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Le confinement, surtout quand il est prolongé par les périls de l’âge, est une superbe occasion de remuer des papiers anciens. Les trois articles que voici, que j’ai envoyés au Monde et qui y ont été publiés en 1988 et 1989, ne m’ont, quand je les ai relus, ni ébloui ni atterré. Par contre, une question s’est imposée, que je partage avec mes lecteurs, question naïve et qui ne dissimule aucune réponse inavouée : à l’adresse de quel journal devrais-je aujourd’hui les poster ? (J. S.)

 

 I.

« Communication » et imposture

(Le Monde, 13 septembre 1988)

Comme les pires gargotes peuvent toujours parer d’appellations prestigieuses les plus détestables mixtures de produits médiocres ou avariés, on nous sert aujourd’hui sous le beau mot de communication une nourriture intellectuelle si grossière et si malsaine qu’il est surprenant qu’elle n’ait pas encore conduit notre société à l’indigestion chronique et au vomissement endémique.

Que cet assemblage hâtif de manipulation publicitaire, de fascination technologique et de psychologie comportementaliste, lié à la sauce du profit, ait le clinquant, le tape-à-l’œil qui racole la jeunesse, rien de bien surprenant : tout le monde, à vingt ans, n’est pas Rimbaud. Mais voir les adultes et notamment ceux qui, à quelque titre, ont une parole à délivrer – enseignants, formateurs, écrivains, responsables d’entreprises – monter avec une telle allégresse dans ce train de foire, assister à la prolifération maligne d’officines spécialisées, pister cette gangrène jusque dans les plus vénérables universités, voilà des épreuves qu’un esprit moyen ne devrait pas supporter sans protestation.

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On me dira bien naïf. Il n’est pas un crâne une seule fois visité par un atome de réflexion qui ne soit capable de démonter ce cirque et de trouver, sous les paillettes de la séduction, le pouvoir féroce de l’argent et son obsession d’asservir. Les têtes pensantes savent mais les têtes pensantes ne disent rien. Si elles n’ont pas fui dans des recherches éthérées la vulgarité de ce monde, elles n’ont généralement pas trouvé d’autre choix que d’avoir besoin de ce qu’elles méprisent : les revenus de leur pensée leur sont alors plus précieux que leur pensée.

Des stars médiatiques – puisque c’est ainsi qu’on parle – au plus obscur des citoyens, se met en place la soumission hypocrite à la « communication », véritable dissociation de la personne : par la moitié de soi, celle qui agit dans la société, penser comme on vous dit, dans la zone de liberté où l’on vous parque au nom des règles de la réussite (de qui ? de quoi ?), de l’efficacité, en un mot jouer le jeu (quel jeu ?) et y prendre plaisir ou feindre le plaisir, par l’autre moitié de soi souffrir une colossale frustration, s’imaginer lucide quand on devient aboulique, faire du désenchantement sa confidence préférée. Si un interlocuteur un peu exigeant s’étonne de la contradiction, la réponse est toute prête, c’est la revendication d’impuissance.

Là-dessus, du haut en bas de l’échelle sociale, si l’air est différent, la chanson est la même. En voici les couplets : « il y a des contraintes », « il faut s’adapter », « le pouvoir est l’une des données de la vie », « il ne faut pas rêver », « il ne faut pas dire ce qu’on pense », « il faut se soumettre ou se démettre ». Et surtout, lorsque tout le reste a été chanté : « on ne peut rien faire ».

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La prétendue communication est une violente contrainte douce. Elle sert à faire défendre par les faibles les intérêts des forts, à donner aux pauvres les mêmes soucis que les riches, à faire penser les démunis comme pensent les nantis. L’écart est surprenant entre l’agitation et le bavardage d’une société qui court derrière le stress et les défis qu’elle s’invente et le découragement qui saisit les individus quand ils quittent un instant le carnaval. Aggraver cet écart pour mieux les chasser d’eux-mêmes et les rendre plus dépendants, voilà, sous ses bonnes manières, l’objectif de la communication.

