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Le fascisme, mes amis…

(Note sur Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout)

Après L’emploi du temps, le film de Laurent Cantet, j’ai voulu voir Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout.

On connaît l’argument. Ses études terminées, un jeune homme engagé comme consultant par une société de conseil plonge dans l’univers des audits, des rachats d’entreprises, des licenciements, et s’y noie. Ni sa mauvaise conscience ni l’amour de la droite jeune femme qu’il a rencontrée ne peuvent l’en empêcher. Chronique d’une double défaite : celle d’un individu, celle d’une société.

Je voulais parler de ce film. Le thème me tient à cœur et j’avais été touché par L’emploi du temps. Jean-Marc Moutout cédait-il à une mode ? Exploitait-il un filon ? J’ai vu et je suis resté perplexe. C’est bien fait, souvent émouvant. Des analyses précises, honnêtes. Aucune tricherie. Une compassion sincère. Et un talent de cinéaste certain, moins lyrique que celui de Cantet, plus ethnographique.

Je ne cessais pourtant de remettre au lendemain le papier que je projetais d’écrire pour Résurgences. Le déclic est venu de la critique parue dans Le Monde, au demeurant fort judicieuse. Les dernières lignes m’ont laissé bouche bée : « En filigrane, Violence des échanges suggère avec une calme certitude que – comme Alberto Moravia puis Bernardo Bertolucci l’ont montré pour l’Italie des années 1930 – derrière le conformisme, c’est le fascisme qui rampe. »

Rien à dire. Très bonnes références. Excellente conclusion. Et soudain, l’illumination : « Mais alors ? » On passe à la critique du film suivant en se carrant dans son fauteuil et en se reversant une goutte de whisky ? Le fascisme rampe et on le laisse ramper ? Il ne se dissimule pas dans les placards d’une obscure officine. Il n’hiberne pas dans des cerveaux embrumés par l’obsession de la discipline. Non ! Il vous attend dans le beau bureau ergonomique que vous allez retrouver demain matin. Il est au cœur du cœur de cet univers économique dont vous feignez d’attendre, non seulement votre prospérité, mais votre liberté, votre bonheur, votre grandeur. Durant chacune des cent vingt-six mille secondes qui forment les deux mille cent minutes qui composent vos trente-cinq heures, vous êtes à la fois le spectateur et l’acteur du progrès du fascisme ; vous en êtes le sociologue et vous en êtes le zélateur.

Enfin ! C’est marqué dans le journal ! Pas dans n’importe lequel ! Dans Le Monde, vous comprenez ? Dans Le Monde lui-même ! Et la nouvelle glisse sur vous comme vous allez vous-même glisser sur la neige artificielle avant de bouffer la fondue ? On vous dit qu’il y a le feu ! Pas on ! Le Monde ! C’est Le Monde qui vous dit qu’il y a le feu ! Pas dans les écuries, Madame la Marquise, pas dans la cave, pas dans le grenier : là, au milieu du living, sous votre fauteuil ! Mais oui : c’est pour ça que vous trouviez votre whisky un peu chaud !

Le fascisme ? Le Monde a dit le fascisme ? D’autres, des gens sérieux, estimables, pondérés, nullement fanatiques, parlent même d’esprit nazi. Pas le nazisme de Nuit et brouillard, bien sûr. Pour moi, c’était hier. J’ai vu ce film à la Cité universitaire de Paris ; je me rappelle une salle immense frappée de stupeur. En sortant, personne ne desserrait les dents. J’avais vingt-deux ans. Ce n’est pas moi qui vais vous faire du négationnisme, mes amis ! Mais attention ! Il n’y a pas un négationnisme, il y en a plusieurs ! Je vois beaucoup de négationnistes du présent, ces temps-ci. Parler du XXe siècle est plus facile, bien sûr. Pour comprendre la nouvelle mouture de fascisme qui nous attend, il faut un peu plus d’imagination, un peu plus de courage. Il n’aura pas la gueule de Mussolini, pas plus que le nazisme à venir ne défilera au pas de l’oie. Ils cliquetteront dans le vide comme des claviers d’ordinateur. Il y a tant de manières de faire mourir les gens…

En attendant, dans la salle, ils se reconnaissent ! La chiennerie que leur présente Moutout, promis, juré, c’est bien la leur ! Comme au patronage, quand, à la fin de la journée, l’abbé triait lui-même les manteaux, pèlerines, cache-nez et passe-montagnes entassés sur une table : « À qui ça ? Et ça, à qui ? Et ça ? » La même chose. « Ce salaud-là, bien sûr que c’est mon chef ! » « La bonne femme qui sait toujours tout et qui ne dit jamais rien pour ne faire de peine à personne, un peu que je la connais : elle a déjà coupé à trois licenciements ! » « Et ces consultants de merde, il croit que je ne les ai jamais vus, Moutout ! » Et le patron qui ne pense qu’à son blé ! Et le chewing-gum des réunions syndicales où les mots vous collent à la gueule ! Et les retours chez soi, l’effort que c’est d’avoir l’air en train ! Et les concours de faux culs quand on prend un pot avec les copains ! Déjà vu ! Déjà vu tout ça !

