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Un ami américain : Michael J. Sandel

Technocratie, méritocratie, management

Ceux qui, dans nos contrées, critiquent la manipulation managériale – ils rempliraient aisément une salle de cinéma où une distanciation sociale d’au moins vingt-cinq mètres serait imposée – vont se sentir moins seuls. Si Michael J. Sandel, célèbre professeur de philosophie politique à Harvard, ne l’évoque jamais directement, c’est bien elle, sous les espèces de la méritocratie, son ombre portée, qui est le sujet de son dernier livre, La tyrannie du mérite 1.  Qu’un maître aussi distingué que Sandel se livre, au cœur même de cette université emblématique, à une critique aussi radicale ne peut que donner du cœur à l’ouvrage à ceux qui, en France, hésitent encore à s’attaquer à cette idole vénérée. Par les temps qui courent, c’est un beau cadeau. Un autre beau cadeau serait que ce message ne subisse pas, de ce côté de l’Atlantique, le traitement que les experts en congélation font régulièrement subir à ce qui a le tort inexpiable d’être un peu trop vivant. Est-ce trop demander ?

Des critiques du monde moderne, il en est beaucoup. La plupart ne portent guère et sont des attrape-nigauds. La technocratie est un tour d’esprit si contagieux qu’un propos apparemment critique à son égard peut se révéler plus technocratique que ce qu’il condamne. Le virus technocratique, en effet, ne siège pas seulement dans les connexions cérébrales. Il affecte l’être tout entier. Sa présence – ou son absence – s’affiche immédiatement, indépendamment du message véhiculé, dans la parole ou dans l’écriture. Les traitements que l’on fait subir à un texte ou les cours d’expression orale qu’on s’inflige n’y changent rien. On peut faire des progrès en orthographe, en grammaire, en rhétorique, on peut travailler son style et s’inventer une manière : on n’apprend pas à parler vrai, à écrire vrai. Il y a là quelque chose comme une justesse immanente. Sans doute est-ce une grâce, mais elle est accordée à tout le monde : il suffit d’aller la chercher là où l’on sait qu’elle se cache, comme les œufs de Pâques dans le jardin. Plus facilement même : le jardin du dedans, tout le monde en a un, et ces œufs-là ne s’achètent pas.

La tyrannie du mérite sonne juste. Mais qu’est-ce qu’un livre qui sonne juste ? Peut-être un livre auquel on ne peut pas échapper, qu’on ne peut pas, comme on dit dans le 9.3, ne pas calculer, auquel, bon gré mal gré, quelque chose en soi s’accorde ? Il ne s’agit pas, évidemment, de l’adhésion qu’on donne sans risque à deux et deux font quatre, encore moins de la conversion suspecte à une idéologie, à une orgueilleuse vision du monde, à une révélation soudaine et magique. La justesse d’un livre se reconnaît au niveau d’être qu’il émeut dans le lecteur, au oui ou, plutôt, à la succession paisible de oui qu’il suscite en lui, même si ces oui s’accompagnent de non plus ou moins affirmés. Ces non-là, en effet, même s’ils traduisent un désaccord, voire une contestation radicale, ne sont jamais vraiment des refus. Ils disent à l’auteur : je vous suis, nous ne sommes pas d’accord sur tout mais nous sommes ensemble. La justesse ne suffit peut-être pas pour faire un bon livre mais, sans elle, aucun livre n’est bon. Elle se fait, de nos jours, terriblement rare. J’ai été heureux – et, je l’avoue, surpris – de la trouver dans l’ouvrage de Michael J. Sandel : de Harvard, j’attendais de la science plus que de la conscience. Erreur. Très bonne surprise. J’ai retrouvé le sentiment heureux que tant de livres me donnaient autrefois en me laissant imaginer que l’auteur, s’il n’avait pas vraiment pensé à moi, s’adressait du moins à quelqu’un qui me ressemblait beaucoup.

Aucun brevet ne protège l’usage de la justesse. Il suffit que l’intelligence et le cœur s’expriment ensemble, chacun à sa mode, sans jamais empiéter sur le domaine de l’autre ni imiter sa démarche, mais sans jamais non plus oublier sa présence. Œuvre libre parce qu’intelligence libre et sensibilité libre, voilà ce que l’on ressent à la lecture de La tyrannie du mérite. D’un côté, la recherche du penseur, du travailleur intellectuel rigoureux qui s’affronte au monde dans lequel il vit, de l’autre l’attention extrême que porte cet homme, ce professeur, à ses concitoyens, et notamment à la jeunesse qui l’entoure depuis quarante ans. Cette jeunesse, il ne l’envisage pas seulement du point de vue de l’ordre universitaire et des évaluations qu’il multiplie. Il considère pour eux-mêmes ces jeunes hommes et ces jeunes femmes. Au-delà de leur réussite universitaire ou sociale il s’intéresse à leur destin, aux sollicitations de la société à leur égard, à ce qu’elles mobilisent en eux, aux portes qu’elles y ouvrent et à celles qu’elles y ferment, à ce qu’elles y construisent et à ce qu’elles y détruisent. Là, le cœur marche devant, l’intelligence le suit. Quand l’auteur regarde le monde, mouvement inverse : comprendre et encore comprendre, puis peser dans son cœur ce que l’on a compris. Profonde symétrie : de même qu’il ne voit pas les étudiants avec les yeux du monde et dans la logique du monde, il ne voit pas le monde dans la logique d’utilité prédatrice où pourrit notre ex-civilisation. Cette tension féconde, hors de laquelle tout est faux, ne se relâche jamais. Tension pour ne pas exclure. Tension pour honorer la vie, toute la vie, hors de nous et en nous. Elle nourrit puissamment et paisiblement, en deçà et au-delà du propos, la chair et l’esprit de ce livre.

