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M. Pluche

LE MARCHÉ XXXII

Il n’y avait qu’un homme riche dans mon enfance, M. Pluche, le père de ma marraine, qui devait son surnom à Musset. Il vivait en argent comme d’autres en religion. Quand nous allions déjeuner chez ma marraine, nous le croisions au rez-de-chaussée de la maison, où il avait établi ses bureaux. Il se plantait dans le couloir en grommelant, boudiné dans une robe de chambre crasseuse, mal rasé ; en se grattant la tête, il considérait longuement ces endimanchés naïfs avant de leur adresser la parole. Il ne nous méprisait pas : il méditait comme un prêtre sur la distance infinie qui séparait notre monde du sien, et semblait s’en attrister. « Alors, nous disait-il enfin, on vient casser la croûte ? Amusez-vous bien, mes enfants, moi je ne mange plus, je ne mange plus ! Je vais travailler. C’est ça la vie ! Retiens bien ça, petit. C’est ça, la vie : travailler ! » Je ne le détestais pas. À peine rentrés chez nous, ma mère s’étranglait de colère parce qu’il avait réussi à faire attribuer une bourse scolaire à sa petite fille alors que cette aide m’avait été refusée. Je lui donnais raison, pour avoir la paix. Je m’en foutais. L’injuste M. Pluche m’intéressait. Il habitait le monde autrement. Il y était posé comme un presse-papier. Les autres hommes en paraissaient fragiles. Il savait rire, se moquait du chapeau de ma mère, traitait mon père comme son secrétaire puis, soudain, se lançait dans des considérations d’actions et d’obligations auxquelles je ne comprenais goutte et où je retrouvais un parfum de catéchisme. Il décrivait minutieusement les manœuvres boursières de ses adversaires et en concluait invariablement : « Il ne faut s’étonner de rien. » Je me souviens que je ne me suis pas beaucoup étonné de sa mort.

La valeur argent, la valeur travail, rien de bien neuf. La victoire des choses, l’installation officielle des choses, mes douze ans en avaient fait le tour. La cérémonie bourgeoise est de retour. Évidemment ! Les partisans du nouveau pouvoir la désiraient. Leurs soi-disant opposants ne l’ont jamais refusée ; nonobstant leurs cris, ils voient en elle leur irrécusable destin. C’est sans doute pourquoi l’inconscient socialiste, dans sa perspicacité, lui a opposé une si faible résistance. Triomphe du langage des choses, de l’esprit des choses, de la raison des choses : comme disait M. Pluche, c’est la vie ! J’aimais bien l’ennui rassurant où ce bonhomme me jetait. Le soir, ma mère rangeait mes beaux habits de prolétaire qui n’avaient épaté personne, je me mettais au lit, on venait m’embrasser et enfin, avec le rêve, la vie, la vraie, commençait.

Je m’étonnerais de retrouver M. Pluche ? Pourquoi ? Voici, comme prévu, que tout devient rien. Normal. À moins que vous n’ayez vu qu’une manière de dire dans l’intuition du cher Léon-Paul Fargue, une agacerie littéraire, une aimable boutade pour vous donner du cœur au ventre sur le chantier de la modernisation de la démocratie, de l’exaltation de la valeur travail, de la culture du résultat, du rapprochement de l’école et de l’entreprise ? Ou que vous n’ayez attendu d’elle de nouvelles occasions de vous dorer la pilule avec les causes des uns et les identités des autres ? Erreur, erreur, comme eût dit M. Pluche, qui répétait toujours ses phrases. Tout, c’est tout. Rien, c’est rien. Et tout, qui est tout, devient rien, qui est rien. L’appel du siphon au fond de l’évier. La grande lessive. Vos mains sont-elles si délicates que vous hésitiez à les y plonger ? Vos bagues, peut-être…

Vous me direz qu’après Fargue, il y a Miron, et que nous sommes arrivés à ce qui commence ? Mille fois oui. Mais attention. Entre les deux, il y a un gouffre à franchir, un sas de désinfection obligatoire. Aucun passage dialectique, cette fumisterie demi-mondaine. Chacun devant le grand saut. Tout le monde, mais chacun. Ainsi chantait la délicieuse Petula Clark : « Tout le monde veut aller au Ciel, oui, mais personne ne veut mourir. » Mourir à M. Pluche. Mourir aux adversaires de M. Pluche. Mourir à la théologie financière et activiste de M. Pluche. Mourir aux termites qui s’engraissent de la critiquer. Il est vrai que la petite Éliane, riche, bénéficiait d’une bourse à laquelle elle n’aurait pas dû prétendre et qu’à moi, pauvre, on n’accordait pas. Scandale, scandale, M. Pluche ! J’entends d’ici les énarques socialistes faméliques interpeller les énarques UMP ventripotents ! Et je songe à Baudelaire : Au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau !

Le gouffre entre Fargue et Miron me fascine. La considération placide de ce qui disparaît et l’espérance plus que fragile que quelque chose peut naître. Pour ceux qui sont nés – ou re-nés – de 68, c’est une obsession, ce passage. Tant de choses à désapprendre, à réapprendre ! Comme il aurait fallu être attentif ! Il y eut trop de fausses libérations auxquelles on refusait le beau nom de détresse qui les aurait rendues presque aimables. Mais lier détresse et désir, qui y songeait ? Pas possible, m’a dit un jour Maurice Bellet, de combattre la volonté de puissance dans la politique ou l’entreprise et de la sauver dans l’érotisme. Je me suis longtemps défendu, et ici même, contre ce propos. Pourtant, Bellet ne prêchait pas le retour à l’avant-68. C’est ici, précisément, à ce sommet, que s’ouvre le gouffre. Et, en son cœur, l’espérance. Le sentier est très rude, un peu rude pour moi. Je m’assois dans l’herbe avec un Lamartine et, à ceux qui passent devant moi, je dis : « Oui, oui, c’est par là, bonne chance ! »

Nous sommes entrés dans une période qui annulera, quelle que soit la véhémence avec laquelle les meilleures causes seront défendues, tout ce qui n’aura pas de résonance intérieure, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, ne référera pas à nos réserves secrètes, à nos remous, à notre trouble. Seules atteindront leur but les fusées parties de plus profond que nous, presque malgré nous, de bases de défense ignorées de nous. L’enseignement qu’on dispense aux journalistes, politiciens, patrons et autres penseurs de l’actu, et contre lequel si peu d’entre eux se rebellent, les condamne à n’être que des techniciens de surface, honorables souvent, insignifiants presque toujours. Plus que leurs agitations neuronales, il nous faut « posséder la vérité dans une âme et un corps ».