J’étais comme les spectateurs, qui étaient comme les acteurs, qui étaient probablement comme Moutout. L’anesthésie. La résignation infinie, aimable, presque reconnaissante. La vie est ainsi, n’est-ce pas ? Par vieille habitude, parce que c’est l’héritage dérisoire de l’époque chrétienne, on pleurniche un coup, on regrette, on déplore. Quand, à la fin de Violences des échanges, le héros se décide à piquer une tête dans la mer avec une fille qu’il n’aime pas – et qu’il n’a même pas envie de regarder, même en bikini -, on le comprend, on le plaint. Ce n’est pas beau, mais que voulez-vous ? Faire un bras d’honneur à la saloperie managériale et filer rejoindre celle qu’on aime sans calculer le manque à gagner, tout le monde n’a pas ce culot ! À l’idée d’une aventure aussi effrayante, un petit frisson délicieux parcourt l’échine du citoyen-consommateur ! Avoir flairé l’odeur de la poudre et avoir échappé à la bataille, double volupté ! Comme il fait toc-toc le petit cœur du citoyen-consommateur quand les gentils ouvriers du film se consolent avec leurs merveilleux souvenirs de l’usine !

Le fascisme, mes amis, c’est quand, pour défendre les valeurs, il n’y a plus qu’à pleurnicher. Le fascisme, c’est quand quelque chose de monstrueux a été installé au centre de la vie sociale et fait tomber les unes après les autres les défenses du désir. Le fascisme, mes amis, c’est quand il reste, d’un côté, le destin, de l’autre, la morale. Quand on a tout cédé au destin et qu’on garde la morale, la nostalgie et les pleurs pour les hacher comme du persil et en parsemer sa propre tombe. Le fascisme, mes amis, c’est quand on a renoncé à changer la pâte du monde et qu’on ne sait plus que laïusser sur le choix de la crème. Le fascisme, mes amis, c’est quand les antifascistes professionnels, du haut de tout ce qu’ils ont mis à gauche, vous expliquent qu’il vous faut renoncer à changer un monde qui leur va comme un gant puisqu’ils peuvent en jouir à loisir en faisant semblant de le condamner.

Le fascisme, mes amis, c’est quand on se fout de vous pour vous obliger à vous foutre de vous, et que vous marchez. Alors, vous êtes bêtes comme des oies, mes amis ! Alors on se dit que le pas de l’oie est parti, mais que les oies sont restées, et qu’elles recommencent à s’entraîner. Oies sociales-libérales et oies libérales-sociales. Oies de droite et oies de gauche. Oies extrêmes et oies modérées. Oies hétéro et oies homo. Oies qui croient au ciel des oies et oies qui n’y croient pas. Oies ignorantes et oies savantes. Oies lucides et oies affolées. Oies qui lisent Sollers et oies qui regardent Poivre. Oies égoïstes et oies altruistes. Oies attentives et oies désinvoltes. Oies éveillées et oies somnolentes. Oies sexy et oies pudibondes. Oies syndicales et oies patronales. Oies vertueuses et oies vicieuses. Oies du terroir et oies immigrées. Elles ne se mêlent pas d’annoncer les dangers, ces oies-là : elles ne savent plus rien de leurs illustres aïeules. Elles sont payées pour roupiller, elles sont dressées à se taire et à se prendre le bec dans les leurres. Elles savent parler de tout, les oies modernes, de tout, d’absolument tout, sauf de ce qui va nous faire crever !

Alors, le fascisme, mes amis, prend son vrai visage, le visage du diable, le visage du même malin qui s’amuse à faire des nœuds à la con dans vos scrupules parce que vous fricotez avec des femmes, des hommes, des chèvres ou des mobylettes ! Le fascisme, mes amis, c’est quand, ayant constaté qu’il n’y avait plus rien à faire, vous vous êtes vous-mêmes transformés en néant. Le fascisme, mes amis, c’est quand vous n’avez pas guetté en vous, peu importe où, dans votre tête, dans votre cœur, dans votre sexe, dans votre mémoire, dans votre colère, dans votre génie, le minuscule clinamen (voir Marché IX) qui vous arrache au destin, qui vous rend à vous-mêmes et aux autres.

Le fascisme, mes amis, c’est quand il y a quelque chose d’autre dans votre vie que votre désir de vivre. Le fascisme, mes amis, ne vous vient pas seulement de ceux qui vous veulent du mal : il vous vient aussi de ceux qui, sous prétexte de vous vouloir du bien, vous engagent à prendre au sérieux ceux qui vous veulent du mal et à discuter dialectiquement, c’est-à-dire lâchement, avec eux. Le fascisme, c’est quand, pour quelque raison que ce soit, bonne ou mauvaise, divine ou terrestre, vous prétendez donner de l’être à ce qui est néant, vous imaginant ainsi, stupidement, plus forts que Dieu lui-même, qui n’est pas assez costaud pour y parvenir !

