L’homme moins l’humanité

(À propos de La technique ou l’enjeu du siècle, de Jacques Ellul)

par Emmanuel Sur

Jacques Ellul l’avait écrit dès les années trente : les théologies politiques de la transcendance ont été supplantées par le règne total et global de la technique. Alors que ses contemporains ne se lassent pas de projeter sur le lendemain les ailleurs meilleurs ou de glorifier le présent des progrès réalisés, Ellul part d’un constat qui énonce d’emblée la perspective de toute son œuvre : « La vie n’a plus de sens. »

Tout appel au sens suppose de partir de ce rien, de se saisir de cette absence. Comme nul n’est spécialiste du rien, Ellul, en non spécialiste, nous offre dans cet ouvrage pionnier une réflexion d’homme de science plus qu’une réflexion scientifique sur la condition de l’homme vis-à-vis de la technique. L’érudition professorale de l’agrégé de droit romain aux intérêts formidablement éclectiques jaillit à chaque page, mais elle soutient une pensée claire et lumineuse qui n’emprunte à aucun paradigme ni précepte méthodologique. La science, estime Ellul, n’est plus qu’un moyen au service de la technique. Dès lors, la technique scientifique ne peut imposer sa loi à la compréhension du phénomène technique.

Cette double méfiance envers l’objectivisme et le méthodologisme ne pouvait que conduire Ellul à une indépendance d’esprit et de jugement envers toutes les chapelles, y compris celles qui recueillaient le plus spontanément son adhésion. En 1954, la diffusion des plus limitées de la première édition de La technique préfigure un certain isolement intellectuel d’Ellul au sein d’une doctrine française partagée entre le marxisme et le libéralisme. Ellul, qui a lu Marx très attentivement, est loin de penser que le primat de l’économie puisse encore décrire la réalité des sociétés modernes ; mais, tout comme Marx, il recherche l’élément fondamental de la société, celui par rapport auquel tous les autres ne sont qu’accessoires : cet élément, c’est la technique. Par rapport à la technique, la mise en scène du politique n’est que le maintien d’une illusion différentialiste.

Une fois écartées les idées reçues (la technique est forcément un progrès ; la technique est toujours au service de la science), Ellul estime que le fait nouveau de la technique est qu’elle est devenue « autonome, et [qu’elle] forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, reniant toute tradition ». Elle a donné naissance au phénomène technique, c’est-à-dire à « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Ellul dénombre trois grands secteurs d’action de la technique : la technique économique, de l’organisation du travail jusqu’à sa planification ; la technique de l’organisation, qui concerne aussi bien les grandes affaires commerciales et industrielles que les Etats et la vie administrative ; la technique de l’homme, en tant que l’homme lui-même est objet de technique.

Dans le domaine économique, la technique engendre inéluctablement une concentration des moyens de production, et l’intervention de l’État devient indispensable. Comme l’objectif technique est acquis d’avance, on ne peut compter sur « la bonne volonté générale » : l’intervention de l’État se réduit à des activités de régulation de la concentration des moyens de production. Les ouvriers sont « plus asservis », le consommateur est « souvent rançonné », l’intégration de l’homme dans le complexe technique « est plus totale ».

Par ailleurs, dans le domaine de l’organisation constitutionnelle, Ellul estime que « quelles que soient les théories gouvernementales (…) les organes de gouvernement sont actuellement subordonnés aux techniques dépendantes de l’État ». Ces techniques visant toutes à l’efficacité, l’homme a également besoin de croire au caractère juste de l’efficacité. En une formule lapidaire, Ellul stigmatise le caractère purement utilitariste de la doctrine politique : « Efficace, cela se fait ; juste, cela se dit… La doctrine politique de notre temps est donc une machine à justifier l’Etat et son action ». Cette technique de justification, à laquelle Ellul, contrairement à Althusser, ne donne pas le nom d’idéologie, intériorise le contrôle que l’homme exerce sur sa propre action et, de ce fait, rend moins nécessaires les formes juridiques classiques. Le système juridique n’est plus qu’une vaste compilation de « vérités de détail » élaborées au terme d’un calcul par le technicien du droit.

