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Le fer à cheval irlandais (Théâtre)

Deux monologues…

Solo pour Vanina et Le fer à cheval irlandais sont deux monologues écrits dans la seconde moitié des années soixante-dix. Jamais je n’aurais osé aborder le théâtre si la rencontre de Vanina Michel, en juillet 1975, au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, ne m’y avait conduit comme à une presque évidence. Pourquoi et comment, sans que jamais ne s’abolisse une distance qui, au contraire, tend à s’accroître, on se sent proche d’une manière d’être dont on ignore tout, c’est là une question que notre collaboration a maintenue vive et, à sa manière, a imposée.

Nous eûmes d’autres occasions de travailler ensemble mais le Solo et le Fer à cheval portent plus vivement – et différemment – la marque de la nécessité. Sans doute trop démonstratif et, de surcroît, un peu trop visiblement séducteur, le Solo n’en témoigne pas moins d’une méditation sur la femme qui se dit dans l’élan et la ferveur plus que dans l’aigreur et le ressentiment. À cette réflexion masculine sur la féminité, Vanina répondit en jouant, dans Le fer à cheval, le rôle d’un homme accablé de paquets qui sont autant de soucis ordinaires aisément identifiables.

Ces deux pièces furent très bien reçues par le public et la critique. La musique composée pour elles par Vanina et ses intelligentes mises en scène y contribuèrent beaucoup. Divers théâtres parisiens les accueillirent, mais aussi des festivals comme celui du café-théâtre, du Marais, de Villeneuve-lès-Avignon, de Carthage, etc. Pour Vanina, à chaque fois, c’était la première fois. Je me réjouissais des applaudissements enthousiastes et chaleureux qu’elle recevait. Parfois, pourtant, c’était encore mieux : un temps d’attente, de silence, d’hésitation, était-ce vraiment du théâtre ?

Dans un entretien avec un journaliste, elle cite une phrase du Solo qui, selon elle, en traduit bien l’esprit : « Ça va bien. Le monde comme il est, ça va bien. Parce que c’est juste celui-là que j’ai envie de changer. » Je ne vais pas la contredire. Là non plus, ce n’est plus du théâtre…

Il faut que je pose un peu mes paquets. C’est trop lourd.

En avance ou en retard ?

Rien ou quelque chose ?

Du bruit pour rien

L’esprit s’assèche

Le corps va au ruisseau

Les mots se boutonnent de moisissures

Rien ne tient plus debout

C’est la gare ou déjà manquée ?

Joie ? Est-ce si sûr ?

Tristesse ? Qui me le montre ?

Sur le bitume des choses, il y a mon cœur

Je me suis peut-être trompé de bout en bout

Ou si j’ai eu raison ?

Raison de qui ?

Mais il y a mon cœur

L’ai-je écouté ou non ?

A-t-on été méchant avec moi ?

Il y a mon cœur

Dans le pareil et le nonpareil

Il y a mon cœur

Cela crie dans ma petite cuisine

Cela crie dans ce qui me fabrique

Dans les bouquets, même fanés

Quand l’aile de l’avion courtise les montagnes

Il y a mon cœur

Qui jamais ne chavire

Et je voudrais presque qu’il se taise

Il y a mon cœur,

Et je roule…

 

Et je roule… Je roule avec la peur terrible de manquer d ‘essence. Si je manque d’essence, les Indiens me rattrapent, me scalpent. Si je manque d’essence, je n’atteins pas le fort. La garnison se meurt. Le trompette hurle. Je provoque un peu la panne. L’essence est presque au zéro, cela va encore bien tenir pendant dix kilomètres ?

Ça ne les tiendra jamais et je le sais. Je me prépare au supplice, j’offre mon scalp. Je roule avec la peur de la panne que je provoque.

J’aime les pannes. Surtout quand, après avoir sorti tous les paquets, je m’aperçois que le bidon d’essence est vide. Quand c’est dans une montée. Quand la police ne peut rien dire et que nous sommes tous égaux devant la fatalité. Quand il n’y a pas de postes d’essence en vue. La panne absolue. Alors je parle, je fume, je commente, j’explique, je suis disert, souriant, galant. « Ah ! ces voitures, ne m’en parlez pas ! Si l’on pouvait s’en passer… Veuillez me pardonner, Madame, je… » Mes paquets tombent les uns après les autres et les passants m’aident à refaire la pile. « Oui, je suis un peu encombré… Pardon… » Je suis le roi, tout est là, tout est bien et je me repose. Personne n’a rien à dire, je suis dans mon droit. Je suis conforme. Je ne peux pas rouler, je ne roule pas. Je suis installé à côté de mes paquets. Tout est à moi. Tout ce qui attend, là, sur le trottoir, est à moi. Quand finalement je serai allé chercher de l’essence, quand je l’aurai versée dans le réservoir, quand tous les paquets recouvriront à nouveau le bidon toujours vide, vous savez comment j’appelle cela? J’appelle cela la panne de la panne. Et roulez…

Dis, est-ce qu’un jour on en finira de mourir ?

Est-ce qu’on comprendre un jour pourquoi je n’aurai pas fui la tristesse ?

Est-ce qu’on comprendra pourquoi, vers ce qui ne vient pas, je vais obstinément…

Dis, mon cœur, est-ce qu’on comprendra, un jour, pourquoi je reviens à ta grande panne ?

Dis, mon cœur, est-ce qu’un jour on comprendra pourquoi, à la faveur de cette grande panne, j’aime voir ma vie étendue devant moi, plate et grise ?

Dis, mon cœur, est-ce qu’un jour on comprendra que la panne n’est pas la panne ?

Dis, mon cœur, est-ce qu’un jour on comprendra que le refus, poisson bizarre en vérité, est quand même pris dans les filets de la vie, est-ce qu’on comprendra, mon cœur, que tu es la panne de la panne, la grande panne positive où les petites pannes négatives frétillent comme des sardines ?

Un oui est un oui, un non est un non, un poisson-scie qu’il ne faut pas faire semblant de trouver aimable. Mais c’est très beau un grand poisson terrible, comment peut-on aimer la mer et ne pas en aimer tous les poissons ?

Un jour viendra où l’on entendra de grands craquements. Les poissons oui et les poissons non sauteront ensemble de la mer sur les genoux de la terre, on ne saura plus où sont les oui, où les non, peut-être se reconnaîtront-ils, on ne sait pas, on n’y verra plus que du feu.

Alors, ce jour-là, mon cœur, on dira : « Mais il n’était pas fou, le fou… »

Tout ceci m’est utile, vous comprenez ? Tout. Absolument tout. Prenez tout ou ne prenez rien. Tout ou rien, je ne connais pas d’autre sagesse. Je vous demande de prendre tout. Si vous ne prenez pas tout, Monsieur, dans votre voiture, vous ne me dépannez pas. Vous m’empannez, Monsieur. Réfléchissez un peu, voyons. Si vous me faites monter avec seulement la moitié de mes bagages, comment je ferai, moi, pour tout vous donner ? Car, c’est ainsi, je veux tout vous donner. Qui ne donne rien n’a rien. Je veux tout, je donne tout. Je veux tout garder sur mes genoux pour tout vous donner au dernier moment, vous ne comprenez pas ? Vous comprenez mais trop c’est trop, vous ne pouvez pas tout prendre. Bien. Combien faut-il laisser de paquets ? Deux, trois ? Quatre ? Comme vous y allez… Ces quatre-là, je ne pourrai pas vous les donner, donc… Les autres, si ça me fait plaisir ? Si ça me fait plaisir ? Parce que vous n’en avez pas tellement besoin. Vous n’avez pas besoin de mes paquets. Même pas un peu. Ah ! c’est vrai, je suis sot, j’ai pensé à tout sauf à cela, je croyais tellement… Et puis j’avais un peu économisé, je croyais vraiment, vous comprenez… Mais je comprends bien. Le mieux serait encore que je laisse tout ? Ah oui, c’est vraiment le plus simple, évidemment j’aurais dû y penser. Mais, moi, je ne vous dérange pas, moi ? Je peux monter ? Je peux monter puisque c’est votre chemin ? Enfin, là, oui. Jusque-là, c’était votre chemin, après je… Non, non, je comprends bien. Enfin, je ne vous dérange pas, je ne voudrais pas.

C’est que j’ai peu l’habitude de me promener sans mes paquets, ça me change un peu, voilà tout. Vous vous promenez toujours comme ça, sans rien, vous ? Décontracté. Décontract… Ah ? Vous dormez n’importe où ? Ça, moi aussi. Si ce n’était que moi, je pourrais, notez, mais c’est à cause des paquets, il faut quand même que j’aie la place de les ranger, vous comprenez ? Quoi ? Maintenant que je les ai abandonnés, vous croyez que ça va être plus facile ? Ah ! oui, c’est bien vrai. Maintenant que je n’ai plus rien… Ce que ça va être facile, ah ! oui ! Je vais pouvoir faire ce que je veux. Oui, vous avez raison, je suis libre. Ça, pour être libre, je suis libre, tout ce qu’il y a de libre. On ne peut vraiment pas s’imaginer ce que c’est que d’être libre comme ça…

J’ai eu beau faire, il a fallu que je revienne les chercher. Ils m’attendaient là où je les avais abandonnés. Personne n’y avait touché. Il y a des choses auxquelles les gens ne touchent pas, même les plus mal intentionnés. Alors, ces choses-là, vous pouvez dire qu’elles sont vraiment à vous. Paquets, vous êtes à moi. Peut-être faudrait-il les porter deux par deux ou quatre par quatre ? Ou faire un seul gros paquet. C’est tordu tout ça, c’est rouillé, ça a traîné partout, ça a servi à je ne sais quoi. De la bricole, rien que de la bricole. Le plus beau, ce serait sans doute le fer à cheval irlandais, mais il paraît que c’est un faux. Quand je les regarde comme ça, ils paraissent si bêtes ! Mais j’ai tort de les regarder comme ça, ils ne sont pas faits pour être regardés mais pour être portés. Ils sont faits pour vous rendre lourd. Puis léger, quand on les pose. Ils sont faits pour vous obliger à vous inventer une démarche. Et, même quand on ne les porte plus, la démarche reste. Ils sont faits pour vous obliger à les oublier. Je ne peux quand même pas expliquer à tout le monde que je transporte un fer à cheval irlandais…

Quand on ne porte pas de paquets, pas étonnant qu’on soit obligé de se demander toutes les cinq minutes qui l’on est, et de se le prouver. Quand on porte ses paquets, on n’a plus de problème d’identité. On s’appelle scoliose, on s’appelle lumbago, on s’appelle tour de reins. S’appeler lumbago, vous ne pouvez pas savoir ce que ça rattache à la terre.

Attention, hein ! je ne suis pas un domestique. Je laisse tout quand je veux et où je veux. Mais je ne veux pas. Je veux les porter parce que porter est utile. Tout le monde se moque de moi, mais moi je sais bien que c’est utile. « Encore, celui-là, disent les gens, encore celui-là, passe… Mais celui-ci, mon pauvre vieux, à quoi ça vous sert de vous en charger ? » Alors, c’est celui-ci que je prends sur mon cœur, c’est celui-ci qui m’apparaît soudain absolument indispensable. Tout est utile.

La question, bien sûr, je me la suis posée. Est-ce que vraiment, je n’ai gardé que l’essentiel ? J’aurais peut-être pu en balancer un ou deux ? J’ai hésité. C’était difficile. Je me suis demandé d’abord lesquels j’allais garder, c’était facile de me dire que je n‘en garderais que deux ou trois. Mais c’est une très mauvaise question. Il fallait que je me demande lesquels j’allais abandonner. Et là, aucun. Je ne sais pas abandonner. Ça me fait trop gros sur le cœur d’abandonner, après je ne suis pas élégant. Quelqu’un qui a le cœur gros, ce n’est pas élégant, ça se mouche, ça se râcle la gorge, ça pleurniche, ça fait semblant d’écouter mais ça n’écoute pas, ça dit tout le temps « C’est comme moi, Monsieur… C’est comme moi, Madame… » C’est lourd quelqu’un qui a le cœur gros. C’est indigeste. C’est même inesthétique.

