Un épisode informe ?

(À propos de Résolution, de Pierre Mari)

Pour oublier cet épisode informe.
Pierre Mari, Résolution
 

L’acte littéraire crée une ligne de partage. Il la révèle et l’impose. Indifférent à ce que nous disons de nous-mêmes, à ce que nous croyons croire, à ce que nous pensons penser, il fait surgir du profond du temps, de la complexité des circonstances, de l’embarras des consciences, la nécessité d’un choix auquel nul n’échappera. L’acte littéraire est chirurgical, maïeutique, prophétique. Chirurgical : il va droit à la tumeur qui dévore les existences. Maïeutique : il tire de cet affrontement une parole neuve. Prophétique : il lance à son époque des brassées de suggestions amicales et sévères.

Il n’y a de littérature que déroutante. Un écrivain est un pirate qui détourne pensées et sentiments de leurs itinéraires balisés et libère en eux ce qu’ils avaient caché de dangereux. Les caravanes auxquelles, par-dessus tout, il aime à s’attaquer sont les plus lourdes, celles qui transportent les certitudes épaisses, les évidences patinées, les repères incontestés. On n’écrit pas sur les ambulances, sur ce que les opinions ont noyé, sur ce que les bonnes intentions ont vérolé. Peut-on sérieusement parler politique quand les affaires publiques sont aux mains d’anesthésistes anesthésiés ? Amour, sexe, quand une dogmatique plus féroce que la précédente verrouille l’imaginaire ? Religion, quand elle dégouline des hamburgers de McDonald’s ? Reste ce qui écrase l’ordinaire des jours, des pensées, des rêves et des lois, et qu’il faudrait bien des voyages à Venise pour oublier. Notre horizon commun : le macrocosme de l’argent et de la compétition. Et son actualisation microcosmique dans presque toutes les vies : le bureau, la carrière, l’entreprise. Tels sont les monstres familiers que Pierre Mari envisage et défie avec la fermeté et le calme qu’impose le titre de son roman. Résolution : une attitude morale, mais aussi un engagement devant l’avenir et même, dans l’acception technologique du mot, une allusion à la volonté de ne rien omettre de la complexité du réel.

Pierre Mari et moi avons en commun d’être à la fois formateurs et écrivains. Peu importe que je le voie plutôt, lui, écrivain et formateur. Plus que l’ordre des mots, c’est la conjonction et qui compte. Non pas écrivain et aussi formateur. Non pas formateur, d’un côté, écrivain, de l’autre. Pas non plus écrivain parce que formateur, ni l’inverse. À la fois écrivain et formateur : deux activités distinctes, parfois apparemment contradictoires, que nulle nécessité ne lie, qui pourraient très bien ne pas avoir contracté mariage, mais qui n’en habitent pas moins, à mon avis, chez lui comme chez moi, au même étage noble de nos demeures intellectuelles. Lesquelles, parce que vingt-trois ans nous séparent, et pas mal d’autres choses, n’ont pas été bâties sur les mêmes plans. Nous ne manquons pas de témoignages sur l’univers de l’entreprise. Des romans. Avec Les Choses, de Georges Perec, avec L’Imprécateur, de René Victor Pilhes, la littérature avait fait autrefois un pas en direction du travail moderne. Puis le chantier fut abandonné. Par contre, de L’emprise de l’organisation, de Max Pagès, à Souffrance en France, de Christophe Dejours, toutes sortes d’essais vinrent prendre le relais. Et des films : L’emploi du temps, de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout. Personne ne peut plus ignorer comment fonctionne la mécanique à refoulement, comment l’on s’y prend pour que les salariés déposent leur liberté comme on dépose les armes, comment s’articulent l’angoisse, le besoin des choses, le fatalisme des bras baissés, comment la désertion de soi-même, apprise au travail, essaime sur toute l’existence, gauchit les relations, vide l’éducation de son sens. Pourtant, si attentifs qu’ils se veuillent à ceux dont ils décrivent la condition, ces témoins restent extérieurs à ce qu’ils évoquent. Pierre Mari, lui, abolit presque entièrement cette distance. Formateur, il a de l’entreprise une connaissance directe. Il sait ce qui se dit et ce qui ne se dit pas dans une salle de formation, dans le secret d’un bureau, dans un local syndical, devant une machine à café. À l’opposé du sociologue ou du psychologue, contraint à la fiction du regard objectif, le formateur réfléchit et parle parmi ses interlocuteurs. Il est à la fois dans le groupe et hors du groupe. Son sens critique ne saurait fonctionner sans une puissante empathie, et la réciproque. Mieux que l’homme des sciences humaines, il éprouve, au-delà de ce qui le distingue des participants, ce qui le fait tout semblable à eux. Me la suis-je répétée en secret, la chanson:
Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez je saigne
Et je meurs dans vos mêmes liens
Mais si le formateur est aussi romancier ? Si ce qu’il cherche dans ces inconnus qui lui confient leurs pensées, c’est l’essence même de ce qu’ils sont ensemble, eux et lui ? Si, pour quelques heures au moins, sa générosité et son désir, devant eux, coïncident ? S’il se sent aussi faible qu’eux, et aussi incapable de l’avouer ? Si, grâce à eux, alors que tout conspire à l’enfermer avec eux dans la prison du rôle, il pressent qu’il peut les aider à en scier les barreaux ? S’il a acquis la certitude qu’à leurs yeux, comme aux siens, quand même le monde entier rirait d’eux, rien n’est plus réel ni plus efficace que cet imaginaire de libération ? L’échange peut alors se nouer deux fois, dans l’humble travail de la formation et dans la création. Alors, sans qu’il soit jamais nécessaire de forcer le ton, commence une œuvre d’abrasion et de révélation. Alors, l’infiniment concret de ces gens rassemblés autour d’une table, leur insatisfaction énorme, leurs insuffisances mortifiantes, leurs passions étouffées, leurs tristes confidences, ces corps qui en disent plus long qu’ils ne le voudraient, surtout quand ils les surveillent, alors ce tout ça terrible et troublant, dont l’idiot hiérarchique de service viendra estimer le potentiel, se met, comme hurlerait un loup, à soupirer vers sa forme, à supplier qu’on l’en délivre en l’exprimant, à exiger qu’on la lui présente, qu’on la lui montre, qu’on la lui rende. Et celle-ci, à peine tirée de ce concret, à peine abstraite de lui, loin de l’ignorer, loin de le mépriser, l’irise de mille feux nouveaux, l’irradie de sens, le fonde, le rafraîchit, le réinvente. Noces. La vie est noces. Tout ce que vous trouverez d’autre sera boulet à votre pied. Quand vous voudrez vous expliquer, la vase vous emplira la bouche.