Le regard d’Ellul n’est guère plus complaisant lorsqu’il se pose sur les techniques de l’homme. La psychopédagogie, notamment, de plus en plus nécessaire au fur et à mesure qu’une société devient totalitaire, conduit à un processus éducatif strictement adapté à la société « telle qu’elle est ». Elle crée des individus plus équilibrés et plus heureux « dans un milieu qui devrait normalement les rendre malheureux, s’ils n’étaient pas travaillés, pétris, formés pour ce milieu ». Là encore, le jugement est sans appel : « Ce qui semble le sommet de l’humanisme est en réalité le sommet de la soumission de l’homme ». Sur le fond, Ellul estime que toutes les techniques de l’homme (le sport, la propagande, la publicité, la psychosociologie – il omet certainement la sexualité -), « ne peuvent aller que dans le sens de l’adaptation de l’homme à la masse ». Quelle différence avec le nazisme ? Aucune, ou plutôt une seule : « L’opération technique s’effectuait à chaud, dans les larmes, dans les séparations familiales, dans les contraintes (…) Nous faisons mieux. Nous opérons sans douleur (…) Parce qu’elle est scientifique d’abord, toute technique obéit à la grande loi de la spécialisation ». Le triomphe de la technique, c’est l’homme moins l’humanité.

Visionnaire ou prophétique, les qualificatifs ne manquent pas pour décrire toute la pertinence et la modernité du regard d’Ellul au vu de ce bref aperçu d’un ouvrage aussi prolixe que peu conformiste. Comme toutes les thèses, l’explication du phénomène qui apparaît aux yeux d’Ellul reste sujette à discussion, mais son regard nous invite à réveiller une réalité trop présente pour être encore perçue comme telle. Non seulement l’utilitarisme technicien n’a pas faibli depuis les années cinquante, mais il s’est imposé jusque dans les sphères les plus intimes par le langage, la pensée et le mode de vie. Le savoir pour le savoir ? Non : il faut former des compétences pour que la culture s’intègre d’emblée à la compétition économique. Le citoyen pour la communauté ? Non : il faut forger des « identités ». Le travail comme valeur sociale ? Non : le travailleur comme ventre mou de l’entreprise, qu’elle peut dégraisser pour retrouver la pleine forme. L’homme pour l’homme ? Non : le capital humain. Et le corps ? Une modélisation du code de la performance.

Mais, surtout, ce fait massif, d’une actualité évidente, qui constitue, selon Ellul, la négation même de la parole dans toute forme de pouvoir, y compris démocratique : la propagande. Si, pour Carl Schmitt, elle s’avère nécessaire à la construction de la démocratie de masse puisque, en réalité, l’unité substantielle du peuple, conceptualisée par le juriste officiel du III° Reich, ne peut trouver d’apparence que dans le Führer, elle est, pour Ellul, un vecteur d’aliénation en soi dont la démocratie, étant d’abord une forme de pouvoir, ne peut se passer pour survivre. Mais la propagande n’est pas seulement la diffusion du mensonge : elle réside dans cette forme particulière de contrôle politique qui crée un sentiment de liberté dans un état de servitude. En d’autres termes, elle n’est pas forcément offensive mais toujours justificative de ce qui est. Ce qui est n’est pas une construction métaphysique et encore moins une spéculation : c’est ce que la technique exige au nom de sa propre raison. Comme le fou, la technique a donc tout perdu, sauf la raison.

La convergence des différentes formes de pouvoir, et donc des systèmes juridiques, qui ressort de l’analyse d’Ellul reste certainement le point le plus problématique de La technique. Du simple point de vue de l’expérience, on ne pourrait pas accréditer cette thèse si elle avait pour objet d’établir une stricte équivalence entre les systèmes démocratique et totalitaire au nom d’un relativisme total. Mais tel n’est pas le propos d’Ellul. On se trompe pourtant si l’on considère que ces deux systèmes sont différents par nature, puisqu’ils sont tous deux régis par le même phénomène technique, mais selon des modalités différentes. La technique s’impose à toutes les formes de pouvoir : si le système démocratique se pérennise, c’est qu’il présente, contrairement à certaines idées reçues, infiniment plus de ressources scientifiques et rationnelles que le système totalitaire, même si celui-ci prétend toujours se fonder sur la science et la raison. Plus la technique s’intègre, plus elle est indolore : la convergence des systèmes étatiques s’explique donc par le triomphe du système technicien, et non par celui d’un modèle politique. En quelque sorte, le triomphe apparent de la démocratie engendre également sa perte.