J’ai rêvé d’Ernst Ludwig. Un colosse, une armoire, visage brique sur costume de clergyman. C’était il y a cinquante-deux ans, à bord du Maréchal-Foch qui emmenait en pèlerinage, sur une Méditerranée probablement secouée par Satan en personne, des étudiants catholiques de Sorbonne et quelques autres. Les controverses théologiques finissaient par-dessus bord. Ernst Ludwig, séminariste allemand, n’entendait, lui, se laisser troubler par les éléments ni dans son travail, ni dans ses prières, ni dans son appétit, qu’il avait solide. Il m’avait convaincu de venir m’installer avec lui au centre d’une salle à manger déserte, devant une table qu’il faisait garnir des nourritures terrestres les plus substantielles, sans prêter la moindre attention au dégoût du personnel. Je le regardais avec effroi et admiration, cherchant d’avance le chemin d’une retraite obligée. Les plats lui arrivaient au rythme des vagues, il les engloutissait comme la mer les marins. Soudain, il me considéra avec attention et me dit doucement, avec son fort accent, quelques mots dont je n’ai jamais cessé de sentir l’amitié puissante ni à quel point ils consonaient, au fond, avec un pèlerinage dont la portée spirituelle me passait très au-dessus de l’âme : « Jean, mon ami Jean, il faut manger, tout est payé ! »

La Question humaine : encore un film sur l’entreprise et le management. Mes méchancetés sur les techniciens de surface ne doivent pas faire oublier la très belle page que Le Monde lui a consacrée. Mais précisément. Faut-il un film pour que la presse s’empare d’un sujet aussi central, qui concerne tant de gens, qui a une telle influence sur la vie sociale ? Soit : ces techniciens de surface sont capables, quand ils le veulent, d’aborder des sujets de fond. Mais ils ne le font pas, là est la question, à moins qu’un créateur ne passe d’abord. Eux, c’est la surface, point final. Ils s’occupent du building de la modernité, le font visiter, le commentent, le bricolent, l’astiquent, le font briller. Comme ces cortèges d’Africaines en boubou qu’on croise, au petit matin, dans les quartiers d’affaires. Avec, probablement, la même fascination qu’elles, le même respect appliqué et, peut-être, la même complicité. S’intéresser à l’intérieur du building, se mettre à écouter son cœur, ses mots, ses soupirs, sans doute voient-ils là une activité respectable, éminente même, mais subjective. Or un technicien de surface a fait vœu d’objectivité, notion qu’on l’incite très vite à confondre avec son contraire, l’objectivisme.

Tous ces films sur le management ! Et tous si forts ! Pour un peu, j’en concevrais une joie mauvaise. Personne ne voulait me croire quand j’expliquais, il y a trente ans, que nous nous trouvions en face d’un phénomène majeur et terrifiant. On m’imaginait obsédé du confort psychologique des salariés, on m’expliquait qu’il y avait, en France et ailleurs, de plus graves détresses. Je n’étais pourtant atteint d’aucune fièvre compassionnelle. J’étais de ceux qui avaient repéré un virus, voilà tout, un virus auquel je ne comprenais pas grand-chose, qui ne se confondait ni avec l’industrie, ni avec la technique, ni avec la production, mais dont je sentais qu’il irait porter dans le monde entier, pas seulement dans les entreprises, la maladie occidentale. Depuis, comme on le sait, la saleté a bien cheminé. Elle s’acclimate partout et trouve un ami dans chacune de ses victimes. La paresse, la lâcheté, l’orgueil, la vanité lui sont de bons terreaux, mais non moins la générosité, le courage, et même la religion. J’ai applaudi à la critique de l’idéologie managériale que constituait le livre de Jean-Pierre Le Goff, Le Mythe de l’entreprise, même s’il me semble que le mal vient de plus profond que l’organisation du travail et la vie économique. Il est global, hors de nous et en nous. Je me reproche souvent de n’avoir pas fait assez d’efforts pour me faire entendre. Ce n’était pas facile. Les gens de droite se gaussaient de ce qu’ils prenaient pour une protestation morale. Ceux de gauche en revenaient obstinément à leur terrain habituel : salaires et conditions de travail. La difficulté, c’est que ce virus est omnivore, puissamment récupérateur, qu’il fait son miel de toute critique. La propagande qu’on déverse sur les managers consone terriblement avec leurs angoisses secrètes, avec le legs le plus archaïque de leur éducation. En moi aussi ce maudit caillou fait des ronds ; c’est un formidable analyseur de mes grands fonds, de mes bas-fonds. Parler du management, c’est parler de soi, de son fondamental, des chemins de sa liberté. Pas commode d’écrire là-dessus. Rien de mieux jusqu’ici que le superbe livre de Max Pagès, L’Emprise de l’organisation. Le management, c’est la fascination par la mauvaise mère, séductrice et tyrannique. Tout est dit. Mais ces choses-là ne se soignent pas si aisément.

La Question humaine met en parallèle management et extermination nazie. Cette relation a déjà été suggérée. Un rapprochement hâtif et spectaculaire ne convient pas, mais une levée de boucliers contre cette comparaison n’est pas légitime non plus. Dans la maison du diable aussi, il y a plusieurs demeures ; comme tout ce qui monte, tout ce qui descend aussi peut converger. Ce lien, bien sûr, n’est pas de filiation. Le management n’est pas l’enfant du nazisme, ni son avatar. Ils sont plutôt l’un et l’autre les conséquences d’une même cause, les enfants différents d’une même aberration. Comme l’a bien vu Isabelle Régnier, le jeune psychologue qui est au centre du film perçoit « l’effarante proximité (…) entre la langue administrative nazie et celle qu’il emploie dans son travail. » Cette proximité, ce lien, je l’appelle logique du tri. Ne lit-on pas actuellement sur les panneaux d’affichage de nos villes que « préserver, c’est trier » ? Formule innocente, bien sûr, et utile prescription. N’empêche. Une oreille un peu attentive a le sentiment d’avoir déjà entendu des choses comme ça, elle en est vaguement troublée, et se le reproche.

Pas de tri sans logique de tri, sans choix entre des possibles. Tout n’est pas toujours aussi simple que pour les ordures. Le plus souvent, la logique de tri est violente parce qu’appuyée sur un principe partiel et partial : choisir une dimension de l’humain pour exclure ou déclasser les autres. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » La logique de tri est violente parce qu’elle est violante, parce qu’elle s’impose à une réalité dont elle sait – au moins au début, ensuite elle veut l’oublier – qu’elle va trahir la nature, le sens, le désir plus ou moins exprimé. Elle est violente dans les faits parce que violante dans l’intention. Qui l’exerce ne peut se défendre d’un fort sentiment de culpabilité qui alourdit encore la violence. Très vite, révélant sa nature véritable, la logique de tri disparaît au profit de la brutalité qu’elle engendre : l’instrument prend le pouvoir et se réclame du sens, le moyen s’exalte de sa puissance et rejette orgueilleusement toute finalité. Folie, enfer : devenir toujours plus violent pour tenter de prouver qu’on a raison, qu’on a des raisons. Vrai pour le nazisme. Vrai pour le management. Toutefois, prendre garde aux comparaisons. Parce que l’histoire n’est pas finie. Et parce que des horreurs de cette sorte, en ce qu’elles ont perdu toute mesure, ne peuvent être comparées à d’autres, ni à quoi que ce soit.