Ce n’est pas léger, quelqu’un comme ça… Quand je suis au café avec les paquets, j’envie les autres. Ils sont là avec une belle fille, on sent que ça n’a pas d’importance, ils sont là comme s’ils faisaient du patin à glace, les hasards d’un beau huit, je te croise et tu me croises, on se reverra peut-être ou peut-être pas, on a laissé une trace dans la glace, chacun son chemin, ma jolie, tu m’as touché mais je n’en suis pas mort ! C’est beau les gens comme ça, qui sont élégants, et légers, et tout… C’est beau les gens qui savent vivre. C’est beau les gens qui ont appris à vivre. C’est beau les gens qui connaissent la musique, c’est beau les gens à qui on ne la fait pas, c’est beau les gens qui savent ce que vivre veut dire. C’est beau comme des modèles réduits. C’est beau mais, au fond, je me demande si ce n’est pas un peu con. Ça glisse trop, ça baigne trop dans l’huile, c’est trop lisse, c’est trop mode. Ça ne fait jamais patatrac ! Être un homme, c’est faire patatrac. Pas exploser, non, pas s’éclater. Faire patatrac. Ces gens-là qui connaissent la vie, c’est du vin qui ne voyage pas. Ce n’est pas du sérieux.

Moi, avec mes paquets, j’encombre. Ça, j’encombre. Évidemment, j’encombre. Je peux même dire que je gêne. Je sors de mon rôle, je sors de mes attributions. Je gêne le garçon, je déborde sur les autres tables. J’ai beau être discret, j’ai beau commander un Vittel menthe pour faire sobre, j’occupe le quart du café à moi tout seul. Si vous saviez comme j’en suis navré ! Je déménage tout, tout le temps, pour que ça tienne moins de place mais, au fur et à mesure que j’empile, ça se désempile et je suis toujours à courir derrière le paquet qui va mettre toute la pile en question. Et je suis rouge, et j’ai honte, et j’essaye de faire des mots d’esprit qui ne font rire personne, et je reviens à ma place, et je renverse le Vittel menthe, et ça coule sur les paquets, et je me lève à cause des taches, et je me prends les pieds dans les paquets, et je me retrouve à plat ventre dans les cacahuètes du voisin. Alors il y a toujours quelqu’un, un mec genre idéal, un mec on sent que quand il est né il était à l’aise, qui me regarde du coin de l’œil, qui prend le parti de s’amuser – je sens qu’il a hésité, qu’il s’est demandé s’il n’allait pas m’engueuler mais non, il a choisi de s’amuser, il lui a fallu une délibération pour en arriver là mais, finalement, c’est le parti qu’il a pris, le parti qu’il a embrassé – et alors, en rigolant, il dit : « Il a fini de danser, celui-là ? »

Je danse comme je peux, moi, Monsieur. C’est un peu lourd, d’accord. Je ne suis pas un grand sujet, moi, Monsieur. C’est que je danse avec mes paquets, moi, Monsieur, je ne les abandonne jamais. Et comme, dans mes paquets, il y a du minéral et du végétal, du naturel et du fabriqué, je danse avec le monde, moi, Monsieur. Un grand sujet ne danse pas avec le monde, Monsieur. Un grand sujet danse avec lui-même. Moi, Monsieur, quand je danse, tout danse avec moi, l’Etna danse, l’Acropole danse, tout danse ensemble. C’est pourquoi je garde mes paquets, Monsieur, pour que le monde tienne debout. C’est pourquoi je m’attache, Monsieur, c’est pourquoi je n’ai pas peur d’être attaché, moi, Monsieur. Les gens qui ne s’attachent pas ne pèsent rien, Monsieur. Ce sont des hommes-faveurs, pas des hommes-cordages. Tout le monde est fait pour le Bois de Boulogne aujourd’hui, nous sommes au temps des hommes déshoméinés. C’est pourquoi je garde mes paquets, Monsieur. Ça m’encombre, apparemment. Ça m’empêche de grimper aux arbres, mais ça me rattache, Monsieur. Monsieur, vous n’aimez pas la terre, vous n’êtes pas un homme de la terre.

Accrochez-vous, Monsieur, ça va chahuter. Tout va tellement danser qu’il n’y aura bientôt plus de place pour les danseurs. Rien que la danse, seulement la danse. Elle m’attrapera par un coin de paquet, la danse, je suivrai comme je pourrai, je suivrai en zigzaguant. Attention, Monsieur, vous allez être dévalué, vous allez être dévalorisé, vous allez perdre le nord, vous allez avoir l’estomac barbouillé. Ce n’est pas une farce, Monsieur, la danse, ce n’est pas une élection. Regardez mes paquets comme ils font une gentille cavalière, ce n’est pas léger, ça, ce n’est pas mutin, ce n’est pas gracieux, ce n’est pas désinvolte, ce n’est pas spirituel ?

Écoutez, ils me parlent. Ils me disent qu’ils sont tout et que je ne suis rien, ils me disent que, sans eux, je ressemble à un attaché, à un attaché de direction, à un attaché de conviction, à un attaché d’illusion, à un attaché de diversion. Ils me disent qu’avec eux c’est la gravitation universelle, ils me disent qu’avec eux c’est le mouvement perpétuel, le soufre, le feu. Ils me disent qu’ils s’en foutent de ma volonté, ils me disent qu’ils s’en foutent de mes opinions, ils me disent qu’ils s’en foutent de mes sensations, ils s’en foutent que je sois le moins con.

Regardez ma gentille cavalière, Monsieur, ce n’est pas du sensuel, ça, ça ne sent pas le carton, ça ne sent pas la rouille, ça ne sent pas le cheval mort, on ne dirait pas un bain d’algues, ça ne sent pas la sueur ? Écoutez ce qu’ils me disent : ils me disent de ne pas inventer ma danse, ils me disent que je ne pourrai pas m’alléger tout seul, que même amaigri et nu, je pèserais encore trop lourd, infiniment trop lourd. Ils me disent que c’est dans le poids universel que je deviens léger, quand je n’invente plus mon atmosphère, quand je la désire, quand je la regrette, quand je la quémande. Ils me disent que je ne deviens léger que dans ce qui pèse. Ils me disent que je suis un drapeau qui flotte, que je dois prendre tous les vents et qu’aucun ne doit m’emporter.

Ne dansez pas, Monsieur. J’entends de la musique par-là, n’y allez pas Monsieur, c’est mauvais. Ou alors, sachez bien ce que vous faites. Mais vous ne le savez pas. Alors, Monsieur, si vous ne savez pas ce que c’est que la danse, n’y allez pas. Après on vous fera du mal, Monsieur, ça vous perdra. Restez-là. Restez à votre table, tenez-la avec vos deux mains. Vous êtes aux commandes, Monsieur, vous êtes aux commandes d’un navire qui vous échappe. Épousez votre navire, Monsieur. Non, tenez-le mieux que ça, un navire se tient par la taille, là où c’est mince mais si vivant, un navire se tient serré, Monsieur.

Bien ! Ne pensez à rien, restez là, écoutez la musique de loin, écoutez-la bien au milieu des bruits de verres, écoutez comme tout est merveilleusement discordant… N’essayez pas d’imiter, Monsieur. Pour que tout joue si faux, il faut que vous, vous jouiez juste. Restez là, Monsieur, caressez votre navire, écoutez comme vous allez un jour mourir. Ne dites pas mais. Mais est un mot de faible, mais est un mot de lâche.

Mes paquets n’aiment pas que je parle. Ça me gêne de ne pas parler, mais ils n’aiment pas ça. Tyrans ! Je les secoue, mais ça ne sert à rien, ils encaissent. On ne peut rien contre des paquets, il n’y a pas de stratégie contre des paquets, pas de conseil de guerre, pas de conseil de paix. Et si je vous brûlais, hein ! si je vous brûlais ? Qu’est-ce que vous feriez ? Qu’est-ce que vous diriez ? Rien. Ils ne diraient rien. C’est cela le plus fort, ils ne diraient rien. Et moi, si ça m’arrivait, je ne sais pas, à supposer que je les déchire, que je les éventre, que je les froisse, que je les brûle, que je les disloque, que je les brise… Je ne sais pas, je ne sais pas ! C’est plus fort que moi, je ne peux pas.

Ils n’aiment vraiment pas que je parle. Encore, là, ça va, je parle doucement et je me parle à moi-même. Faites semblant que je me parle à moi-même, vous voulez ? Tout à l’heure, je criais trop, je le sais bien. Quand je parle fort, surtout à quelqu’un d’autre, ça leur fait peur.
Paquets… Paquets… Paquets… C’est dans les gares qu’ils sont le plus exigeants. Pas moyen de les faire se presser, il faut toujours attendre le train suivant. À condition qu’il y ait de la place… Une fois installés, ils font les bêtes, ils tombent du porte-bagages, ils se jettent dans les pieds des voyageurs, ils se coincent dans les portes. Alors, je ne dis rien. Je fais semblant de rien. Je fais comme si je m’étais trompé, je descends, je les rassemble et je descends. C’est stupide quand même d’être dans le bon train et de faire comme si l’on s’était trompé. Il est long à venir, le sourire d’excuse : « Je suis désolé, Monsieur, de vous déranger, excusez-moi, vraiment suis-je bête, suis-je bête… »

Sur le quai, je leur dis ce que je pense. « C’est de votre faute, une fois encore, comment voulez-vous que je fasse, moi ? » Ils sont là. Ils ne bougent pas. Alors je crie, je tempête, fort, fort, fort, et je finis toujours par les regarder. Vous ne savez pas ce que c’est des paquets qui ont honte. C’est là, c’est comme des manchots, c’est comme des culs-de-jatte. Ça ne peut pas bouger. Ça ne peut pas exprimer. Alors je me calme. Je descends du train de ma colère. Peut-être que c’était le bon train, je ne sais pas, je ne sais plus quand je suis dans le bon train, tous mes trains sont mauvais ou quoi ?

Alors, on se remet ensemble. La gare est presque vide, on dirait un grand paquet qui nous prend tous. Alors on voit un train, il est presque vide. Alors on monte. Alors on ne dit rien puis on s’en va, comme ça, on s’en va on ne sait pas où, on s’en va comme on s’en va. On arrive à Pithiviers, parfois même à Étampes… Être à Étampes avec ses paquets ! Puis la vie passe. Tenez, ils s’endorment. Oh ! je le savais, je sais bien ce qu’il leur faut, je les connais comme si je les avais faits. Voilà. Ils dorment.

Lune, dame lointaine, cristal, lune, prends-pas la peine, c’est sale, lune va-t’en, va-t’en, va-t’en…
Lune, dame lointaine, cristal, ô ma déveine fatale…

Ils dorment. Je pourrais peut-être m’enfuir, les planter là une bonne fois pour toutes ? Mais ça ne dort pas des paquets, je le sais bien. Ça ne s’endort pas, ça ne se réveille pas. C’est là, et puis voilà. Je pourrais très bien partir et ne plus m’occuper d’eux. Personne ne me dirait rien. Qu’est-ce qui prouve qu’ils sont à moi, après tout ! « Vous avez raison, Monsieur, c’est dégoûtant, ces paquets, c’est bon à mettre aux ordures, tout ça… »

Je pourrais très bien partir. Je dirais ce que je voudrais à qui je voudrais. Avec les mots que je voudrais, rien que ceux-là. Je les choisirais, mes mots. Dans le train, au lieu de me bagarrer avec des paquets, je pourrais aller dans le couloir, je pourrais tenir la barre d’appui à deux mains, je pourrais parler à ma voisine sans la regarder, tout en la regardant, sans la regarder. Je pourrais chercher mes mots dans la fumée de ma cigarette. Je pourrais me laisser porter au lieu de porter. Ils ne seraient pas là, les paquets, ils ne m’auraient pas suivi, ils ne seraient pas derrière mon dos. Je pourrais, oui, je pourrais… Ça serait peut-être bien. Peut-être, je ne dis pas… Ça serait peut-être un peu bien, mais ça ne serait pas bien. Elle le sentirait, la voisine, que je suis en cavale. En évasion. Pas libre, vous comprenez. Pas libre. Évadé. Ce n’est pas évadé que je veux être, c’est libre. Un évadé, ça n’a même pas la patience de boire son café jusqu’au bout. Ça prend une gorgée, puis une autre gorgée, puis ça va à la fenêtre pour voir s’il n’y a pas quelqu’un, puis ça revient, puis ça reprend une autre gorgée, puis ça efface une trace. Ça parle badin, ça parle surface, ça parle hors-bord. Ce n’est pas évadé que je veux être, c’est libre. La voisine, d’ailleurs, elle le sentirait, la voisine ! Je lui ferais le quatorze-juillet dans le train… Une belle rouge, une belle bleue… Mais j’ai beau faire, je ne suis pas un feu d’artifice, ça doit être pour ça que je ne les quitte pas, mes paquets. Ce n’est pas que je les aime… Enfin si, je les aime, mais je ne les aime pas d’amour. Au fond, je ne sais pas bien. Je sens qu’il vaut mieux les garder, c’est tout, je sens que je suis comme eux, alors je les garde.