Dans un climat intellectuel où la démocratie est souvent considérée comme une valeur en soi, mais où l’idée même de démocratie oscille entre les deux pôles contradictoires de la définition organique – certes minoritaire – et de la définition matérielle – la  « fondamentalité »  davantage que la volonté –, il est bien évident que la logique soutenue par Ellul invite à un renouvellement des points de vue. Alors que le technicien doit vendre le mode d’emploi en même temps que le produit, ce qui correspond à l’attitude habituelle des fonctionnaires de l’idée de démocratie, Ellul nous invite à nous intéresser à la fabrication du produit pour en apprécier le mode d’emploi. La démarche pluri- et transdisciplinaire est donc indispensable, puisque plus l’analyse se situe dans une optique spécialisée, plus elle projette sur son propre objet la technique qui la sous-tend.

L’idée centrale de l’ouvrage, selon laquelle la technique forme un tout autonome, apparaît cependant moins convaincante que les développements que consacre Ellul au phénomène technique. D’emblée, il exclut toute filiation capitalistique de la technique, en soulignant plus encore, dans une perspective qui ne manque pas d’évoquer le marxisme, la technique comme fait déterminant de la société, comme « particule élémentaire » de la dynamique sociale : « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ». Ce modèle monologique est finalement assez muet sur les dynamiques qui le nourrissent, car il est évident que la machine n’est pas apparue toute seule, mais de la conjonction de deux impératifs : l’utilitarisme et la spécialisation. S’il est vrai, malgré la froideur et le cynisme d’un Ford ou d’un Taylor, que le capitalisme n’en a pas le monopole, on peut regretter dans La technique une absence de mise en perspective, à l’image d’un Weber, de la technique par rapport à ses fondements idéologiques et, surtout, théologiques.

Plus encore, un sentiment d’agacement peut naître à la lecture de l’implacable postface de l’ouvrage : « Ainsi se constitue un monde unitaire et total. Il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l’orienter ». On se souvient du dernier chapitre de 1984 d’Orwell où Winston, condamné à un univers concentrationnaire, aime enfin Big Brother. Pour Ellul, ce monde unitaire et total est bien davantage un nouveau monde qui « obéit à des lois qui ne sont celles ni de la matière vivante ni de l’inanimé » qu’un ancien monde qui restera toujours une prison. Dans ce nouveau monde, élaboré comme intermédiaire entre la nature et lui-même, l’homme entre en étranger : il a perdu tout contact avec son cadre naturel. Ce constat, asséné comme un leitmotiv tout au long de La technique, devient franchement suspect quand il a pour objet d’opposer, au nom d’une sorte d’hygiénisme moral, la bonne nature et la présence de l’homme sur terre qui constitue quasiment un péché. La bonne nature, l’homme ne la supporte pas : il la façonne selon ses besoins jusqu’à lui donner parfois le nom de campagne pour souligner qu’il y reconnaît son œuvre. Cette opposition est d’ailleurs si invraisemblable que l’on en vient à se demander si La technique ne vaut pas, a contrario, comme un plaidoyer pour la cause écologique qu’Ellul ne tardera d’ailleurs pas à défendre.

Peut-on encore être optimiste après la postface de La technique ? Si Ellul parvient à convaincre, c’est bien en expliquant que c’est utopie que de vouloir maîtriser la technique pour l’asservir. Tout le démontre : la course à la technique est un cycle sans fin. Alors que faire ou, plutôt, reste-t-il quelque chose à faire ? Rien si l’on s’en tient à la logique de La technique. L’espoir d’une libération dans le royaume de Dieu si l’on écoute l’homme de foi convaincu que fut Ellul. Que ressurgisse dans cette idée d’impossibilité de liberté terrestre l’hygiénisme moral, que la croyance sonne le glas des espoirs humains, que la référence à Dieu semble être un aimable aveu d’impuissance, là n’est pas l’essentiel. Malgré les excès d’une pensée trop systématique, Ellul nous donne à voir une partie de la réalité et nous invite à une réflexion libératrice.

Les grands auteurs ont souvent raison en partie, mais se trompent toujours sur le tout. L’homme moins l’humanité, c’est toujours l’homme. L’homme, c’est toujours l’humanité.

(Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Paris, Economica, 1990, 30 euros.)