Il faut aller voir le film de Moutout, mais il faut revenir à celui de Cantet. Il est premier, principal, principiel. L’emploi du temps, c’est une initiation au clinamen, c’est-à-dire à la liberté. Si vous en tirez la conclusion que ça va aider à boucher le trou de la Sécu, que ça empêchera les UMP de se comporter en brutes et les socialos en jocrisses, que ça va faire descendre du ciel une synthèse du libéralisme et du socialisme, mieux vaut que vous refassiez un tour de manège. L’emploi du temps ne dit qu’une chose : que tout ce qui, en vous, n’est pas en exode, ne vaut pas pipette ; qu’il faut lancer dans le grand jeu, dans le grand feu de l’exode tout ce qui peut jouer, tout ce qui peut brûler. Et le reste, le jeter. Mais jeter quoi ? Jouer quoi ? Brûler quoi ? Pitié ! J’ai tant de mal à le savoir pour moi-même ! Pourtant la lente dérive qui m’entraîne hors de toute idée arrêtée, et qui brouille, sinon le bien et le mal, du moins l’idée trop courte que je m’en fais, cette course vers l’inachevé, haletante et gaie, cette voie que l’on sait fiable parce que rien ne s’y répète, cette mise à mort sauvage et patiente de la représentation, cette indifférence amoureuse et, naturellement, ce désordre obligé des affaires économiques, intellectuelles, sexuelles, etc., vous connaissez tout ça aussi bien que moi : plus je le parcours seul, ce chemin de toutes les surprises, plus vous m’y accompagnez.

(24 février 2004)

Le désir du peuple : au-delà de la modernité

Il arrive que des productions populaires, voire commerciales, en disent plus long sur le monde que les analyses des clercs. Moins encombrées d’arrière-pensées tactiques, de prudence consensuelle, de conformisme intéressé et de clins d’œil à la confrérie des doctes, elles se méfient moins de leurs lapsus et offrent parfois d’étranges échappées. C’est ainsi qu’un film-catastrophe déjà ancien, Britannic, peut être lu comme une parabole de la modernité. Le paquebot qui porte ce nom vient de s’élancer vers la haute mer et les charmes convenus de la croisière de luxe avec, pour cargaison, un bon millier de richissimes gogos. Fâcheux pour son armateur londonien d’apprendre à cet instant, par un coup de fil anonyme, qu’ont été embarqués, outre les gogos, sept fûts contenant assez d’explosifs pour les envoyer améliorer l’ordinaire des poissons si une rançon, naturellement exorbitante, n’est pas versée en temps voulu. Parachutée en hâte sur le paquebot, une équipe de démineurs tente l’impossible, y perd quelques-uns de ses spécialistes et se trouve finalement, du fait des exigences conjuguées de la technique et du cinéma, devant la plus simple des situations. Il reste deux fils, le bleu et le rouge. Sectionner l’un des deux envoie le Britannic au diable ; couper l’autre désamorce la bombe. Mais lequel est le bon? Il faut choisir : dans cinq minutes, tout saute. C’est alors que la police met la main sur un génie des explosifs, qui fut jadis le maître à déminer du chef du commando parachuté mais qui a choisi, depuis, d’utiliser ses talents pour fabriquer les bombes plutôt que pour les désamorcer. De toute évidence, il a participé au coup. Cet artiste fait un peu la mauvaise tête puis, moyennant une promesse d’indulgence, consent à s’entretenir par téléphone avec son ancien élève, qui le couvre de paroles flatteuses. Il faut en venir au fait : le bleu ou le rouge, chef? L’ex-chef ne se précipite pas. Il jouit de la situation. Les gogos, le navire, son ancien camarade, les flics qui l’ont arrêté : tout est en son pouvoir. Le temps lui-même lui appartient. Quelques secondes seulement avant le boum inévitable, l’oracle tombe de ses lèvres, le verdict, la sentence : « Coupe le bleu. » Gros plan sur la pince. Elle hésite entre les deux fils, frôle le bleu, caresse le rouge, revient flirter avec le bleu, repart courtiser le rouge. Et finalement, c’est ce rouge qu’elle sectionne. La mer est toujours belle, de gros oiseaux crient, les gogos retrouvent dans le champagne la foi de leur enfance, de tendres contrats de mariage se concoctent : la vie continue.