Le principe de tri du management, c’est la rationalité. Ce principe est lui-même une violence faite à la raison, il en est une distorsion, une réduction, une pétrification. Un élève de terminale sait que la rationalité n’est pas la raison. Quand, il y a une quinzaine d’années, je rappelais cette évidence aux techniciens de surface d’EDF – je veux dire aux gens de la Direction générale – ils la découvraient avec un enchantement qui, pour un peu, m’aurait fait croire à ma science. Par là, ces aimables polytechniciens m’ouvraient d’intéressantes perspectives sur leur formation. À l’ombre d’une image de philosophe entièrement usurpée, je rêvais à leur itinéraire. Une jeunesse enfermée à triple tour : rationalité technique, morale conventionnelle, bridge. Cet amalgame de formalismes divers s’arc-boute soudain sur la vie économique et le pouvoir qu’elle offre. Que la vie est simple quand elle perpétue, récompense, sacralise l’immaturité, quand il y a toujours, pour en ranimer l’élan, quelque grande raison d’intérêt général mûrie dans le crâne d’un financier ! Non que ces gens aient forcément la grosse tête. Ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est se rafraîchir avec les sentiments ordinaires ; ils nomment cet exercice relations humaines, ils y trouvent une occasion enthousiasmante de témoigner de leur simplicité, voire de leur fantaisie. Mais hélas ! la mer appelle le marin ! Que la chose économique les siffle, les voici à parler une langue qu’ils ne semblent pas eux-mêmes très bien comprendre, à manier des signes qui ne renvoient à rien, à s’étonner de la perplexité de leurs troupes, à les abrutir de slogans grandiloquents et creux, à s’enfermer entre eux, désappointés, dans un ghetto doré d’incompris. Ces gens sont des victimes. Estimer que leurs gros salaires et leurs satisfactions de vanité leur interdisent d’être ainsi considérés, c’est être soi-même fasciné par les gros salaires et les satisfactions de vanité. Je veux bien qu’on leur prenne un peu d’argent, je ne veux pas qu’on leur dénie leur qualité de victimes. Comment ferais-je confiance à des justiciers qui auraient la vue si basse ? Ce qui les blesse n’est pas ce qui me blesse. Que puis-je attendre d’eux si la grenouille de leurs valeurs grimpe sur la même échelle que celle de mes techniciens de surface ?

Que demande-t-on à ces élites? Non pas, caporalisme primaire générateur de révolte, de penser et d’agir selon les ordres. À eux d’inventer, on ne leur fera pas grâce de leur créativité. On exige bien plus. Non seulement qu’ils reconnaissent le bien-fondé de la logique de tri en réduisant l’exercice de la raison au maniement de la rationalité fonctionnelle, mais encore qu’ils appliquent à leur propre personne cette mutilation, cette ascèse castratrice, ce choix, cette hérésie. On ne les invite pas à entrer dans un moule, mais dans un broyeur. On leur demande de s’éradiquer eux-mêmes de leur pensée. Une pensée sans penseur, voilà ce qu’ils doivent produire. Non pas une pensée conforme : une pensée, au contraire, qu’alimentent leurs idées personnelles et leur tempérament propre, à condition que, de ces idées et de ce tempérament, ils renoncent à être les sujets, qu’ils soient si profondément à la disposition de la rationalité utilitariste qu’elle puisse se nourrir de leurs spécificités, se repaître de leurs différences. Tous les aspects d’eux-mêmes sont utilisables pourvu qu’à cet eux-mêmes ils aient renoncé. Des kits, il faut qu’ils deviennent des kits.

Le management n’est pas l’invention de quelque penseur génial, il n’a pas été distillé dans l’athanor d’on ne sait quelle idéologie. De même qu’il n’a jamais fourni à l’humanité le moindre apport sérieux. Je ris encore en pensant à la considération dont on entourait, au beau temps des illusions bushiennes, les intellectuels néo-conservateurs américains, ces illuminés maniaques. S’établir conseiller en communication demande beaucoup moins de connaissances et de génie que se faire plombier. Il n’y faut que de la perversité. Il suffit d’être capable de sentir par où l’époque dépérit et d’avoir assez de cynisme pour l’enfoncer un peu plus encore en protestant partout qu’on veut la sauver.

Sans doute peut-on contredire M. Pluche. Mais c’est dangereux : ce virus se transmet par le dialogue et la contestation. La maladie, c’est de se fixer sur le terrain de M. Pluche, d’entrer dans la logique qui fait à la fois sa force, son malheur, sa vertigineuse insignifiance. Tant que l’absurde rationalité technique, financière, économique, avec ses innombrables prolongements politiques, culturels, éducatifs, médiatiques, sera au centre de notre société, rien, absolument rien, jamais, ne pourra tourner en bien ; tout, absolument tout, toujours, finira dans les pleurs ou la colère. Et ce n’est pas le déploiement des attitudes soignantes, avec ce qu’elles charrient de résignation secrète et de volonté de puissance compensatoire, qui rendra l’air respirable. Quand soixante-cinq millions de Français, au hasard de leurs marottes, de leurs soucis, de leurs passions plus ou moins cohérentes, seront autant d’intervenants pressés d’oublier leur douleur en courant soigner celle de leurs voisins, ils ne formeront pas l’admirable société mi-technique mi-humaniste que les patrons célébreront à la fin des banquets sous le regard taquin et complice des syndicalistes invités, mais le plus formidable hospice d’aliénés que la terre ait jamais porté.

Il ne m’a pas échappé qu’il existe des souffrances et je raccompagne à ma porte les jocrisses qui prétendraient me le rappeler. Mais elles demandent plus de retenue, plus de gravité. Merci à qui me soigne : je lui promets de ne pas en parler. Et merci à qui je soigne de garder même silence ; sinon, qu’il se débrouille tout seul. L’exhibition universelle de l’aide, cette transpiration de trouille, m’écœure davantage que le cortège de tous les vices rassemblés. Qu’on s’éclate comme on veut, il y a toujours des morceaux à ramasser, il y a toujours dans l’air du désir et du pardon, il y a toujours le saint accablement de la créature, il y a toujours un être face à soi-même, et la main qui se tend vers lui sait qui elle cherche. La compassion n’est pas généralisable.

Objectif larmes à sécher ! Il va faire le clown dans les hôpitaux pour dérider les malades et les vieux. Quand ce sera mon tour, je ne suis pas certain d’apprécier. Bah ! Ça ou regarder les murs… Peut-être une grimace me rappellera-t-elle quelque chose ? Un instant suffira. Au revoir, Monsieur, et merci beaucoup. Mais ce n’est pas du tout ainsi qu’il entend sa mission, le bienfaiteur hospitalier ! Il ne fait pas le clown, il prodigue des soins relationnels ! Et, par-dessus le marché, il sait lesquels. Sa prestation, c’est la présence à l’autre, le contact-regard et le toucher. Il dit « qu’il ne vient pas faire le clown, mais établir un contact ». Le monsieur de la radio émet des grognements d’approbation. Moi, je prends date. Essaie donc de venir l’établir, ton contact, mon coco ! Mais, j’y pense, tu as peut-être raison, tu vas peut-être me faire beaucoup de bien ! Ton bla-bla va me faire circuler le sang des pieds à la tête. Une rage délicieuse va mijoter en moi jusqu’à ce que, parvenue à ma bouche, elle explose dans la plus retentissante amabilité que j’aurai jamais signée. Ma parole, coco, t’es un as, tu m’as guéri ! Un bifteck, et vite, et saignant ! Et un Morgon ! Et vive l’infirmière et son joli corsage !

Au cas où je ne me serais pas fait comprendre, je ne suis pas contre l’intérêt qu’on porte à son prochain quand il souffre. Dans un déchirant effort de bonne foi, je peux même reconnaître que certaines associations ne sont pas entièrement inutiles. Je demande seulement qu’on étale ça le moins possible. Essayer d’être utile aux autres, ce n’est pas une fonction, un rôle, un genre. Le strip-tease ne va pas à la bonté. Quand elle pose, elle a l’air d’une cruche. Un statut de bénévole bienveillant, c’est ridicule. Il se cache de vilains secrets là-dessous, un défaitisme peu ragoûtant. On fait sa BA, on la marquera dans le bilan. C’est comme un hold-up rapide de sens, un vol à l’étalage : toujours ça de pris. Horreur des horreurs, l’amour du prochain devient un alibi pour se faire une raison, pour fermer son couvercle, sa fenêtre, ses bouches d’aération, pour essayer de se suffire, de se contenter, de se résigner. L’amour du prochain vous casse l’infini ! Pas possible, il y a une embrouille là-dedans !