Parfois une femme passe. Alors, je me jette à la fenêtre, j’appelle, je lui souris, précisément j’étais là, j’étais libre, j’étais avec ces paquets grotesques mais j’étais tout juste en train de penser à elle, elle est juste ce qu’il me faut, juste ce qu’il me faut vraiment, elle n’a pas pu ne pas sentir que nous étions faits pour nous comprendre. Et puis elle passe, et je reviens. Ils sont là, ils m’attendent, pour un peu ils me feraient sourire.

Et, doucement, ils se mettent à faire un peu de bruit, à s’inventer un peu de vent et très doucement, avec une voix de bazar tendre, ils me disent : « Tu l’aimes, tu ne l’aimes pas… Tu l’aimes, tu ne l’aimes pas… » Puis ils ne bougent plus et ne disent plus rien, comme s’ils avaient peur de sortir de leur rôle. Alors je leur pose des questions, je leur demande n’importe quoi, combien de citron pour le thé, combien de bosses aux dromadaires, comment on fait le fromage blanc, dans quel sens tourne la terre…

Vous voulez danser, Mademoiselle ? Non, vous êtes un peu fatiguée ? Et vous, Mademoiselle, cette valse, puis-je vous la retenir, j’ai le bras solide, vous savez. Non ? Vous avez promis ? Je comprends. Mademoiselle, puis-je vous inviter ? Vous avez trop dansé ? C’est bien. Il y a beaucoup de poissons non, ces temps-ci. Personne ne veut plus danser, ma parole, personne ne veut plus danser. On va bientôt être tout seuls ensemble, ma parole, les paquets et moi. Jusque-là on jouait à être seuls mais on ne l’était pas vraiment. On croyait toujours que, derrière les poissons-non, se cachaient des poissons-oui, on jouait pour l’autre face de la terre, en somme. Mais, vous avez entendu, personne ne veut plus danser. C’est la grande panne, tout le monde sur le pont ! Le moteur est pété et il n’y a pas de vent. On est juste un peu trop loin du départ pour avoir le droit de penser à autre chose qu’à l’arrivée. C’est la grande panne lourdingue.

Quel mot as-tu dit, matelot ? Nous sommes seuls ensemble ? Seuls ? Seuls ? Huit jours de cale, mon trésor. Seuls, petit idiot ? Seuls, que c’est drôle ce mot-là, c’est un mot sans vitamines, ma parole, c’est un mot sans paroles. Seuls ? Jamais seuls, matelot, quand il y a la mer ! C’était la panne, ça n’a rien à voir. Souviens-toi matelot, souviens-toi. C’était un pari de prendre ce rafiot-là. Fragile qu’il était, on l’a vu tout de suite. Il nous a plus à cause de ça. Cher, on s’est ruiné pour lui, toutes les économies y sont passées et vingt ans de dettes. Beau aussi, il tenait sur la mer, on aurait dit sur un seul pied, et qu’il allait s’envoler… Une vraie cigogne ! Familier aussi. En une semaine, il était devenu copain avec tous les bateaux du port. Mais précis, aussi, et distant, et pressé. On l’a pris tout de suite, tu te souviens, on ne l’a même pas visité. On n’a pas osé inspecter les machines, les cales, ça ne lui aurait pas plu. On l’a pris comme ça, d’un seul coup, sans en avoir l’air, comme on invite une cavalière pour une danse. On l’a pris une fois pour toutes, mais cela ne pesait pas de le faire. Tu te souviens, matelot, le jour où l’on a installé les paquets, tu te souviens ce bric-à-brac… En nous voyant partir, les gens qui nous regardaient du quai devaient avoir l’idée que c’était une jeune fille qui emmenait un quinquagénaire. Les premiers jours, on n’osait pas le toucher, le bateau, on faisait ce qu’il fallait, sans plus, ce qu’il fallait pour que ça avance, et ça avançait. On pêchait un peu. Ça mordait, ça ne mordait pas, on ne cherchait pas à savoir pourquoi. On riait, tu te souviens ? Moins on remonterait de poissons, moins le pont serait encombré. Le soir, on laissait traîner les lignes au hasard ; on les oubliait puis, parfois, un clapotis un peu insistant nous faisait savoir que cela avait servi à quelque chose. Alors on remontait la ligne et l’on renvoyait le poisson à la mer. C’était du bon temps. On allait tranquillement dans la vie. On savait bien qu’un jour ça finirait, mais l’on s’était habitué. On était en navigation chronique, on allait peinards vers la mort, on se disait qu’on n’était pas les seuls. Puis, soudain, c’est venu.

On croyait savoir ce qu’était la vie, avec une petite mort au bout. Ça pétait de partout, ça giclait de partout. Il y a eu l’orage. L’eau et le feu se bagarraient, on ne savait plus lequel était l’ami, lequel l’ennemi. On ne savait plus si l’eau éteignait le feu ou nous inondait. Et ça dansait, avec ça ! Vous vous souvenez ? C’était la vraie panne, vous vous souvenez ? On ne sait pas comment on s’en est tiré.

La solitude, c’est pareil, c’est la grande panne. Si, après, on dit « c’est la vie », c’est qu’on sait ce que parler veut dire. Vous avez déjà vu quelqu’un revenir d’un naufrage avec un petit attaché-case à la main ? Moi, c’est pareil. Je me promène avec mon naufrage autour de moi pour ne jamais l’oublier. Et mon naufrage devient forteresse, rempart, tour, promontoire. « Monsieur veut-il se débarrasser de son naufrage ? Monsieur sera plus à l’aise. » Non, mon ami, je garde tout avec moi, sur moi, en moi. Je me garde avec moi-même. Je ne m’en vais pas de moi-même. Le mauvais temps peut revenir à chaque instant. Encore, si ce n’était que le mauvais temps, mais savez-vous que les tempêtes commencent toujours par un petit vent tiède et rapide qui grise mieux que l’alcool ? Je suis si léger, il ne mettrait guère de temps à m’emporter, ce petit vent-là. Je me regarderais partir loin de moi, ce serait trop terrible. Si je m’en vais, il faut que je m’en aille tout entier. Les petits vents tièdes ne peuvent rien contre mon naufrage. Il y faudra une tornade. J’attends la tornade, j’attends la vie, j’ouvre, pour la recueillir, toutes les voiles dont je dispose. On ne se sauve du grand vent qu’en s’en laissant emporter. On ne se sauve de la vie qu’en s’en laissant envahir. J’ouvre les voiles et j’attends.

Où suis-je ? Dans un fort menacé par les Indiens ? Sous un tilleul d’Île-de-France ? Sous les tilleuls aussi on peut entendre les cavaliers. Rien n’a été fait sur terre pour les hommes en réduction. Le joli n’envahira pas la planète, ni le propre, ni le pratique. Où suis-je ? Ici ? Là ?Où en suis-je de mes rêves ? Est-ce que cela s’appelle rêver quand on est obligé de récapituler les songes, est-ce qu’il y a des poteaux indicateurs dans les rêves, est-ce que rêver est une stratégie ? Rêver, est-ce que c’est aimer son malheur, est-ce que c’est être faible, rêver ? Il est tombé trop de pommes d’un seul coup, c’est décourageant de les ramasser. Le monde me dépasse de partout, mes sentiments me dépassent. Les fruits de la terre ne sont pas faits pour nos corbeilles, les passions de la terre ne sont pas faites pour nos récits, les musiques de la terre ne sont pas faites pour nos portées, les désastres de la terre ne sont pas faits pour nos mouchoirs. Au large ! Je ne m’éloigne pas. Passants, je vous cherche dans votre juste mesure et votre juste mesure est de passer. Je passe. Tout entier, je passe.

Vous ne voulez pas danser, Mademoiselle ? Non, vraiment, vous ne voulez pas ? C’est que je ne suis pas assez jeune pour vous, n’est-ce pas, et fauché avec ça… C’est bien, c’est bien tout ça. Délivrez-moi de l’illusion de moi-même, Mademoiselle ! Si je crie encore, que mon cri vienne seulement de mon corps tordu par les paquets, de mon corps lumbago, de mon corps tour de reins, que je crie ce que je pèse d’os, de chair, de muscles. Mademoiselle du grand désir, enfermez-moi si fort dans mon impossible qu’il devienne autrement le possible ! Mademoiselle de la mort imminente, faites-moi sourire de la peur de vieillir. Mademoiselle de l’élégance enfuie, enseignez-moi la musique qui ne ment pas…

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Il fallait que je pose un peu mes paquets. C’était trop lourd.

En avance ou en retard ?

Rien ou quelque chose ?

Du bruit pour rien

L’esprit s’assèche

Le corps va au ruisseau

Les mots se boutonnent de moisissures

Rien ne tient plus debout

C’est la gare ou déjà manquée ?

Joie ? Est-ce si sûr ?

ristesse ? Qui me le montre ?

Sur le bitume des choses, il y a mon cœur

Je me suis peut-être trompé de bout en bout

Ou si j’ai eu raison ?

Raison de qui ?

Mais il y a mon cœur

L’ai-je écouté ou non ?

A-t-on été méchant avec moi ?

Il y a mon cœur

Dans le pareil et le nonpareil

Il y a mon cœur

Cela crie dans ma petite cuisine

Cela crie dans ce qui me fabrique

Dans les bouquets, même fanés

Quand l’aile de l’avion courtise les montagnes

Il y a mon cœur

Qui jamais ne chavire

Et je voudrais presque qu’il se taise

Il y a mon cœur,

Et je roule…

Solo pour Vanina (Théâtre)

Deux monologues…

Solo pour Vanina et Le fer à cheval irlandais sont deux monologues écrits dans la seconde moitié des années soixante-dix. Jamais je n’aurais osé aborder le théâtre si la rencontre de Vanina Michel, en juillet 1975, au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, ne m’y avait conduit comme à une presque évidence. Pourquoi et comment, sans que jamais ne s’abolisse une distance qui, au contraire, tend à s’accroître, on se sent proche d’une manière d’être dont on ignore tout, c’est là une question que notre collaboration a maintenue vive et, à sa manière, a imposée.

Nous eûmes d’autres occasions de travailler ensemble mais le Solo et le Fer à cheval portent plus vivement – et différemment – la marque de la nécessité. Sans doute trop démonstratif et, de surcroît, un peu trop ouvertement séducteur, le Solo n’en témoigne pas moins d’une méditation sur la femme qui se dit dans l’élan et la ferveur plus que dans l’aigreur et le ressentiment. À cette réflexion masculine sur la féminité, Vanina répondit en jouant, dans Le fer à cheval, le rôle d’un homme accablé de paquets qui sont autant de soucis ordinaires aisément identifiables.

Ces deux pièces furent très bien reçues par le public et la critique. La musique composée pour elles par Vanina et ses intelligentes mises en scène y contribuèrent beaucoup. Divers théâtres parisiens les accueillirent, mais aussi des festivals comme celui du café-théâtre, du Marais, de Villeneuve-lès-Avignon, de Carthage, etc. Pour Vanina, à chaque fois, c’était la première fois. Je me réjouissais des applaudissements enthousiastes et chaleureux qu’elle recevait. Parfois, pourtant, c’était encore mieux : un temps d’attente, de silence, d’hésitation, était-ce vraiment du théâtre ?

Dans un entretien avec un journaliste, elle cite une phrase du Solo qui, selon elle, en traduit bien l’esprit : « Ça va bien. Le monde comme il est, ça va bien. Parce que c’est juste celui-là que j’ai envie de changer. » Je ne vais pas la contredire. Là non plus, ce n’est plus du théâtre…

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Rose, rose et passerose.

Montagne de mon désir.

Jasmin et lilas.

Jacinthe.

Pourquoi renoncerais-je aux fleurs ?

N’est-elle pas juste la moindre couronne de fleurs si elle se pose sur une tête juste ?

Les vérités sans fleurs sont vides.

La clef est dans les fleurs.

Jacinthe. Jonquille. Iris.

Narcisse.

Je ne laisserai flétrir ici aucune fleur. Aucune de celles que j’ai senties et même, si c’est possible, aucune de celles que j’ai piétinées.

Il y a les fleurs qu’enfant on me mettait entre les mains pour suivre les processions.
Il y a les fleurs que, jeune fille, on m’offre.
Il y avait les bouquets plus gros que moi, où je dissimulais mon fou-rire.
Il y avait les parterres des jardins publics durant les ennuyeuses promenades.

Rose, rose et passerose.
Je prends ce soir le parti des fleurs.
« De mémoire de rose on n’a jamais vu mourir de jardinier. » Et j’aurai, ce soir, une mémoire de rose.

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De mémoire, je n’en avais pas beaucoup pour l’Histoire de France. Mais elle est jolie, la Pucelle. Je ne sais pourquoi, je l’imagine avec des taches de rousseur. Elle devait être fleuriste, son tablier couvert d’asparagus, une rangée de petites épingles sur son sein. Peut-être les épaules un peu fermes, un peu rondes et, sur l’une d’elles, un grain de beauté collé comme l’étiquette du fleuriste. Entre l’image que j’en avais et celle que je vois maintenant, une grande distance, une infranchissable distance. Mais très petite aussi.