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Sans doute, loin de méconnaître la nécessité des zones de liberté, en encourage-t-elle au contraire la protection. Il lui plaît de voir ses victimes gambader dans l’enclos de leur vie privée, s’enfermer dans les réserves naturelles de leurs passions. Là tout est possible. Là rien n’est interdit. Là l’homme est souverain. L’essentiel est qu’imperceptiblement le centre de gravité d’une vie passe d’une conscience personnelle à une adhésion de plus en plus aveugle à des objectifs extérieurs et contingents.

C’est à cela que travaillent les grands et les petits communicants, c’est à cela que travailleront demain les jeunes qui se pressent en foule, paraît-il, aux portes de la carrière.

Il faut le dire tranquillement. C’est un vilain travail et c’est une imposture. Ceux qui s’y engagent, une fois épuisé l’émerveillement devant les machines, tarie la satisfaction d’être à la page, envolés les mythes de la carrière et de la réussite, ne pourront voir s’étendre en eux qu’un désert de désolation et apprendront trop tard qu’à tout prendre mieux vaut un franc cynisme qu’une communication perverse. Non qu’on ose leur reprocher, dans l’état du monde, de courir cette mauvaise fortune. Ils seraient fondés, si c’était le cas, à demander qui leur a jamais appris ce qu’est la vraie communication et la postiche. Ils poseraient la question aux enseignants essoufflés à poursuivre l’inaccessible modernité, aux instituts de formation dont les préoccupations pédagogiques sont aussi profondes que celles des agences immobilières, aux écrivains qui font retraite à Saint-Tropez, aux éditeurs qui ont renoncé à tout sauf à la caisse.

Qui leur répondrait que communiquer c’est éclairer patiemment sa lanterne pour mieux voir le visage d’autrui ? Qui leur avouerait que c’est une entreprise secrète et gratuite et qu’attendre d’elle autre chose que cette gratuité fait basculer d’un seul coup dans l’insignifiance ? Qui leur donnerait la fierté de repousser du pied ce qui fait si laidement écho à leur jeunesse ?

Qui leur dirait la parole d’amitié où s’est toujours tenue, se tient toujours et se tiendra toujours la seule communication qui vaille ? Qui leur montrerait que la seule vie sociale possible est celle qui se construit sur cette gratuité, sur ce secret, sur cette fierté, sur cette amitié ?

Qui aurait enfin le courage de leur expliquer que chercher une place n’est pas l’excuse de tout et qu’il faut parfois retourner la sagesse pessimiste du dicton et se dire à soi-même : qui va à la place perd sa chasse ?

 

II.

Servitude et considération

(Le Monde, 26 novembre 1988)

Étrange destin des mots. On défile aujourd’hui dans les rues pour réclamer ce qui dégoûtait si fort, il y aura bientôt cinquante ans, le petit garçon que j’étais, cette « considération » déjà fort vieillotte à l’époque et dont les images étaient à chercher dans les livres de classe de mon grand-père : un monsieur moustachu soulevant délicatement son chapeau melon au passage d’une dame gonflée de crinoline, un épicier obséquieux s’inclinant devant un client au lorgnon distingué. Et il paraît qu’il y a eu Sartre ! Et il paraît qu’il y a eu Les mots !

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Ce retour en force du vocabulaire petit-bourgeois est plus tragique que ridicule. Mon petit doigt me dit que si les gens veulent de la considération, ils vont être servis, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que c’est une denrée qui ne coûte pas très cher. Ensuite, parce que, pour une fois, ils demandent exactement ce qu’on souhaite qu’ils demandent.

On doit la vérité aux amis : s’il vous faut la considération de l’autorité, c’est que vous êtes passablement intoxiqués. Notons au passage que cette réapparition de la considération dans le monde social n’est pas due au hasard. Elle vient tout droit de la psychologie sociale d’inspiration américaine, et tout particulièrement d’un certain Maslow, inventeur d’une « pyramide des besoins humains » qu’escaladent chaque jour sans sourciller dans les déserts de la formation des centaines et des milliers d’ouvriers, d’employés et de cadres.