Ce réalisme, ce vrai réalisme – seul réalisme digne de ce nom – ne vit pas du tout en dehors de l’époque. Il est infiniment plus attentif à l’histoire que ne l’est le planant esprit du temps. Il n’élude rien, lui. D’emblée, le propos de Sandel s’incarne solidement dans l’espace historique où se déroule la séquence dont nous vivons probablement la lugubre conclusion : ces quarante années, précisément, qui furent pour lui, à soixante-huit ans, quarante ans d’enseignement. Depuis les années 80… : combien de fois devons-nous répéter cette formule ! Nous, Français, ces quarante ans nous reconduisent au début de la conquête managériale de la France par des Américains qui n’avaient pas pu lire La tyrannie du mérite et au tapis tricolore de collaboration que déroula sous leurs pieds une élite économique largement surfaite : passablement snobinarde, conventionnellement cultivée, déculturée jusqu’à la moelle. C’est tout cela que balaye l’ouvrage de Sandel, qui ne parle pas seulement aux Américains. Conscience aiguë des enjeux historiques, liberté de l’esprit, ouverture de la sensibilité : voilà une pensée qui ne fait pas dans la fanfreluche robotisée, et qui n’a donc besoin ni de communication ni de communicants. Ouf !

Aristocratie et méritocratie : d’une injustice à l’autre

L’histoire de la méritocratie américaine est largement liée à celle de Harvard. Dans les années 40, le président de cette université, James Bryant Conant, chimiste de formation, s’est légitimement inquiété de voir Harvard entre les mains d’une classe supérieure héréditaire dont la légèreté et la suffisance lui semblaient non seulement offensantes pour les idéaux démocratiques des États-Unis mais aussi particulièrement désastreuses en cette période tragique. À Harvard comme dans d’autres grandes universités, les étudiants – jamais des non-Blancs, jamais des femmes, presque jamais des catholiques ou des Juifs – sont, dit un spécialiste de la Ivy League, « des jeunes hommes riches et insouciants, assistés de domestiques, occupés à faire la fête et du sport au lieu d’étudier. » Conant perçoit l’injustice et l’absurdité d’une telle situation, s’indigne que de tels privilégiés irresponsables accèdent pour ainsi dire naturellement aux postes les plus décisifs des banques de Wall Street, des plus gros cabinets d’avocats, des ministères, des facultés universitaires ou des hôpitaux quand l’histoire pose de si graves questions au peuple américain. Il cherche les moyens d’y remédier, conscient que, dans les lycées, alors en plein développement, beaucoup de jeunes gens moins fortunés que ces riches dilettantes mais au moins aussi doués et certainement plus sérieux méritent bien plus qu’eux d’étudier à Harvard ou dans quelque autre université de la Ivy League.

L’idée, fort louable, est « d’identifier les lycéens les plus prometteurs et leur permettre d’accéder aux institutions d’élite, quelle que soit leur origine familiale. » Une bourse est donc créée à Harvard à l’intention d’étudiants talentueux issus d’écoles publiques du Midwest. Pour les sélectionner, l’idée d’un test est retenue, elle s’inspire de la mesure du quotient intellectuel des soldats que pratiquait l’armée américaine durant la Première Guerre mondiale. Ainsi va naître le Scholastic Aptitude Test (SAT). James Bryant Conant, en l’imaginant, était conscient que son idée dépasserait largement les limites des universités. Il voulait, en fait, reconstruire, sur la base de projets méritocratiques, l’ensemble de la société américaine. Il ne s’était pas trompé d’objectif. Le SAT, observe Nicholas Lemann dans un ouvrage consacré à l’histoire des tests d’aptitude « plus qu’un simple moyen d’attribuer quelques bourses à Harvard, allait devenir le mécanisme de sélection fondamental de la population américaine. » La « machine à trier » était née.

Michael J. Sandel raconte l’histoire de cette machine et étudie ce qu’elle a produit dans la société américaine. Il décrit ce que sa chaire de philosophie politique lui met sous les yeux, il considère d’autres universités, réfléchit sur le système éducatif américain en général et élargit sa recherche à l’ensemble du pays. Que la SAT n’ait pas suffi pour faire échapper entièrement le système américain à toutes les formes d’élitisme n’aurait pas, à mon sens, justifié un procès. Le livre de Jérôme Krop, La méritocratie républicaine, en 2014, puis celui de David Guilbaud, L’illusion méritocratique, en 2018, ont clairement montré que notre vertueuse école républicaine était loin, très loin, elle aussi, d’être, sur ce point, à l’abri des reproches. Mais comment refuser l’élitisme sans frustrer injustement les individus qui, pour une raison ou une autre, demandent plus que leurs condisciples, voilà sans doute une question à peu près insoluble et qui n’aurait probablement pas, à elle seule, exigé un travail aussi minutieux et approfondi.

Il n’en est pas du tout ainsi. Si la méritocratie a échoué, franchement échoué, c’est que le climat dans lequel elle s’est mise en place a dramatiquement aggravé ses contradictions et révélé sa vraie nature, que ne soupçonnait certainement pas son promoteur. Sandel nous le fait savoir très vite : « La manière dont les partis traditionnels ont conçu et réalisé le projet de globalisation depuis quarante ans est au cœur de cet échec. Ce projet a favorisé la contestation populaire de deux manières : d’une part par sa vision technocratique du bien commun ; d’autre part par la conviction que la méritocratie permet de faire la différence entre les gagnants et les perdants. » Mais notre auteur précise : « Cette conception marchande, technocratique, de la globalisation a été adoptée par les partis traditionnels, de gauche comme de droite. C’est cependant dans les partis de centre-gauche que ce ralliement à la pensée marchande et aux valeurs du marché a été le plus déterminant : sur le projet de globalisation lui-même et sur la réaction populiste qu’il a provoquée. » Pas un mot à changer dans cette dernière citation si l’on veut décrire la situation française.