Je me penche, jeune fille, vers cette fleur qui est moi et que je protège. Je ne me suis jamais relevée de ce mouvement-là.

Je viens d’un pays sans langage
La banlieue couleur de ciment
La solitude sans rivage
La solitude sans le vent

Ma patrie c’était la misère
Les enfants dans le caniveau
À la lumière des réverbères
On rêvait d’un monde nouveau

La mer, la pêche et la montagne
On les voyait en noir et blanc
Quand c’était trop beau la campagne
Le film cassait au bon moment

On s’inventait une grand-mère
Au fond d’un village ignoré
On cherchait l’odeur des bruyères
Dans le dictionnaire illustré

Le cœur ne parle pas l’argot
Cette langue de dérision
Nous n’avions pas droit aux sanglots
Le long des fortifications

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Je ne me suis jamais relevée de ce mouvement-là. Peut- être que je ne m’en relèverai jamais. Et pourtant, dit-on, la vie a changé. Mais tout ce que j’ai connu, aimé, appris, craint, porte le nom de cette fleur… Ce mouvement, c’est mon rire, maintenant. Et pourtant, j’ai chevauché. Je vous jure qu’elle est longue, la route. Ils sont tous là autour de moi, Dunois, La Hire, tous les autres et, de temps en temps, l’un m’aide à tenir les rênes. Ou bien encore, avec une grosse voix qui signifie « Je n’ai pas peur, je ne suis pas fatigué, j’en ai vu bien d’autres », ils me demandent : « Alors, la Pucelle, ça va ? » C’est moi. Vous savez : la statue. Ah ! l’effort qu’ils font pour atténuer un peu dans leur regard le désir qu’ils ont de moi. Dire qu’on a fait de moi une intouchable !

C’est vrai qu’ils ne me touchent pas, mais je ne me sens pas intouchable. Vous avez déjà vu de gros doigts d’homme cueillir des fleurs ? Ils doivent penser que tout cela n’est pas très naturel. Allez, on continue. Une plaine, une montagne, une autre plaine, une colline. Ils ne voient rien du pays. Pour eux, le regard, c’est superficiel. C’est comme les fleurs, c’est pour les femmes. Eux, les hommes, ils pensent. De temps en temps, l’un d’eux se penche vers un autre pour lui dire des choses égrillardes. Je le vois à leur bon sourire rouge qu’elles sont égrillardes et à l’empressement qu’ils montrent à me faire comprendre que ces pensées-là, ils les ont eues entre hommes, collectivement. Hue ! Ils transpirent et je transpire. Ce que c’est lourd, cette putain d’armure ! Sans l’armure, pour moi, tout serait assez naturel. Mais, pour eux, non. Il faut qu’ils s’expliquent tout. Les hommes font l’amour et expliquent tout, inlassablement. Allez, hue. Mais que c’est long… Au bout du chemin, il y a le Roi. Au bout du chemin, il y a le Roi…
Au bout du chemin, le Roi m’attendait.
Au bout du chemin, le Roi m’attendra.

Hue. J’avance en tête de ma grosse troupe ravie et craintive. J’ai l’impression de mener un troupeau. Dans leurs têtes, ils passent leur temps à récapituler les raisons pour lesquelles ils ne me touchent pas. Je suis sûre qu’ils se demandent s’ils ne sont pas devenus anormaux.

« Ça va, la Pucelle ? » Ah ! s’ils savaient comme on est pareils. Oui, ça va, la Pucelle. Moi, Jeanne de France, je prépare les hommes à savoir ce qu’est une femme. Le reste de mon histoire est très accessoire. Je ne suis à aucun d’eux, c’est vrai mais à Domrémy, vous savez, il n’y avait pas que des voix. Si un jour je meurs de mort violente, ce sera pour eux. Si je brûle, je penserai que j’avais d’avance accepté de flamber d’un coup plutôt que de griller à petit feu. Tout ce qui, en moi, peut brûler doit brûler. C’est comme le bois, l’hiver, quand on ne peut plus se chauffer. Tout ce qui en moi peut brûler, il faut que cela brûle.

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Elle disait cela, Jeanne, ou autre chose…
Est-ce qu’elle entendait vraiment des voix, je ne sais pas. Mais, moi, j’en entends.

« La vie est très longue », disent mes voix. Elles ne sont pas très savantes. Puis elles se taisent. Et moi, je m’arrête et j’écoute. Comme quand je cueillais des fleurs autrefois et que j’entendais le bruit du train. Elles disent toutes la même chose, mes voix, mais sur des tons tellement différents. La vie est longue. La vie est longue. Pas de pire cacophonie qu’entre des gens qui disent la même chose, mais différemment. Elles ne sont même pas capables de chanter faux en même temps, mes voix ! Pourtant, il me semble que j’aurai toujours quelque chose à leur répondre. La foudre répond bien à l’éclair. La cloche répond bien au bourdon. C’est normal de répondre. D’ailleurs je ne réponds pas. Ça répond. Ça répondra toujours. Même si on me bâillonnait, même si on me ligotait au fond d’une prison, il y aurait bien quelque part un bout de muscle qui répondrait. Comme ça répond, mon Dieu, comme ça répond ! Je suis comme une femme que son mari appelle. « Oui, mon chéri, je viens. » Et elle ne bouge pas. Et pourtant, c’est vrai, elle vient. Quelque chose en elle commence à vouloir venir. C’est vrai que la vie est longue. Alors, j’ai le temps. Je ne me relève pas trop vite. Encore ce myosotis pour le bouquet. Et cette marguerite… Oui, je viens, oui, oui, je viens.

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Ce qui donne leur prix aux choses, c’est l’échange. Toute réalité susceptible d’être échangée est une valeur. Toute valeur non susceptible d’être échangée est caduque et insignifiante. Naturellement, les hommes étant ce qu’ils sont – et je les connais, les hommes – ils croient tous que les valeurs de l’autre sont inéchangeables. On dit de nous, dans la profession, que nous sommes irrécupérables pour d’autres statuts sociaux. Les jeunes gens, au début, ont peur de nous à cause de ce que nous échangeons. Les hommes mûrs n’ont plus peur de nous à cause de ce que nous sommes censées ne pas échanger. Un cœur de fille de bar, ça ne s’échange pas. Ou alors dans les rêves, quand elle devient Juliette, Schéhérazade, n’importe quoi. Nous rassurons parce que nous sommes des pierres, c’est bien connu. Nous sommes des valeurs à zone d’échange limitée. Des VZEL. Il faut changer tout ça. Il faut réintroduire les filles de bar dans leurs droits à des échanges globaux et totalisants. Le syndicat a défini une stratégie. La question posée et soumise à l’approbation des adhérentes est celle-ci : « Comment passer d’un exercice fragmentaire et superficiel de la profession à son intégration dans un grand courant d’échanges ? » Extrêmement difficile. Nous avons d’abord pensé, comme tout le monde, que le salut était dans les discours. « Vous êtes-vous demandé, Monsieur, qui j’étais ? » Cela n’a donné aucun résultat. Les clients s’enfuyaient ou devenaient grossiers, surtout les intellectuels. Il a fallu chercher d’autres moyens. La grève étant exclue, quelqu’un a pensé à la provocation graphique. Nous nous serions fait tatouer, ici ou là, des inscriptions telles que je pense comme je suis. Ces profondes vérités eussent été, avons-nous craint, difficilement recevables. Nous avons aussi songé aux signes. Au détour d’un vêtement se seraient échappés une fleur, une page de la Bible, le portrait de notre vieille maman. Idée repoussée. À l’unanimité, le syndicat a décidé que nous devions passer du statut de personnes VZEL à celui de VZEI, valeurs à zone d’échange illimitée, mais qu’une commission serait nommée pour trouver les modalités concrètes de ce passage.

C’est toujours comme ça, les commissions. Débrouille-toi ma fille. C’est bon. Je ne vaux rien. Je ne vaux rien mais valoir ne vaut rien. Je n’ai pas besoin de valoir. J’accroche à la terre par ce qui m’y accroche. Je ne vaux rien. Je suis la muraille de Chine, le grand pont qui ne traverse pas les chutes du Niagara. Je ne vaux rien. Je suis un paquet de billets dans un coffre de banque, qui deviendra chevaux de course, pouponnière, bilboquet dans une papeterie de Carcassonne. Je suis mes bas, je suis mon décolleté, je suis ma quincaillerie. Arrière, vous autres. Je suis une pluie, je suis un sac, je suis la perdrix abattue, je suis le chasseur. Je suis ma colère et je suis mon indifférence, comme une soupe dans une bouche sans dents. Je suis mon reflet dans l’eau sale et l’eau sale court dans le ruisseau et le ruisseau va au fleuve et le fleuve arrose des prairies riches et odorantes où passent des tracteurs et des hommes d’affaires. J’y tiens à la terre. J’y tiens à la vie. Écoutez-bien ce mot-là : « J’y tiens ». Je suis solide comme mon goût de la dépense. Je suis une petite bourgeoise et c’est bon. J’ai acheté un trois-pièces et c’est bon, un trois-pièces. C’est bon de fermer sa porte sur soi. C’est bon le bruit de la clef sur soi seule. C’est bon les copines qui trahissent, les copains qui jacassent, c’est bon de se sentir vieillir. Ne me parlez pas de la vie, bouches sans dents ! Ne me parlez pas de la vie, clients ! Ce que je fais, je ne l’aime ni ne le déteste. On croit qu’on ne peut faire ce métier que si l’on n’en a pas d’autre. Pas vrai. Il y faut de la psychologie. Il ne faut pas prendre tout le monde de la même manière. Il y a des trucs. C’est bon de connaître des trucs. Et même si ce n’était pas bon, ce serait bon quand même. Il n’y a que les mots qui sont mauvais. Il n’y a que les mots qui sentent. C’est pourquoi, même moi, j’ai besoin de me cultiver. Il y a des trucs, il faut que je les connaisse, sinon j’ai l’air de quoi quand on me parle, j’ai l’air de quoi ? Il faut savoir rouler des mots comme des hanches. C’est comme ça qu’on se fait une personnalité. Et, sans personnalité, il n’y a pas de dignité. Et, sans dignité, ce n’est pas la peine de vivre. On n’est pas des chiens, non ? Il y en a qui font le métier, je vous jure, ça vous dégoûte. N’importe quoi elles racontent, n’importe quoi. Bien sûr, parfois, c’est vrai, avec les clients, il faut bien dire un peu n’importe quoi. Mais n’importe quoi, ce n’est quand même pas n’importe quoi. On peut dire n’importe quoi comme ça vient, comme ça passe, mais ce n’est pas n’importe quoi. Quand même !

Mais alors, si ce n’est pas n’importe quoi, c’est quelque chose. Et si ça vaut quelque chose, il y a bien quelqu’un pour vous l’échanger pour autre chose ? Je ne suis quand même pas un vieux billet de métro. Je ne suis quand même pas un tube de dentifrice écrasé. Qui veut de moi ? Mais qu’est-ce qui me prend, je suis folle, non ? Courir derrière le client, bientôt, non ? Jamais courir. Hautaine, il faut être. Indifférente. Ne jamais faire voir à quelqu’un qu’il vous intéresse. Ne jamais rien demander. Surtout, ne jamais rien demander. Moi, je n’ai jamais rien demandé à personne, vous comprenez. Vous comprenez ? Jamais rien. Jamais une fois. Pour quoi faire je demanderais, je n’ai pas besoin des autres, non ? Donner, ça, oui. À ceux qui en valent la peine, naturellement. Mais demander, c’est autre chose.
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Donner, c’est entendre la voix de celui qui demande. C’est bien d’entendre une voix, même si elle demande. Demander, c’est autre chose, c’est entendre sa propre voix. C’est beaucoup plus dangereux si vous y pensez bien. Si tu me demandes quelque chose, je peux imaginer que tu seras satisfait si je te le donne. Si je te demande quelque chose, je sais bien que je ne m’en contenterai pas. Merci est un mot de politesse et la politesse est une prudente barrière. Demander, ce n’est pas seulement entendre en soi une interminable série de demandes. C’est sentir qu’on n’est rien, corps et âme, qu’une énorme demande. Je peux me raconter que les autres se contentent de peu. Mais je vois bien que, moi, je ne me contente pas de si peu. Jamais le cœur n’a dit un peu, seulement un peu. Jamais le désir. Jamais le plaisir. Jamais la vie. C’est très simple tout cela. Les gens qui ne demandent plus, ou bien ils n’ont jamais voulu entendre leur voix, ou bien ils l’ont entendue jusqu’au bout et toutes leurs demandes se sont fondues en une seule demande qui est un don.