L’extraordinaire est que cet excellent outil d’aliénation n’est contesté par personne. Il parvient à faire admettre sans douleur que la considération est une étape nécessaire et prestigieuse de l’itinéraire de l’individualiste. C’est la même inspiration qu’on retrouve dans le fameux Prix de l’excellence, navrant bréviaire des managers, construit sur une idée voisine : il faut que les gens aient l’impression d’être libres.

Ici finira une ironie qui, on le sent, n’est pas pour les victimes. Comment on a réussi à troubler à ce point leur désir que cette misérable, cette ringarde « considération » devienne en eux presque synonyme de dignité, ce serait la plus pathétique des histoires, la geste à rebours du vingtième siècle, le lamento des cocufiés, la chronique du plus cruel hold-up des temps modernes.

Comment cet humble et profond souci d’être digne, ce « blanc souci » de dire vrai et de faire bien, qui revient plus obstinément encore en chacun de nous que les pires de nos turpitudes, finit par bredouiller cette lâche et minable demande de considération, implorant ainsi la reconnaissance du pouvoir et de l’argent, c’est peut-être la tragédie première de notre temps.

Ils réclament la considération parce qu’ils savent bien qu’ils ne peuvent pas réclamer la dignité. L’argent, les conditions de travail, le statut, oui, mais pas la dignité : l’article ne s’échange pas ou seulement dans l’amour ou l’amitié. Ils se laissent aller à vouloir la considération comme une cote mal taillée entre le oui et le non, le difficile refus et l’impossible collaboration. Le drame désolant, ce n’est plus l’affrontement classique de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent pas : c’est là une vieille pièce encore tragique mais qu’on commence à savoir comment jouer. Le drame le plus désolant, c’est de voir la dignité s’adresser à ce qui bafoue la dignité.

Au besoin de considération des salariés répond le cynisme du Prix de l’excellence : « Si vous voulez la productivité et les sanctions financières qui en découlent, vous devez considérer votre personnel comme votre atout le plus important. » Sur quoi prolifèrent dans les entreprises, pour valoriser les atouts, les relations humaines, le développement humain, le potentiel humain, les ressources humaines, tant d’humanité en vitrine pour mieux en solder le stock ! Ce n’est pas par la complicité mercantile et la considération qui en est la façade mensongère que les gens de ce temps se rencontreront jamais ! Réveiller en eux les espérances véritables, c’est d’abord dissiper les illusions serviles. Étienne de la Boétie l’avait compris qui voyait dans la solitude des hommes « tous singuliers dans leurs fantaisies » – quelle définition de l’érotisme informatique ! – la conséquence même de leur servitude, de leur impossibilité tragique de vivre « en compagnie ».

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Quand on est immergé dans le monde du travail, il y a des passages du Discours de la servitude volontaire qu’on ne peut entendre sans frémir de tristesse et d’espérance. À quatre siècles près, les images se superposent. On dira qu’on n’a pas fait de progrès. Sait-on ? Mais la voix est restée, elle sera encore dans la mémoire des hommes quand Maslow et l’Excellence n’habiteront plus que celle de l’ordinateur : « Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu, ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal (…) et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent, mais pour vrai les ans ne donnent jamais droit de mal faire. »

Je ne saurais dire ici le millième de l’affolante actualité de ce bref Discours, de La Boétie, la tendresse vigilante et forte du jeune homme qui l’écrit à moins de dix-huit ans, le souffle de confiance intrépide qui anime ces pages et transforme le paysage de la vie comme la vraie jeunesse, au bal, disqualifie les fards. Quel extraordinaire formateur aurait fait ce La Boétie si d’aventure quelqu’un avait songé à l’employer ! La conscience la plus aiguë des difficultés, des lourdeurs, se marie chez lui sans effort à la plus désirable, la plus aérienne des exigences. Le voici sans sévérité devant les habitudes qui nous enserrent et que nous chérissons pourtant, devant les frontières, les limites que nous défendons contre ce qui, en nous, voudrait les franchir. Et soudain la voix s’élève, mozartienne : « À l’homme toutes choses lui sont comme naturelles à quoi il se nourrit et s’accoutume : mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle. »

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Nous manquons de livres, et ce n’est pas la « modernité » qui nous en offre de bien nourrissants.