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Placé devant une situation aussi radicale, contraint à la vérité par l’imminence du danger, le peuple ne se fierait pas davantage à la parole des élites que ce démineur à celle de son ancien maître. Comme lui, il sectionnerait le fil rouge. Seuls feindront d’en douter ceux qui tirent profit de sa subornation collective, qui font métier de le séparer de son désir et fondent leur réussite sur l’espoir de sa soumission. Pas un témoin de bonne foi, en effet, de quelque option politique ou métaphysique qu’il se réclame, qui ne constate, avec satisfaction ou avec effroi, à quelle profondeur le refus est aujourd’hui descendu dans les esprits et dans les cœurs. La vie sociale offrirait beaucoup d’occasions d’approfondir ce constat si les responsables avaient au moins autant de goût pour le vrai qu’ils en ont pour le progrès de leur carrière et la constante réfection de leur image. On aurait pu disposer, par exemple, avec la formation permanente, d’une chance exceptionnelle d’arracher la culture postindustrielle à la tyrannie de la propagande. Si la loi Delors de 1971 n’avait pas abouti à des résultats exactement opposés à ceux qu’elle se proposait, la formation eût constitué, mise à l’abri des vautours et des chacals, une magnifique caisse de résonance pour le désir du peuple et, à supposer qu’ils fussent capables d’échapper un instant au marécage de leur ego, une source précieuse d’inspiration pour ses dirigeants. Mais, dans la formation comme ailleurs, les deux petites filles jumelles de l’argent et de la puissance, Bêtise et Lâcheté, mènent la danse. Les préposés au bla-bla communicationnel, uniquement occupés d’eux-mêmes, noyés comme des seiches dans leur encre par le brouillard qu’ils sécrètent, privés de toute possibilité de décollage intellectuel, ne s’étonnent même plus de la minceur du voile idéologique derrière lequel ils cachent leur petit commerce. Leurs ambitions, il est vrai, sont inégales. Le plus souvent, ce ne sont que des appétits de boutiquiers peureux et cyniques, confiturés d’un vocabulaire abscons et prétentieux. Mais elles peuvent aussi s’élever jusqu’au délire. Ainsi l’exaltation du pouvoir des managers fournit-elle à un consultant-vedette des années quatre-vingt-dix ce quatrain poussif qui devrait alerter ceux qui s’indignent trop vite quand des auteurs aussi solides et mesurés que Maurice Bellet ou Christophe Dejours n’hésitent pas à évoquer l’esprit du nazisme à propos de la modernité :

« Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un « homme nouveau ».
Au cœur de l' »homme nouveau », l’Esprit Divin… »

Dissimuler de toutes les façons possibles le refus profond et radical, instinctif et réfléchi, que le peuple oppose à la barbarie dans laquelle on le précipite, tel est, en dépit de sa mise en œuvre multiforme, l’unique objectif de l’oligarchie régnante. Barbouillée d’idéologies diverses et lavables, elle exerce sur la politique, l’économie, la culture et la pédagogie, via la domination des médias, un pouvoir absolu où des aberrations antagonistes coopèrent à la fabrication d’un modèle inédit et monstrueux : le collectivisme capitaliste mondialisé. S’il paraît, pour l’instant, presque impossible d’en renverser le cours, une des meilleures manières de renverser, à son tour, cette impossibilité est de chercher à comprendre de quoi est fait le refus du plus grand nombre et pourquoi, présent partout, il reste presque toujours clandestin.

On peut le faire par voie négative. La sensibilité révolutionnaire a vécu. Ceux qui sont censés l’exalter sont sages comme des aides-comptables. Avatar de l’individualisme bourgeois, le courant néo-libertaire ressemble à l’écume qui se forme avant l’engloutissement. Les réticences du peuple ne s’expliquent pas non plus par l’hostilité particulière qu’il porterait à ses dirigeants. Il ne les croit pas plus intéressés, plus inconstants, plus vaniteux, plus corrompus que d’autres ; il n’hésite pas à reconnaître, le cas échéant, leurs qualités. Sans doute l’amour qu’il leur porte reste-t-il modéré : en a-t-il jamais été autrement? Cependant, loin d’apaiser l’inquiétude, ces constatations rassurantes sont de nature à la creuser. L’hostilité publique est latente, diffuse, insaisissable. Une nouvelle maladie? Un nouveau virus? Les chroniqueurs politiques ont de beaux jours devant eux ; ce qu’ils cherchent, ils sont sûrs de ne pas le trouver. Pas une semaine pourtant sans que l’actualité jette sur le devant de la scène un aspect ou un autre de ce qu’on appelle le malaise de la société parce qu’on n’ose pas encore parler, plus crûment, de son malheur. Les banlieues, les collèges, les entreprises, les hôpitaux : pas de situation particulière qui ne soit ressentie comme symptomatique.

De toute évidence, l’essentiel échappe à l’analyse. De la sensibilité populaire, les spécialistes de la vie sociale ne connaissent généralement que ce que leur livrent sondages et enquêtes, c’est-à-dire de l’insignifiant ou du mensonger, qu’ils s’empressent d’ailleurs de retranscrire selon les représentations dominantes du moment. Pour les uns, plutôt réformistes, les malheurs du temps sont dus à des erreurs, plus ou moins graves, d’appréciation de la réalité : telle qu’elle est, la société irait bien, ou irait mieux, si elle se dotait d’instruments de recherche plus performants, de procédures plus judicieuses, si elle critiquait les concepts qu’elle utilise, si elle prenait garde à repérer les impasses dans lesquelles a pu l’engager telle ou telle idéologie. Selon ces observateurs, la raison comme la sagesse suggèrent de ne pas instruire de procès excessifs, de ne pas exagérer, par exemple, la responsabilité des dirigeants politiques ou économiques, de ne prêter de mauvaises intentions à personne, de ne pas amalgamer les multiples aspects du désordre social, de ne pas en chercher la clef dans la mauvaise volonté délibérée de quelques-uns. D’autres, au contraire, analysent la situation d’une façon plus globale. Pour eux, les injustices et les insatisfactions de la vie sociale sont les conséquences d’un ordre mondial inique dont il est possible de démonter les mécanismes et de désigner les inspirateurs. Pour porter tous ses fruits, chaque combat particulier doit se greffer sur la critique de cette vision globale, seule capable de lui révéler la plénitude de son sens. Ceux-là s’inscrivent dans une logique de retournement. La justice, c’est l’injustice dénoncée et vaincue. Se libérer, c’est sortir de la domination et de l’aliénation qu’elle entraîne. Les conditions de la politique mondiale fournissent évidemment à ce type de pensée une trame d’une grande vraisemblance.