Elle est partout, la logique de tri, partout où l’emportent l’objet et la compétition pour l’objet. Je ne vois pas une énorme différence entre le numéro un du string fantaisie et le numéro un de la philanthropie sélective. M. Pluche, c’était dans les ascenseurs qu’il était numéro quelque chose. Mais le plaisir d’être riche ne le faisait jamais monter si haut qu’il en oublie le malheur de ne pas être pauvre. Il ne triait pas, M. Pluche, ça le rendait grinçant et désagréable, mais ça lui donnait du poids. Après l’avoir salué, nous montions l’escalier qui nous conduisait à l’appartement de sa fille, ma marraine : j’ai encore dans l’oreille le ricanement par lequel il prenait congé de nous et enterrait à l’avance les gentillesses qui allaient se débiter au premier étage.

Sur M. Pluche, mon regard pouvait s’appuyer. Le soir, il nous attendait au bas de l’escalier ; je me sentais alors ce que j’étais, un petit garçon qui, toute la journée, avait fait le malin devant des gens qui avaient besoin qu’il le fasse. M. Pluche avait une famille et il était seul. Comme moi. Il aimait vivre et ça le faisait souffrir. Comme moi. Il était riche. Comme j’étais pauvre. Au bas de son escalier, il était un mendiant ; je lui apportais avec fierté un peu de mon enfance.

Les M. Pluche d’aujourd’hui ne paient plus en solitude le poids de leur argent. Ils ont socialisé leur angoisse, ils font la fête sur leur banquise ; parce qu’ils parlent pauvre avec les pauvres, ils s’indignent de ne pas être exempts de malheur. Ces riches-là n’attendent personne au pied d’aucun escalier. Souffrir leur semble une injustice : pour la conjurer, ils vous fourguent leur désastre dans des sachets de morale.

Le rôle, la saleté du rôle. Immense sur le théâtre, crasseux partout ailleurs. Choisir ce que l’on va être, se faire la gueule de l’emploi, devenir à soi-même sa propre communication : rien de bon ne peut venir de ça, nulle part, jamais. Inutile de le tartiner de culture, d’altruisme, de respect, de religion : sur cette mauvaise pâte, toutes les tartes sont infâmes. « On ne choisit pas ses signes », dit Kierkegaard. Je ne sais pas de propos plus doux, plus violent.

Montaigne a raison, « toutes nos vacations sont farcesques. » Mais les rôles où nous sommes pris ne sont pas des farces. De pauvres copies, de tristes imitations où n’entre aucune fantaisie, aucune rouerie, aucun talent propre. Le langage des puissants a quelque chose de schématique, d’ankylosé ; ces gens parlent comme des infirmes. Peu à peu leur paralysie descend dans le corps de la société, dans ses bras, dans ses jambes, dans ses pieds : la modernisation est en marche. Voilà ce que produisent les moyens classiques de la politique dont parle Lionel Jospin. Je ne peux imaginer sans terreur que cela ne change jamais. En un sens, Ségolène Royal a eu raison de chercher autre chose. Le problème, c’est qu’elle a fait semblant, qu’elle a truqué, qu’elle a voulu arrimer l’expression populaire, à son profit, aux vieilleries qu’elle prétendait remettre en cause. Mauvais calcul, vilaine stratégie, double échec. Pour elle : tant pis. Pour une certaine idée de la parole : gravissime.

Vers la cinquantaine, cette amie avec qui je déjeune peut se dire non seulement qu’elle a eu de la chance, mais qu’elle l’a bien aidée. Famille, métier, générosité sociale, “développement personnel”, sans compter le charme, le courage, la sérénité, un certain goût du risque, une plus que rassurante sécurité matérielle : elle a choisi tous les bons plans. Mais un plat qui tarde un peu fait un trou dans la conversation et voici qu’elle m’avoue une crainte qui me stupéfie : elle a parfois peur de devenir folle. Aucun risque vraiment, rassurez-vous ! Il me semble pourtant vaguement comprendre. Le retour en force des signes, non ?

Tant de gens les choisissent, leurs signes ! Se plaquer à soi-même, faiblesse majeure de la modernité, à quelque sauce que vous prétendiez la déguster. Le tri sélectif de soi, universel et laborieux. Se fermer à triple tour pour mieux brailler à l’ouverture. Curieux échanges ces temps-ci. Cet intellectuel catholique multiplie les lapsus où un enfant reconnaîtrait une affolante frustration de désordre. Ce militant polyvalent barricade son cœur, qu’il a généreux, derrière des cérébralités de plus en plus abstruses, de plus en plus enfantines. Personne ne semble plus se donner le droit d’être la contradiction de soi-même. Personne ne veut plus mettre un pied devant l’autre dans la nuit. Ô Ernst Ludwig, sait-on encore que tout est payé ? Qu’il est inutile de se produire soi-même comme une marchandise repérable, comme un numéro de cabaret ? Mai 68 déjà, qui portait pourtant en soi toute la largeur du monde, n’a pas échappé à la tentation : il s’est abominablement trié. Choisir ses signes, c’est choisir la mort. Parler trop favorise peut-être cette maladie. Je me suis sérieusement demandé, ces temps-ci, si je n’allais pas mettre un point final à ce site. Le jour où j’en sentirais la nécessité, je n’hésiterais pas.

Les bons d’un côté, les méchants de l’autre : les trois religions du Livre nous transmettent cette vision. Mais, dans leurs différentes traditions, c’est toujours Dieu qui trie. L’homme, lui, est du côté du non-jugement, de l’attente respectueuse et confiante du seul Jugement qui vaille, ce qu’exprime la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie. S’il se trompe de rôle, si, par un sot orgueil, il se donne le droit de trier, il entre dans la logique où barbote salement, parmi les autres fanatismes, la rationalité managériale. Nietzsche avait bien vu cela qui préférait à cette répartition latérale du bien et du mal leur répartition verticale, scalaire. Chacun de nous – et, en nous, chacun de nos aspects – est certes susceptible d’ascension ou de chute ; mais tout, ou presque, peut être soit exaucé, soit exhaussé. Non que tout se vaille. Dans ce mouvement ascendant, dans cette reprise perpétuelle, ces aspects se précisent en s’exprimant, se modifient, entrent en dialogue, en hiérarchie, s’affirment ou s’effacent selon la mystérieuse liberté de notre cœur. C’est là que résonnent le bien et le mal. À peine si nous devinons comment ils se combattent en nous : d’autrui, nous ne savons rien, si ce n’est que le combat est aussi en lui. La société définit à bon droit le licite et l’illicite, le permis et l’interdit, elle ne saurait faire davantage. Un bon flic, c’est un bon fonctionnaire ; ni un shérif, ni un professeur de morale. Comme le clown est un clown, pas un soignant. Il y a un rapport étroit entre la majoration des rôles sociaux et l’inflation de sens dont on les accable, d’une part, le fanatisme d’une société qui nous abrutit de ses prétendues valeurs, d’autre part. La volonté se crispe en volontarisme – du vide, dans le vide, pour le vide – parce qu’elle a perdu le goût et le bonheur délicieux de s’abandonner à ce qui la fonde. Une existence, c’est ce dépouillement heureux, difficile mais heureux, douloureux mais heureux, ce cadeau d’être qui ne s’adresse qu’à celui qui le déballe, qui se pique à ses épingles.

