératifs : l’utilitarisme et la spécialisation. S’il est vrai, malgré la froideur et le cynisme d’un Ford ou d’un Taylor, que le capitalisme n’en a pas le monopole, on peut regretter dans La technique une absence de mise en perspective, à l’image d’un Weber, de la technique par rapport à ses fondements idéologiques et, surtout, théologiques.

Plus encore, un sentiment d’agacement peut naître à la lecture de l’implacable postface de l’ouvrage : « Ainsi se constitue un monde unitaire et total. Il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l’orienter ». On se souvient du dernier chapitre de 1984 d’Orwell où Winston, condamné à un univers concentrationnaire, aime enfin Big Brother. Pour Ellul, ce monde unitaire et total est bien davantage un nouveau monde qui « obéit à des lois qui ne sont celles ni de la matière vivante ni de l’inanimé » qu’un ancien monde qui restera toujours une prison. Dans ce nouveau monde, élaboré comme intermédiaire entre la nature et lui-même, l’homme entre en étranger : il a perdu tout contact avec son cadre naturel. Ce constat, asséné comme un leitmotiv tout au long de La technique, devient franchement suspect quand il a pour objet d’opposer, au nom d’une sorte d’hygiénisme moral, la bonne nature et la présence de l’homme sur terre qui constitue quasiment un péché. La bonne nature, l’homme ne la supporte pas : il la façonne selon ses besoins jusqu’à lui donner parfois le nom de campagne pour souligner qu’il y reconnaît son œuvre. Cette opposition est d’ailleurs si invraisemblable que l’on en vient à se demander si La technique ne vaut pas, a contrario, comme un plaidoyer pour la cause écologique qu’Ellul ne tardera d’ailleurs pas à défendre.

Peut-on encore être optimiste après la postface de La technique ? Si Ellul parvient à convaincre, c’est bien en expliquant que c’est utopie que de vouloir maîtriser la technique pour l’asservir. Tout le démontre : la course à la technique est un cycle sans fin. Alors que faire ou, plutôt, reste-t-il quelque chose à faire ? Rien si l’on s’en tient à la logique de La technique. L’espoir d’une libération dans le royaume de Dieu si l’on écoute l’homme de foi convaincu que fut Ellul. Que ressurgisse dans cette idée d’impossibilité de liberté terrestre l’hygiénisme moral, que la croyance sonne le glas des espoirs humains, que la référence à Dieu semble être un aimable aveu d’impuissance, là n’est pas l’essentiel. Malgré les excès d’une pensée trop systématique, Ellul nous donne à voir une partie de la réalité et nous invite à une réflexion libératrice.

Les grands auteurs ont souvent raison en partie, mais se trompent toujours sur le tout. L’homme moins l’humanité, c’est toujours l’homme. L’homme, c’est toujours l’humanité.

(Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Paris, Economica, 1990, 30 euros.)