Pendant plus de quatre ans, j’ai fatigué mes proches avec une obsession qu’ils auraient eu toutes les raisons, s’ils avaient été moins bienveillants, de juger sénile. L’affaire remonte à l’une des premières interventions d’Emmanuel Macron, quand il lança, dans les locaux restaurés d’un bâtiment ferroviaire de la gare d’Austerlitz, la Halle Freyssinet, une sorte d’exhortation aux jeunes entrepreneurs qui l’entouraient. J’avais aimé qu’il se laissât inspirer par le lieu. Il avait dit, ce jour-là, en effet, qu’une gare, « c’est un lieu où l’on passe » mais que Paris, la France, l’Europe sont aussi « des lieux où nous passons. » Il avait dit également que « si nous oublions cela en voulant accumuler dans un coin, on oublie d’où l’on vient et où l’on va. »
L’expression était familière, le propos touchait juste, tout cela me plaisait bien et peut-être n’étais-je pas loin de regretter de n’avoir pas voté pour ce jeune président : un ami et un disciple de Ricœur à l’Élysée, on ne reverrait pas cela de sitôt. Il avait aussi ajouté que, dans une gare, on rencontre « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». J’avais trouvé cela juste, et même amical. De ces gens qui ne sont rien, il parlait en effet comme leur colère les faisait parler : trente ans de formation dans les entreprises ne me permettaient pas d’en douter. « Nous, pour eux, M’sieur Sur, on n’est rien ! » Que de fois l’ai-je entendu ce constat amer, ou furieux, ou goguenard, ou ironique, ou désespéré ! Il avait même parfois une variante plus explicite : « Nous, M’sieur Sur, on est d’la merde ! » Mais, si j’expliquais ça, qui me croirait ? Le déluge de protestations qui suivit le discours de la Halle Freyssinet me plongea dans l’ahurissement. Une forêt de dignités blessées, une cataracte de susceptibilités affolées. Je me suis senti isolé comme jamais. Étais-je le seul, en France, à être à ce point dépourvu de sensibilité ? Étais-je devenu l’ennemi de ce peuple dont un bourgeois maastrichtien qui a potassé la Révolution se faisait, contre le nouvel Infâme, le flambeau, l’oriflamme, la devanture, la tête de gondole ?
Je doutais de ma raison, de mon cœur, je ne pouvais retirer de mon esprit cette écharde. Devais-je avoir honte de moi ? La Halle Freyssinet me restait sur l’estomac, sur les nerfs. Je ne me sentais en accord avec personne. Au fur et à mesure qu’une campagne insensée rameutait tous les stocks de sottise et de veulerie disponibles, l’orateur dont j’avais approuvé l’enthousiasme, comme si sa jeunesse et son élan s’étaient soudain évaporés, vantait à tout va les pires remèdes de la pharmacopée de l’argent. Comment cet homme inspiré pouvait-il proposer à notre peuple de s’encorder à des personnages qui incarnaient tout ce qui le méprisait ? Comment pouvait-il souhaiter à des jeunes le destin en toc des milliardaires ? Sa jeunesse à lui n’était-elle qu’un faire semblant, un atout, un truc ?
En boucle, dans ma tête, deux évidences. Après la Halle Freyssinet, le nouveau président m’avait profondément déçu : ce jour-là, par contre, il avait parlé juste. Magis amica veritas, et que toutes les propagandes crèvent ensemble ! Mais le temps avait passé et j’étais presque résigné à enterrer ce mauvais souvenir quand, il y a quelques mois, une intéressante émission de radio sur les entreprises m’incita à rouvrir un livre que j’avais écrit en 1997 pour expliquer l’action de formation que, sous le nom de Mise en expression, j’étais alors en train d’animer à EDF. Providence ou hasard, je suis tombé sur un passage où j’avais évoqué les propos que tenaient les agents. Et j’ai lu : « Ils parlaient de ce qu’ils voyaient autour d’eux, d’une foule de gens aussi embarrassés qu’eux, d’un peuple dans la peine. Ils parlaient de la vie, de ce qui relie les êtres les uns aux autres. D’une entreprise à une autre, d’un âge à un autre, d’une fonction à une autre, les mêmes thèmes reviennent, sorte de basse continue de la vie sociale. Ils disent qu’ils ne sont rien, ou qu’ils sont des pions . »
Inutile, je crois, de commenter davantage : aucun scandale à signaler à la Halle Freyssinet. Je peux passer aux conclusions :
1. Je me suis étonné, à l’époque, qu’un président capable de mesurer aussi justement la profondeur de son désarroi invite le peuple à se ranger derrière ceux qui, de ce qui l’accable, sont toujours les symboles et souvent les responsables. Je pense aujourd’hui que si l’on perçoit le drame de ce « on n’est rien », si l’on saisit à quelle profondeur, à quel niveau d’intériorité plonge aujourd’hui la question politique, on ne peut pas se contenter de patauger, même habilement, dans les surfaces, ni de s’émietter, même utilement, dans l’immédiat. Encore moins peut-on récurer des idéaux pourris ou verser le vin nouveau dans les outres de la communication. Dans la situation où nous sommes, et quelque talent qu’on y déploie, la politique, si elle n’est pas beaucoup plus que la politique et ne cherche pas ses signes hors d’elle-même, est une agitation dérisoire et pernicieuse.