D’accord avec ce commentateur, cent fois, mille fois d’accord : la réconciliation des Français avec l’argent prônée par le nouveau président est la suite logique de la réconciliation avec l’entreprise prêchée par François Mitterrand. Voilà pourquoi il semble si heureux et pourquoi je suis un opposant d’hier, d’aujourd’hui et, inch’Allah, de demain. Mais ce n’est pas rien d’être d’accord sur une thématique, même si on la lit de manière diamétralement opposée : au moins, on sait de quoi l’on parle. Quelque chose me dit que les dernières élections ont balayé l’arène : le vrai combat va commencer. S’il reste des gladiateurs !

Une amie me téléphone au sortir d’une réunion de féministes. Une dame fort distinguée y a parlé des “sans-papières”.

Nicolas Hulot à la radio. Ce prosélytisme nuit gravement à ma santé, me suffoque, m’asphyxie. Il n’a pas tort. Mais.

À la sortie d’une réunion politique, un journaliste interroge une militante. Elle s’embrouille un peu, puis lâche : « C’est de la com. » On le savait, mais le ton indique que le fond du désenchantement est atteint. Si je dis le nom du parti, militants et adversaires trouveront des raisons. Ce sera de la com au carré. Et mes commentaires, de la com au cube. Entendre, ne faire qu’entendre, isoler une vibration. Fermer le robinet des réactions, la vanne des mesures à prendre. Le langage est en rupture de sens, ça fait peur.

Plus j’ai le sentiment de vieillir, moins je me sens au soir de ma vie.

On peut essayer de se raconter pourquoi l’on aime, même si c’est tout faux. Aucune chance, en revanche, de savoir pourquoi l’on est aimé. L’amour nage dans le mystère, qui nage dans l’amour. L’essentiel du christianisme, non ? Cet été, j’ai lu deux beaux livres de théologie. Lecture passionnante, convaincante. Mais, les deux fois, j’ai buté sur la dernière phrase, sur le ne… que de la dernière phrase. Du genre : c’est pourquoi il n’y a que le christianisme qui… etc. Peut-être est-ce vrai. En attendant, ça m’horripile. Voyons. Vous vendez un produit, n’importe quoi, une savonnette, des épingles, un rasoir à tête nucléaire. Vous montrez qu’il est parfait, qu’il correspond aux besoins de la clientèle, qu’il est économique et écologique. Cela ne suffit pas ? Vous faut-il proclamer qu’il n’y a que cette savonnette, ces épingles qui vaillent ? Pourquoi ne laissez-vous pas au client le plaisir de le découvrir ? Parce que vous n’en êtes pas sûr ? Parce que vous aimez moins votre produit que vous ne haïssez sa concurrence ? « Il n’y a que toi » n’est pas un beau cadeau à ce qu’on aime. À l’autre de s’en apercevoir, et aux autres. Sa copine ou Jésus, la question est de savoir que l’on aime, et en vivre. L’apologétique en faveur d’une femme ou d’une religion, c’est de la propagande, du marketing. On aime malgré, disait Jacques Berque. Mais alors, Aragon, dont je vous rebats les oreilles, sa célébration d’Elsa ? Précisément. Je l’aime malgré ce cinéma génial qui, selon son humeur, amusait ou agaçait Elsa, mais l’enchantait rarement.

Comme Simone de Beauvoir, Lacan et bien d’autres, Jean d’Ormesson trouve bon que les hommes soient mortels. Immortels, à l’abri des risques, privés de vrais projets, dévorés d’ennui, nous supplierions le destin, disent-ils d’une même voix, de nous accorder la faveur de mourir. C’est peut-être vrai, même si l’angoisse qui perce dans la voix de l’écrivain me semble démentir une aussi raisonnable résignation. Toutefois, avant de le condamner, peut-être serait-il intéressant de tester le statut d’immortel, même provisoire?  Allons, généreux comme je suis, s’il fallait qu’un cœur altruiste se dévoue pour pique-niquer quelques siècles de plus sur cette terre, je n’hésiterais pas à me proposer : le respect que j’ai pour la science ferait de moi, je demande au jury de le comprendre, un excellent candidat.

Si la mort est quelque chose, c’est une saleté. On peut ne pas la craindre, voire, quand trop c’est trop, faire semblant de l’espérer. La justifier est pervers. Je ne comprends pas qu’on puisse en examiner l’opportunité avec le sérieux du contrôleur des poids et mesures, de l’observateur de l’indice des prix, du commissaire à la limitation de l’angoisse humaine. Juge de touche de la mort, quelle blague : c’est vous qui allez prendre le but, mondains naïfs ! Il y a plus de science et plus de vérité dans le rite le plus obscur de la peuplade la plus éloignée que dans vos vaticinations comptables, dans la polka funèbre de vos méninges ! Même devant la mort, prendre le point de vue de la généralité, se demander sérieusement si elle convient ! Et, de plus, être d’accord avec elle ! Elles sont bien fatiguées, les petites têtes occidentales.

M. Forget s’était bien amusé ce jour-là. Clément Marot, nous avait-il dit, les manuels prétendent que c’est un poète de cour. Écoutez-le donc, jeunes gens, le poète de cour. C’est dans l’Églogue sur le trespas de Ma Dame Loyse de Savoye, mere du Roy Françoys, premier de ce nom :

Que faictes vous en ceste forest verte
Faunes, Silvains ? je croy que dormez là :
Veillez, veillez, pour plorer ceste perte :
Ou si dormez, en dormant songez la.
Songez la Mort, songez le tort qu’elle a :
Ne dormez point sans songer la meschante :
Puis au resveil comptez moy tout cela
Qu’avez songé, affin que je le chante.
D’où vient cela qu’on veoit l’herbe sechante
Retourner vive, alors que l’Esté vient ?
Et la personne au Tombeau trebuchante,
Tant grande soit, jamais plus ne revient ?

Michel Thompson aussi vient de mourir. C’était un très grand peintre, c’était mon ami. J’ai montré une toile de lui dans le Marché VII, on en trouve beaucoup sur Internet. Je publierai bientôt sur Résurgences un long entretien avec lui. Il y dit ceci : « J’ai toujours eu confiance en la vie, en ce que j’appelle la Providence : peut-être un reste de foi ancienne en Dieu. Je crois vraiment que les choses s’arrangent. J’ai quatre-vingt-cinq ans. Si je dois mourir demain, je n’ai pas peur. Aurais-je dit cela à trente ans ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne pensais pas plus à la mort que maintenant. La mort n’existe pas : si elle existait, elle ne serait pas la mort. »

(5 octobre 2007)