Par contre, plus rapidement et plus fortement que chez nous, une contamination s’est produite aux États-Unis entre cette méritocratie – plus jeune que la nôtre et donc, au début des années quatre-vingt, moins affirmée – et le mouvement, ou le délire, qui a séduit et conquis, à cette date et essentiellement à partir des États-Unis et du Japon, la presque totalité de ce que l’on feint d’appeler, distraitement, les élites occidentales. Une des manifestations les plus évidentes de cette contamination réside dans la sinistre dégradation publicitaire du rêve américain. L’expression de ce rêve, tel que l’avait proposé James Truslow Adams dans son ode The Epic of America, n’était pas un gros bonhomme fumant un gros cigare dans une grosse voiture. C’était la bibliothèque du Congrès, « un symbole, écrivait Adams, de ce que la démocratie peut accomplir par elle-même. » En ce lieu, expliquait-il « on peut voir les sièges occupés par des lecteurs silencieux, jeunes et vieux, riches et pauvres, noirs et blancs, dirigeants et travailleurs, chercheurs et écoliers, tous dans leur bibliothèque mise à disposition par leur démocratie. » On pense ce qu’on veut de cet idéalisme, mais il mérite le respect. Depuis Adams, il y a eu fuite de sens et dégradation d’être : le respect de ce passé exige une extrême sévérité pour ce qui a suivi.

Le jugement de Michael J. Sandel n’en manque pas. Son diagnostic est impitoyable : « L’aristocratie du privilège hérité a fait place à une élite méritocratique qui est désormais aussi privilégiée et indétrônable que la précédente. » Le public des grandes universités est toujours le même. Les étudiants dont les familles appartiennent au 1% des revenus les plus élevés y sont plus nombreux que ceux dont les parents se situent dans toute la moitié inférieure du classement des richesses. 2% des étudiants de Yale ou de Princeton viennent de familles pauvres. Un étudiant issu d’une famille riche a soixante-dix-sept fois plus de chances d’entrer dans une université prestigieuse qu’un étudiant pauvre. Le louable principe de la méritocratie suscite chez les riches une réplique implacable et d’autant plus violente qu’ils se sentent menacés dans leur être même, que l’atteinte aux privilèges sur lesquels ils ont fondé leur existence leur est insupportable. Des parents devenus des surparents – on parle aussi de parents hélicoptères – s’identifient névrotiquement à leurs enfants, ou les identifient à eux-mêmes : « Ils transforment leurs années de lycée en période de stress, d’angoisse et de manque de sommeil ; ils les contraignent aux cours de spécialisation, aux tutorats, aux entraînements sportifs, aux leçons de danse et de musique, et à toute une kyrielle d’autres activités extracurriculaires, consultés et supervisés par des consultants privés dont les honoraires peuvent excéder le prix de quatre années à Yale. » Comment les pauvres résisteraient-ils ?

J’apprécie la franchise avec laquelle ce philosophe considère la situation. Mais j’apprécie aussi que ce professeur regarde avec amitié – même si elle sait être sévère – ces privilégiés, j’allais dire ces malheureux privilégiés qu’il enseigne. Car c’est là la grande différence. Ici, l’amitié n’exclut pas les riches. Elle n’est pas complice de leurs injustices mais elle n’est pas sourde à leurs souffrances. Chez nous, on est trop couard pour le dire : ces jeunes bourgeois sur lesquels, pendant les confinements, pleurnichent des imbéciles, ne vont pas bien mais la petite bière qui leur manque n’y est pour rien ! « Grattez la surface ! », dit une psychologue américaine. Chez nous on ne gratte rien, ni chez les riches ni chez les pauvres : on récite ses éléments de langage comme on récitait son catéchisme ou son Karl Marx simplifié. Elle, elle gratte, elle les montre suspendus à de désastreux parents hélicoptères en qui la peur ne sait plus parler qu’à la lâcheté : « En dépit des avantages économiques et sociaux, ils connaissent les taux de dépression, d’abus de substances, de désordres anxieux, de maladies somatiques et de détresse les plus élevés de tous les enfants de ce pays. En étudiant les enfants de toutes catégories socio-économiques confondues, les chercheurs constatent que les adolescents les plus atteints sont issus de familles fortunées. » Comment en serait-il autrement quand l’angoisse d’échouer, la crainte d’être nul, nul et nu, les ficèle à leurs parents, à leurs professeurs, à leurs entraîneurs sportifs et à toutes sortes d’experts en coachonnerie ? L’auteur lui-même l’affirme : « Beaucoup sont tellement habités par le désir de réussir qu’ils ont du mal à profiter de leurs années d’études pour réfléchir, explorer, s’interroger de manière critique sur ce qu’ils sont et ce à quoi ils tiennent. Beaucoup luttent contre des problèmes de santé mentale. » Et il élargit l’écran : « Le fardeau psychologique de la pression méritocratique n’est cependant pas réservé aux étudiants de la Ivy League. Une étude récente portant sur 67 000 étudiants de licence (under-graduate) dans plus d’une centaine de collèges des États-Unis montre que « les étudiants sont sujets à des niveaux de stress sans précédent » et que le taux de dépression et d’anxiété augmente. Un étudiant sur cinq déclare avoir eu des pensées suicidaires dans l’année écoulée, et un sur quatre a été diagnostiqué ou traité pour des désordres mentaux. Le taux de suicide parmi les jeunes entre vingt et vingt-quatre ans a augmenté de 36% entre 2000 et 2017. »

Les universités des arts serviles

Ce n’est pas par pudeur qu’on cache cette réalité. Quand les pauvres crient misère, on peut tenter de leur faire croire que la société de l‘argent les sauvera. Quand les riches sont malheureux, toutes les défenses sont percées, la publicité est bonne pour la poubelle. Il ne faut pas que les riches soient malheureux. S’ils le sont, si l’on dit qu’ils le sont, tout s’écroule, certitudes et promesses. Il faut appeler bonheur leur angoisse, il faut appeler bonheur le ressentiment qui les dévore, il faut appeler bonheur l’égoïsme dont ils se sont repeints. Un jour, pourtant, quoi qu’on y fasse, quelques riches, puis quelques autres, puis d’autres encore, rompront le silence et mangeront le morceau : il n’est pas heureux d’être riche. Ce jour-là, tout ce qui n’est pas la vie s’écroulera.