Au hasard des circonstances et des bénéfices électoraux, on voit les partis qui se veulent progressistes hésiter entre ces deux attitudes. Le plus souvent, la tendance est à une cohabitation pacifique des contraires. Au discours, les vastes perspectives et les chevauchées de l’esprit ; à l’action, les ravaudages modestes, les rafistolages, les compromis et les compromissions. Qui se met à l’écoute des citoyens sans se donner d’autre projet que de bien les entendre doit pourtant se rendre à l’évidence : ni les efforts du pragmatisme réformiste ni ceux de l’universalisme contestataire ne peuvent rendre compte, à eux seuls, du refus obstiné qui habite le peuple. Encore moins peuvent-ils le faire céder. Envers et moteur du désir des citoyens, ce refus est vécu et souffert à un niveau de réalité auquel n’ont pas accès, du fait de leur impuissance ou du fait de leurs dérobades, les influents et les clercs. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que, renonçant du même coup à leur problématique et à leurs privilèges, ils se mettent en quête de l’homme, du citoyen, du travailleur qui vivent en eux et que leur dévotion au cérémonial social tient à distance : c’est alors, et alors seulement, que leurs capacités critiques, dont ils n’hésiteraient plus à user, quand il le faudrait, contre eux-mêmes, deviendraient fécondes. Sinon, entre un peuple muet et des clercs prisonniers de leur rôle, se prolongera éternellement, de chaîne de télé en chaîne de télé et de colloque en colloque, comme un hommage ininterrompu aux mânes d’Eugène Ionesco, un dialogue aussi novateur et éclairant que celui que peuvent poursuivre des carpes et des perroquets.

Sans doute le peuple ne confond-il pas dans le même dégoût l’immense foule des domestiques gavés et le petit troupeau des consciences éprises de résistance ; mais, s’ils suscitent sa sympathie, ces protestataires sont loin d’emporter sa conviction. Les raisons en sont multiples. Le lieu d’où ils parlent, comme on disait à l’Odéon, toujours une position dominante, lui est suspect. Le scepticisme a fini par décourager en lui les assauts de l’espérance. Il devine aussi qu’un vrai changement, une révolution qui serait autre chose qu’une permutation de la tyrannie, lui imposerait une épreuve de lucidité : il la redoute. Mais, surtout, il sent que ces efforts critiques, pour justifiés qu’ils soient, restent en deçà, ou à côté, de son attente. Qu’ils ne touchent pas à l’essentiel. Qu’ils ne changeront pas la nature de sa présence au monde. Qu’ils ne feront pas reculer ses démons intimes, la peur, la soumission. La perspective d’avoir à les affronter n’est pas sans l’inquiéter mais il est si fatigué de courir derrière des illusions, si las de tous ces chiffons qu’on agite devant lui! Entre un passé révolu et un avenir inaccessible, sa vie est un impossible et épuisant surplace. C’est dans ce déséquilibre que le rejoignent les certitudes tordues, les espoirs faisandés, la satisfaction lugubre de la modernité. C’est dans cette posture malcommode qu’il assiste, médusé mais habitué, à la partie de baballe d’insignifiance que disputent, pour des cacahuètes de pouvoir qui le renvoient aux plus sinistres histoires de famille de son enfance, des personnages importants et falots. Et qu’il se demande, par exemple, s’il est vraiment nécessaire de choisir entre l’ennuyé de l’Élysée et l’ennuyeux de Matignon.

Pourtant, quel que soit le classement des joueurs en lice, qu’ils soient vedettes ou débutants, qu’ils portent la culotte ou la jupette paritaire, ces parties-là, le peuple les regarde avec une passion qui ne se dément jamais. Les vaniteux en compétition s’en attribuent le mérite et roucoulent de satisfaction : s’ils comprenaient, l’espace d’un éclair, à quel point la foule est indifférente à l’issue de ces pitoyables tournois, une vague de vérité les emporterait. Mais comment devineraient-ils que, feignant de les admirer, elle ne médite en réalité que sur sa servitude honteuse? Que les supposés citoyens sont las de voir les présumées élites relancer, une fois de plus, avec des mensonges parfumés, comme d’habitude, au goût du jour, la mécanique rouillée et grinçante de la domination? Qu’ils ne font mine de s’intéresser à leurs pitoyables tours que pour mieux se débarrasser d’eux en les clouant à leur caricature, libérant ainsi leur âme pour la laisser accueillir en paix l’étrange rêverie qui frappe de plus en plus fréquemment à leur porte? Car si la modernité ne crée rien, ne produit rien, n’imagine rien, ne promet rien, ne vaut rien, ne pèse rien, grâce à Dieu, elle dénude tout, elle abrase tout : sa place, dans l’économie du salut, est celle du détergent providentiel. Ainsi, sans même s’en apercevoir, travaille-t-elle à sa propre ruine et défait-elle de ses mains ce qu’elle croit bâtir. Son triomphe creuse sa tombe. Non pas après elle, le déluge : avec elle, le déluge.