À quand, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, le Discours de la servitude volontaire au programme de toutes les classes de seconde ?

 

III.

La révolution d’exister

(Le Monde, 19 mai 1989)

Comme tout finit aujourd’hui en jeu de société, on nous vendra peut-être bientôt, pour quelques assignats, le jeu de la Révolution. Les dés du destin à la main, munis de conventionnels en carton et de prêtres réfractaires en plastique, nous pousserons nos Danton et nos Robespierre du Jeu de paume à la guillotine. Qui y aura envoyé tous les autres sera déclaré vainqueur. L’effort étant peu violent, nous pourrons surveiller en même temps la télé pour savoir quelles catégories socio-professionnelles sont plutôt indulgentes pour Charlotte Corday. Tels sont les prestiges de la modernité. Et vive l’ignorance, le béant mystère de l’ignorance plutôt que ce cannibalisme qui digère tout, passé, présent, avenir et le renvoie en rots de satisfaction. L’ignorance, au moins, laisse la place au songe.

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Des gens plus véridiques, heureusement, prennent aussi la parole. Ils nous invitent à nous demander ce que nous avons fait des principes de nos aïeux, de leurs États et de leur Déclaration et si, pour leur reprocher leur violence, nous prenons assez garde à la nôtre. Un tel exercice est utile en tout point et nous devons nous y consacrer avec méthode et réflexion.

Il n’est pas certain toutefois qu’il nous enthousiasmera. Un examen de conscience est un pensum un peu triste. Surtout, au fur et à mesure de notre étude, notre sérieux risque de nous paraître fade et pâle au regard des passions de nos ancêtres et de leurs fortes couleurs. Nous allons redécouvrir malgré nous qu’une révolution c’est quand on proteste contre l’inadmissible et que les plus nobles maximes, les lois les plus généreuses ont leur berceau dans cette protestation. Rien ne peut nous jeter plus sûrement dans le malaise que cette découverte-là. Elle nous suggère que, nous aussi, nous pourrions bien avoir à nous révolter.

Voilà une perspective bien encombrante. À peine l’envisageons-nous qu’un statisticien vicieux et un moraliste dévoyé, sortes de poussières animées venues du poste de télévision, prennent possession de notre esprit pour expliquer, l’un, que notre sort n’est pas si mauvais, l’autre que protester est une bassesse et que les grands cœurs souffrent en silence. Ces simulacres ont du verbe et des arguments, nous baissons très vite pavillon. Qu’ils décident à notre place. Non, rien n’est vraiment intolérable. Sauf la bêtise et la méchanceté, mais qu’y pouvons-nous, elles sont universelles. Et a-t-on le droit de se plaindre quand on est nanti ? En outre les souvenirs de 89 nous éclaboussent de sang, de fureur, de trahison. Qu’avons-nous de commun avec ces illustres barbares ? Nous, gens de consensus, nous laisserions-nous prendre à cette partie de bouc émissaire aussi cruelle que naïve ? Rien de tout cela ne nous ressemble. Se révolter est pire qu’un crime, c’est une faute de goût. Le temps des révolutions est lui-même révolu.

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Il arrive pourtant que le carcan se desserre. Je me rappelle cette journée de formation dans une entreprise qui est loin d’être un bagne. Une dame d’une quarantaine d’années nous avait avertis, au début d’un stage de cinq jours, qu’elle ne participerait pas au dernier après-midi, son supérieur la destinant, ce jour-là, à d’autres tâches. Elle en était peinée, d’autant qu’elle commençait à s’intéresser au stage, mais ne voyait pas le moyen de faire autrement. Puis, le temps passant, nous la vîmes balancer entre la soumission et la révolte, jurer qu’elle resterait envers et contre tout, nous assurer que c’était impossible, revenir en larmes après avoir croisé le supérieur dans l’escalier. À la fin de la dernière matinée, elle nous fit des adieux, nous demandant de l’excuser. Et, l’après-midi, elle revint, s’assit et, d’une voix à la fois lasse et follement joyeuse, nous dit très exactement ceci : « C’est la première fois depuis vingt ans que je me sens exister. »