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Je me penche vers cette fleur qui est moi et que je protège. Je ne me suis jamais relevée de ce mouvement-là.

La même phrase, je voudrais la dire autrement. Avec une voix dans laquelle il n’y aurait nulle nostalgie. Mais j’aurais beau faire, je ne pourrais pas. Cette phrase, ce n’est pas moi, au fond, qui la prononce. Comment dire cela, c’est pourtant l’essentiel… Je me fais de l’intérieur, vous comprenez ? Je ne suis plus ce qui me surveille, me freine et me réprime, je suis cela même qui m’ouvre et m’épanouit. Il ne peut rien se produire contre ce mouvement-là. Simplement des coups de chien, des mauvaises passes, des hivers. Je ne sais pas si je me fais comprendre. Et j’ai peur de tomber moi-même dans je ne sais quelle exaltation qui remplacerait les choses par les mots. Car ce n’est pas de mots qu’il s’agit, pas de mots. Il s’agit d’un sourire juste, extrêmement fort, qui m’envahit. Ça va bien. Le monde comme il est, ça va bien. Parce que c’est juste celui-là que j’ai envie de changer.

Seulement, évidemment, je n’ai pas prévenu les autres. Je ne me suis même pas prévenue moi-même. Toute situation va me trouver dans une folle confiance. Mais les projets des gens, vous savez, ça n’a pas d’importance. Ils changent, ils oublient, ils trahissent…

À tout désir où meurt la mort
Oui
À la flamme qui brûle encore
Oui
À l’étranger trop tôt venu
À ce réveil inattendu
Oui à mon chant oui au voyage
Oui aux promesses du printemps
Oui au retour oui au rivage
À l’amour usé par le temps

À toi tout seul dans ta voiture
Oui
Toi l’employé aux écritures
Oui
À ces visages du métro
Au fou-rire des dactylos
Oui à vos rêves que l’on raille
À la tendresse inemployée
Oui à ce cri qui vous tenaille
Et que vous alliez étouffer

À toi fidèle ou infidèle
Oui
À l’éphémère à l’immortelle
Oui
Aux gens des gares aux gens des rues
Au long chemin des pas perdus
Oui à la lèvre à la morsure
Oui à la fleur enfin éclose
Oui à la souffrance qui dure
Un peu moins que l’odeur des roses

Pour ta chanson qui voudrait naître
Oui
Va fermer un peu la fenêtre
Oui
Écoute-toi te raconter
L’histoire qu’ignore la télé
Les rêves d’enfant sont pareils
À la caresse du soleil
Les rêves d’enfant sont pareils
À ton regard qui s’émerveille

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Comment je m’appelle ? Sans importance. Non, je ne dis pas que c’est sans importance, je dis que je m’appelle Sans importance. Ah ! et puis pourquoi tu me poses toutes ces questions ? T’es diabolique, toi, hein ? Ceux qui questionnent sont toujours diaboliques. Dis, t’as pas dix francs ? C’est pour manger. Dis, tu m’achètes une poupée ? Une grande ? Mais non, je ne suis pas jolie. Ah ! Et puis arrête, je vais m’énerver. Je suis capable de m’énerver, tu sais, je peux tout casser si je m’y mets. Je ne suis pas bonne. Je suis diabolique. Fais attention à moi, tu sais. Tu veux que je te dise des poèmes ? Je ne les ai pas écrits, mes poèmes, parce que, quand ils sont écrits, on me les vole. Ah ! tu me fais rire! Ah ! ce que tu me fais rire ! Regarde celle-là là-bas. Elle, elle a des cheveux. Regarde pas mes cheveux, le coiffeur me les a coupés de force. C’est eux qui lui ont dit de les couper, c’est eux. C’est sûr. Tu crois que ça repoussera ? Quelle couleur ils sont mes cheveux, hein ? Noirs ? Non, pas noirs. Le noir, c’est ça, ou c’est ça, ils ne sont quand même pas comme ça, non ? Fais attention à ce que tu dis ou alors je m’en vais. Ce n’est pas la peine que tu parles si tu dis n’importe quoi. Tu dis n’importe quoi si tu dis que mes cheveux sont noirs. C’est eux qui les ont coupés. Ça ne repoussera jamais. Deux mois, tu dis ? Tu crois ? Tu dis ça pour me faire plaisir. T’es diabolique. Tu viens au drugstore ? Je voudrais des boucles d’oreilles toutes rondes, tu sais, des anneaux comme on en fait maintenant. Oui, mais au drugstore je ne peux pas y aller parce qu’ils vont y être. Tu comprends qu’ils m’en veulent, non ? T’es con ou quoi ? Tu le fais exprès. Ce n’est pas la peine qu’on parle si tu dis n’importe quoi. Enlève ta main, tu m’agaces. Enlève ta main, je vais m’énerver. Tout de suite ces trucs-là, t’es malade, non ? Tu veux voir mes photos ? Attends. Quand ceux-là seront partis, ceux-là ils ne m’aiment pas, je sais. T’en écris des poésies, toi aussi ? Comme les miennes, hein, je le savais. Il y en a qui écrivent des poésies mais, au fond, ils ne savent pas. C’est pas comme nous, hein ? C’est pas vrai, tu m’as menti et puis tu me fais parler, je n’aime pas qu’on me fasse parler. De quoi tu t’occupes ? Ah ! enlève ta main, je te l’ai déjà dit, enlève ta main, je vais m’énerver. Tiens, ça c’est noir, la fille là-bas, eh ! Mademoiselle, quelle couleur ils sont vos cheveux, Mademoiselle ? Noirs, ils sont noirs, tu vois bien que tu ne sais pas ce que tu dis. S’il n’y a pas de boucles d’oreilles, tu pourrais m’acheter un miroir. Y en a un à trente-quatre balles. Je te préviens, ne te mets pas d’idées en tête, hein ? C’est quand même pas parce que tu m’achètes un miroir à trente-quatre balles que je vais… C’est rien trente-quatre balles, non ? Oh ! que je suis malheureuse avec ces cheveux, je tire dessus tout le temps. Ce que je suis bête, hein ? Mais je te l’ai dit, je m’appelle Sans importance. C’est mon nom, là. Tu vois, tu m’énerves. Je m’appelle Sans importance, c’est mon nom et puis c’est tout. Je veux bien te montrer des photos mais tu ne les toucheras pas. C’est moi qui les tiens. Non ! Il faut que je laisse mon doigt là. Y a une raison, non ? Ah ! t’es pas délicat avec les filles ! On t’a jamais dit qu’il fallait être délicat avec les filles, non ? J’ai une cicatrice, tu vois bien. Arrête de me dire que c’est rien. Tiens, regarde si c’est rien ! Attends. Dis, Monsieur, vous n’avez pas dix balles ? Il y a des gens, ils ne savent même pas demander dix balles. On dirait que ça ne les intéresse pas. Ils disent : « T’as pas dix balles ?» Moi, tout de suite, j’y vais, là. Dis, eh ! file-moi dix balles. T’as vu la fille ? Elle se marrait. Celle-là, tiens, elle n’était pas noire. Comme moi elle était. Non, pas comme moi. Un peu plus châtain. Elle tirait sur le châtain. Je ne te dis pas qu’elle était châtain, je te dis qu’elle tirait sur le châtain. Tu m’énerves. Tu fais semblant de ne pas comprendre. Tirer sur le châtain, ce n’est pas être châtain, non ? Parce que tu m’achètes un miroir à trente-quatre balles, tu vas peut-être imaginer que je vais passer la nuit avec toi, non ? Et puis, laisse-moi, hein, il faut que je fasse la manche. Où je dors ? Chez une copine. Mais je vais bientôt te quitter parce que si elle apprend que je suis allée au Drugstore… Surtout pour une glace à trente-quatre balles ! Au drugstore, ils y sont tous. Forcément, ils savent que j’aime ça, le drugstore. Puis ils ont dit au coiffeur de me couper les cheveux. Pas trop, je lui ai dit, un ou deux centimètres. Juste pour les pointes, quoi, c’est tout. Et puis il m’a tout coupé, dis. Je tire dessus maintenant comme si ça allait les faire repousser. Mais ça ne les fait pas repousser. C’est comme moi. J’ai beau faire pour tenter de grandir, je ne grandis pas.

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Finie la comédie. Je ne suis ni folle, ni Jeanne d’Arc, ni le Prince ni la Belle au bois dormant. Et pas davantage celle qui tente de vous le faire croire. Essayages, essayages, j’en ai assez de n’être jamais à mes mesures. J’en ai assez des promesses qui craquent, des grands mots qui baillent, des retouches, des arrangements. « Il n’y a qu’une pince à reprendre, je vous assure. Donner un peu d’ampleur ici, un peu de flou là. Peut-être un peu aussi aux épaules et à la taille, mais ce n’est pas la peine d’en parler. »

On reprendrait bien tout à zéro, n’est-ce pas ? Mais le zéro n’existe pas. C’est toujours aujourd’hui, voilà. En quoi faut-il encore que je me cache ?

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Il y a cinq siècles, une dame nous a tout dit. Elle vit au centre de Paris, au Musée de Cluny. Rappelez-vous. La dame à la licorne… La tapisserie… On la voit cinq ou six fois. Tout le monde s’accorde à juger authentiques les cinq premières tapisseries mais c’est moins sûr pour la sixième. Ces cinq-là sont faciles à comprendre. Sur la première, la dame respire des fleurs. Sur la deuxième, elle choisit une dragée dans un drageoir. Sur la troisième, elle se regarde dans un miroir. Sur la quatrième, elle écoute un instrument. Sur la cinquième, elle touche la corne de la licorne. Un peu gourmande, un peu jouisseuse, un peu France-Musique, un peu narcissique, un peu coquette. Les cinq sens. Là-dessus, les savants se mettent aisément d’accord.

La sixième tapisserie, c’est autre chose. La dame est debout devant une tente ouverte et vide. Elle ne respire rien, elle ne regarde rien, elle n’écoute rien, elle ne touche rien, elle ne goûte rien. Au-dessus de la tente, une courte inscription : « À mon seul désir ».

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J’ai renoncé à mon bouquet mais, vous savez, je ne méprise pas l’odeur des roses. Je ne me donne plus le délicat plaisir de choisir la bleue, la blanche, non la bleue, non la blanche mais j’aime toujours les dragées. Je ne sais plus ce que j’ai fait de mon luth et mes mains sont là, le long de mon corps, comme si elles ne me servaient à rien, mais j’aime toujours la musique. Et mon miroir ? Cassé mon miroir, je suis la femme sans miroir, donc probablement aussi la femme sans amant. Mon doux amant est venu dans ma maison, mon doux amant est venu dans ma chambre, mon doux amant est venu dans mon lit et j’ai dit à mon doux amant : « Va-t’en ! » Je n’entends plus les roses croquer des dragées dans mon miroir. Je ne vois plus la licorne sentir mon luth blanc, non bleu, non blanc. Je vous demande pardon, je ne suis là que pour un instant. Je suis faite de restants de laine. On m’a mise de côté par morceaux. Je suis ce que les roses sentaient trop. Je suis la dragée qui ne fond pas. Je suis l’écho de la lyre quand on s’est fracassé la lyre sur le crâne. Je suis le grain de beauté derrière l’épaule, celui qu’on ne peut pas voir dans le miroir, celui dont on n’est pas sûre. Je suis la peau lorsqu’elle dit à la main qui la caresse : « Tu ne me caresses pas. » Je suis la femme bouts de ficelle. Je suis indéfaisable. J’ai dit à mon doux amant : « Mon doux amant, va-t’en ! » Il est parti. C’était très bien. Je suis en trop, en surplus, en excès. Les gens cherchent dans leur catalogue et, comme je ne fais rien, ils comprennent pourquoi je suis en trop. Le soir, après le dernier visiteur, je rentre dans ma tente et j’y attends le matin. Jusque-là, il est toujours venu. Ce que je fais dans ma tente ? Je danse. Je n’ai pas perdu le sens de la danse. Ni aucun des autres sens. Perdre les sens, ça n’a pas de sens. De mes sens j’ai gardé l’essence. L’essence des sens, c’est le sens. Mais c’est une essence volatile, volatile, ne vola-t-il pas ? On dit que je ne suis pas très simple. Ce n’est pas vrai. Les cinq autres sont très compliquées, moi je suis bête à pleurer, même si je ne pleure jamais. Pourquoi pleurerais-je puisque je n’étais appelée à rien et que je suis ? Les autres sont utiles, elles pleurent. Moi, la femme bouts de laine, je suis inutile et n’ai aucune raison de pleurer. Mon doux amant est parti. Mon doux amant n’est pas mort. Il est venu dans ma maison, dans ma chambre, dans mon lit. Je lui ai dit : « Va-t’en ! » Il est parti. Comme les luths sentent bon quand ils caressent les roses bleues ! Il n’est pas mort, mon doux amant, il n’est pas mort.