Le désir du peuple : au-delà de la modernité

Il arrive que des productions populaires, voire commerciales, en disent plus long sur le monde que les analyses des clercs. Moins encombrées d’arrière-pensées tactiques, de prudence consensuelle, de conformisme intéressé et de clins d’œil à la confrérie des doctes, elles se méfient moins de leurs lapsus et offrent parfois d’étranges échappées. C’est ainsi qu’un film-catastrophe déjà ancien, Britannic, peut être lu comme une parabole de la modernité. Le paquebot qui porte ce nom vient de s’élancer vers la haute mer et les charmes convenus de la croisière de luxe avec, pour cargaison, un bon millier de richissimes gogos. Fâcheux pour son armateur londonien d’apprendre à cet instant, par un coup de fil anonyme, qu’ont été embarqués, outre les gogos, sept fûts contenant assez d’explosifs pour les envoyer améliorer l’ordinaire des poissons si une rançon, naturellement exorbitante, n’est pas versée en temps voulu. Parachutée en hâte sur le paquebot, une équipe de démineurs tente l’impossible, y perd quelques-uns de ses spécialistes et se trouve finalement, du fait des exigences conjuguées de la technique et du cinéma, devant la plus simple des situations. Il reste deux fils, le bleu et le rouge. Sectionner l’un des deux envoie le Britannic au diable ; couper l’autre désamorce la bombe. Mais lequel est le bon? Il faut choisir : dans cinq minutes, tout saute. C’est alors que la police met la main sur un génie des explosifs, qui fut jadis le maître à déminer du chef du commando parachuté mais qui a choisi, depuis, d’utiliser ses talents pour fabriquer les bombes plutôt que pour les désamorcer. De toute évidence, il a participé au coup. Cet artiste fait un peu la mauvaise tête puis, moyennant une promesse d’indulgence, consent à s’entretenir par téléphone avec son ancien élève, qui le couvre de paroles flatteuses. Il faut en venir au fait : le bleu ou le rouge, chef? L’ex-chef ne se précipite pas. Il jouit de la situation. Les gogos, le navire, son ancien camarade, les flics qui l’ont arrêté : tout est en son pouvoir. Le temps lui-même lui appartient. Quelques secondes seulement avant le boum inévitable, l’oracle tombe de ses lèvres, le verdict, la sentence : « Coupe le bleu. » Gros plan sur la pince. Elle hésite entre les deux fils, frôle le bleu, caresse le rouge, revient flirter avec le bleu, repart courtiser le rouge. Et finalement, c’est ce rouge qu’elle sectionne. La mer est toujours belle, de gros oiseaux crient, les gogos retrouvent dans le champagne la foi de leur enfance, de tendres contrats de mariage se concoctent : la vie continue.

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Placé devant une situation aussi radicale, contraint à la vérité par l’imminence du danger, le peuple ne se fierait pas davantage à la parole des élites que ce démineur à celle de son ancien maître. Comme lui, il sectionnerait le fil rouge. Seuls feindront d’en douter ceux qui tirent profit de sa subornation collective, qui font métier de le séparer de son désir et fondent leur réussite sur l’espoir de sa soumission. Pas un témoin de bonne foi, en effet, de quelque option politique ou métaphysique qu’il se réclame, qui ne constate, avec satisfaction ou avec effroi, à quelle profondeur le refus est aujourd’hui descendu dans les esprits et dans les cœurs. La vie sociale offrirait beaucoup d’occasions d’approfondir ce constat si les responsables avaient au moins autant de goût pour le vrai qu’ils en ont pour le progrès de leur carrière et la constante réfection de leur image. On aurait pu disposer, par exemple, avec la formation permanente, d’une chance exceptionnelle d’arracher la culture postindustrielle à la tyrannie de la propagande. Si la loi Delors de 1971 n’avait pas abouti à des résultats exactement opposés à ceux qu’elle se proposait, la formation eût constitué, mise à l’abri des vautours et des chacals, une magnifique caisse de résonance pour le désir du peuple et, à supposer qu’ils fussent capables d’échapper un instant au marécage de leur ego, une source précieuse d’inspiration pour ses dirigeants. Mais, dans la formation comme ailleurs, les deux petites filles jumelles de l’argent et de la puissance, Bêtise et Lâcheté, mènent la danse. Les préposés au bla-bla communicationnel, uniquement occupés d’eux-mêmes, noyés comme des seiches dans leur encre par le brouillard qu’ils sécrètent, privés de toute possibilité de décollage intellectuel, ne s’étonnent même plus de la minceur du voile idéologique derrière lequel ils cachent leur petit commerce. Leurs ambitions, il est vrai, sont inégales. Le plus souvent, ce ne sont que des appétits de boutiquiers peureux et cyniques, confiturés d’un vocabulaire abscons et prétentieux. Mais elles peuvent aussi s’élever jusqu’au délire. Ainsi l’exaltation du pouvoir des managers fournit-elle à un consultant-vedette des années quatre-vingt-dix ce quatrain poussif qui devrait alerter ceux qui s’indignent trop vite quand des auteurs aussi solides et mesurés que Maurice Bellet ou Christophe Dejours n’hésitent pas à évoquer l’esprit du nazisme à propos de la modernité :

« Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un « homme nouveau ».
Au cœur de l' »homme nouveau », l’Esprit Divin… »

Dissimuler de toutes les façons possibles le refus profond et radical, instinctif et réfléchi, que le peuple oppose à la barbarie dans laquelle on le précipite, tel est, en dépit de sa mise en œuvre multiforme, l’unique objectif de l’oligarchie régnante. Barbouillée d’idéologies diverses et lavables, elle exerce sur la politique, l’économie, la culture et la pédagogie, via la domination des médias, un pouvoir absolu où des aberrations antagonistes coopèrent à la fabrication d’un modèle inédit et monstrueux : le collectivisme capitaliste mondialisé. S’il paraît, pour l’instant, presque impossible d’en renverser le cours, une des meilleures manières de renverser, à son tour, cette impossibilité est de chercher à comprendre de quoi est fait le refus du plus grand nombre et pourquoi, présent partout, il reste presque toujours clandestin.

On peut le faire par voie négative. La sensibilité révolutionnaire a vécu. Ceux qui sont censés l’exalter sont sages comme des aides-comptables. Avatar de l’individualisme bourgeois, le courant néo-libertaire ressemble à l’écume qui se forme avant l’engloutissement. Les réticences du peuple ne s’expliquent pas non plus par l’hostilité particulière qu’il porterait à ses dirigeants. Il ne les croit pas plus intéressés, plus inconstants, plus vaniteux, plus corrompus que d’autres ; il n’hésite pas à reconnaître, le cas échéant, leurs qualités. Sans doute l’amour qu’il leur porte reste-t-il modéré : en a-t-il jamais été autrement? Cependant, loin d’apaiser l’inquiétude, ces constatations rassurantes sont de nature à la creuser. L’hostilité publique est latente, diffuse, insaisissable. Une nouvelle maladie? Un nouveau virus? Les chroniqueurs politiques ont de beaux jours devant eux ; ce qu’ils cherchent, ils sont sûrs de ne pas le trouver. Pas une semaine pourtant sans que l’actualité jette sur le devant de la scène un aspect ou un autre de ce qu’on appelle le malaise de la société parce qu’on n’ose pas encore parler, plus crûment, de son malheur. Les banlieues, les collèges, les entreprises, les hôpitaux : pas de situation particulière qui ne soit ressentie comme symptomatique.