Résolution est donc construit sur un double échange : celui qu’un cadre ordinaire entretient avec les mots et les choses de l’entreprise où il travaille, celui que l’auteur poursuit avec son personnage. Un livre si tranquille, si posé, avec de courtes lenteurs à la Giraudoux, si bien servi par une langue de noble simplicité, si français ! Imparable. Patrons, syndicalistes, salariés épris de votre névrose, deux façons seulement de vous en débarrasser : ne lisez pas ou, mieux, brûlez. Si vous y mettez une fois le nez, vous ne vous le pardonnerez pas. Quant aux centristes de la pensée, gens du fléau en quelque sorte, eux qui, à la pointe de leur lucidité, ne peuvent guère articuler qu’un c’est quand même un peu excessif, pourquoi se fatigueraient-ils à vérifier leur pusillanimité au long de cent trente-deux pages ? Qu’ils nuancent d’abord, ils liront ensuite !

Le héros de Résolution n’a pas de nom. Je l’appelle N. Comme Normal. Normal est un garçon bien élevé, sensible mais soucieux de ses intérêts, épicurien sans excès, pétri de bonne volonté. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup lu Baudrillard. Il vote quand il le faut, s’il n’a pas oublié. Normal pourrait aussi s’appeler Mesuré. Un tel équilibre ne va pas sans une force secrète ; de la sienne, il n’est pas certain qu’il ait bien conscience. Chez un citoyen si raisonnable, aucune méfiance envers l’entreprise. Il apprécie plutôt qu’elle lui fournisse un si vaste champ d’observation. L’indignation n’est pas son système. Il regarde la modernité comme il contemple le reste, d’un œil un peu distant, sérieux, assez bienveillant. Les métiers sont en train de disparaître ? Une organisation à géométrie variable va les remplacer ? La terre aura connu d’autres catastrophes ! L’entreprise ne s’épargnera pas le tournant de la mobilité ? Et après ? Elle a peut-être ses raisons. D’ailleurs, « trop d’habitudes, dans certains secteurs, se sont ossifiées, trop de comportements d’appropriation ont enfermé les uns et les autres dans des luttes de pouvoir destructrices. Comment imaginer, aujourd’hui, une grande entreprise où perdurent des enclaves jalouses, où la notion de « métier » reste trop prégnante pour laisser la place aux polyvalences, aux actions transversales qui s’imposent ? »

Dans tout cela, aux yeux de Normal, pas de quoi fouetter un chat. Ce Lagardère paisible ne va pas à la critique : c’est elle qui vient à lui. À qui ou à quoi doit-il la force de ne pas bondir sur la moindre provocation, la patience d’attendre en souriant que toutes les cartes aient été distribuées ? À la répulsion que suscite en lui l’idéologie ? À la méfiance que lui inspirent les indignés ? À une insurmontable fidélité ? De qui est-il l’enfant, Normal ? Du formateur ou de l’écrivain ? Terriblement solide, ce garçon. Solide avec du jeu, comme le bois qui vieillit bien. Quand on parle entreprise, et que les Cyniques s’opposent aux Goguenards, il lui faut bien s’avouer que les premiers lui sont relativement plus sympathiques que les seconds – ou moins antipathiques. Choix négatif, sans doute. Choix instinctif. Un Chinois, ce Normal ? La raison de sa préférence n’est pas sans profondeur ; à cent contre un, elle est née sous un crâne de formateur : « L’allégeance des uns lui semblait, à tout prendre, plus inquiète et problématique que les diatribes des autres. » Tant de bonnes raisons ferment si bien l’inquiétude, et en pourrissent !

Il le sait : ses collègues ne le classeraient ni parmi les Cyniques, ni parmi les Goguenards. Plutôt dans quelque Marais sans gloire. Il en souffre un peu. Mais, quoi ? On ne peut pas se faire publicitaire de ses sentiments, ni s’inventer une révolte qu’on ne ressent pas. Dans ces conditions, pourquoi ne pas tenter de participer loyalement à la construction commune ? Un séminaire au bord de la mer lui en fournit l’occasion. Il la saisit de son mieux, non sans s’apercevoir que sa parole parcourt un chemin différent de celle des autres. « À trop chercher la formule décisive, il restait invariablement en arrière. Les mots lui venaient quand la chose était passée. » Il n’a pas encore tout compris, Normal. S’il cherche la formule, c’est pour raccourcir le chemin d’une pensée qui vient de plus loin, qui doit s’arracher à la glaise de l’angoisse, qui n’a sa serviette ni dans la cantine des mots ni dans la gargote de l’actualité.

« Où et comment, se demande Normal, s’est négocié ce grand refoulement de la parole ? » Il garde la question pour lui. Elle n’appelle pas de réponse : seulement une maturation. Elle doit grandir en lui, avec lui, se projeter sur un ou deux visages, sur quelques autres, sur tous. Est-ce même une question ? Plutôt une prise de distance. L’affirmation d’une manière d’être. Un cri. Un Au feu ! L’aveu pudique d’un feu impitoyable, doux, dévorant. Une exigence secrète de purification. Une question-réponse, qui s’accouchera elle-même. En attendant, elle aiguise une lucidité désagréablement contradictoire. Peut-on accepter de voir le management de Nexorum dilapider les « trésors d’expérience, de rigueur et d’ingéniosité accumulés » ? Non, bien sûr, non. Mais, pour guérir cette maladie-là, il faut plus et mieux qu’un « climat de rancœur et de nostalgie hargneuse ». Un mal si profond, il y a tant de manières de le nier !