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Comme c’est long, comme c’est long de vivre
Comme c’est long de vivre vingt ans
Comme c’est long de mourir jeune
Comme c’est long le temps d’une rose
Quel nom donnerai-je à cette main dont je suis la cire ?
Saurez-vous jamais ?
Quel étrange repos
Quelle inconcevable paix
Et ce n’est même pas la peine de chercher à nommer
Cela
Cela aux fortes mains de fée
Cela
D’au-delà des peines
Cela
Comme une vague qui n’en finit pas de grandir
Cela
Qui ramasse en moi plus de choses que je n’en peux perdre
Cela
qui ignore en moi plus de choses que je n’en pourrai savoir
Cela
qui aime en moi tellement plus que je ne pourrai haïr
Cela
la mer le train ce que vous voulez
Cela
mon cher ennemi qui me vaincra
Cela
à qui le temps n’est qu’un oui différé, retenu, un oui mal osé
Cela
qui n’est ni ceci ni cela qui est moi et qui n’est pas moi
Cela
comme une immense fatigue d’être
Cela
comme un chant qui a perdu ses paroles
Cela
qui est mon corps en qui tout se travaille
en qui tout se modèle et se forme malgré moi
Cela
contre quoi toute idée boite et s’en vient s’appuyer
Cela
qui est de toute inutilité et de si grande certitude d’être utile
Cela
dont je voudrais tellement vous parler
Cela
que je trahis sans cesse et qui joue de mes trahisons comme d’imprévisibles cordes
Cela
où je sais que je ne serai jamais autrement qu’en désir
Cela
qui a tous les visages et qui n’en a aucun
Cela
amour de mon amour
Cela
d’où viens-tu voyageur et quelles sont ces blessures
sur quel chemin as-tu choisi de te perdre
Cela
qui n’a pas l’odeur de la terre mais de qui vient la terre et les arbres et l’eau et le vent
Cela
qu’un souffle réveille et qui se déchaîne en longues rafales de désir en longs hurlements de soif
Cela
qui dessèche mon rire et abolit ma souffrance
Cela
d’où me vient comme une grande et affectueuse patience
Cela
comme l’ami qu’on voit partir et dont le départ reste
Cela
contre quoi je dresse chaque jour la plus inutile des barrières
Cela
qui a fait avec moi un pacte que je n’ai pas signé et qui d’une obstination têtue me rappelle à une parole que je n’ai pas donnée
Cela
qui invente tout ce qui n’est pas et par qui tout devient absence de
Cela
que je connais si bien
Cela
comme la plus caressante des caresses
Cela
qui sait se transformer en épouvante
Cela
par qui tout ce que je sais est comme une pierre tranchante et froide
Cela
dont je sais que je parle si mal et qui pourtant me pousse à parler
Cela
comme une injustice plus juste que la justice
Cela
qui fuit sous mes doigts
Cela
que je ne crois pas et qui me croit
Cela
qui m’enveloppe de plénitude
Cela
par quoi je suis oiseau
Cela
par quoi je danse et chante
Cela
par quoi je pleure
Cela
par quoi mon amour est mon amour que toute vie réveille et que toute mort provoque
Cela
et toute danse est une danse de mort mais
Cela
en fait une danse de vie
Cela
qui ne m’est pas du tout naturel mais qui pourtant ne m’est pas du tout surnaturel
Cela
et peut-être ai-je tort d’en parler seule et peut-être n’est-il fait que pour les amants mais au soir de la solitude
Cela
est la grande douleur de l’amant perdu et la douleur vibre comme un navire dans la tempête
et Cela
met en danger le danger et envoie la tempête à la tempête et gave le mal de mal au point qu’il en crève
et Cela
me fait plus folle encore que je ne le suis et rend folle ma folie
et Cela
à l’instant de mon sommeil n’est que mon bras sur la fraîcheur du drap
et Cela
je vous le jure est presque aussi heureux qu’un amant mais mon amour qu’est-ce qu’aimer sans
Cela
viens,
bois,
je suis ivre d’être aimée comme si j’étais
Cela
que je ne suis pas mais où ton amour me plonge
viens
c’est moi et ce n’est pas moi ah ! ne cherchons plus à comprendre cela est dans ta caresse et pourtant je sais que cela n’y est pas
et chaque instant
ouvre un grand gouffre d’erreur où je sais bien que la vérité m’attend
et Cela
tombe plus vite que je ne saurais tomber
viens mon non-amour
jouer avec moi de Cela qui nous invente et nous inonde et nous anéantit de légèreté
viens
homme ordinaire
vers moi femme ordinaire
nous nous connaissons bien le bruit de ton pas me fait rire
viens
ce siècle est laid comme tous les siècles ainsi se déguisent les siècles
viens
le bruit de ton pas me fait rire mes roueries sont bonnes et bons sont tes désirs et le bonheur est bon et la douleur est bonne
viens
aimer est un grand vent aimer est une solide nourriture aimer est le grand rire de faire erreur aimer est le grand rire de faire la plus formidablement juste des erreurs

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Pour y voir plus clair, reprenons, si vous le voulez bien, les choses à leur début. Jeanne d’Arc, c’est maintenant bien établi, fut brûlée par les Anglais. Dans sa prison, quand la préparation de son procès lui laissait un peu de loisir, je suppose qu’elle rêvait un peu de Domrémy. S’y imaginait-elle revenue à la faveur d’une escapade ou de quelque libération provisoire ? Il ne devait pas être simple pour elle de s’imaginer dans un lieu où ne l’avaient envoyée ni Dieu ni le Roi. Personne, bien sûr, ne l’y prenait pour Jeanne d’Arc. Pour une folle, plutôt, ou, qui sait, par l’opération de quelque métamorphose, pour un arbre de la forêt, pour une jacinthe ou pour un cygne dont plusieurs reconnaissaient en elle la navigation nonchalante. Son père, sa mère, son promis, ses frères, ses sœurs, ses bêtes, ses champs, tout, dans sa rêverie, lui aurait été sujet d’angoisse. La fréquentation des prêtres, des officiers, des juges l’aurait heureusement aidée à dissimuler son trouble et lui aurait suggéré de prononcer certaines paroles fortes que les chroniqueurs n’eurent pas le loisir de rapporter. Elle aurait pu dire par exemple  : « Qu’est-ce qui est à moi ? » Ou encore :   « Qu’est-ce qui peut bien être à moi ? » Car rien n’était plus à elle, aucun souvenir, aucune image, ni l’épisode Le Sire de Vaucouleurs, ni l’épisode Le Roi à Chinon, ni aucun autre. À elle la prison, à elle l’oubli de tous, à elle l’impossible retour. Elle n’a plus rien. Elle n’a jamais eu rien. Même pas l’enclos. Même pas le grand pré. Même pas l’étable meurtrie par la foudre.

Quand elle rêvait ainsi de ce Domrémy perdu, elle avait vraiment peur. Sans doute avait-elle envie de crier : « Je suis Jeanne d’Arc ! Je suis Jeanne d’Arc ! ». Mais, dans la prison, même si tout le monde ignorait qui était Jeanne d’Arc, tout le monde savait que c’était elle. Rêver de Domrémy était plus terrifiant que regarder en face la dureté de son sort, la Guerre, l’Inquisition. De cela, Jeanne a dû avoir très peur. Celui-ci qu’elle reverrait rentrant des champs et qui ne la reconnaîtrait pas, c’était donc son frère ? Celui-ci son cousin ? Celui-ci, dont elle ne pouvait pas dire grand-chose, son père ? Pour émouvoir quelque chose d’eux, pour que leurs yeux s’ouvrent, qu’aurait-elle pu faire ? Et l’aurait-elle voulu ? Finalement elle eut la mort de tout le monde : celle qu’elle n’avait pas attendue, celle qu’elle n’avait pas imaginée. Le mystère ne lui fut pas enlevé, ni compté, ni abîmé. Le mystère ne lui fut pas dissimulé.

Il n’y aura pas de retour à Domrémy. Il n’y aura de retour nulle part. Un immense oubli se fabrique avec tout ce que construit sa mémoire. Ce n’est pas toujours si facile, ces temps-ci, l’oubli.

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Mon petit docteur chéri, je vous écris aujourd’hui cette lettre pour vous remercier de m’avoir si bien soignée. Vous voyez, mon cher docteur, je suis une femme libre maintenant et je n’ai plus peur du tout du sentiment que je vous porte. Tout n’est pas encore parfait, bien sûr, mais chaque jour apporte sa part de progrès. Maman est morte la semaine dernière, eh bien ! je crois que j’ai bien réagi et que, dans l’ensemble, j’ai digéré. Bien sûr, vous me l’avez dit, il y a des choses dont je ne me débarrasserai pas facilement. Mais peu à peu j’enkyste. Comme vous me l’avez expliqué, j’enkyste ce que je ne peux pas assumer au niveau de mon conscient. J’ai essayé d’expliquer ça à Maman pendant sa maladie. Je lui disais : « Enkyste, Maman, enkyste… » Elle ne pouvait pas. Ou elle ne voulait pas. Cela ne m’a pas étonnée : elle était jalouse de ma psychanalyse. Moi, en tout cas, je n’ai presque plus d’angoisses quoique je ne prenne guère de médicaments. Je crois que je pourrais vivre n’importe quoi, maintenant, ça ne me ferait plus rien. Vous m’avez fait comprendre que vivre n’était pas une plaisanterie, c’est pourquoi je donne votre nom à tout le monde.

Si vous saviez comme les gens se comprennent peu. Je fais comme vous, je leur explique comment ils sont mais, moi, ils ne veulent pas me croire. Le point difficile, c’est toujours mes pulsions. Les hommes sont gentils, bien sûr, mais ils manquent de maturité. Ils ne comprennent pas les implications. J’ai lu dans un livre que la pulsion sexuelle, c’est celle qui a élevé les cathédrales. C’est vraiment impressionnant. Cette idée me sert beaucoup dans mon travail. Mon bureau est tout rangé, tout net. Si vous saviez comme je suis devenue lucide ! Quand on me dit que je suis belle, je ne le crois plus.

Comme c’est bon de pouvoir vous écrire, d’avoir un ami qu’on respecte et qui vous respecte et à qui l’on peut communiquer les choses les plus importantes de son vécu. J’ai beau savoir que vous êtes un homme et moi une femme, ça n’a plus aucune importance. Grâce à vous, j’ai repris goût à lire des livres, de développement personnel surtout. Mais pas seulement. Je termine une intéressante étude sur le masochisme et, quand j’aurai fini, j’attaquerai les sadiques. Chaque jour je pense à ce que je serais devenue sans vous et ça me fait couler la sueur dans le dos, presque jusqu’aux fesses.

Vous m’avez ouvert l’esprit. Je ne parle à presque plus personne. J’écoute et je prends des notes. Ma copine Rosy, celle qui avait fait une névrose obsessionnelle, vous vous rappelez, eh bien ! elle est amoureuse. Bien sûr, c’est de la projection pure, mais pas moyen de le lui faire admettre. Je me demande si, pour des gens comme ça, la psychanalyse ne devrait pas être obligatoire. Car le garçon l’aime, lui, d’un amour très pur, très passionné – mais assumé par son conscient au niveau de l’oblativité. Et beau avec ça ! Est-ce que je ne devrais pas lui ouvrir les yeux sur les projections de Rosy ? J’étudie tous les livres que je peux pour les aider. Parfois c’est un peu difficile et je regrette qu’on n’en fasse pas de plus simples, avec une liste alphabétique des symptômes pour qu’on puisse s’y reconnaître.

Comme je voudrais aider tout le monde ! Si mon père et ma mère avaient été moins méchants avec moi, j’aurais peut-être été capable de faire, moi aussi, des études de psychanalyse. Peut-être seriez-vous venu chez moi pour votre didactique. Souvent je pense à vous sur mon divan et cela me remplit d’émotion. Je sais bien que c’est un fantasme mais puisqu’il ne peut pas se réaliser, je me l’accorde. Tout ça fait partie de mon transfert qui est, je crois, en bonne voie de résolution. À propos, quand j’étais sur votre divan, je pensais que vous devriez bien faire repeindre le plafond de votre salon. Il n’est plus très frais et ça pourrait distraire vos patients. Mais j’arrête mon bavardage. Je vous serre très amicalement la main.

P.S. Si vous trouvez encore des symptômes dans ma lettre, n’hésitez pas à me les signaler, s’il vous plait. Vous savez que la vérité ne me fait plus peur.