Les grandes amitiés, version moderne

(À propos de La tyrannie de la réalité, de Mona Chollet)

Mona Chollet entretient avec quelques écrivains ce que Raïssa Maritain, la femme du philosophe, appelait les grandes amitiés. L’expression a un sens précis. Il s’agit de relations situées d’emblée en une zone de nécessité intérieure ou spirituelle, et qui s’y maintiennent. On pourrait parler de rencontres sur l’essentiel si l’expression ne renvoyait aujourd’hui à une provisoire concordance d’opinions toute tournée vers l’intérêt réciproque, c’est-à-dire, nonobstant l’habillage savant et avantageux de la chose, à des acoquinements de négociants ou à des marchandages de gredins.

Je ne savais rien de Mona Chollet avant qu’on ne me mette sous les yeux, publié sur son site Périphéries, un texte d’elle sur mes dialogues avec Jacques Berque. Elle allait droit à l’essentiel. Je retrouvais avec stupéfaction, chez cette toute jeune femme, le sens aigu de la relation signifiante qui caractérisait précisément les grandes amitiés. Elle saisissait avec une extrême précision de quoi il était question entre Jacques Berque et moi, elle allait droit à notre souci commun. L’amitié intellectuelle enfante, pourvu qu’elle soit droite et désintéressée, un quelque chose que je ne sais nommer. Fantôme crédible ? Appel de vérité, comme on dit appel d’air ? Bulle d’être ? Ce quelque chose, Mona Chollet l’avait immédiatement et fortement repéré

Quoique venue du journalisme, et donc très capable de fédérer la capacité d’agacement de Berque et la mienne, elle entrait de plein droit dans notre ronde. J’étais certain qu’il l’y aurait, comme moi, accueillie avec joie, qu’il aurait aimé, lui aussi, sa manière chaleureuse et intraitable d’être au monde. Dans les grandes amitiés, j’oubliais de le signaler, le pacte de non vulgarité, c’est de ne jamais se demander qui reçoit et qui donne, ni à qui, ni comment, ni dans quelles proportions, ni quand la roue tourne et pourquoi.

« Si ce monde est un piège vicieux, il en va également ainsi de celui qui le dit, et c’est l’hôpital qui se moque de la charité. » Assez juste ce propos d’Alan W. Watts, même s’il faut quand même que les choses soient dites ! Comprenez que vous ne trouverez pas dans La tyrannie de la réalité un énième démontage de la mécanique de la modernité : sauf quand Baudrillard fouille avec gravité les ruines des Twin Towers, ce genre d’opération tourne désormais au caquetage. Non. Mona Chollet parle aux autres en se parlant à elle-même. Elle se tient avec ses lecteurs dans la seule relation qui vaille : elle a besoin d’eux et ils ont besoin d’elle. Elle est en eux. Ils sont en elle. Elle parle avec eux, en leur nom. Il y a entre elle et eux un on rapide et pudique, manière d’éviter un nous trop solennel. « C’est pas une vie la vie qu’on vit ! » disait-on jadis au café-théâtre. Le temps n’est plus à cette gentille dérision. La phrase a perdu son point d’exclamation, s’est alourdie d’affirmation ; sa drôlerie s’est chargée de tristesse, d’amitié aussi, et d’exigence, et de fermeté. « Pas une vie, la vie qu’on vit. » Berque le pensait. Je le pense. Mona Chollet le pense. Aucune raison de faire semblant. Il suffit d’ouvrir les yeux, de sortir un instant de sa monomanie existentielle, de tolérer un peu de vague dans son regard, de laisser traîner une oreille. Toute cette fatigue, toute cette méfiance. Le plus terrible n’est pas là d’ailleurs, mais dans le désir de vivre que chaque visage tente vainement de réprimer, dans cette fraîcheur qui devine qu’elle sera trahie, ou qu’elle se trahira.
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J’étais plongé dans La tyrannie de la réalité quand m’est arrivé un message de quelqu’un que j’avais perdu de vue depuis trente ans. Grande école, cadre, famille nombreuse, des principes : tout pour être heureux, comme grognent les porcs. Ça donne ceci : « Je sais que je fais semblant. Je le sais en permanence, je ne l’oublie pas une minute. Mais quelle fatigue, quel poids, de vivre en permanence dans la schizophrénie. Et quelle honte. Et quel gâchis. Et quel temps perdu… Je me replie, comme tant d’autres, sur ma famille, petite sphère égoïste, pré carré, château fort, d’où on lutte pied à pied pour tâcher de sauver l’essentiel. Mon épouse (…) continue à y croire, à aller vers les autres, à s’ouvrir au monde. Pour moi, je me transforme de plus en plus en ours, en grognon, en Alceste. (…) Une épouvantable désolation m’envahit devant ce que devient notre monde. Mon seul espoir réside dans l’attente de l’Apocalypse : nous allons vivre, au cours des cent prochaines années, une catastrophe climatique de grande ampleur et, parallèlement, la fin des sources d’énergie fossile. Même si quelques guerres ne s’y rajoutent pas, des hommes vont disparaître, beaucoup. Bach, Shakespeare, et quelques autres, continueront-ils à tenir compagnie aux survivants ? (…) Tout cela est un peu lointain et pas très folichon. À court terme, deux questions m’obsèdent. La première a trait aux enfants. (…) Que leur dire ? En choisissant une famille nombreuse, mon épouse et moi pensions, notamment, contribuer à la construction d’un monde meilleur. Aujourd’hui, nos enfants voient bien que je n’y crois plus. Je ne peux que leur transmettre ma conviction que nous nous enfonçons toujours plus avant dans le totalitarisme, l’américanisation de notre mode de vie et de nos consciences, l’« économisme », la veulerie, la fascination de la consommation et de l’avoir, la recherche du confort matériel, la peur, l’obsession du sexe, etc. Nous réussissons tant bien que mal à leur éviter de tomber dans le piège des objets, du prêt à penser, du déshonneur… même si c’est parfois dur, pour eux, d’être « décalés ». Mais si j’arrive à leur dire contre quoi lutter, je ne trouve plus à leur dire pour quoi… Ma seconde question : comment entrer en résistance ? »
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Être informée, ça a quand même du bon. Mona Chollet va au centre du problème quand elle cite cette prodigieuse formule d’Ernest-Antoine Seillière : « L’entreprise est la cellule de base de la société. » Une telle pensée suffit à désigner en cet auteur le plus grand marxiste français de l’époque, et sans doute le seul. Un cran au-dessous de Marx, peut-être, mais enfin… Seillière est à la fois théoricien, praticien, philosophe, homme politique : qui dit mieux ? Quelle clarté dans cette définition, quelle puissance dans ce qu’elle sous-entend ! Si l’entreprise est la cellule de base de la société, tout le reste en est, au mieux, la superstructure ; au pire, l’accident ou l’alibi. Que dire d’autre ? Si la mauvaise fortune avait englouti les œuvres de Descartes à l’exception des trois mots du cogito, il serait tout de même passé à la postérité. Réduit à dix mots, Ernest-Antoine Seillière domine de son haut la pensée de l’époque. Vous croyez que je plaisante ?