Il est admirable que des employés de Harvard dont la tâche est de s’occuper des admissions aient décidé d’écrire ensemble un essai sur le burn out. Parlant des jeunes qu’ils ont sous les yeux, ces employés disent redouter qu’on ne puisse plus voir en ces étudiants, à l’issue de leurs années d‘université, que les « survivants ahuris d’un camp d’entraînement permanent ». Hélas ! Ces survivants sont promis, au moins jusqu’à la retraite, et cela sur les deux rives de l’Atlantique, à bien d’autres camps d’entraînement ! Dans le livre de Michael J. Sandel comme dans la réalité, la frontière est fragile entre les études et ce qu’on appelle si benoitement la vie professionnelle ! Les fondateurs de ces grandes universités en seraient bien marris : elles tournent à l’apprentissage du business. Désormais, on y enseigne surtout l’art de se vendre et de candidater. L’entraînement à ce qu’il faudrait appeler les arts serviles y « éclipse presque leur fonction éducative ». Une seule réalité, un seul rêve, une seule urgence, une seule folie, une seule débâcle : faire du fric, en faire et en faire faire, comme on se refile le virus.

Si, dans les grandes universités, la comédie méritocratique n’a à peu près rien changé au recrutement et a largement contribué à assoir une vision du politique qu’on peut dire technocratique en ce sens que, pour elle, « les questions idéologiquement contestables relèvent de l’efficacité économique et appartiennent donc au domaine réservé des experts », il n’en est pas ainsi dans le monde du travail. Le jugement de Sandel est ici particulièrement tranchant : « L’idéal méritocratique n’est pas un remède à l’inégalité, il est une justification de l’inégalité. » La mesure de cette inégalité, un chiffre la précise qui déracine toute propagande : « À la fin des années 1970, les PDG des grandes entreprises américaines gagnaient trente fois plus que l’employé moyen ; en 2014, ils gagnent trois cents fois plus. » Mais peut-être y a-t-il plus grave encore que ces injustices aussi monstrueusement absurdes qui semblent surtout poser la question de la santé mentale de ceux qui les commettent ou en bénéficient. L’inavouable sentiment d’être bernés que nourrissent les travailleurs pauvres fait apparaître dans la société une conscience nouvelle de l’exploitation, bien plus profonde que la première.

La conséquence inattendue de la méritocratie est en effet de renforcer et d’exaspérer le découragement et la colère des travailleurs pauvres. Nous sommes ici devant un mouvement venu des profondeurs, devant un gigantesque et douloureux surgissement d’expression. Quand les injustices étaient rapportées à l’appartenance à un groupe ou à une classe, les blessures dont elles étaient responsables pouvaient être atténuées, d’une part, par un sentiment de fatalité – on ne choisit pas sa naissance -, d’autre part par la chaleur des solidarités qu’elles provoquaient. On était, parmi d’autres, avec d’autres, victimes d’un destin hostile. On pouvait en souffrir, on ne pouvait pas s’en culpabiliser, on pouvait lutter, ou tenter de lutter. Tout s’est transformé quand la publicité mensongère de l’égalité des chances a suggéré à chacun qu’il était responsable d’un destin social qui ne serait finalement déterminé que par son mérite, donc par sa volonté et son courage. Les riches n’eurent guère de mal à juger qu’ils étaient bien à leur juste place : cette conviction dérisoire, en les persuadant du bien-fondé de leur satisfaction, les renforça dans leur bonne conscience et leur souffla qu’il était juste et équitable, peut-être même divin, de devenir plus riches encore.  Les pauvres en furent, en secret, atterrés.  Dans un monde qui braillait comme un ivrogne l’ignoble chanson de la réussite, ils n’avaient pas les moyens de démonter la mécanique du mensonge.

« Rien n’indique que les moins éduqués résistent aux jugements négatifs dont ils font l’objet, disent des observateurs avisés de la société américaine, [ils] considèrent en effet qu’ils sont responsables de leur situation. » Michael J. Sandel, pour sa part, évoque une très intéressante étude sur ce qu’on appelle, aux États-Unis, avec franchise, les morts de désespoir : « L’augmentation dramatique des morts de désespoir entre 1999 et 2017 n’est pas corrélée à une augmentation générale de la pauvreté. En examinant les taux de pauvreté, État par État, les auteurs n’ont découvert aucun lien entre les décès liés au suicide, à des overdoses ou à l’alcool, d’une part, et l’augmentation des taux de pauvreté d’autre part. À la source du désespoir, il y a donc quelque chose de plus que la privation matérielle, un élément spécifique en rapport avec la détresse des sans diplôme luttant pour trouver leur voie dans une société méritocratique qui n’honore et ne récompense que les diplômes. »

La détresse de ceux qui se sont ainsi, comme dit le poète, « séparés d’eux-mêmes » laisse les gouvernements dans l’impuissance. La plainte populiste, qui en est l’écho, n’est pas un accident de l’histoire et ne s’apaisera pas de sitôt. Les niais qui crient au fascisme à son propos montrent seulement leur ignorance et leur insensibilité. Sandel, lui, comprend la vraie nature de cette désolation : « Plus qu’une animosité contre les migrants et la délocalisation, la plainte populiste porte sur la tyrannie du mérite, et elle est justifiée. [Elle] n’est pas infondée. Pendant des décennies, les élites méritocratiques ont entonné leur mantra : ceux qui travaillent dur et respectent les règles méritent la place que leur réserve leur talent. Elles n’ont pas réalisé que les individus placés au bas de la hiérarchie sociale ou qui luttaient pour surnager voyaient dans la rhétorique de l’ascension plus une provocation qu’une promesse. »