Et le peuple fasciné, comme eût dit Clément Marot, songe ses dirigeants. Leurs mots, leurs gestes, leurs manières. Il les regarde, tout englués d’ancien, courir après la mode. Ils lui ressemblent tellement! Mais lui, il les voit : le contraire n’est pas vrai. En fait de miroir, ils n’ont que la cupidité anxieuse de leurs courtisans. Le peuple, au contraire, même si c’est avec une infinie lenteur, même si c’est au prix d’innombrables reculs, au fur et à mesure qu’il s’abîme dans la contemplation de leur mensonge, s’en décolle, s’en détache, s’en sépare. Mouvement des profondeurs, impossible à nommer. Comme la Beauce de Péguy, imprenable en photo, la vérité du peuple est interdite aux médias, aux psychologues, aux sociologues. Inaccessible à toute récupération. Ainsi, dans l’étrange plaidoyer pour le nominalisme qu’est Le Nom de la Rose, cette éclairante contradiction : toute la vie du moine érudit qui est le héros du roman a tourné autour des rapides instants où, pour la première et la dernière fois, il apprit, jeune novice, d’une servante à peine entrevue dans les cuisines obscures du couvent, et dont il ne saura jamais le nom, que l’innomé de l’existence est la voie royale de la réalité, et que les constructions de l’esprit qui veulent en rendre compte se dégradent en affabulations dès qu’elles prétendent s’en affranchir.

La modernité rapproche le pouvoir de ceux qui le subissent. Plus possible d’imaginer qu’au sommet de la pyramide sociale règnent des vertus plus éclatantes, des intelligences plus lumineuses, des générosités plus vastes. Tout le monde ressemble à tout le monde. De cette ressemblance, les démagogues tâchent de tirer des effets de résignation. Personne, soufflent-ils, ne pourrait mieux faire… Le peuple succombe à la tentation : un peu, beaucoup, pas du tout. Autre chose le sollicite, qu’il sent plus profond. Il se sait désormais l’égal des puissants. Les humiliations qu’ils lui font subir, loin de contredire cette certitude, la font plus violente, plus accusatrice. Tandis qu’il mime, à s’en déformer les traits, la soumission qu’on veut de lui, qu’il fait semblant de penser sur ordre et de jouir sur commande, il explore en secret l’au-delà des apparences, bute sur ce qui n’a pas de nom, se cogne, de toutes les façons possibles, au mystère fondateur, envisage, incrédule, sa « future splendeur », apprend enfin de cette expérience qu’il existe, qu’il existe vraiment, hors de toute autorisation, hors de tout préalable. Alors il jette à nouveau les yeux sur les puissants, heureux de partager avec eux la joie de cette existence : il découvre, stupéfait, terrifié, qu’ils y ont renoncé.

Il les écoute parler. Ou plutôt, il cherche la source de leur parole, tâche d’en deviner la genèse, mesure à quel niveau de réalité elle naît. Sort déçu, accablé, de cette épreuve. La vision des réformistes est trop courte, trop étroite. Le monde n’est pas une copie à corriger. Le monde n’est pas un habit dont il faudrait reprendre la coupe. Trop simpliste aussi le fantasme d’un gigantesque complot à dénoncer. La vérité, ce n’est pas de l’erreur retournée. Tout ce dont les suffisants dissertent avec assurance, le peuple le remâche, le rumine. Ils peuvent se moquer de lui : il est si embarrassé! Il est vrai qu’il ne sait comment faire ; mais, eux, ils ne savent même plus de quoi il s’agit. Inlassables fontaines à bavardages, ils pissent éternellement la même rhétorique tiède. Et s’en montrent si fiers, si fiers et si fats! Comment comprendraient-ils que, si le peuple se tait, s’il bougonne, s’il se contredit, s’il contresigne en souriant toutes les paperasses qu’ils lui tendent, s’il raconte n’importe quoi au premier imbécile qui le sonde, c’est qu’il est descendu plus profond qu’eux dans le vivant, qu’il y pressent de l’inconnu, qu’il y devine du nouveau absolu. Même s’il ne peut pas nommer ce qui n’a pas encore de nom. Même si ce qu’il flaire, et que les maîtres n’imaginent même pas, l’épouvante tellement qu’il voudrait n’en être jamais arrivé là, qu’il accepterait sans hésiter un bond de vingt, de cent ans en arrière. Comment ces protégés à vie, dont le désir le plus hardi n’a jamais dépassé l’horizon d’un concours, d’une nomination, d’une réélection, devineraient-ils pourquoi le peuple, ce réservoir pour leur vanité, s’embrouille et bredouille? Comment verraient-ils en lui l’image de cet empereur de Chine, que Paul Claudel évoque dans Le Repos du septième jour, qui, descendu aux enfers pour arracher son peuple à la peste, n’a plus pour s’exprimer, à son retour sur terre, que de pathétiques interjections?