Normal n’est pas un Hamlet égaré dans l’entreprise. Ni un lâche. Ce qui le maintient si longtemps en silence, c’est qu’il constate avec stupeur que l’enjeu ne cesse de gonfler. Dans l’entreprise, l’indignation fulgurante de bien des abonnés à la protestation masque à peine leur impatience de le circonscrire, cet enjeu, de s’épargner la dépense d’une révolution plus radicale, plus troublante, intime, silencieuse, sans témoins, rocailleuse, ingrate, presque asphyxiante. Non rentable. Lui, Normal, prendra son temps, mais n’éludera rien. Qui dira comment un sentiment si exigeant et si simple s’annonce dans un être ? Qui osera sérieusement en raconter l’histoire ? Toujours est-il qu’il vit en Normal, qu’il ne le lâche pas, qu’il le brûle. Et que les très ordinaires brindilles, bûches et fagots que lui apportent son existence et celle des autres – tantôt le bois est trop fin, tantôt il est trop gros, il est trop vert ou trop sec, trop ceci ou trop cela – lui sont autant d’aliments nourrissants.

L’ambiguïté n’est pas le dernier mot de tout, mais il n’est pas toujours urgent de la lever. Sous les explications un peu symétriquement pataudes, une oreille fine entend pousser l’herbe. L’ouverture des yeux du dedans, voilà ce qui a été accordé à Normal, voilà ce à quoi il s’était, sans le savoir, préparé. Pesanteur et légèreté, allégresse et désolation, aucune sensation qui ne soit accompagnée de son opposée. Un illuminé, Normal ? Non. Un amoureux de la réalité, la vraie, celle qui tient dans ses bras les grands désirs avec leur charge d’égoïsme, les mots et ce qui les fusille en secret, la bêtise des raisons, les raisons de la bêtise, le rien du tout, le tout du rien, et qui, la sauvage, s’enfuit vers l’horizon, jupes retroussées, jusqu’à n’être plus que ce point là-bas, tout là-bas, et cessez de parler d’elle, menteurs, puisque vous ne la voyez plus.

Pas de vérité, si infime qu’elle soit, qui n’ait eu à traverser un scepticisme découragé et pourtant secrètement fervent. Indifférent aux recettes charcutières des champions de l’efficacité et aux régurgitations automatiques des professeurs de morale, ce civilisé de Normal poursuit son enquête avec une admirable application de bon élève : sa patience est le signe discret et irréfutable de sa capacité d’espérance. Il possède une étrange qualité, presque désuète, qui est pourtant le privilège des forts : il sait mettre sa pensée en suspens. Devant ce qu’il admire, ou ce qu’il déteste, ou ce qui l’intrigue, il a ce mouvement de recul qui est le meilleur signe de l’accueil, de l’encouragement, d’une certaine forme de foi partagée. Tout lui est bois pour ce feu en lui, ce feu qui, nonobstant toutes les impostures, brûle aussi dans d’autres cœurs. C’est pourquoi le temps ne le tient pas à la gorge. Son âme n’a pas de volet à baisser, pas d’exercice à clore, pas de une à boucler, pas de trait à tirer, pas d’image à construire, pas de clients à satisfaire.

L’accord est parfait entre l’intrépidité tranquille du héros de Résolution et le projet pleinement raisonnable – et droitement rationnel – de Pierre Mari. À une époque où les écrivains cherchent surtout à nous imposer leurs fantasmes et s’évertuent à rejoindre, depuis une subjectivité arbitrairement sacralisée, la bretelle qui les ramènera sur l’autoroute de la banalité utilitaire, ce texte ne nous propose rien de moins qu’un bon usage de la modernité, qu’une méthode en quatre temps pour résister victorieusement à l’écrasement : j’espère de tout mon cœur qu’on s’en apercevra. Et je ne vois rien de plus urgent, pour ma part, que de parcourir ces quatre étapes avec Normal.

Première étape. Un cadre bien doué observe attentivement, pour mieux y tenir son rôle, le milieu professionnel où ses goûts et le hasard l’ont conduit. Quoi de plus normal ? Appliqué, il fait honnêtement le tour de ses motivations : « Car enfin : de quoi est fait le lien qui l’unit à cette entreprise, la seule qu’il ait jamais connue ? De fidélité, certainement. De fierté d’appartenir à un groupe héritier d’une vieille tradition industrielle. De la possibilité qui lui est donnée, malgré les entraves ou les pesanteurs, d’agir dans un cadre conforme à ses aspirations. De l’espoir que ce groupe saura entrer dans un nouvel âge sans se renier – et du refus de cautionner aveuglément toutes les évolutions prescrites. » Peut-on parler avec plus de bon sens ? Quel terroriste faudrait-il être, quel révolutionnaire de salon pour trouver à redire à un discours aussi loyal ?

Deuxième étape. Au fur et à mesure que la crise de Nexorum s’aggrave, les observations de Normal prennent une dimension inattendue, et dont il se serait probablement bien passé. Voici que le délire de ses dirigeants met l’entreprise au bord de la faillite. Ils jettent dans ce désastre tout le sadisme de leur âme ; la tâche accomplie, ils retourneront se reposer dans leur corps d’origine. La situation, avouons-le, doit peu à la fiction. (Il y aurait beaucoup à dire sur ce délire. Et s’il ne fallait pas y voir seulement le résultat de l’incompétence et de la vanité des responsables, mais aussi l’expression de leur angoisse, leur besoin de révéler, par l’absurde, un mal qu’ils n’ont pas inventé ? Si c’était leur faire trop d’honneur que de les charger de trop d’indignité ?) En tout cas, quand la catastrophe se précise, les masques tombent. Affolés, les acteurs oublient leur rôle. Leurs propos charrient sans cohérence des blocs de soumission ancestrale et des velléités nerveuses de contestation. Leur agressivité change de cible au gré de leur impuissance : aujourd’hui, ils s’en prennent à la direction, demain ils jetteront la pierre à la presse. Les plus policés ont leur quart d’heure sarcastique, qu’ils oublient aussitôt. L’impeccable démonstration critique de cet opposant contraste étrangement avec l’indifférence qui, de toute évidence, habite le personnage : « Comme si (ses critiques) n’engageaient que le professionnel en lui, et qu’une fois cette dimension mise de côté, elles perdaient tout pouvoir de répercussion. » Le désastre, personne, au fond, qui ne le perçoive, et finement, et bien au-delà de ses conséquences immédiates sur le salaire et la famille.