Cogito ergo sum appelle le commentaire, l’éclaircissement, l’interprétation. L’affirmation seillièrienne, elle, n’admet que l’adhésion ou le refus. L’entreprise est-elle, oui ou non, la cellule de base de la société ? C’est oui ou c’est non ; ce ne peut être ni oui ni non. Seillière dit oui. Je dis non. Le seul débat possible entre nous consiste à examiner ce point. Je ne vais pas lui reprocher d’être baron, ou riche, ou je ne sais quoi. Je ne vais pas jouer à la table ronde avec ses domestiques. D’autres sont bien obligés d’y jouer, direz-vous. Ouais… J’hésite à l’avouer tant je vais faire rire, ou indigner : ils ont tort. Il y a une chose et une seule à dire à Ernest-Antoine Seillère : l’entreprise n’est pas la cellule de base de la société ; cette idée est contraire à la raison et constitue une offense pour l’esprit. Les gens qui négocient avec le Medef doivent entrer en séance, exprimer solennellement leur condamnation du propos présidentiel et se retirer immédiatement si le débat n’est pas ouvert sur ce point. Toute autre attitude est une capitulation ; elle aggrave mécaniquement le désastre ; sous prétexte d’apaiser des difficultés qui réapparaîtront forcément, elle valide la déraison et accorde ses lettres de noblesse au néant.