Trop tard. Quoi qu’ils fassent, le peuple a pris trop d’avance sur eux. Ils croient qu’il a peur. Il a peur, oui : mais pas d’eux. Il se tait, mais pas pour les raisons qu’ils lui prêtent. Ils se flattent niaisement de le manipuler, sans se douter que c’est lui qui décide de jouer leur jeu, qu’il a provisoirement besoin de ce répit, même inconfortable, pour mieux s’isoler dans son désir, pour le sentir mûrir, pour l’apprivoiser, pour découvrir, avec terreur et jubilation, un langage nouveau, pour commencer à en balbutier en secret l’alphabet. S’ils savaient, les gentils membres du Club des Narcisses! Leurs talents de communicateurs, quelle farce! Ils peuvent confier ce service à des singes ou à des ânes : ces experts convaincront sans peine un peuple qui a décidé d’être convaincu, qui est contraint, pour l’instant, de paraître convaincu. Un peuple qui manipule subtilement ses manipulateurs. Oui. Au profond des choses, les manipulés, c’est eux. Les outils, c’est eux. Les jetables, c’est eux. Les instrumentalisés, c’est eux. Leur saint-frusquin stratégique, la bouillie de langage que recrachent leurs domestiques surpayés, tous ces garrottés d’eux-mêmes qu’ils fabriquent en série, leurs querelles arrangées comme des matches de catch en banlieue, les valeurs bidonnées qui servent de Samu à leur manque de courage, la dérisoire imagerie du succès, l’ignoble vulgarité de la gagne, tout cela n’a qu’une fonction, une seule : laisser le temps au peuple de s’habituer à la liberté qu’il ne pourra bientôt plus éluder. Vider les fonds de tiroir, tel est aujourd’hui le destin des élites.

Quand même. Tâcher de retarder l’inévitable. L’empêcher de couper le rouge, ce peuple fragile et hésitant, braillard et délicat, que désole l’idée de faire de la peine à ceux qui le méprisent. Possible de l’envoyer sur des fausses pistes : la peur rend les conseillers si ingénieux. Jouer fin. Ne jamais oublier l’essentiel : le but, c’est de le diviser en lui-même et contre lui-même. Les femmes contre les hommes : très bon, ça, facile à justifier. Le sexe, quelque usage qu’on en fasse, rien de mieux pour mettre la zizanie partout. Mais ça ne suffira pas. Chaque individu doit se sentir, dans tous les domaines de sa vie, harcelé par tous les autres, et se faire un devoir citoyen de protester hautement. Les gens qui cafardent, on les tient. Qui irait s’en prendre à Modernité, la gentille nounou castratrice? Qui aurait l’idée, par exemple, de lui reprocher de faire le bonheur des sectes, à force de rendre les gens fous? Affreuses, les sectes. Mais elles pourraient permettre de prendre, en douce, des lois assez utiles pour empêcher les esprits de gambader dans les parterres interdits. Prudence! Si l’on se mettait à traquer la manipulation mentale, il faudrait enfermer la quasi-totalité des grands consultants, des managers et des communicateurs. Plus quelques autres.

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Difficile de couper le rouge. Beaucoup de pièges à déjouer. Mais on peut rester optimiste. Ce qui ne peut pas entrer dans le logiciel taré de la modernité, c’est que chaque retard aggrave son cas. Le peuple a tout son temps. Il souque, mais ça va. C’est qu’il est au centre des choses. Il tient la corde, si l’on veut. La violence établie, elle, est obligée de faire l’extérieur, de jouer l’apparence, rien que l’apparence, toujours l’apparence. Elle s’usera. Elle ne pourra pas suivre le mouvement très longtemps. Elle se détachera comme une pelure et filera dialoguer pour l’éternité avec son interlocuteur préféré, le néant. Alors, pour des âmes enfin restituées au désert, pourra peut-être commencer le temps de la simplicité.

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Texte publié dans la revue Cité (n° 36, 2e trimestre 2001)

Le côté du monde

(Entretiens de Pierre Mari avec Jean Sur)

« Le monde, c’est le grondement des choses en nous. Si le langage ne répond pas à ce grondement, s’il bascule du côté de la société et de son système d’assignations, il n’est qu’un remuement de poussière. »

Quand j’ai appris qu’un jeune normalien agrégé de lettres allait venir animer des séminaires de formation dans la banque où, depuis une dizaine d’années, je m’efforçais de tenir la tête de quelques stagiaires hors de la vase où l’horreur économique les enfonçait méthodiquement, j’ai craint le pire. Je connaissais bien ces immigrants-là. Enjôleurs, truqueurs, une citation toujours prête pour peloter le patron, ils puent le chéquier. Des champions du vide distingué. Ils flottent au-dessus du brouet managérial comme les petites pâtes en forme de lettres qui font oublier aux enfants la soupe qu’on leur met dans le bec. Seuls bénéficient de leur migration vers les entreprises les élèves qui leur ont échappé.