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« Enfin », dit Jeanne d’Arc en soulevant la visière de son casque et en s’épongeant d’un kleenex.
« Enfin », dit la fille qui peut desserrer un peu sa gaine.
« Enfin », dit la Dame à la licorne qui va aller roupiller sous sa tente.
« Enfin », dit la folle qui continue de faire la manche.
On s’assit devant des bières bien fraîches, on entendit des gens se moucher, enfin on se reconnut.
« D’où on sort, dit l’un, t’as vu ça ? »
« Éreintant ! », dit l’autre.

On était heureux de se retrouver, vraiment heureux. Tout revenait à sa place. L’un tirait sur sa pipe avec profondeur. L’autre disait n’importe quoi à la serveuse. Je me sentais planer, saoule de paroles inutiles.

Et, tout à coup, le fou-rire partit. Non mais, des fois, quelle aventure ! Un one woman show!

« Pas chiche de te le farcir, le monologue » m’a dit la Dame à la licorne. Si tu réussis, je te paye un quintal de dragées blanches, non bleues, non blanches, non bleues. »

Et j’ai dit chiche ! Alors voilà. Et maintenant je ressemble à un kilo de petits pois qui roulent sur la moquette d’un dentiste.

Voilà, j’ai dit chiche. Seulement, les amis, un pari ça se tient jusqu’au bout ou ce n’est pas la peine.

Remets, s’il te plaît, ton masque. Celui-ci, celui-là, prends le plus classique, c’est encore ce qui va le mieux à tout le monde.

Celui-là, oui. Tu vois, ce n’est pas toi. Elle est petite et brune et tu es grande et blonde.

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Regardez-moi mettre mon masque, Messieurs Dames. Regardez-moi, au son du synthétiseur, dans le décor pop que vous imaginez, regardez-moi, la femme libre de notre temps, reprendre volontairement le masque de la petite fille de Thèbes. Regardez-bien. Je disparais. C’est encore trop tôt, Messieurs Dames, pour jouer sans masque, beaucoup trop tôt. Il faut faire semblant de dormir, tandis que les premiers rayons du soleil traversent la chambre et viennent zébrer vos draps. Faisons semblant de dormir puisque nous avons, et peut-être pour longtemps encore, peur du jour. Au travers de ce masque, qui est la paupière de notre âme, laissons filtrer de la lumière le peu que nous en pouvons supporter. Nous savons bien qu’elle est là. Mais nous ne savons qu’en faire. À toi Antigone, à toi !

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Alors j’ai un peu gratté la terre qu’on avait jetée sur moi et, à certains endroits, j’ai vu qu’elle était légère. J’ai vu, enfin j’ai vu avec ma peau. Alors j’ai attendu que les gardes s’en aillent et j’ai gratté tant et si bien qu’il y a eu une petite ouverture et tout le sable était dans mes yeux et j’en étais aveuglée mais, sous la terre, à quoi m’auraient servi mes yeux ? Et peu à peu, pendant que tous les penseurs pleurnichaient déjà de satisfaction, j’ai réussi à sortir de mon bain de terre. L’orteil est venu le premier. L’orteil est venu dire aux professeurs de lettres : je suis ici. Tout le reste a suivi le pied. Alors je me suis rappelée que, si j’avais été enterrée, c’était parce que j’avais voulu donner la sépulture à mon frère Polynice parce qu’il est convenable, obstinément convenable de donner à un mort une sépulture, à un mendiant une pièce, à un enfant une caresse ou une fessée. Et j’ai compris que je n’avais donné la sépulture à mon frère Polynice que parce que l’on me l’avait ainsi appris et qu’il est convenable de faire ces choses-là qu’on vous a apprises et qu’on sait bonnes. Et que si j’avais pu les apprendre, c’était parce que j’avais des yeux, parce que j’avais des oreilles, parce qu’il faut des yeux et des oreilles pour comprendre quelles paroles il faut dire sur un mort, parce qu’il faut des yeux et des oreilles pour bien enterrer un mort. Et j’ai compris que si j’avais été enterrée vivante, c’était parce que j’avais des mains pour toucher, des oreilles pour entendre et des yeux pour voir et que ça devait faire peur à quelqu’un. J’ai compris que l’héroïsme, la politique et le théâtre avaient finalement peu à voir avec mon histoire. Et j’ai compris qu’au fond – je dis : au fond – j’étais d’accord. J’ai compris que si j’avais été Créon, j’aurais fait comme lui. Et j’ai compris que s’il me fallait un masque pour raconter mon histoire, c’était parce que le masque ressemble à la prison de terre et qu’avec lui mes mains, mes oreilles et mes yeux feraient moins peur aux spectateurs.

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Alors j’ai compris que le monde ne faisait que commencer, que ce serait toujours Thèbes quelque part. Alors j’ai pris mon temps en patience et je me suis dit : « Antigone, ma belle, puisque tu es un symbole, reste-le. N’enlève pas ton masque, Antigone, jusqu’à ce que, de lui-même, il tombe ou que la douceur d’un autre ne t’en délivre. »

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« Viens compagnon, viens. » Je ne sais s’il est tombé par mes mains, mon masque, ou par les tiennes. Il n’est jamais très loin. C’est le premier vêtement que je garde à portée de ma main. Il m’arrive près de toi, le soir, de le reprendre. Je passe ma nuit à le retrouver et à l’enlever. Je joue avec. Je l’enlève parce que je t’aime. Je le remets parce que je t’aime encore. Toi, tu dors, compagnon. Moi, je veille. Tu as parlé, tu dors. Moi je veille. Sais-tu pourquoi ? Pour une raison infiniment simple à laquelle tu n’as pas songé. J’ai froid aux pieds. Pardonnez-moi cette trivialité, Monseigneur, les pieds des femmes sont toujours plus froids que les pieds des hommes.

Du Monde à resurgences.net

                                                                                                             

Le confinement, surtout quand il est prolongé par les périls de l’âge, est une superbe occasion de remuer des papiers anciens. Les trois articles que voici, que j’ai envoyés au Monde et qui y ont été publiés en 1988 et 1989, ne m’ont, quand je les ai relus, ni ébloui ni atterré. Par contre, une question s’est imposée, que je partage avec mes lecteurs, question naïve et qui ne dissimule aucune réponse inavouée : à l’adresse de quel journal devrais-je aujourd’hui les poster ? (J. S.)

 

 I.

« Communication » et imposture

(Le Monde, 13 septembre 1988)

Comme les pires gargotes peuvent toujours parer d’appellations prestigieuses les plus détestables mixtures de produits médiocres ou avariés, on nous sert aujourd’hui sous le beau mot de communication une nourriture intellectuelle si grossière et si malsaine qu’il est surprenant qu’elle n’ait pas encore conduit notre société à l’indigestion chronique et au vomissement endémique.

Que cet assemblage hâtif de manipulation publicitaire, de fascination technologique et de psychologie comportementaliste, lié à la sauce du profit, ait le clinquant, le tape-à-l’œil qui racole la jeunesse, rien de bien surprenant : tout le monde, à vingt ans, n’est pas Rimbaud. Mais voir les adultes et notamment ceux qui, à quelque titre, ont une parole à délivrer – enseignants, formateurs, écrivains, responsables d’entreprises – monter avec une telle allégresse dans ce train de foire, assister à la prolifération maligne d’officines spécialisées, pister cette gangrène jusque dans les plus vénérables universités, voilà des épreuves qu’un esprit moyen ne devrait pas supporter sans protestation.

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On me dira bien naïf. Il n’est pas un crâne une seule fois visité par un atome de réflexion qui ne soit capable de démonter ce cirque et de trouver, sous les paillettes de la séduction, le pouvoir féroce de l’argent et son obsession d’asservir. Les têtes pensantes savent mais les têtes pensantes ne disent rien. Si elles n’ont pas fui dans des recherches éthérées la vulgarité de ce monde, elles n’ont généralement pas trouvé d’autre choix que d’avoir besoin de ce qu’elles méprisent : les revenus de leur pensée leur sont alors plus précieux que leur pensée.

Des stars médiatiques – puisque c’est ainsi qu’on parle – au plus obscur des citoyens, se met en place la soumission hypocrite à la « communication », véritable dissociation de la personne : par la moitié de soi, celle qui agit dans la société, penser comme on vous dit, dans la zone de liberté où l’on vous parque au nom des règles de la réussite (de qui ? de quoi ?), de l’efficacité, en un mot jouer le jeu (quel jeu ?) et y prendre plaisir ou feindre le plaisir, par l’autre moitié de soi souffrir une colossale frustration, s’imaginer lucide quand on devient aboulique, faire du désenchantement sa confidence préférée. Si un interlocuteur un peu exigeant s’étonne de la contradiction, la réponse est toute prête, c’est la revendication d’impuissance.

Là-dessus, du haut en bas de l’échelle sociale, si l’air est différent, la chanson est la même. En voici les couplets : « il y a des contraintes », « il faut s’adapter », « le pouvoir est l’une des données de la vie », « il ne faut pas rêver », « il ne faut pas dire ce qu’on pense », « il faut se soumettre ou se démettre ». Et surtout, lorsque tout le reste a été chanté : « on ne peut rien faire ».

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La prétendue communication est une violente contrainte douce. Elle sert à faire défendre par les faibles les intérêts des forts, à donner aux pauvres les mêmes soucis que les riches, à faire penser les démunis comme pensent les nantis. L’écart est surprenant entre l’agitation et le bavardage d’une société qui court derrière le stress et les défis qu’elle s’invente et le découragement qui saisit les individus quand ils quittent un instant le carnaval. Aggraver cet écart pour mieux les chasser d’eux-mêmes et les rendre plus dépendants, voilà, sous ses bonnes manières, l’objectif de la communication.

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Sans doute, loin de méconnaître la nécessité des zones de liberté, en encourage-t-elle au contraire la protection. Il lui plaît de voir ses victimes gambader dans l’enclos de leur vie privée, s’enfermer dans les réserves naturelles de leurs passions. Là tout est possible. Là rien n’est interdit. Là l’homme est souverain. L’essentiel est qu’imperceptiblement le centre de gravité d’une vie passe d’une conscience personnelle à une adhésion de plus en plus aveugle à des objectifs extérieurs et contingents.

C’est à cela que travaillent les grands et les petits communicants, c’est à cela que travailleront demain les jeunes qui se pressent en foule, paraît-il, aux portes de la carrière.

Il faut le dire tranquillement. C’est un vilain travail et c’est une imposture. Ceux qui s’y engagent, une fois épuisé l’émerveillement devant les machines, tarie la satisfaction d’être à la page, envolés les mythes de la carrière et de la réussite, ne pourront voir s’étendre en eux qu’un désert de désolation et apprendront trop tard qu’à tout prendre mieux vaut un franc cynisme qu’une communication perverse. Non qu’on ose leur reprocher, dans l’état du monde, de courir cette mauvaise fortune. Ils seraient fondés, si c’était le cas, à demander qui leur a jamais appris ce qu’est la vraie communication et la postiche. Ils poseraient la question aux enseignants essoufflés à poursuivre l’inaccessible modernité, aux instituts de formation dont les préoccupations pédagogiques sont aussi profondes que celles des agences immobilières, aux écrivains qui font retraite à Saint-Tropez, aux éditeurs qui ont renoncé à tout sauf à la caisse.

Qui leur répondrait que communiquer c’est éclairer patiemment sa lanterne pour mieux voir le visage d’autrui ? Qui leur avouerait que c’est une entreprise secrète et gratuite et qu’attendre d’elle autre chose que cette gratuité fait basculer d’un seul coup dans l’insignifiance ? Qui leur donnerait la fierté de repousser du pied ce qui fait si laidement écho à leur jeunesse ?

Qui leur dirait la parole d’amitié où s’est toujours tenue, se tient toujours et se tiendra toujours la seule communication qui vaille ? Qui leur montrerait que la seule vie sociale possible est celle qui se construit sur cette gratuité, sur ce secret, sur cette fierté, sur cette amitié ?

Qui aurait enfin le courage de leur expliquer que chercher une place n’est pas l’excuse de tout et qu’il faut parfois retourner la sagesse pessimiste du dicton et se dire à soi-même : qui va à la place perd sa chasse ?

 

II.

Servitude et considération

(Le Monde, 26 novembre 1988)

Étrange destin des mots. On défile aujourd’hui dans les rues pour réclamer ce qui dégoûtait si fort, il y aura bientôt cinquante ans, le petit garçon que j’étais, cette « considération » déjà fort vieillotte à l’époque et dont les images étaient à chercher dans les livres de classe de mon grand-père : un monsieur moustachu soulevant délicatement son chapeau melon au passage d’une dame gonflée de crinoline, un épicier obséquieux s’inclinant devant un client au lorgnon distingué. Et il paraît qu’il y a eu Sartre ! Et il paraît qu’il y a eu Les mots !