Mona Chollet n’écrit pas pour les spécialistes du débat truqué, pour les pitoyables du malgré tout et du quand même, pour ceux qui se contentent de l’envers d’eux-mêmes. Elle écrit pour les écrasés que nous sommes. Le plus beau dans son livre, le plus rare, c’est l’attention qu’elle porte à son lecteur, même et surtout quand elle se fait, à bon droit, tranchante. « La source des dysfonctionnements de la société, écrit-elle, est en nous, à travers la conception que nous nous faisons de notre identité, de notre place dans le monde, des relations que nous entretenons avec les autres, avec notre environnement. » Phrase centrale. Je jette ce gant sans hésiter au visage de Seillière ; c’est la seule déclaration de guerre à son égard qui soit autre chose qu’une élégance de style ou une restriction mentale. Oui, la source des dysfonctionnements et des drames de la société est en nous. Oui, nos malheurs individuels et collectifs viennent premièrement de l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Oui, cette idée-là copine comme cul et chemise avec la définition de Seillière, même et surtout si nous faisons profession de marxisme, de socialisme, de christianisme : s’il en était autrement, l’homme du Medef, à peine voudrait-il articuler son propos, serait changé en une montagne de tomates. Non, un Seillière ne serait pas concevable si le fond de nos existences n’était pas en accord profond avec les prémisses de sa proposition, à savoir que tout commence et tout finit par l’argent. Oui, riches ou pauvres, nous croyons avec Seillière, même quand nous feignons de le déplorer, qu’il y a dans la sécurité financière et dans le progrès matériel la condition de tout. Oui, toute l’éducation des enfants tient dans cette idée barbare : le reste est décoration. Oui, ce que nous appelons liberté, et qui se transforme vite en une cagnotte de rêves oiseux, nous leur apprenons à le vendre d’emblée, comme nous l’avons vendu. Oui, nous élisons les politiciens qui favorisent cette liquidation : nous nous lions à eux par cette vilenie secrète, la meilleure alliée de leur ambition. Oui, c’est de ce renoncement discret, tolérable, gentiment quotidien, que personne n’irait nous reprocher, que procèdent, par un enchaînement impitoyable, les servitudes sur lesquelles nous faisons semblant de gémir, celles qu’on nous impose et celles, plus délicieuses encore, que nous nous imposons à nous-mêmes : nous les aimons tant, nous les aimons à en mourir. Oui, presque tout le monde, en France, en Europe, en Occident, est seillièrien. Tous les partis, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, sont seillièriens : ils se distinguent seulement par la manière dont ils font semblant de ne pas l’être, par le genre. Toutes les religions sont seillièriennes, et surtout ce christianisme qui devrait pourtant avoir tellement en horreur le souci de l’argent, et qui, abruti comme le reste par le marketing, baptise à tour de bras ce qu’il devrait nous inviter à brûler.

Ces délicats d’Occidentaux renoncent vite à la bonne herbe de la liberté pourvu qu’en échange on leur promette du bonheur en croquettes. C’est qu’ils ne supportent pas le pessimisme, ces chérubins ! Au fond de la marmite de l’esclavage, il leur faut encore lécher un peu de plaisir. Je ne sais si je l’ai bien ou mal lu : le livre de Mona Chollet me rend les choses très simples. Continuez comme ça, mes amis, vivez entre l’illusion de la liberté et la réalité de l’étouffement. C’est parfait. Mais n’allez pas jusqu’à exiger qu’on se montre optimiste à votre égard, ni quant à l’avenir du monde où vous fourmillez : là, vous seriez vraiment des imbéciles. Car, continuant comme ça, vous aurez tout, la peste, les sauterelles, Raffarin, Seillière, leurs descendants, leurs symétriques opposants, la totale jusqu’à la fin du monde ! Bien fait pour vous. Oui, tout ça, vous l’aurez, et mieux encore : ceux qui vous disent le contraire sont des maquereaux. Par contre, si vous voulez, vous pouvez changer. Ça ne tient qu’à vous. Je ne suis pas ivre : ça ne tient qu’à vous. Dur, très dur, évidemment, mais imparable. Vous rendre l’aventure, vous rendre vous-mêmes à vous-mêmes, vous rendre les autres, et le chant, et les matins fragiles, et les aurores qui frémissent : tout ça, vous le pouvez, et plus encore. Vous le pouvez tout seuls, c’est-à-dire en direct avec les autres. Sans aucun César, le grand diviseur, étrange anagramme de races… Sans tyrans imbéciles, sans cons sultans. Pas besoin de faire profession d’optimisme ; le bonheur, vous l’enclenchez à volonté, comme la cinquième sur l’autoroute.