Une parole longtemps réprimée est en train de se dire. Aucune thérapie managériale ne soignera le mal, pas davantage quelque glouglou humaniste, encore moins la religieuse célébration du progrès, grotesque en une époque qui semble tenir le journal des absurdités et des catastrophes qu’on lui doit. Multiforme et presque inconsciente d’elle-même, presque ignorante de ce qu’elle combat, une sourde révolte monte contre les signes hypocrites de la modernité, contre le langage élémentaire des éléments de langage, ces déchets de pensée. La plupart de ces inepties sont nouvelles et cocoricantes, d’autres, profondément ancrées, leur servent de socles. Révolte secrète partout. Contre le dégoûtant sophisme selon lequel « ceux qui réussissent le mieux sont aussi les plus talentueux. » « C’est une erreur, écrit le professeur Sandel. Réussir à faire de l’argent n’a rien à voir avec l’intelligence innée, si elle existe. » Révolte contre la satisfaction officielle du slogan narcissique « l’Amérique est grande parce que l’Amérique est bonne », faussement attribué à Tocqueville, et que Hillary Clinton n’hésitait pourtant pas à reprendre. Révolte contre l’ânerie que lâcha Cheyney en 2006 : « Notre cause est nécessaire ; notre cause est juste ; nous sommes du bon côté de l’histoire. » Révolte contre l’utilisation pharisaïque et cynique des choses de la religion. Que restait-il de la promesse faite aux individus qu’ils iraient « aussi loin que leurs talents donnés par Dieu le permettent », que restait-il de ce clin d’œil à Dieu quand Blankfein, PDG de Goldman Sachs, interrogé sur les bonus de dizaines de milliards de dollars que s’accordaient encore, durant la terrible année 2008, les grands banquiers de Wall Street, répondit que « ses collègues et lui-même faisaient l’œuvre de Dieu » ? Comment ceux de ces travailleurs pauvres qui vont à l’office religieux peuvent-ils entendre que « Jésus est mort pour que nous puissions vivre dans l’abondance » ? Et comment réagit le cœur de ces exilés de l’intérieur quand un riche puissant et pieux traduit sa charité chrétienne en leur expliquant que « les victimes d’une santé défaillante doivent s’en prendre à elles-mêmes » ?

Nous ne sommes pas au bout…

Au terme de son livre, je crois ressentir chez l’auteur quelque chose comme une lassitude. Elle me touche plus encore que le reste. Je le suis entièrement quand il décrit les méfaits de cette naïve – ou perverse – méritocratie, le mensonge fondamental, sinistre, mondain, du you can : si je peux, pas besoin de vos conseils ; si je ne peux pas, vous ne me ferez pas pouvoir, allez payer à boire à vos communicancants, et bien le bonsoir ! Il montre très bien comment ce système esquinte à la fois ceux qu’il exclut et ceux qu’il inclut, ceux qu’il accable et ceux qu’il favorise. Comment l’intelligence dont s’affuble cette escroquerie est l’autre nom d’un incurable aveuglement. Comment le management mondialisé, ce vautour, ici fringué en médiocratie, détruit mieux ses victimes que toutes les injustices sociales qui, pouvaient au moins, elles, les inciter à la révolte, donc à la solidarité, donc à l’espoir, alors qu’en les condamnant à elles-mêmes, à leurs doutes, à leur détresse solitaire, à cette effrayante culpabilité d’être pauvres qu’il invente pour elles à coups de saletés inventées par des minables, il fait de leur vie une longue et lugubre conversation avec le suicide. Après tout cela, après tant de malheurs, cette « vie publique moins rancunière et plus généreuse » que Michael J. Sandel appelle de ses vœux, comment n’en partagerais-je pas le désir ? Et comment n’approuverais-je pas cet auteur quand il oppose toute la pensée philosophique, et même la tradition américaine, à la célébration de la consommation chez Smith – mais aussi, il a raison de le souligner, chez Keynes, pour qui elle est « la seule fin et l’unique objet de l’activité économique » ? Oui, « être utile à ceux avec qui nous partageons notre vie commune est un besoin humain fondamental ». Oui, « la dignité du travail consiste à exercer nos talents dans ce but ». Et pourtant, rien n’efface cette pointe d’amertume. Elle n’abîme pas le propos. Au contraire. Elle le marque du point blanc de l’alchimie : nous ne sommes pas au bout, tout cela n’est pas fini, tout cela n’est même pas vraiment mesuré. Nos malheurs peuvent grandir, les nôtres et ceux des plus jeunes. Notre révolte aussi. Et la leur.