2. Ceux qui se sont indignés le plus fort du propos d’Emmanuel Macron – et qui, plus de quatre ans après, continuent à faire semblant de s’en offusquer, ne serait-ce que pour progresser de quelques dixièmes de point dans les sondages – je peine à les imaginer aussi ignorants du cœur et de l’esprit de leurs concitoyens et, de surcroît, aussi peu perspicaces : ainsi un président fraîchement élu se serait amusé à injurier gratuitement ceux qui viennent de le choisir, et cela dans une allocution dont la tonalité est tout entière apaisante et amicale ? Je crois plutôt que ces indignés par vocation ne veulent pas voir ce qu’ils voient. Je crois qu’ils ont peur d’une vérité qui les ferait sécher tant elle rendrait évidente la médiocrité de leurs critiques. Non, ils ne l’ignorent pas, ce peuple. Ils connaissent ses hésitations, ses doutes, ils savent à quel point on l’a rendu anxieux, versatile, pusillanime. Mais l’idée que tant de gens se sentent à peine exister est trop forte pour eux, ils ne peuvent pas l’entendre, elle transperce les défenses qu’ils passent leur temps à dresser autour de leur suffisance, elle leur rappelle trop cruellement quels sous-vêtements de docilité, quelle combinaison d’égoïsme balourd, quel pyjama de conventions dissimule leur uniforme de protestataires à temps plein. Ah ! ils savent comment le prendre, le peuple, ces hâbleurs ! Ils savent comment actionner en lui, quand il s’approche trop de la vérité, les réflexes nigauds de la susceptibilité bourgeoise qui le détourneront de lui-même. Peu importe qu’ils aient fait un mauvais procès à Emmanuel Macron, ce sont là les risques du métier. Mais, en diabolisant son propos, ils ont fait honte au peuple de penser ce qu’il pense, ils l’ont fait s’indigner de lui-même, ils l’ont obligé à se punir d’avoir osé dire la vérité, ils l’ont contraint à se trahir, à se renier, à se déconsidérer, à reconnaître qu’il n’est que ce qu’ils veulent qu’il soit : le miroir, le faire-valoir, la ressource humaine redondante de ses disertes et creuses élites.
3. Je donne ici une information claire et précise que, depuis un quart de siècle, personne n’a songé un instant à démentir. En 1997, beaucoup d’agents EDF, comme ailleurs tant d’autres travailleurs, disaient déjà : nous ne sommes rien. Et EDF, vraiment, était très loin d’être la pire des entreprises ! Il n’était donc ni mensonger ni injurieux de reprendre leurs mots. Tous ceux qui, sur ce point, se sont trompés de bonne foi et, de bonne foi, ont trompé les autres vont donc, s’il leur en reste la liberté, reconnaître leur erreur et en tirer les leçons. Sinon, bonne chance à eux pour oublier ça !
3 novembre 2021
Rémy Boudon à Jean Sur
Bonjour Monsieur Sur,
Il me semble qu’il n’y a pas d’ambigüité dans les propos de Macron. Pour lui il y a ceux qui réussissent s’opposant à ceux qui ne sont rien comme si la « réussite » était le seul critère d’existence. Il ne décrivait pas un état d’esprit, un sentiment mais portait un jugement en tout point conforme aux valeurs de la ‘start-up nation’. Rien, dans ses propos comme dans ses actes, ne corrobore votre interprétation.
Je m’étonne encore de votre bienveillance pour ne pas dire votre naïveté.
Avec tous mes respects.
Rémy Boudon
Jean Sur à Rémy Boudon
Bonjour Monsieur Boudon,
Puissé-je être vraiment naïf, c’est-à-dire natif, c’est-à-dire naturel ! Par contre, je n’ai pas cherché à être bienveillant. Pas plus, naturellement, que malveillant. Veillant, peut-être, parce que cette intervention a réveillé beaucoup de choses en moi. Mais vous aussi, vous êtes veillant, et je vous remercie de me faire profiter de votre attention.
Si je relis ce petit discours, je vois que l’orateur n’évoque pas « ceux qui réussissent » et ceux « qui ne sont rien » pour les opposer mais, au contraire, pour les associer dans ce que symbolise une gare, je veux dire le voyage, donc le passage, donc la contingence, donc – de quelque manière qu’on la pose – la question de la transcendance. C’est l’un des premiers discours du quinquennat, l’émotion est présente, le cadre la favorise, l’assistance aussi : ce public de jeunes adultes le renvoie à lui-même.