Comment la vie peut-elle être vivante, demandait déjà Sénèque, comment la vie peut-elle être la vie ? Une espérance discrète parcourt le livre de Mona Chollet. Elle ne préconise pas d’inventer le parti de la liberté, le club des désaliénés, l’association pour la félicité, l’amicale anti-modernité. Elle a raison de le souligner : « Les délivrés-en-vie n’existent pas. » Se méfier des imitations, des raccourcis. Le « changer la vie » de Rimbaud a fini sa carrière en argument pour la construction des gymnases municipaux. En face du Barnum de la modernité, la résistance, c’est forcément une histoire de boiteux, d’aveugles, de paralytiques. Qu’on pense un peu quelle vertigineuse descente dans la bêtise il a fallu pour que l’équipe – le team – qui fabrique les déodorants, les yaourts aux essences de fruits ou le papier hygiénique quadrifolié soit considéré, sans que personne n’éclate de rire, comme la cellule de base de la société ! Les nouveaux seigneurs, bien plus vicieux que leurs prédécesseurs, nous exploitent, mais sans nous protéger ; et nous, tout fiers du décervelage qu’ils nous infligent, nous nous reprochons de mal retenir leurs leçons. Comment repartir ? La politique ? Pas nécessaire de choisir la plus détestable, bien sûr. Mais Mona Chollet a raison : « Ce n’est pas l’engagement politique qui nous permettra de déjouer l’idéologie de la séparation, d’assainir nos relations avec ce qui nous entoure, et d’éprouver notre implication fondamentale dans le monde et dans la communauté humaine. »

Il faut donc chercher plus loin, plus profond. « Là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve. » La séparation a fait son nid au creux de nos âmes ? Descendre jusque-là, pour remonter. Il ne s’agit pas de nous soigner : c’est Seillière qui ne va pas bien. Juste de retrouver quelques réflexes d’enfant. Le cache-cache, par exemple, quand on se veut absent pour mieux montrer, et se montrer, qu’on est présent et vivant. Se ménager « un endroit où on est inatteignable », comme dit Frédéric, un des héros de L’Âge des possibles, le beau film de Pascale Ferran. Je l’avais vu à Nancy, où j’animais une session : j’en bassinais les stagiaires. Un endroit géographique, un endroit de l’esprit, un endroit de l’âme : n’importe, pourvu qu’il nous renvoie au simple, qu’il nous accule sans violence à nous-mêmes. Tout repenser à partir de là, hardiment mais sans hâte. Ne pas jouer à l’illuminé. Se méfier des poussées révolutionnaires cérébrales, aussi terroristes que ce qu’elles condamnent. Se servir des objections des autres, et de ses doutes, pour tout remettre à plat. Ne pas construire sa pensée en dur, ni sa vie. Attraper des petits morceaux de gratuité, comme on fait avec la viande, au méchoui. Non pas jouir de la petite gorgée de bière : trouver en elle une soif plus intense. Partager sans tricher. Pauvreté, simplicité, goût d’attendre. Tout ça éclaire autrement les autres. Ils prennent un coup de jeune, un coup de beau. Il se fait de l’ineffable. La vie redevient possible. Le monde s’invente en nous, presque sans nous. Et l’aventure revient, ses duretés véridiques, ses joies loquaces. Laisser à Seillière le marxiste la névrose des préalables, la crainte de l’avenir, la lessiveuse à sécurité. Mona Chollet a raison : « Le terme de précarité recouvre bien davantage qu’un statut sur une feuille de paye ; il définit notre condition dans sa globalité. »
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Je me promène comme un éléphant dans un livre tout de douceur et d’audacieuse prudence. Je m’y sens à l’aise, alors je m’y ébroue. Allons, encore une chose qui m’a fait plaisir. Bien vu d’évoquer ces couples qui ont décidé, quoi qu’il arrive, de renoncer à ce qui les sépare et de se consacrer tout entiers à eux-mêmes. Qui vivent ensemble, vraiment ensemble, ici ou là, mais vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au grand bonheur des petites chances, à la fortune des circonstances, sans prendre l’avis d’aucun réalisme, sans égard pour les psychologues qui les disent fusionnels parce qu’amoureux leur arrache la gueule. Ces couples qui sécrètent leur histoire, leurs mots, leurs silences sans s’assommer, soir après soir, des racontars du bureau. On dira ce qu’on voudra. Il se peut que le bonheur leur pose parfois un lapin. Mais, au moins, ils ont rendez-vous avec lui. C’est un beau mot, rendez-vous. Un mot pas né d’hier ; un mot de guerre reconquis par l’amour ! Il est vrai qu’il faut être très fort pour cette vie-là. La poterie, c’est un peu court. Ne pas confondre amoureux et amateurs ! Égoïstes, ces couples-là ? Le contraire : ils sont diffusifs d’eux-mêmes. Pour tout ça, oui, je les aime.