Mais personne non plus qui consente à « se laisser guider par cette pesanteur et à toucher le fond qu’elle réclame – comme s’il restait un contrôle réciproque, des regards de biais qui limitent l’abandon en l’ajustant à celui du voisin. » Fin de partie. Lissage général des rôles et des interventions : les chefs et les consultants sont pitoyablement interchangeables. Un silence à plusieurs voix. Seul bruit perceptible, une sorte de sifflet monotone : le train qui évacue les fuyards ? De l’observation, Normal est passé à l’interrogation, puis à la réflexion. Le monde extérieur n’irait-il donc pas de soi ? Étudier, travailler, réussir : on ne pourrait plus se fier à ce noble itinéraire ? Problématique, la vie ne le serait pas seulement dans les livres ? Lui, Normal, devrait affronter tout ce chaos ? Comme dans un roman ? Tout cela le surprend, l’agace, l’embarrasse. L’excite un peu aussi et, sans qu’il sache pourquoi, le réjouirait presque. Il tente d’y voir plus clair, entreprend des expériences de communication. Cette amie vient d’ouvrir un cabinet de consultants : Normal regarde ses doigts se croiser et se décroiser mécaniquement. Avec celui-là, un éclair de compréhension : mais surtout, ne pas sortir du plan professionnel. Qui donc est venu tout embrouiller, tout emmêler ? Que sont devenues les frontières rassurantes et les conventions aimables à l’abri desquelles se bâtissaient les belles carrières ?

Troisième étape. Comprendre, comprendre de toute urgence. Il ne s’agit pas de politique, ni de philosophie : d’équilibre nerveux à protéger, plutôt, et peut-être de santé mentale. L’angoisse commence à mordiller Normal. Un abcès a été ouvert. Quelqu’un a fouillé dans l’armoire. Il se tourne vers des interlocuteurs que, peu de temps auparavant, il aurait à peine regardés. Il faut en finir avec ce désordre. Désormais, chaque conversation risque de déraper, de glisser vers la confidence. Les gens simples voient-ils plus clair ? Du bon sens, surtout du bon sens. Cet agent de maîtrise a les mots qu’il faut, irréfutables, raisonnables, humains. Bizarre, la résonance nouvelle de ce mot : humain, hu-main. L’agent de maîtrise, en quelques phrases, renvoie à leur nullité les billevesées qu’on répète dans les réunions : esprit d’entreprise, valeurs d’entreprise, nécessité du changement, et tout le saint-frusquin, jusqu’au corps d’origine. Pas certain que Normal s’aperçoive tout de suite qu’on brûle devant lui ce qu’il devrait faire profession d’adorer. La cohérence de ce discours le rassure ; il adhèrera plus tard aux idées. Il est en train de comprendre. Pour la première fois chez Nexorum, il se sent en mouvement : c’est infiniment agréable. La plaie se referme. L’armoire est de nouveau en ordre. Aux prochaines élections, je gage que Normal changera de cheval. Zèle de néophyte ? Il les voit sous un tout autre jour, les managers. « Ils ont une espèce de plaisir de la bouche et des mains, disait l’agent de maîtrise, à vous répéter qu’ils sont prisonniers comme vous, qu’il n’y a pas le choix, qu’il faut s’adapter, que personne ne peut rien contre. » Il a raison. Normal vient de régler son compte à l’entreprise.

Quatrième étape. Fini, le voyage ? Mais non ! À peine commencé. Comprendre rassure. Comprendre apaise. Mais comprendre laisse aussi une terrible amertume. Un goût de trop peu. La phrase décisive de Résolution, je la trouve après l’aveu de l’agent de maîtrise, dans une parenthèse : « Il est impossible d’interrompre un tel flux sans éprouver aussitôt un sentiment de malaise et de fausseté. Tout simplement parce qu’il y a dans ces propos une intelligence et une sensibilité indéniables, qui trouvent, pour la première fois depuis des années, l’occasion de se donner libre cours. (Et pourquoi, reconnaissant cela, a-t-il (Normal) encore l’impression de tricher ?) » Pourquoi ? Il le sait bien. Il lui faudra du temps pour se l’avouer : la raison, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de l’entreprise. Pas d’abord de l’entreprise. Pas surtout de l’entreprise. Même si c’est là que la bêtise est la plus évidente, la cruauté la plus saignante, l’obscénité la plus provocante. Le management n’a jamais rien inventé, même pas la bêtise, même pas la cruauté, même pas l’obscénité : il vagit en deçà du bien et du mal. À qui en doute, envoyer en mail le mot qu’aimait Montherlant : Va jouer avec cette poussière.

Normal a un ami à Nexorum. V., son aîné, vient de prendre sa retraite. C’est une sorte de grand brûlé, avec une assez bonne nature. À coup sûr, les allures de prophète qu’il se donne ne lui coûtent pas très cher. Les combats de l’entreprise, pour lui, sont des jeux d’enfant, une bataille navale. Il a connu plus sérieux. Ils se font peu de confidences, mais Normal a tout de suite flairé en lui des drames anciens. L’expérience de son ami l’aide à prendre ses distances, à donner sa profondeur à la crise de Nexorum. Doucement, l’évidence s’épanouit. L’entreprise ne le traite pas autrement qu’il se traite lui-même : comme une possibilité de performance, comme une réalité à gérer, comme l’application particulière d’un principe général. Son manager le plus vicieux, c’est lui. Il s’est déclaré à lui-même la guerre froide de la compétition. Il s’est imposé des cadres plus étouffants, des mots d’ordre plus meurtriers que ceux de l’entreprise. Encore quelques années comme cela, et il ne verra plus le monde, ni ses proches, ni personne. Un surmenage providentiel le contraint à une retraite de quinze jours. Au retour, « personne ne comprend – et il ne se mêle pas d’expliquer – qu’il est resté seul le temps qu’il fallait, et qu’il a brûlé ce qui devait l’être. » L’écart et l’alliance. L’authenticité de la rupture. Notre effroyable solidarité dans le néant. Notre lumineuse solidarité dans l’être. Vivre d’une brûlure à deux faces, à deux sens.