Le ton ni la situation n’étaient pas à la polémique et je ne vois pas ce qu’Emmanuel Macron aurait eu à gagner en choisissant une manière offensante de parler des pauvres alors que tant de formules lénifiantes s’offraient à lui. Je parie plutôt sur une sorte d’acte manqué… réussi. Sur un conflit intérieur. L’éducation bourgeoise, les grandes écoles, la banque, la familiarité avec les choses du pouvoir et celles de la culture marquent un homme. Mais les Jésuites et l’amitié avec Paul Ricœur le marquent aussi et, contrairement à ce que veulent faire croire les bourgeois riches et pieux, il n’y a pas d’en même temps possible entre ces deux suggestions : aucune des deux n’est méprisable mais l’une doit marcher devant, l’autre derrière.
L’émotion ne résout rien mais elle pose bien le problème. Ce jour-là, en parlant – plus ou moins consciemment – comme les pauvres, Emmanuel Macron nous a livré quelque chose de sa vie intérieure : je n’ai rien à dire là-dessus. Le jugement qu’on porte sur sa politique n’a rien à voir avec cet événement. Il ne s’en soucie pas et a raison de ne pas s’en soucier. D’ailleurs, loin d’être affaibli par un constat de ce genre, je me sens plus fort quand quelque signe furtif, même s’il ne se traduit dans aucun acte, me montre que mon adversaire n’est pas entièrement sourd à ce que je sens et qu’en quelque sorte, même bâillonné, l’ami est dans la place. La dureté du combat n’en est pas adoucie mais, purifié de la négativité puérile du ressentiment, il prend toutes ses dimensions, respire mieux, chante plus clair et désire plus large.
Merci encore, cher Monsieur.
Croyez en mes sentiments les meilleurs.
16 décembre : Fin de la fin (!)
Je n’ai pas le goût de triompher quand les explications du président de la République valident en tout point l’idée que je me suis faite de la fameuse évocation de « ces gens qui ne sont rien ». Les lecteurs que la question intéresse ne se contenteront pas du bavardage des décrypteurs et réécouteront l’émission du 15 décembre. On se sent peu enclin à l’indulgence pour les médias quand on constate qu’ils ne veulent ou ne peuvent voir dans cette intervention qu’une plate présentation d’excuses plus plates encore. Pourquoi ne disent-ils pas que la formule épinglée n’avait évidemment de sens que dans la foulée de l’invitation lancée aux entrepreneurs de vivre et d’agir en hommes voyageurs et de porter en eux le souci de tous, riches et pauvres, faibles et puissants ? Si c’est volontairement qu’Emmanuel Macron l’a prononcée ou si elle a dépassé sa pensée, je n’en sais rien. En tout cas, ce jour-là, il a mis un mot sur une réalité : un lecteur d’Aragon ne s’étonne pas qu’un bourgeois parfois craque. Et que dit-il, ce mot ? Que le citoyen moderne, même s’il vote, même si on le sonde du matin au soir et si, pour l’anesthésier plus efficacement, on ne cesse de l’ausculter, de le câliner, de le pétrir de conseils et de slogans, ne compte pour rien dans une société pensée et construite pour étouffer ce qu’il a de plus vivant. Là est la première question politique qui se pose à nous et, d’une certaine manière, la seule. Infiniment plus importante que la construction (mon ordinateur, le traître, vient d’écrire constriction) européenne, la réforme des retraites ou la grève de la SNCF. Pour ma part, je m’identifie sans effort à ces gens qui ne sont rien, à l’immense cortège de ceux qui, même s’ils roulent en bagnole et fêtent au foie gras la naissance de Jésus, n’ont accès qu’à du biaisé, à du tordu, à du truqué, à du mutilé, à de l’esthétisé ou à de l’excisé. Par contre, ceux qui ont fait monter la sauce des « gens qui ne sont rien » étaient, eux, des gens qui savaient. Ceux-là, quoi qu’ils professent ou prophétisent, Machiavel est leur seul maître. De quelque côté de ma vie que je me retourne, je sais qu’il n’y a rien à attendre de leur emphase et que leur générosité est en carton. Mais ma position politique, me demanderez-vous peut-être ? Avoir assez vite compris où nous menait le socialisme de François Mitterrand ne m’a pas empêché de continuer à saluer l’abolition de la peine de mort. Être infiniment sceptique ou gravement réticent à l’égard de la politique d’Emmanuel Macron ne m’empêchera pas de penser que, le jour où il a osé dire, contre toute propagande, que notre société anéantit une majorité d’êtres humains et donc change les autres en colporteurs de mensonges ou en avares recéleurs de vérité, il nous a, volens nolens, fait faire un grand pas. Vraiment. L’aurait-on, sinon, à ce point attaqué ?