Ceux à qui je raconte cette histoire grommellent que j’ignore de quel prix elle a payé son fait d’armes, la dame… Je sais bien en tout cas que ces bougons sentent se réveiller en eux-mêmes une nostalgie première. Qu’ils le veuillent ou non, l’histoire les conduit, avec la dame, au dernier après-midi de leur stage ou de leur révolution : cela les attire et les effraie mais ils sont là un instant dans la lumière crue de leur vérité et ils sentent que tout ce qu’ils inventeront pour fuir cet instant sera mensonger.

Et s’ils ne fuyaient pas, et si nous ne fuyions pas ? Et si nous préférions nos sentiments vrais aux images dont on nous rassasie pour nous étouffer, dont on nous flatte pour nous châtrer ? Et si nous ne rêvions pas en imaginant une révolution qui ne serait pas foudre et tonnerre mais entêtement doux à vivre et capacité de dire non ? Et si la foule n’était pas si solitaire que cela ? Personne ne sait rien de la vie superficielle des autres, mais si chacun devinait tout de la vie profonde de tous ? Et si célébrer un anniversaire nous donnait le goût de nous évader de nos modernes oubliettes ?

Notre révolution, c’est la révolution d’exister. Que celui qui n’est jamais fatigué nous jette la première pierre quand nous avons trop de goût à nous retirer en nous-mêmes avec nos proches, nos talents et nos manies, quand nous prenons trop de soin à mettre à l’abri ce que nous avons de meilleur. Soyons lucides pourtant. À trop le faire, nous courons le risque de laisser le champ libre aux brutes et même de fabriquer des brutes. Si nous n’y prenions garde, le monde ne serait bientôt plus le nôtre, il ne nous resterait que nos rêves et d’eux aussi on viendrait nous déloger.

Le défi de 1989 c’est que, comme naguère les armes, aujourd’hui les cœurs, les intelligences et les volontés sortent de leurs caches. La servitude, c’est que nous ressemblions au monde. La révolution d’exister, c’est que le monde nous ressemble. Il y a deux siècles, c’est par tous que l’on allait à chacun, désormais c’est par chacun que nous allons à tous. Nous sommes tous devenus le lieu d’une révolution qui engage tous les autres. Nous sommes tous à nous-mêmes notre propre Bastille où nous tenons les autres prisonniers de notre captivité : prendre cette Bastille-là est notre première affaire. Pour la première fois peut-être, les hommes vont agir solidairement et ensemble. Plus de soumission puisqu’ils sont solitaires, plus de désespoir puisqu’ils sont ensemble. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire une modernité de papier crépon, le monde ne commence pas avec la technocratie. Mais nous ne sommes pas non plus voués à l’obsession du passé et au démêlage souvent bien problématique du bon et du mauvais. Ni table rase ni reproduction. Il s’agit que nous nous consacrions à ce que Jacques Berque appelle l’authentique, qui n’est pas « l’antique comme rabâchage mais l’innové comme retrouvailles » (1) et qui suppose que nous en finissions avec les images paralysantes, celles du passé et celles du présent. Les soi-disant idéalistes de rire. Ils ont raison. Comme le dit Agnès Gueneau, une poétesse de l’île de la Réunion (2) :

Au-delà
de toute impatience
ce qui aujourd’hui
très lentement
naît et croît
n’a pas de nom
au regard las
des cœurs sceptiques.

23 septembre 2020

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  • 1. Jacques Berque, L’Orient second, (Gallimard, 1970).
  • 2. Agnès Gueneau, Ferveurs, AGM, 34, rue Monthyon, Saint-Denis-de-la-Réunion, 1988, p.66.