Qui dira où s’est formée, et quand, l’effroyable panique qui, comme une buée, s’est condensée sur l’entreprise comme sur à peu près tout ? Et qui peut savoir ce qui est sorti du cœur de Normal durant sa retraite ? Peut-être l’abattement, d’abord, puis une fureur sans nom, lourde de toutes celles qu’il n’a pas voulu reconnaître ? Combattre cette horreur, autant qu’il le pourra. L’idée l’a sans doute frôlé de se faire militant. Militant le jour, militant la nuit, militant à en mourir. Mais il y a de l’arbitraire à tenir constamment cette note-là. Cette dureté qu’il sent soudain en lui à la seule évocation d’un projet de cette sorte, cette tension outrancière de la volonté, ce toujours plus de la révolte forcément insatisfaite : n’y a-t-il pas là, pour qui ne fait pas semblant, une autre manière de se contraindre, de se refuser à soi-même, de se dresser comme un animal de cirque ? N’est-ce pas encore subir ce qu’on ne veut plus subir ? Si la vie est affaire d’intention, elle n’a pas de chair : un schéma avec deux lectures, la bonne et la mauvaise. Fatigue. Oubli. Normal en est à sa descente, à sa plongée. Il se perd tout entier sans savoir que c’est là la seule manière de se récupérer. Il jette au hasard sur le monde les filets embrouillés de ses souvenirs, de ses pensées. Comprendre ne lui fait plus besoin. La vie est au large. Tout est là, tout est ensemble. Lui, Normal, il n’est nulle part et tout est en lui. Des tas de cordes ont cassé, des amarres jetées sur un néant tyrannique. Il est arrivé à lui-même, et il s’est abandonné : il s’est rendu à lui-même. La buée s’est effacée peu à peu. Normal n’a triomphé de rien, vraiment de rien. Il est revenu à son temps, il est enfin contemporain de lui-même. Il s’est ouvert son chemin vers les autres. Le sien. Si méritoires qu’ils soient, tous les autres sont des impasses. Que va-t-il faire ? Rester chez Nexorum ? Tenter autre chose ? Quoi ? Où ? Peu importe. Je verrai bien, doit-il songer. Tout est là, en effet. C’est cela qui a changé : désormais, il verra bien.

(4 janvier 2005)

Un employé de banque fait le bilan

(Entretiens de Gilbert Soury avec Jean Sur)

« Cette année, j’ai eu droit à la médaille du travail « grand or ». Quarante ans de boulot ! J’ai cru pendant longtemps que travailler, c’était gagner sur tous les tableaux : réussir sa vie, donc se sentir bien, donc être bien avec les autres. J’arrive à la fin de mon activité professionnelle et je révise mon jugement. »

Cette banque où Gilbert Soury travaille depuis longtemps, j’allais une fois par mois y animer une journée de formation. Avant qu’une série de fusions, absorptions ou autres passionnantes manœuvres de ce genre ne lui ait retiré toute originalité, je l’ai vue se préparer, telle une fiancée, à ses épousailles avec la modernité. Au début des années 80, il y régnait un climat vaguement suranné, mais aimable et courtois. Les patrons étaient des gens de culture, de vrais amateurs ; exigeants mais nullement cyniques, épris de tradition mais, pourvu qu’elle ne les brusque pas, curieux de nouveauté. Une bourgeoisie modérément généreuse mais attachante, sérieuse comme un grand vin ; une bourgeoisie comme dans les livres.

En dix ans, j’ai vu arriver la barbarie et les barbares. Sur leur bannière était inscrite leur fière devise : productivité. Moi qui n’attendais nul avantage de cet épisode navrant, j’ai eu tout loisir de le contempler ; je ne trouve pour l’évoquer que des métaphores chirurgicales. Amputation, trépanation, ponction, pose systématique de prothèses, jamais je n’ai vu tant de haine obtuse, tant de méticuleuse sottise. Un attentat systématique au bon sens. Jamais je n’ai vu tant d’ignorants bouffis de ressentiment piétiner avec une telle rage tout ce qui, en eux ou dans les autres, ressemblait à de la liberté. Jamais je n’ai vu d’aussi près ce que c’est que haïr l’esprit. Et la gauche était au pouvoir ! Il y avait de quoi en pleurer un peu et en rire énormément.

Pendant deux ans, Gilbert Soury fut l’un de mes stagiaires. Mon rôle était plutôt de parler : je parlais. Le sien plutôt d’écouter : il écoutait. Mais son silence me parlait. J’ai vite repéré en lui un homme de l’espèce la plus dangereuse pour le totalitarisme : un homme attentif. Au fur et à mesure que se succédaient les groupes, le non-dit ne cessait d’enfler et les mots de se détacher des choses : les silences, eux, devenaient de plus en plus loquaces. Gilbert Soury n’avait pas fait de grandes études ; loin d’être un handicap, cela l’aidait à sentir beaucoup plus finement qu’un autre ce qu’un kit d’idées creuses aurait masqué. De ces béquilles, d’ailleurs, il n’avait pas besoin : l’expérience de vivre, la tendresse pour autrui, un enracinement profond, une sensibilité toujours en alerte lui étaient d’infaillibles pierres de touche.