En lisant la rubrique Wikipédia de Michael J. Sandel, une phrase m’a attirée, qui m’est pourtant restée assez sibylline. Il y est question de libéralisme, d’attributs extrinsèques et d’attributs intrinsèques. Elle fait allusion à des textes que je ne connais pas. Pourtant, dans mon ignorance, ces mots font une musique qui ne m’est pas étrangère. Aussi, à la manière de ma génération, voudrais-je en faire tourner un instant le disque sur l’électrophone. Elle n’est pas inutile, je crois, à ce moment où la mélancolie que je crois deviner chez l’auteur m’envahit à mon tour et me le rend plus proche. À l’instant où se termine son livre, cette notice rouvre pour moi, si je ne me trompe, un chemin qui m’est familier. Rien de plus nécessaire dans ce monde où nous vivons que de maintenir la distinction qu’il ignore, ou qu’il sabote, entre for interne et for externe. Je subodore qu’elle n’est pas totalement étrangère au propos du professeur de Harvard. Voici en tout cas une nouvelle tâche devant nous et son immensité a quelque chose de rassurant, les petites natures du machiavélisme managé ne tiendront pas le choc. For interne et for externe, bien sûr, ça marche ensemble. Sauf si le mode d’emploi n’est pas rigoureusement respecté. Et il est de moins en moins respecté. Et le siècle est de plus en plus fier, de plus en plus bêtement satisfait de ce sabotage. Et, comme un nourrisson dans son caca, il patauge vaniteusement dans les problèmes idiots que lui crée cette puérile transgression, problèmes que son ignorance risible de la langue transforme chez nous en problématiques : ainsi le zéro que mérite l’expression de sa pensée vient-il confirmer le zéro qu’exige son contenu. Mais voilà. Le siècle perd son temps. Jamais, nulle part, le for externe ne s’imposera au for interne ailleurs qu’en enfer ou à Crétinoland, sa billetterie. Aucun principe, aucune valeur ne peut naître du for externe, telle est l’infranchissable ligne de feu de la liberté. J’aime bien le vieux Shadow, le chat de la voisine, le voir devenu si lourd m’attriste mais j’ai beau faire, tant qu’on ne lui aura pas expliqué assez clairement que c’est lui qui sent, qui pense et qui parle, il faudra que je continue à croire que le monde se rapporte à des bipèdes qui me ressemblent, à la fine pointe de conscience que chacun d’eux porte en soi et qui le fait familier de tous les autres. L’existence restera lourde et légère, je persisterai à ne pas aimer ceux qui font semblant de la trouver seulement lourde, ou seulement légère. L’Entre-Deux, le nom d’un superbe village de la Réunion, entre mer et montagne, entre hier et aujourd’hui. Je n’aime pas les toujours tristes, je n’aime pas les toujours gais. Je n’aime pas les spécialistes de la profondeur, je n’aime pas les spécialistes du superficiel. Je n’aime pas les chaisières de la vertu, je n’aime pas les sacristains du vice. La contradiction est notre affaire, notre pays, notre compétence, si vous y tenez. Ceux qui l’éludent ont peur : il ne faut ni leur en vouloir, ni leur céder. La contradiction, c’est le déséquilibre qui nous invite à monter dans le métro de l’infini. J’aime qu’un beau livre qui a dit tout ce qu’il pouvait dire sente, à la fin, qu’il n’a presque rien dit. Ainsi m’aide-t-il deux fois : par ce qu’il peut et par l’aveu de ce qu’il ne peut pas. Et maintenant, que vais-je faire ? Que vais-je penser ? En tout cas, je ne me fierai à aucune puissance, aucune histoire, aucun récit, aucune science. À aucun tribun, aucun libérateur, aucun justicier. À aucun vendeur, aucune réclame, aucune propagande, aucune distinction. Je resterai avec ma conscience aiguë, confiante, tremblante, farouche, paradoxale, révoltée, fidèle, scandaleuse, de n’être le centre de rien et le bonheur de le crier comme un hourrah !

30 août 2021

Notes:

  1. Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Editions Albin Michel, Paris 2021

La cabane (Nouvelle)

par Stéphanie Henry

La porte était restée ouverte. Et pourtant. Insidieusement, la porte ouverte sur son âme de femme de 51 ans se referma peu à peu, il lui manquait un cale-porte, de la volonté sûrement. Son psychiatre lui avait conseillé depuis le mois de juin de s’adonner à la méditation, d’explorer son intérieur, d’échafauder une image mentale qui lui ferait du bien. Quittée par son mari Jean-René il y a 15 ans, sans enfant, directrice comptable dans une société anonyme, entourée de collègues anonymes, un bureau vitré anonyme qui avait assisté à la mort de trois lierres, deux amaryllis et un ficus en pot, un pavillon glauque en banlieue, une solitude pesante : quelle image pourrait lui faire du bien ? Quel intérieur explorer ? Le sien se résumait à un aspirateur sans sac et des canapés en nubuck. Seule originalité : un couple de chiens en porcelaine d’un style english kitch achetés par son ex-mari dans un vide-greniers en Bourgogne. Les chiens postés derrière le côté rue de la Véranda – elle avait réussi à éviter le verre fumé – avaient pour mission de protéger leur bonheur.

Elle avait tenté d’expliquer avec ses mots, au psychiatre, qu’elle avait développé un drôle de syndrome. Celui de la cabane. Un repli sur elle-même, sur son enfance dans le Sud-Ouest, à Tarnos. Son pavillon qui ressemblait à tout sauf à une cabane, en abrita une, dressée dans le salon. Elle avait 51 ans et malgré tout elle construisit une cabane, avec des vieux draps en lin, des manches à balai, des coussins, une lampe tempête, des lampes de poche. Cela ne ressemblait pas à « l’esprit cabane », « roulotte » ou « gipsies » décrits dans les magazines de déco. Le psychiatre qui s’assoupissait très souvent, ne comprit goutte à son histoire de cabane. Cette cabane l’aspira encore plus profondément dans sa solitude, son étrangeté. Au fur à mesure, elle arrêta de se présenter à son travail aux Ulis, prétexta qu’elle ne pouvait laisser ses chiens seuls. Son directeur fut un peu étonné, il n’avait jamais entendu parler de ces teckels à poil long. Elle était extrêmement sérieuse, jamais elle n’aurait imposé à sa direction le télétravail. Le seul lien social qu’elle maintenait à cette époque pré-cabane, étaient ses courses chez le primeur, le fromager, à l’épicerie. Elle décida de se faire livrer de la nourriture toute prête, comme sa voisine qui avait bientôt 102 ans, et dégringola très vite vers la restauration rapide, livrée. Ce qu’elle mangeait, sa façon de vivre étaient en opposition complète avec la pratique du yoga. Elle persévéra en suivant tous les matins des cours en ligne. C’était ce qui l’ancrait à la réalité, le seul moment qui rythmait sa journée. Ce qu’elle préférait était la méditation, la recherche de cette image mentale qui lui ferait du bien. Ce jeudi, elle la débusqua enfin. Elle est assise, elle tient serrée la main de sa maman, elle regarde par la petite fenêtre ronde, elle délaisse son Pif Gadget pour regarder de tous ses yeux l’élévation dans les nuages, le ciel bleu après la vitesse sur le tarmac qui lui fit un nœud au ventre. Elle ferma les yeux, la porte était pourtant restée ouverte. Elle ferma les yeux et repartit en Corse en avion pour la première fois de sa vie. Elle retint son souffle, lovée à l’intérieur d’elle-même, un autre continent surgit bientôt. Elle fut aspirée par l’ivresse des profondeurs de ses souvenirs, cette époque du baptême de l’air où tous les possibles existaient. Elle choisit de ne pas remonter à la surface et de fermer la porte de son âme.