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Ce retour en force du vocabulaire petit-bourgeois est plus tragique que ridicule. Mon petit doigt me dit que si les gens veulent de la considération, ils vont être servis, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que c’est une denrée qui ne coûte pas très cher. Ensuite, parce que, pour une fois, ils demandent exactement ce qu’on souhaite qu’ils demandent.

On doit la vérité aux amis : s’il vous faut la considération de l’autorité, c’est que vous êtes passablement intoxiqués. Notons au passage que cette réapparition de la considération dans le monde social n’est pas due au hasard. Elle vient tout droit de la psychologie sociale d’inspiration américaine, et tout particulièrement d’un certain Maslow, inventeur d’une « pyramide des besoins humains » qu’escaladent chaque jour sans sourciller dans les déserts de la formation des centaines et des milliers d’ouvriers, d’employés et de cadres.

L’extraordinaire est que cet excellent outil d’aliénation n’est contesté par personne. Il parvient à faire admettre sans douleur que la considération est une étape nécessaire et prestigieuse de l’itinéraire de l’individualiste. C’est la même inspiration qu’on retrouve dans le fameux Prix de l’excellence, navrant bréviaire des managers, construit sur une idée voisine : il faut que les gens aient l’impression d’être libres.

Ici finira une ironie qui, on le sent, n’est pas pour les victimes. Comment on a réussi à troubler à ce point leur désir que cette misérable, cette ringarde « considération » devienne en eux presque synonyme de dignité, ce serait la plus pathétique des histoires, la geste à rebours du vingtième siècle, le lamento des cocufiés, la chronique du plus cruel hold-up des temps modernes.

Comment cet humble et profond souci d’être digne, ce « blanc souci » de dire vrai et de faire bien, qui revient plus obstinément encore en chacun de nous que les pires de nos turpitudes, finit par bredouiller cette lâche et minable demande de considération, implorant ainsi la reconnaissance du pouvoir et de l’argent, c’est peut-être la tragédie première de notre temps.

Ils réclament la considération parce qu’ils savent bien qu’ils ne peuvent pas réclamer la dignité. L’argent, les conditions de travail, le statut, oui, mais pas la dignité : l’article ne s’échange pas ou seulement dans l’amour ou l’amitié. Ils se laissent aller à vouloir la considération comme une cote mal taillée entre le oui et le non, le difficile refus et l’impossible collaboration. Le drame désolant, ce n’est plus l’affrontement classique de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent pas : c’est là une vieille pièce encore tragique mais qu’on commence à savoir comment jouer. Le drame le plus désolant, c’est de voir la dignité s’adresser à ce qui bafoue la dignité.

Au besoin de considération des salariés répond le cynisme du Prix de l’excellence : « Si vous voulez la productivité et les sanctions financières qui en découlent, vous devez considérer votre personnel comme votre atout le plus important. » Sur quoi prolifèrent dans les entreprises, pour valoriser les atouts, les relations humaines, le développement humain, le potentiel humain, les ressources humaines, tant d’humanité en vitrine pour mieux en solder le stock ! Ce n’est pas par la complicité mercantile et la considération qui en est la façade mensongère que les gens de ce temps se rencontreront jamais ! Réveiller en eux les espérances véritables, c’est d’abord dissiper les illusions serviles. Étienne de la Boétie l’avait compris qui voyait dans la solitude des hommes « tous singuliers dans leurs fantaisies » – quelle définition de l’érotisme informatique ! – la conséquence même de leur servitude, de leur impossibilité tragique de vivre « en compagnie ».

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Quand on est immergé dans le monde du travail, il y a des passages du Discours de la servitude volontaire qu’on ne peut entendre sans frémir de tristesse et d’espérance. À quatre siècles près, les images se superposent. On dira qu’on n’a pas fait de progrès. Sait-on ? Mais la voix est restée, elle sera encore dans la mémoire des hommes quand Maslow et l’Excellence n’habiteront plus que celle de l’ordinateur : « Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu, ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal (…) et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent, mais pour vrai les ans ne donnent jamais droit de mal faire. »

Je ne saurais dire ici le millième de l’affolante actualité de ce bref Discours, de La Boétie, la tendresse vigilante et forte du jeune homme qui l’écrit à moins de dix-huit ans, le souffle de confiance intrépide qui anime ces pages et transforme le paysage de la vie comme la vraie jeunesse, au bal, disqualifie les fards. Quel extraordinaire formateur aurait fait ce La Boétie si d’aventure quelqu’un avait songé à l’employer ! La conscience la plus aiguë des difficultés, des lourdeurs, se marie chez lui sans effort à la plus désirable, la plus aérienne des exigences. Le voici sans sévérité devant les habitudes qui nous enserrent et que nous chérissons pourtant, devant les frontières, les limites que nous défendons contre ce qui, en nous, voudrait les franchir. Et soudain la voix s’élève, mozartienne : « À l’homme toutes choses lui sont comme naturelles à quoi il se nourrit et s’accoutume : mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle. »

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Nous manquons de livres, et ce n’est pas la « modernité » qui nous en offre de bien nourrissants.

À quand, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, le Discours de la servitude volontaire au programme de toutes les classes de seconde ?

 

III.

La révolution d’exister

(Le Monde, 19 mai 1989)

Comme tout finit aujourd’hui en jeu de société, on nous vendra peut-être bientôt, pour quelques assignats, le jeu de la Révolution. Les dés du destin à la main, munis de conventionnels en carton et de prêtres réfractaires en plastique, nous pousserons nos Danton et nos Robespierre du Jeu de paume à la guillotine. Qui y aura envoyé tous les autres sera déclaré vainqueur. L’effort étant peu violent, nous pourrons surveiller en même temps la télé pour savoir quelles catégories socio-professionnelles sont plutôt indulgentes pour Charlotte Corday. Tels sont les prestiges de la modernité. Et vive l’ignorance, le béant mystère de l’ignorance plutôt que ce cannibalisme qui digère tout, passé, présent, avenir et le renvoie en rots de satisfaction. L’ignorance, au moins, laisse la place au songe.

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Des gens plus véridiques, heureusement, prennent aussi la parole. Ils nous invitent à nous demander ce que nous avons fait des principes de nos aïeux, de leurs États et de leur Déclaration et si, pour leur reprocher leur violence, nous prenons assez garde à la nôtre. Un tel exercice est utile en tout point et nous devons nous y consacrer avec méthode et réflexion.

Il n’est pas certain toutefois qu’il nous enthousiasmera. Un examen de conscience est un pensum un peu triste. Surtout, au fur et à mesure de notre étude, notre sérieux risque de nous paraître fade et pâle au regard des passions de nos ancêtres et de leurs fortes couleurs. Nous allons redécouvrir malgré nous qu’une révolution c’est quand on proteste contre l’inadmissible et que les plus nobles maximes, les lois les plus généreuses ont leur berceau dans cette protestation. Rien ne peut nous jeter plus sûrement dans le malaise que cette découverte-là. Elle nous suggère que, nous aussi, nous pourrions bien avoir à nous révolter.

Voilà une perspective bien encombrante. À peine l’envisageons-nous qu’un statisticien vicieux et un moraliste dévoyé, sortes de poussières animées venues du poste de télévision, prennent possession de notre esprit pour expliquer, l’un, que notre sort n’est pas si mauvais, l’autre que protester est une bassesse et que les grands cœurs souffrent en silence. Ces simulacres ont du verbe et des arguments, nous baissons très vite pavillon. Qu’ils décident à notre place. Non, rien n’est vraiment intolérable. Sauf la bêtise et la méchanceté, mais qu’y pouvons-nous, elles sont universelles. Et a-t-on le droit de se plaindre quand on est nanti ? En outre les souvenirs de 89 nous éclaboussent de sang, de fureur, de trahison. Qu’avons-nous de commun avec ces illustres barbares ? Nous, gens de consensus, nous laisserions-nous prendre à cette partie de bouc émissaire aussi cruelle que naïve ? Rien de tout cela ne nous ressemble. Se révolter est pire qu’un crime, c’est une faute de goût. Le temps des révolutions est lui-même révolu.

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Il arrive pourtant que le carcan se desserre. Je me rappelle cette journée de formation dans une entreprise qui est loin d’être un bagne. Une dame d’une quarantaine d’années nous avait avertis, au début d’un stage de cinq jours, qu’elle ne participerait pas au dernier après-midi, son supérieur la destinant, ce jour-là, à d’autres tâches. Elle en était peinée, d’autant qu’elle commençait à s’intéresser au stage, mais ne voyait pas le moyen de faire autrement. Puis, le temps passant, nous la vîmes balancer entre la soumission et la révolte, jurer qu’elle resterait envers et contre tout, nous assurer que c’était impossible, revenir en larmes après avoir croisé le supérieur dans l’escalier. À la fin de la dernière matinée, elle nous fit des adieux, nous demandant de l’excuser. Et, l’après-midi, elle revint, s’assit et, d’une voix à la fois lasse et follement joyeuse, nous dit très exactement ceci : « C’est la première fois depuis vingt ans que je me sens exister. »

Ceux à qui je raconte cette histoire grommellent que j’ignore de quel prix elle a payé son fait d’armes, la dame… Je sais bien en tout cas que ces bougons sentent se réveiller en eux-mêmes une nostalgie première. Qu’ils le veuillent ou non, l’histoire les conduit, avec la dame, au dernier après-midi de leur stage ou de leur révolution : cela les attire et les effraie mais ils sont là un instant dans la lumière crue de leur vérité et ils sentent que tout ce qu’ils inventeront pour fuir cet instant sera mensonger.

Et s’ils ne fuyaient pas, et si nous ne fuyions pas ? Et si nous préférions nos sentiments vrais aux images dont on nous rassasie pour nous étouffer, dont on nous flatte pour nous châtrer ? Et si nous ne rêvions pas en imaginant une révolution qui ne serait pas foudre et tonnerre mais entêtement doux à vivre et capacité de dire non ? Et si la foule n’était pas si solitaire que cela ? Personne ne sait rien de la vie superficielle des autres, mais si chacun devinait tout de la vie profonde de tous ? Et si célébrer un anniversaire nous donnait le goût de nous évader de nos modernes oubliettes ?

Notre révolution, c’est la révolution d’exister. Que celui qui n’est jamais fatigué nous jette la première pierre quand nous avons trop de goût à nous retirer en nous-mêmes avec nos proches, nos talents et nos manies, quand nous prenons trop de soin à mettre à l’abri ce que nous avons de meilleur. Soyons lucides pourtant. À trop le faire, nous courons le risque de laisser le champ libre aux brutes et même de fabriquer des brutes. Si nous n’y prenions garde, le monde ne serait bientôt plus le nôtre, il ne nous resterait que nos rêves et d’eux aussi on viendrait nous déloger.

Le défi de 1989 c’est que, comme naguère les armes, aujourd’hui les cœurs, les intelligences et les volontés sortent de leurs caches. La servitude, c’est que nous ressemblions au monde. La révolution d’exister, c’est que le monde nous ressemble. Il y a deux siècles, c’est par tous que l’on allait à chacun, désormais c’est par chacun que nous allons à tous. Nous sommes tous devenus le lieu d’une révolution qui engage tous les autres. Nous sommes tous à nous-mêmes notre propre Bastille où nous tenons les autres prisonniers de notre captivité : prendre cette Bastille-là est notre première affaire. Pour la première fois peut-être, les hommes vont agir solidairement et ensemble. Plus de soumission puisqu’ils sont solitaires, plus de désespoir puisqu’ils sont ensemble. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire une modernité de papier crépon, le monde ne commence pas avec la technocratie. Mais nous ne sommes pas non plus voués à l’obsession du passé et au démêlage souvent bien problématique du bon et du mauvais. Ni table rase ni reproduction. Il s’agit que nous nous consacrions à ce que Jacques Berque appelle l’authentique, qui n’est pas « l’antique comme rabâchage mais l’innové comme retrouvailles » (1) et qui suppose que nous en finissions avec les images paralysantes, celles du passé et celles du présent. Les soi-disant idéalistes de rire. Ils ont raison. Comme le dit Agnès Gueneau, une poétesse de l’île de la Réunion (2) :

Au-delà
de toute impatience
ce qui aujourd’hui
très lentement
naît et croît
n’a pas de nom
au regard las
des cœurs sceptiques.

23 septembre 2020

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  • 1. Jacques Berque, L’Orient second, (Gallimard, 1970).
  • 2. Agnès Gueneau, Ferveurs, AGM, 34, rue Monthyon, Saint-Denis-de-la-Réunion, 1988, p.66.