Quand, à cinquante ans, il se lança dans des études, ce fut moins pour collectionner les vanités que pour communiquer ce qu’il sentait ; moins pour le plaisir de recevoir que pour la joie de donner. J’appréciais sa conversation allusive, ironique, moqueuse. Je le sentais travailler à un jardin secret, à un canevas sur fond de paysage limousin. « Pour faire son solo, dit un écrivain africain, on s’appuie sur un coussin de paroles. » Je me demande souvent ce qu’ils ont fait de leur coussin, mes concitoyens, et s’ils en ont même jamais eu un. Au fur et à mesure qu’ils étaient censés se réconcilier avec l’entreprise, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’ils la détestaient davantage, les salariés se réduisaient de plus en plus tristement à eux-mêmes. Ils ne savaient que braire les indices économiques, glousser comme des collégiens boutonneux autorisés de libido, réciter le journal, compter leurs points de retraite. De cette période en chute libre, Gilbert fut l’une des rares figures montantes. Il se développait. Non pas au sens des indices boursiers. Au sens photographique. L’obscurité de l’époque le révélait. Du dessous apparaissait au-dessus. Je me disais que la ressource humaine, c’étaient les gens comme lui, pas les zozos du DRH. Et la ressource humaine, avant même d’y avoir réfléchi, savait qu’elle était en désaccord absolu avec le nouveau cirque. En désaccord ? Même pas. Elle le regardait à peine. Elle n’en tenait pas compte. Elle ne le calculait pas, comme dit Sabrina. La modernité n’était pas pour Gilbert un adversaire idéologique, une erreur philosophique, une atteinte à ceci ou à cela : c’était une décalcomanie, c’était un rien du tout, une occasion de rire.

Quand il est venu chez moi pour notre premier entretien, il m’a parlé de son voyage en train, de la neige sur la campagne, de quelques instants heureux. Après le travail, il a préparé lui-même le déjeuner. Où s’est-elle barrée, mes enfants, votre réalité, où la laissez-vous traîner, malheureux ? Puis nous avons repris le dialogue. Sans nostalgie, sans illusions, il revivait des pans de son existence. Ce qui filtrait de ce café, c’était du tonique, du vrai, du costaud, du sympa, de l’ensemble. Son texte a pris forme tout de suite : du simple qui venait de loin.

Ce qui m’a fasciné quand j’ai relu ce petit livre, c’est la netteté du propos, sa hardiesse tranquille. Quelqu’un qui regarde sa vie, qui en soupèse les tranches. Le Limousin, ça valait quelque chose. Le syndicalisme, pourvu qu’on ne le pratique pas en apparatchik soucieux de faire du cinoche avec le patron, ça vaut quelque chose. Et puis, entre les deux, l’entreprise : quarante ans pour rien, ou si peu ! « Trop désespérant, ce constat, me dit-on avec cette logique pubassière qu’on prend pour une catégorie de l’esprit, il faut nuancer, c’est trop triste ! » Comptez là-dessus : on va récrire la vie selon vos envies ! Quarante ans pour rien, voilà ! Mais, si j’ai bien compris, Gilbert Soury s’en fout : on peut attendre quarante ans et plus si on a un canevas en train. C’est ça, la bonne nouvelle. Il la tient des pauvres, rois de la terre.

Gilbert Soury, Un employé de banque fait le bilan, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006

(25 septembre 2006)

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Sept erreurs sur l’éducation

En rangeant ma bibliothèque, je retrouve un livre de Jacques Maritain publié en 1959, chez Fayard, qui me paraît verser quelques idées simples et claires au dossier de l’éducation. Il s’agit de plusieurs conférences prononcées, entre 1943 et 1957, dans diverses universités et sociétés savantes américaines, notamment à Yale, et rassemblées sous le titre Pour une philosophie de l’éducation. Dans la première de ces interventions, Maritain épingle sept erreurs sur l’éducation que le demi-siècle qui s’est écoulé ne me paraît pas du tout – mais alors pas du tout ! – avoir corrigées. J’en présente ici simplement la liste. Je me suis permis de renvoyer à la fin de ce résumé, en n°6 et en n°7, les deux erreurs par lesquelles le philosophe commence son exposé.

Erreur n°1 : le pragmatisme
L’éducation ne consiste pas à entraîner les jeunes à répondre aux « stimulations et aux situations actuelles du milieu ». Cette définition « s’applique exactement à la façon de penser propre aux animaux dépourvus de raison. » Le propre de la pensée humaine, c’est d’atteindre « ce que les choses sont ou ce en quoi elles consistent », c’est-à-dire de les comprendre en exerçant ses facultés critiques. C’est à cet exercice qu’il convient d’habituer la jeunesse ; loin d’être un réflexe conditionné de survie, la pensée de l’homme est « une énergie vitale de connaissance ou d’intuition spirituelle. » L’activité pensante s’appuie sur des vues surgies de l’être, non pas sur une sanction pragmatique. Nous ne trouverons pas les repères susceptibles de nous guider dans notre époque si nous n’affermissons pas en nous notre liberté et notre responsabilité. Former l’homme à mener une vie « normale, utile et dévouée », c’est l’un des deux buts essentiels de l’éducation : mais c’est le second, non pas le premier. Le premier concerne « la personne humaine dans sa vie personnelle et dans son progrès spirituel. » Loin de réduire l’importance de la vie sociale, un tel propos lui reconnaît une éminente dignité puisqu’il met en son centre la liberté personnelle. Nous constatons aujourd’hui, à nos dépens, de quel désordre souffre une société quand les citoyens sont incapables de déployer une pensée indépendante et hardie.