L’inavouable virus

Le management. Non pas l’organisation et la direction en tant que telles mais ce qui, depuis des décennies, les inspire silencieusement, les colonise. L’inavouable virus qui a précédé l’autre, et l’accompagne. Le Covid aurait été moins féroce s’il n’avait reçu le renfort de cette autre malédiction, cette emprise managériale violente et perverse dont le propos ne relève ni de la pensée, ni même de quelque idéologie repérable, mais d’une cynique et complexe soumission au pouvoir de l’argent. Ce serait là une évidence pour tout le monde si les vrais malheurs du peuple intéressaient les élites, si elles osaient dire, comme Flambeau, le héros lui aussi populaire de cet Edmond Rostand que le tout Gallimard de l’époque, à l’exception très notable de Jean d’Ormesson, considérait avec dédain, qu’une flamme brûle, qu’une pointe pique, que les virus tuent et que le management, lui aussi, en est un.

Impossible de ne pas voir qu’à chaque étape de l’épreuve que vivent les Français, c’est la sourde pression des exigences dont le management est l’expression – et non pas la science, et non pas le souci politique – qui a dicté, telle une voix mécanique, ses volontés au pays. De la première étape, celle des masques, à la plus récente, l’ignoble perspective ouverte aux médecins d’avoir à choisir leurs malades, c’est-à-dire à condamner des vivants, l’autre virus a tenu la barre, et personne d’autre. Le Covid, c’est l’accident, c’est l’agent du mal. Le metteur en scène, l’organisateur, c’est le management. Dans l’épisode des masques comme dans celui des lits. Dans celui des tests comme dans celui des vaccins.

Le management est une maladie de la modernité, de loin la plus grave. Il veut entraîner les citoyens dans un délire de puissance au moment même où il les enferme dans des systèmes de contrainte de plus en plus oppressants, imaginant sans doute que, pour dissiper la contradiction, des mots suffiront. Comme la conscience aiguë de l’absurdité d’une telle démarche, même s’ils n’osent pas se la représenter clairement, ne cesse de hanter les citoyens sans leur donner les moyens de s’en affranchir, il leur faut à tout prix non seulement mentir mais se masquer à eux-mêmes leur mensonge. La situation est d’autant plus confuse que la maladie crée objectivement l’obligation de restreindre certaines libertés, occasion que des démagogues s’empressent de saisir pour pousser les hauts cris, alourdissant ainsi l’angoisse générale et faisant le jeu de ce qu’ils prétendent combattre. La manipulation managériale et la plus plate démagogie combinent ainsi leurs effets pour créer une situation accablante que l’une et l‘autre, tels des pompiers pyromanes, jurent naturellement leurs grands dieux de vouloir apaiser.

Le 20 mars 2020, au plus fort de l’épisode des masques, le ministre Olivier Véran déclarait : « Nous étions un pays, hélas, qui n’était pas préparé, du point de vue des masques et des équipements de protection, à une crise sanitaire, en raison d’une décision qui a été prise il y a neuf ans. » Cette décision avait-elle donc valeur de dogme républicain pour n’avoir été remise en question ni par les deux quinquennats précédents ni par celui qui, en 2020, allait déjà fêter ses trois ans ? Un tel propos ne renvoie pas seulement à de possibles négligences ou à l’éventuelle mauvaise volonté des pouvoirs qui se sont succédé durant ces neuf années. Il évoque une sorte de tabou, il délimite l’enclos du sacré économique : on ne revient pas sur certaines décisions, elles relèvent d’une infaillibilité collective – entendons qu’elles portent en elles les intérêts majeurs de l’argent. Si la critique insiste, si ses arguments sont solides, non seulement on ne les entendra pas mais, de manière puérile, on se jettera dans un déni de réalité dont aucun politologue ne fournira jamais l’explication : on trouvera quelqu’un pour raconter que les masques n’ont guère d’intérêt sanitaire.

Quand les blessures des cœurs se seront un peu apaisées, une évidence apparaîtra peut-être enfin et, avec elle, l’espoir d’un changement digne de ce nom. Toute cette classe politique qui ne jure que par le pragmatisme, celle-là même qui exalte les compétences, célèbre les spécialistes et barbote dans les statistiques, traverse la modernité sur les ailes du cauchemar managérial. Elle ne vit pas de lui : elle est comme vécue par lui. Qu’on observe les oppositions, de droite ou de gauche, dans ce quinquennat comme dans les précédents. Si véhémentes que soient leurs critiques, ce n’est jamais à l’esprit de la politique au pouvoir qu’elles s’en prennent mais à ses réalisations, ou à ses intentions. Quelque chose d’infiniment plus fort que leurs différences, et qui ne cesse d’ailleurs de les périmer ou de les réaménager, unit ou amalgame les responsables politiques mais aussi toutes les soi-disant élites, particulièrement celles des administrations et des entreprises. Cette réalité majeure, aucune science humaine ne pourra jamais vraiment la saisir : ce qui se joue là nous envoie aux limites de la conscience, là où elle ouvre sur le mystère, sur l’inconnu.  Seule la poésie, peut-être…