De toute évidence, l’essentiel échappe à l’analyse. De la sensibilité populaire, les spécialistes de la vie sociale ne connaissent généralement que ce que leur livrent sondages et enquêtes, c’est-à-dire de l’insignifiant ou du mensonger, qu’ils s’empressent d’ailleurs de retranscrire selon les représentations dominantes du moment. Pour les uns, plutôt réformistes, les malheurs du temps sont dus à des erreurs, plus ou moins graves, d’appréciation de la réalité : telle qu’elle est, la société irait bien, ou irait mieux, si elle se dotait d’instruments de recherche plus performants, de procédures plus judicieuses, si elle critiquait les concepts qu’elle utilise, si elle prenait garde à repérer les impasses dans lesquelles a pu l’engager telle ou telle idéologie. Selon ces observateurs, la raison comme la sagesse suggèrent de ne pas instruire de procès excessifs, de ne pas exagérer, par exemple, la responsabilité des dirigeants politiques ou économiques, de ne prêter de mauvaises intentions à personne, de ne pas amalgamer les multiples aspects du désordre social, de ne pas en chercher la clef dans la mauvaise volonté délibérée de quelques-uns. D’autres, au contraire, analysent la situation d’une façon plus globale. Pour eux, les injustices et les insatisfactions de la vie sociale sont les conséquences d’un ordre mondial inique dont il est possible de démonter les mécanismes et de désigner les inspirateurs. Pour porter tous ses fruits, chaque combat particulier doit se greffer sur la critique de cette vision globale, seule capable de lui révéler la plénitude de son sens. Ceux-là s’inscrivent dans une logique de retournement. La justice, c’est l’injustice dénoncée et vaincue. Se libérer, c’est sortir de la domination et de l’aliénation qu’elle entraîne. Les conditions de la politique mondiale fournissent évidemment à ce type de pensée une trame d’une grande vraisemblance.

Au hasard des circonstances et des bénéfices électoraux, on voit les partis qui se veulent progressistes hésiter entre ces deux attitudes. Le plus souvent, la tendance est à une cohabitation pacifique des contraires. Au discours, les vastes perspectives et les chevauchées de l’esprit ; à l’action, les ravaudages modestes, les rafistolages, les compromis et les compromissions. Qui se met à l’écoute des citoyens sans se donner d’autre projet que de bien les entendre doit pourtant se rendre à l’évidence : ni les efforts du pragmatisme réformiste ni ceux de l’universalisme contestataire ne peuvent rendre compte, à eux seuls, du refus obstiné qui habite le peuple. Encore moins peuvent-ils le faire céder. Envers et moteur du désir des citoyens, ce refus est vécu et souffert à un niveau de réalité auquel n’ont pas accès, du fait de leur impuissance ou du fait de leurs dérobades, les influents et les clercs. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que, renonçant du même coup à leur problématique et à leurs privilèges, ils se mettent en quête de l’homme, du citoyen, du travailleur qui vivent en eux et que leur dévotion au cérémonial social tient à distance : c’est alors, et alors seulement, que leurs capacités critiques, dont ils n’hésiteraient plus à user, quand il le faudrait, contre eux-mêmes, deviendraient fécondes. Sinon, entre un peuple muet et des clercs prisonniers de leur rôle, se prolongera éternellement, de chaîne de télé en chaîne de télé et de colloque en colloque, comme un hommage ininterrompu aux mânes d’Eugène Ionesco, un dialogue aussi novateur et éclairant que celui que peuvent poursuivre des carpes et des perroquets.

Sans doute le peuple ne confond-il pas dans le même dégoût l’immense foule des domestiques gavés et le petit troupeau des consciences éprises de résistance ; mais, s’ils suscitent sa sympathie, ces protestataires sont loin d’emporter sa conviction. Les raisons en sont multiples. Le lieu d’où ils parlent, comme on disait à l’Odéon, toujours une position dominante, lui est suspect. Le scepticisme a fini par décourager en lui les assauts de l’espérance. Il devine aussi qu’un vrai changement, une révolution qui serait autre chose qu’une permutation de la tyrannie, lui imposerait une épreuve de lucidité : il la redoute. Mais, surtout, il sent que ces efforts critiques, pour justifiés qu’ils soient, restent en deçà, ou à côté, de son attente. Qu’ils ne touchent pas à l’essentiel. Qu’ils ne changeront pas la nature de sa présence au monde. Qu’ils ne feront pas reculer ses démons intimes, la peur, la soumission. La perspective d’avoir à les affronter n’est pas sans l’inquiéter mais il est si fatigué de courir derrière des illusions, si las de tous ces chiffons qu’on agite devant lui! Entre un passé révolu et un avenir inaccessible, sa vie est un impossible et épuisant surplace. C’est dans ce déséquilibre que le rejoignent les certitudes tordues, les espoirs faisandés, la satisfaction lugubre de la modernité. C’est dans cette posture malcommode qu’il assiste, médusé mais habitué, à la partie de baballe d’insignifiance que disputent, pour des cacahuètes de pouvoir qui le renvoient aux plus sinistres histoires de famille de son enfance, des personnages importants et falots. Et qu’il se demande, par exemple, s’il est vraiment nécessaire de choisir entre l’ennuyé de l’Élysée et l’ennuyeux de Matignon.

Pourtant, quel que soit le classement des joueurs en lice, qu’ils soient vedettes ou débutants, qu’ils portent la culotte ou la jupette paritaire, ces parties-là, le peuple les regarde avec une passion qui ne se dément jamais. Les vaniteux en compétition s’en attribuent le mérite et roucoulent de satisfaction : s’ils comprenaient, l’espace d’un éclair, à quel point la foule est indifférente à l’issue de ces pitoyables tournois, une vague de vérité les emporterait. Mais comment devineraient-ils que, feignant de les admirer, elle ne médite en réalité que sur sa servitude honteuse? Que les supposés citoyens sont las de voir les présumées élites relancer, une fois de plus, avec des mensonges parfumés, comme d’habitude, au goût du jour, la mécanique rouillée et grinçante de la domination? Qu’ils ne font mine de s’intéresser à leurs pitoyables tours que pour mieux se débarrasser d’eux en les clouant à leur caricature, libérant ainsi leur âme pour la laisser accueillir en paix l’étrange rêverie qui frappe de plus en plus fréquemment à leur porte? Car si la modernité ne crée rien, ne produit rien, n’imagine rien, ne promet rien, ne vaut rien, ne pèse rien, grâce à Dieu, elle dénude tout, elle abrase tout : sa place, dans l’économie du salut, est celle du détergent providentiel. Ainsi, sans même s’en apercevoir, travaille-t-elle à sa propre ruine et défait-elle de ses mains ce qu’elle croit bâtir. Son triomphe creuse sa tombe. Non pas après elle, le déluge : avec elle, le déluge.

Et le peuple fasciné, comme eût dit Clément Marot, songe ses dirigeants. Leurs mots, leurs gestes, leurs manières. Il les regarde, tout englués d’ancien, courir après la mode. Ils lui ressemblent tellement! Mais lui, il les voit : le contraire n’est pas vrai. En fait de miroir, ils n’ont que la cupidité anxieuse de leurs courtisans. Le peuple, au contraire, même si c’est avec une infinie lenteur, même si c’est au prix d’innombrables reculs, au fur et à mesure qu’il s’abîme dans la contemplation de leur mensonge, s’en décolle, s’en détache, s’en sépare. Mouvement des profondeurs, impossible à nommer. Comme la Beauce de Péguy, imprenable en photo, la vérité du peuple est interdite aux médias, aux psychologues, aux sociologues. Inaccessible à toute récupération. Ainsi, dans l’étrange plaidoyer pour le nominalisme qu’est Le Nom de la Rose, cette éclairante contradiction : toute la vie du moine érudit qui est le héros du roman a tourné autour des rapides instants où, pour la première et la dernière fois, il apprit, jeune novice, d’une servante à peine entrevue dans les cuisines obscures du couvent, et dont il ne saura jamais le nom, que l’innomé de l’existence est la voie royale de la réalité, et que les constructions de l’esprit qui veulent en rendre compte se dégradent en affabulations dès qu’elles prétendent s’en affranchir.