Erreur n°2 : le sociologisme
Erreur que de chercher dans « le conditionnement social la règle suprême et l’unique étalon de l’éducation ». Le but de l’éducation n’est pas de former un citoyen, mais un homme et, par là, un citoyen. Maritain s’accorde ici avec une pensée fort éloignée de la sienne, celle de Proudhon, qui insiste lui aussi sur la formation simultanée – et hiérarchisée – de la personne, du citoyen et du travailleur. Là se trouve ce que Maritain appelle le vrai réalisme. « La recherche de la vie concrète, écrit-il, devient un leurre si elle disperse l’attention de l’homme ou de l’enfant parmi les futilités pratiques, les recettes psycho-techniques, et l’infinité des activités utilitaires, au mépris de la vie authentique de l’intelligence et de l’âme. » Contrairement à ce qu’imaginent les réalistes autoproclamés, c’est par la voie des activités gratuites, celles qui portent en elles « liberté, fruit et joie » que viendra à l’enfant le sens de la réalité concrète. « Malheureux l’adolescent qui ne connaît pas les plaisirs de l’esprit et n’est pas exalté par la joie de connaître et la joie de la beauté. (…) La fatigue et l’ennui des affaires humaines viendront assez vite en vérité ; être chargé de leur souci est le métier de l’adulte. » Quand un éducateur ne reconnaît pas à l’éducation un but propre, il la condamne à croître au hasard de « l’émergence de quelque nouvelle ligne d’avenir possible [qui] rend l’avance la plus immédiatement réalisable ». Cet éducateur ressemble alors à un architecte « qui n’aurait aucune idée de ce qu’il faut bâtir et tendrait seulement à faire grandir sa construction dans n’importe quelle direction, là où il est possible d’amener des nouveaux matériaux. »

Erreur n°3 : l’intellectualisme
Si le propre de l’éducation est de former l’intelligence, celle-ci n’est pas à confondre avec la frénésie de l’intellectualisme. Maritain a la lucidité de ne pas viser seulement ici l’éducation bourgeoise de son temps, éprise de rhétorique et de dialectique, dont le modèle est aujourd’hui en voie d’extinction, même dans les milieux privilégiés. Il signale une autre forme d’intellectualisme, qui depuis a fait florès, celle qui « insiste sur les fonctions pratiques et ouvrières de l’intelligence. » Là, le philosophe se fait prophète. Il devine qu’il va devenir urgent de refuser de voir « les suprêmes accomplissements de l’éducation dans la spécialisation scientifique et technique. » L’humanisme technique, producteur de spécialistes, est au fond, pour lui, un animalisme. En effet, « l’animal est un spécialiste, et un spécialiste parfait, tout son pouvoir de connaître étant fixé sur une certaine tâche particulière à exécuter. » Comme Huxley ou Orwell, il s’insurge contre la ruche humaine où « chacun, bien fixé dans son alvéole », s’évertue à « produire des valeurs économiques et des découvertes scientifiques, tandis que quelque chétif plaisir ou quelque divertissement social occupe les heures de loisir, et qu’un vague sentiment religieux, sans nul contenu de pensée et de réalité, rend l’existence un peu moins plate. » Cet idéal de la spécialisation, dit fortement Maritain, s’oppose en tous points à l’idéal démocratique et interdit « le gouvernement du peuple par le peuple », non seulement parce que toute vue générale devient impossible aux citoyens alvéolés dans leur spécialisation, mais encore parce que cette situation subalterne et servile détruit en eux les énergies spirituelles dont la vie démocratique, plus que tout autre régime, a besoin. Dans un tel cas de figure, « l’activité politique et le jugement politique deviendraient l’apanage des experts spécialisés dans ce domaine, – sorte de technocratie d’État qui n’ouvre pas des perspectives particulièrement fortunées pour le bien du peuple ni pour la liberté. Quant à l’éducation – complétée par les règles impératives de quelque système d’orientation professionnelle – elle deviendrait le processus de différenciation des abeilles dans la ruche humaine. »

Erreur n°4 : le volontarisme.
On ne peut condamner l’exaltation de la volonté quand, corrigeant les excès de l’intellectualisme, elle en appelle à la vertu, à la moralité, à la générosité en sorte que les hommes instruits soient aussi des hommes droits. Mais ce n’est pas sans danger qu’on déchaîne les forces de l’inconscient : les écoles et les organisations de jeunesse du nazisme ont montré où cela pouvait conduire. Il existe aussi d’autres formes de volontarisme. Maritain pressentait qu’on tâcherait de compenser les dégâts causés par la spécialisation forcenée induite par la culture technique en prêchant une sorte d’humanisme volontariste : autant dire qu’il prévoyait le management et son ambiguïté constitutive qui, de nos jours, empoisonne non seulement le monde économique et l’entreprise, mais encore la politique, la culture et, naturellement, l’éducation. Il y a cinquante ans, ce vilain cirque commençait à planter son chapiteau dans l’école. Maritain avertissait ainsi, à l’avance, les partisans du pédagogisme vertueux : « Les méthodes qui changent l’école en un hôpital pour raccommoder ou pour revitaliser les volontés, ou pour suggérer un comportement altruiste, ou pour infuser une bonne conscience civique, peuvent être fort bien conçues et psychologiquement parfaites, elles n’en restent pas moins, la plupart du temps, d’une décourageante inefficacité. »

Erreur n°5 : tout peut être appris.
L’expérience, dont Maritain dit magnifiquement qu’elle est « le fruit incommunicable de la souffrance et de la mémoire » ne s’enseigne pas. L’intuition et l’amour, où il voit ce qu’il y a de plus grand dans la vie humaine, ne s’enseignent pas davantage. Et pourtant, de tout cela, l’éducation doit se soucier ; sa tâche est d’y préparer l’enfant « en se concentrant sur la connaissance et l’intelligence, non sur la volonté et sur la formation directe de la moralité. » Volonté et formation de la moralité dépendent en effet prioritairement de sphères éducationnelles autres que l’école et l’université, « pour ne rien dire du rôle que joue, en la matière, la sphère extra-éducationnelle. » C’est dire que l’éducation, à l’école comme à l’université, a son monde propre « qui consiste essentiellement dans la dignité et les richesses de la connaissance, faculté de l’être humain [dont] la sagesse est le suprême but. »