Ce délire managérial, qui ne jure que par la réalité, qui se veut plus réel que le réel, en est plus éloigné que d’aucune planète. La puissance toujours multipliée de l’homme virtuel, ce délire qui exacerbe l’angoisse des hommes réels, les a précipités dans le faire semblant : ces acteurs ne sont jamais des auteurs et les pièces qu’ils jouent, ces épopées du pouvoir, sont toujours signées par le néant. C’est cela qui, au-delà de tout, unit les élites et fait d’elles, la plupart du temps malgré elles, des fabriques d’illusions et de mensonges. On vient de le voir encore. Quelqu’un tente d’expliquer, sur une radio du service public, que le tri des malades est une activité naturelle et somme toute banale, et ose, à ce propos, citer le nom de Xavier Emmanuelli ! Comme si la pandémie ressemblait aux accidents naturels ou aux attentats qui arrivent n’importe où et obligent à improviser en allant, non pas au plus pressé, mais au plus souffrant ! Il importerait assez peu qu’il y eût au monde un tricheur de plus. Il est par contre infiniment grave qu’on travaille à retirer le mot mensonge de notre conscience.

Qu’avons-nous sous les yeux ? Un an après la première vague, la France, ce vieux et riche pays qui aspire à un destin mondial, n’a pas été capable d’installer quelques milliers de lits supplémentaires pour soigner ses malades. D’où vient l’impossibilité ? Une nation qui attache tant de prix à l’organisation des Jeux olympiques ne serait pas capable de cet exploit ? Absurde. Alors ? Le cynisme des gouvernants ? Non. Quelque chose de plus grave, d’à la fois indiciblement compliqué et redoutablement tranchant. Là encore, la limite magique à ne pas franchir. Une loi non écrite à ne pas transgresser. La transcendance de l’argent, la bribe de sens pourrie qui rattache à la réalité. Une caricature de religion, avec des mots qui sonnent étrange, qui sonnent sectaire, qui sonnent sale. Qui sonnent petit, surtout quand ils sont appliqués à l’hôpital. Des « critères exigeants en termes d’efficience ». La « soutenabilité financière ». La « valeur ajoutée ». Les « trajectoires de retour à l’équilibre ». Des vies humaines vont être sacrifiées. Comment ose-t-on ? Ces mots-là, dans cette circonstance-là, comment peut-on les prononcer ? Comment ne pas se révolter ? Pas besoin d’héroïsme ni même d’altruisme. Une certaine idée de soi suffit, et même un égoïsme bien placé. Le refus de se laisser détruire. Une réaction de vivant, même et surtout si l’on est entouré de cadavres.

Sans le virus managérial, le Covid aurait tué. Moins assurément, mais il aurait tué. Pourtant, tout aurait été différent, surtout pour la jeunesse. Il y a quelque chose de tristement hilarant dans ces élites qui se bousculent dans les studios de radio ou de télévision pour gémir sur les inquiétudes des jeunes et excuser d’avance leurs éventuelles révoltes dans l’espoir de sauver hypocritement un peu de leur propre confort. Ces angoisses auraient été assurément moins violentes, peut-être même auraient-elles laissé la place à d’autres sentiments si les jeunes avaient senti qu’il n’y a pas d’en même temps quand il s’agit de la vie humaine, et que, quelles que soient les difficultés de la situation, le parallèle entre l’économie et la santé est une invention de manager à ranger dans le même tiroir de l’absurde que le misérable sophisme de ceux qui ne veulent pas installer davantage de lits dans les hôpitaux au prétexte ahurissant que plus de gens y mourraient. L’angoisse des jeunes, c’est d’être laissés à leur angoisse. L’angoisse des jeunes, c’est le refus des adultes d’affronter la leur. L’angoisse des jeunes, c’est la puérilité compétente et creuse des adultes. L’angoisse des jeunes, c’est la servitude des adultes.

Nous avons vu, durant cette crise, se déployer la batterie de grosses astuces que les esprits faibles nomment communication. La liste en serait ici trop longue, chacune et chacun aura l’aigre plaisir d’établir la sienne. Je signale pourtant la dernière. Un comité s’est réuni à qui l’on ne peut rien cacher. Il a finement compris que l’humeur populaire n’est pas au beau fixe et jugé qu’il est urgent de la stimuler un peu. Des experts reconnus vont donc, paraît-il, nous vanter les atouts français : tout cela, n’en doutons pas, est une partie de bridge, ou de belote. Ainsi nous donnera-t-on d’excellentes nouvelles de nos performances financières, économiques et, naturellement, culturelles. Ainsi nous fournira-t-on sur le classement de la France dans les compétitions mondiales ou européennes des chiffres propres à nous faire retrouver le sommeil. Pour finir, peut-être nous annoncera-t-on quelques exploits techniques à venir dans des domaines dont presque tout le monde ignore à peu près tout. Que dire ? C’est sot. C’est sot et c’est lugubre. Rien de tout cela n’est sans intérêt, mais rien de tout cela n’est de nature à donner à personne le goût de vivre. Rien de tout cela n’est vivant. Je ne veux pas douter de la bonne volonté de ces missionnaires du bonheur mais je ne veux pas non plus les tromper : ils ne seront vraiment au monde que lorsqu’ils auront tout oublié du fatras dont on les a embrouillés, quand ils auront admis qu’il n’est pas de sens qui puisse les atteindre sans passer par leurs sens à eux, puis par leur esprit à eux, puis par leur cœur à eux et que tout ce qui veut court-circuiter cet itinéraire, c’est poubelle ! Que la liberté n’est pas un agrément de promeneur mais l’inséparable compagne que rien ne décourage, même pas les virus, même pas celui qui nous détruit sans le savoir, même pas celui qui nous dégrade en le voulant.

31 mars 2021