(28 septembre 2004)

Le temps suspendu et la vie assise

Cette femme qui marche à pas infiniment petits dans les couloirs de l’Université de Sienne est une poétesse italienne de grand talent, Maria Teresa Santalucia Scibona, qui, depuis 1984, a publié de nombreux recueils. J’ai lu l’un d’eux dans une édition bilingue, Le Temps suspendu et la vie assise. C’est bien trop peu pour parler de sa poésie, mais c’est assez pour tâcher d’en faire sentir la force étrange, la simplicité tourmentée.

L’expérience de la souffrance, celle du corps, celle de l’âme, celle d’être au monde ; l’intraitable enracinement dans l’espérance ; la chasse féroce aux illusions : ne parlant que d’elle, une femme nous parle de nous.

J’ai joué mon rôle
avec une intrigue médiocre :
une odyssée de tristesses
et de vertus bourgeoises
La condition moderne ?
Vies instables
démolies par une saga
de frustrations
minées par des maux et des fictions […]
La solitude s’épanche
par sa voix de transistor

Quoi de plus réaliste que cette prière ?

Garde-moi contre la vile satisfaction
d’un devenir oiseux

Comment distinguer dans ce lamento ce qui relève de l’expérience particulière de la souffrance physique et ce qui nous appartient à tous ? Loin d’isoler la poétesse, la souffrance la rapproche de notre ordinaire douleur de vivre :

Ma non vie
obscure et solitaire.
Un bréviaire de jours perdus,
d’occasions éludées […]
Tout semble m’échapper,
Tout continue d’avoir lieu
sans moi
C’est ainsi :
il faut peu de chose
pour rendre malheureux
un être
Chacun de nous peut parler de sa
prison en plein air
saturée de rêves épiques

Tout se passe comme si l’épreuve de Maria Teresa Santalucia Scibona la plaçait dans une position d’avant-garde :

Je bois jusqu’à la lie
l’amer plaisir du renoncement
à l’absurde parodie de la vie

J’aime que la difficulté extraordinaire d’un destin (« ces mains inutiles/sarments secs et noueux ») s’apaise en une fraternité mélancolique et chaleureuse :

Nous qui n’avons pas lésiné
sacrifices et peines
nous regrettons en vieillissant les mille
choses qui n’auront pas pris corps.

Pour elle, certes,

L’ignoble maladie censure
toutes les raisons de la chair
Mais, avec elle,
Nous traversons les rivages
inconnus de la vie
avec la peur de n’être pas
aimés et acceptés

Souffrance, souffrance constante. Jamais de désespoir : « Je ne serai qu’une petite luciole qui éclaire silencieusement les sombres nuits de la solitude des autres. »  Et, parole donnée,

je n’en démords pas et je continue
avec des mains ensanglantées
à arracher du chiendent

C’est elle qui nous donne du courage :

Talonnés par la douleur
nous gardons dans notre cœur
l’enthousiasme intact
de notre enfance perdue

Crispation de la volonté ? Non. La volonté serait incapable d’une musique si chaude :

J’écris et j’attends, j’attends
tel un chien patient.
Je me contente de peu :
Une aimable béquille
pour ma tardive tendresse
un mignon perchoir
pour mon cœur d’hirondelle
au duvet frissonnant.

Aucune illusion vraiment, même pas l’illusion noire :

la suave espérance
porteuse de délices
excellente eau-de-vie de mon âme
[…] me chuchote un faible peut-être.
Peut-être serons-nous heureux demain

Telle est Maria Teresa Santalucia Scibona, poétesse du tragique démystifié, pour qui la femme idéale est une

Princesse aux sommeils brefs,
digue contre le marécage,
contre l’ombre vague de l’ennemi
qui envahit le parvis de silence.

même si, quand

dans l’aurore tremblante
la dernière gauloise au goût âcre
palpite encore
sur la bouche bien-aimée
Toi, vestale incomprise,
tu enfonces sur ton oreiller
tes rêves classés 1.

(12 janvier 2004)

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Notes:

  1. Textes extraits du recueil Le Temps suspendu et la vie assise, Prospettiva editrice, via Terme di Traiano, 25 – 00053 Civitavecchia – Roma, 2002, traduction française de Ben Felix Pino.