Erreur n°6 : la méconnaissance des fins.
De tout cela, il ressort que « la tâche principale de l’éducation est avant tout de former l’homme, ou plutôt de guider le développement dynamique par lequel l’homme se forme lui-même à être un homme. » Quand les moyens mis en œuvre par les éducateurs sont cultivés pour eux-mêmes, quand les objectifs secondaires d’une pratique particulière occupent le devant de la scène, c’est la substance même de l’éducation qui s’appauvrit. « Cette suprématie des moyens sur la fin et l’effondrement consécutif de tout dessein assuré et de toute efficacité réelle, précise Jacques Maritain, semblent être le principal reproche qu’on puisse faire à l’éducation contemporaine. » La suprématie de la fin sur les moyens exige que l’éducation suscite une réflexion sur « l’être comme tel » qui, par nature, échappe à toute idée scientifique de l’homme. Cette idée scientifique peut, en effet, puissamment aider à définir « les moyens et les instruments » de l’éducation, mais elle est impuissante à penser « ce que l’homme est, quelle est la nature de l’homme et quelle échelle de valeurs elle implique essentiellement. »

Erreur n°7 : les idées fausses concernant la fin.
Chaque époque projette sur l’éducation ses représentations et ses intérêts propres, souvent légitimes. On peut admettre, par exemple, qu’un proviseur souhaite rehausser la réputation de son établissement. On peut, plus aisément encore, comprendre qu’un maître souhaite faire régner dans sa classe un climat consensuel, qu’il veuille, à sa manière, lutter contre le racisme et l’exclusion, qu’il désire guider ses élèves dans la découverte du monde moderne, etc. Maritain n’aurait probablement pas désavoué de telles intentions, mais il aurait averti : si l’on prétend trouver les moyens directs de leur réalisation, ou bien elles resteront lettre morte, ou bien des effets pervers se développeront. Toute éducation suppose un détour, une tentative pour franchir le fossé qui sépare de l’être les savoirs et la parole : sans cet effort, ce pari, cet acte de confiance, rien n’atteint vraiment le cœur ni l’esprit, tout devient factice, fictif, tout se dégrade en opinion, en propagande. C’est seulement lorsque lui est révélé ce qu’il a de plus gratuit et de moins manipulable qu’un être peut accéder, par l’intelligence et par la sagesse, à la qualité où Aristote trouvait la perfection de l’être humain : l’indépendance.

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Je ne veux pas quitter le livre de Maritain sans aborder le point qui fait problème pour tant de parents : l’aspect utilitaire de l’éducation. Mettre l’enfant « en état d’exercer un métier et de gagner sa vie », voilà évidemment une des tâches de l’école. Pourquoi ? « Parce que, dit le philosophe, les enfants d’hommes ne sont pas faits pour une vie de loisirs aristocratiques. » Mais, pour lui, le meilleur moyen d’atteindre un tel but, c’est de développer les qualités humaines « dans leur ampleur » et, singulièrement, l’intelligence. Ici, précisément parce que j’entre entièrement dans son mouvement, je vais prendre un peu de distance avec Maritain. Certes, je pense, comme lui, que l’objet de l’éducation, c’est de « guider l’homme dans le développement dynamique au cours duquel il se forme comme personne humaine, – pourvue des armes de la connaissance, du jugement, et des vertus morales – tandis que, en même temps, lui parvient l’héritage spirituel de la nation et de la civilisation auxquelles il appartient, et que se trouve ainsi conservé le patrimoine séculaire des générations. » J’aime à imaginer, en effet, la rencontre, dans un adolescent, des pensées et des intuitions qui viennent de lui et des significations que lui offre le monde. Mais si ces dernières, pour un an ou pour mille, ne sont plus lisibles ? Si même elles disparaissent ? S’il n’est plus vrai que les tâches quotidiennes des travailleurs puissent s’appuyer sur le sens ? Si les compétences les plus appréciées sont le goût de l’esbroufe et une mentalité de tueur? Si le lien s’est rompu entre l’intelligence et le cœur, d’un côté, les suggestions de la collectivité, de l’autre ? Si l’on ne parle plus d’héritage que dans l’espoir de grappiller les voix des naïfs ? Il me semble que, dans ces conditions, Maritain continue d’avoir raison, mais que les conséquences de sa pensée – et notre propre fidélité – nous entraînent sur des voies bien différentes. La vision du monde sous-jacente à sa réflexion, nous ne pouvons pas, sans malhonnêteté, penser que c’est encore la nôtre. Que devient l’éducation dans une société engagée dans un processus de dissociation de la base et du sommet, comme eût dit René Char, c’est-à-dire d’occultation du sommet et d’asservissement de la base ? Elle est elle-même forcément dissociée. Pour la plupart, l’angoisse de l’avenir engloutit tout et conduit à un pragmatisme lugubre et obsessionnel, anticipation de l’enfer : ceux-là ne verraient dans la pensée de Maritain, si jamais ils la croisaient, qu’une noble survivance. Mais les autres, ceux qui, par chance, disposent de quelques armes pour résister ? Feront-ils semblant de trouver quelque promesse d’avenir dans la sauvagerie en marche ? Renonceront-ils à ce qu’ils croient ? Non. Ils ne feront pas semblant et ils ne renonceront pas. Ils se tiendront dans le voisinage de l’être et, en son nom, ils refuseront ce qui le refuse. Sans bruit, sans provocation, ils apprendront à éviter les cursus éducatifs et sociaux classiques. Ils ne se feront pas marginaux : ils constateront qu’ils le deviennent toujours un peu plus, presque malgré eux, sans l’avoir vraiment désiré. Il est tellement plus sympathique de sentir, même ténues, même discutables, quelques correspondances entre le monde et soi ! Ils accepteront pourtant d’autant mieux la marge qu’ils découvriront peu à peu qu’elle est devenue le refuge de la page tout entière, sa cache, son amour secret. La page, dit la marge, n’est plus dans la page ! Elle est toute où je suis. Mais les enfants, dira-t-on, mais les enfants? Que font-ils de l’avenir des enfants ? L’avenir des enfants, qui sont les premières victimes, souvent enthousiastes, de la barbarie, ils y penseront un jour béni de pauvreté acceptée où, bizarrement, n’ayant plus grand-chose, pas même une idée de l’avenir, ils se sentiront merveilleusement proches du monde, proches à en rire. C’est le meilleur de tout, ce rire. Il ne faut pas empêcher les enfants d’y avoir un jour accès.

(14 avril 2005)