Le nouveau venu n’est pas de la tribu. Un jeune D’Artagnan lettré, mélange de modestie et d’assurance, intransigeant et doux, sans doute descendu en hélicoptère dans le marigot bancaire. Rien à craindre de lui. Mais tout à craindre pour lui. Sûr, il va se faire manœuvrer. Il ne sait rien de l’entreprise ; on le flattera, chapeau bas devant ses diplômes ; on en fera une icône surpayée. Il s’y brûlera. Ce sera dommage.

Quinze ans ont passé. Pierre Mari ne s’est brûlé à rien, pas même à mes conseils. Je n’avais pas vu tout de suite à quel point la littérature et l’écriture le mettaient hors d’atteinte. Il est vrai que, tout occupés de l’entreprise, nous ne parlions guère d’autre chose. Au moins, de ce côté-là, voulais-je contribuer à l’affranchir. Je ne lui cachais rien de ce que m’inspiraient la banque, ses pompes, ses manœuvres, ses directeurs en roudoudou empoisonné. Un seul maître à écouter ici, le camarade Sénèque : « Vivre, c’est faire campagne. »

Il a tenu. À sa manière, qui n’est pas la mienne. Non seulement il a tenu, mais tout lui est devenu terreau pour une croissance tranquillement et fortement affirmée. Au fur et à mesure de nos conversations, plus j’observais la diversité de ses points d’appui et la justesse des relations qu’il établissait entre eux, plus j’étais frappé du caractère novateur de son attitude. Les grands auteurs, le contact direct avec les stagiaires, une sensibilité aiguë aux formes d’expression les plus fortes du temps – les films de Laurent Cantet et de Jean-Marc Moutout, par exemple -, où est-elle, s’il vous plaît, la modernité, sinon là ?

Une humilité fière, une modestie qui affirme. L’imperturbable zone de silence, sillage de justesse, qui rend impossible de replier la pensée sur la pensée, la vie sur la vie, les mots sur les mots et qui oblige à admettre, contre la sottise régnante, « qu’il n’y a pas que ce qu’il y a. » Le contraire du « raffinement complice », du « sérieux dévorateur ». Une simplicité, comme on disait en banlieue, qui dégage. Qui dégage ? Allons ! Laissez Sartre dormir tranquille. Tout le monde s’engage aujourd’hui, même les clients du super ! Tout le monde s’engage pour la gloire du pratico-inerte !

Chez Pierre Mari, la pensée est une débroussailleuse. Une grande tondeuse, comme celle du coiffeur. Il nous dégage bien les oreilles, on se sent mieux. Cette brave tondeuse, cette vaillante débroussailleuse, savez-vous comment elle s’appelle ? Elle s’appelle la culture. La culture, c’est d’en revenir toujours au point zéro. « Non pas l’antique comme rabâchage, disait Jacques Berque, mais l’innové comme retrouvailles. » Point zéro ? Vous protestez : il a tout lu ! Vrai, il a beaucoup lu. C’est un écrivain cultivé, ce qui n’a rien de pléonastique. Mais ses lectures sont du carburant pour la débroussailleuse, pas des confitures pour l’hiver. Elles ne servent pas à l’enrichir, ni à peaufiner son image. Démêler le monde, c’est cela le travail de l’esprit : l’action, au sens où l’entendait Maurice Blondel. Non que Pierre Mari, fervent du XVIe siècle, sombre dans l’intellectualisme ! L’esprit, pour lui, c’est la vaillante petite flamme amoureusement liée et dévouée à la cire temporelle et corporelle avec qui elle entend partager sa libre jubilation. Qu’elle est belle sa citation de Goethe, tellement dans la note du Côté du monde ! « Je hais tout ce qui ne fait que m’instruire sans augmenter ou stimuler directement mon activité. » Ni les bibliothèques : elles jaunissent ; ni les causes : elles rancissent.

À un moment de ma vie, j’ai eu peur pour le jeune homme qu’il était. J’ai eu tort, tant mieux. Mais je ne suis pas mécontent. Sur l’entreprise, sur la vie sociale, j’avais à cœur d’accélérer sa marche : inutile qu’il perde vingt ans à ces bêtises, comme moi. Je cherchais toutes les occasions. Avec un type aussi nuancé, il fallait faire énorme. Un jour, ses stagiaires et les miens s’étaient groupés autour de la machine à café. Enivrés par la perspective d’une promotion, ils se demandaient gravement, peut-être pour se partager équitablement les postes, qui, du président, du directeur général ou du secrétaire du syndicat, était le personnage le plus important de la banque. « Aucun de ceux-là, avais-je solennellement énoncé, aucun de ceux-là ! Le personnage le plus important, ici, c’est la peur ! » Oui, il faut choisir, et tout de suite. La peur ou l’activité, au sens de Blondel et de Goethe. Il est faux qu’il y ait un moyen terme. Il est faux qu’on puisse donner le change.

Pierre Mari, Le côté du monde, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006.

(25 septembre 2006)