La modernité rapproche le pouvoir de ceux qui le subissent. Plus possible d’imaginer qu’au sommet de la pyramide sociale règnent des vertus plus éclatantes, des intelligences plus lumineuses, des générosités plus vastes. Tout le monde ressemble à tout le monde. De cette ressemblance, les démagogues tâchent de tirer des effets de résignation. Personne, soufflent-ils, ne pourrait mieux faire… Le peuple succombe à la tentation : un peu, beaucoup, pas du tout. Autre chose le sollicite, qu’il sent plus profond. Il se sait désormais l’égal des puissants. Les humiliations qu’ils lui font subir, loin de contredire cette certitude, la font plus violente, plus accusatrice. Tandis qu’il mime, à s’en déformer les traits, la soumission qu’on veut de lui, qu’il fait semblant de penser sur ordre et de jouir sur commande, il explore en secret l’au-delà des apparences, bute sur ce qui n’a pas de nom, se cogne, de toutes les façons possibles, au mystère fondateur, envisage, incrédule, sa « future splendeur », apprend enfin de cette expérience qu’il existe, qu’il existe vraiment, hors de toute autorisation, hors de tout préalable. Alors il jette à nouveau les yeux sur les puissants, heureux de partager avec eux la joie de cette existence : il découvre, stupéfait, terrifié, qu’ils y ont renoncé.

Il les écoute parler. Ou plutôt, il cherche la source de leur parole, tâche d’en deviner la genèse, mesure à quel niveau de réalité elle naît. Sort déçu, accablé, de cette épreuve. La vision des réformistes est trop courte, trop étroite. Le monde n’est pas une copie à corriger. Le monde n’est pas un habit dont il faudrait reprendre la coupe. Trop simpliste aussi le fantasme d’un gigantesque complot à dénoncer. La vérité, ce n’est pas de l’erreur retournée. Tout ce dont les suffisants dissertent avec assurance, le peuple le remâche, le rumine. Ils peuvent se moquer de lui : il est si embarrassé! Il est vrai qu’il ne sait comment faire ; mais, eux, ils ne savent même plus de quoi il s’agit. Inlassables fontaines à bavardages, ils pissent éternellement la même rhétorique tiède. Et s’en montrent si fiers, si fiers et si fats! Comment comprendraient-ils que, si le peuple se tait, s’il bougonne, s’il se contredit, s’il contresigne en souriant toutes les paperasses qu’ils lui tendent, s’il raconte n’importe quoi au premier imbécile qui le sonde, c’est qu’il est descendu plus profond qu’eux dans le vivant, qu’il y pressent de l’inconnu, qu’il y devine du nouveau absolu. Même s’il ne peut pas nommer ce qui n’a pas encore de nom. Même si ce qu’il flaire, et que les maîtres n’imaginent même pas, l’épouvante tellement qu’il voudrait n’en être jamais arrivé là, qu’il accepterait sans hésiter un bond de vingt, de cent ans en arrière. Comment ces protégés à vie, dont le désir le plus hardi n’a jamais dépassé l’horizon d’un concours, d’une nomination, d’une réélection, devineraient-ils pourquoi le peuple, ce réservoir pour leur vanité, s’embrouille et bredouille? Comment verraient-ils en lui l’image de cet empereur de Chine, que Paul Claudel évoque dans Le Repos du septième jour, qui, descendu aux enfers pour arracher son peuple à la peste, n’a plus pour s’exprimer, à son retour sur terre, que de pathétiques interjections?

Trop tard. Quoi qu’ils fassent, le peuple a pris trop d’avance sur eux. Ils croient qu’il a peur. Il a peur, oui : mais pas d’eux. Il se tait, mais pas pour les raisons qu’ils lui prêtent. Ils se flattent niaisement de le manipuler, sans se douter que c’est lui qui décide de jouer leur jeu, qu’il a provisoirement besoin de ce répit, même inconfortable, pour mieux s’isoler dans son désir, pour le sentir mûrir, pour l’apprivoiser, pour découvrir, avec terreur et jubilation, un langage nouveau, pour commencer à en balbutier en secret l’alphabet. S’ils savaient, les gentils membres du Club des Narcisses! Leurs talents de communicateurs, quelle farce! Ils peuvent confier ce service à des singes ou à des ânes : ces experts convaincront sans peine un peuple qui a décidé d’être convaincu, qui est contraint, pour l’instant, de paraître convaincu. Un peuple qui manipule subtilement ses manipulateurs. Oui. Au profond des choses, les manipulés, c’est eux. Les outils, c’est eux. Les jetables, c’est eux. Les instrumentalisés, c’est eux. Leur saint-frusquin stratégique, la bouillie de langage que recrachent leurs domestiques surpayés, tous ces garrottés d’eux-mêmes qu’ils fabriquent en série, leurs querelles arrangées comme des matches de catch en banlieue, les valeurs bidonnées qui servent de Samu à leur manque de courage, la dérisoire imagerie du succès, l’ignoble vulgarité de la gagne, tout cela n’a qu’une fonction, une seule : laisser le temps au peuple de s’habituer à la liberté qu’il ne pourra bientôt plus éluder. Vider les fonds de tiroir, tel est aujourd’hui le destin des élites.

Quand même. Tâcher de retarder l’inévitable. L’empêcher de couper le rouge, ce peuple fragile et hésitant, braillard et délicat, que désole l’idée de faire de la peine à ceux qui le méprisent. Possible de l’envoyer sur des fausses pistes : la peur rend les conseillers si ingénieux. Jouer fin. Ne jamais oublier l’essentiel : le but, c’est de le diviser en lui-même et contre lui-même. Les femmes contre les hommes : très bon, ça, facile à justifier. Le sexe, quelque usage qu’on en fasse, rien de mieux pour mettre la zizanie partout. Mais ça ne suffira pas. Chaque individu doit se sentir, dans tous les domaines de sa vie, harcelé par tous les autres, et se faire un devoir citoyen de protester hautement. Les gens qui cafardent, on les tient. Qui irait s’en prendre à Modernité, la gentille nounou castratrice? Qui aurait l’idée, par exemple, de lui reprocher de faire le bonheur des sectes, à force de rendre les gens fous? Affreuses, les sectes. Mais elles pourraient permettre de prendre, en douce, des lois assez utiles pour empêcher les esprits de gambader dans les parterres interdits. Prudence! Si l’on se mettait à traquer la manipulation mentale, il faudrait enfermer la quasi-totalité des grands consultants, des managers et des communicateurs. Plus quelques autres.

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Difficile de couper le rouge. Beaucoup de pièges à déjouer. Mais on peut rester optimiste. Ce qui ne peut pas entrer dans le logiciel taré de la modernité, c’est que chaque retard aggrave son cas. Le peuple a tout son temps. Il souque, mais ça va. C’est qu’il est au centre des choses. Il tient la corde, si l’on veut. La violence établie, elle, est obligée de faire l’extérieur, de jouer l’apparence, rien que l’apparence, toujours l’apparence. Elle s’usera. Elle ne pourra pas suivre le mouvement très longtemps. Elle se détachera comme une pelure et filera dialoguer pour l’éternité avec son interlocuteur préféré, le néant. Alors, pour des âmes enfin restituées au désert, pourra peut-être commencer le temps de la simplicité.

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Texte publié dans la revue Cité (n° 36, 2e trimestre 2001)