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Miracolo ! Une parole !

Tout le monde, sur le plateau, l’a sans doute senti, mais les téléspectateurs ? Usés par l’habitude, s’en sont-ils aperçus ? Ces échanges d’Emmanuel Todd, sur France 5, avec des interlocutrices diversement féministes furent un grand moment. Pour une fois, l’exercice télévisuel classique est sorti de ses sinistres frontières. Miracle, c’était vivant ! Donc tous les dialogues sont possibles, absolument tous. Les sexes, les générations, les adversaires idéologiques peuvent se parler. Il suffit que quelqu’un le veuille, que quelqu’un y mette le prix, que quelqu’un se présente tout entier au débat. Et que l’animateur, comme c’était le cas, sente, approuve et facilite. Auteur du livre dont on était venu parler, Todd était évidemment au centre de l’affaire. J’ai admiré ce qu’il a fait. Il a fait bien, il a fait juste. Il n’a pas triché. Il n’a pas copié. Il n’a pas fait le malin. Il n’était pas là pour gagner : parler avec les autres n’est pas un match de foot, sauf pour les imbéciles et sauf pour les salopards qui se servent des imbéciles.

Il se confiait, j’imagine, à deux points d’appui intérieurs. Le premier, il l’a avoué et proclamé : il parlait en homme de science, en démographe, en anthropologue. Parfaitement indifférent à l’air du temps, il distille tranquillement les résultats de ses recherches. Selon ce qu’elles lui suggèrent, le voici qui épouse, sans s’en cacher, la sensibilité de ces femmes et le voilà qui, sans émoi, s’en écarte radicalement. Déjà le jeu est purifié. La science impose une distance que la passion ne sait pas combler : vexée, elle se tait un moment. Ce soir-là, la télé respirait. Parler n’est pas une cérémonie. Parler n’est pas une performance.

Il me semble pourtant que ce premier appui, l’attitude scientifique, s’appuie lui-même, chez Emmanuel Todd, sur un soubassement plus profond sans lequel il risquerait de passer pour une posture, une tactique, et pourrait masquer une indifférence profonde, voire une volonté de manipulation. « Lorsque je discute avec mon interlocuteur, je ne me soucie pas de le convaincre d’erreur, mais de m’unir avec lui dans une vérité plus haute. » Jean Guitton citait souvent cette pensée de Joubert, Emmanuel Todd m’y a ramené. Elle est infiniment libératrice.

Todd discute peu les thèmes que développent ses interlocutrices. Vivant, il parle à des vivantes. Sans se prendre, même une demi-seconde, pour un distributeur de leçons. Ni pour un psychanalyste. Encore moins pour un décrypteur de vérités définitives ou pour un habitant des hautes sphères de l’esprit, du cœur, de l’âme jetant un regard compatissant sur le peuple ordinaire. Je ne vois pas là non plus un homme qui s’adresse à des femmes : un être humain qui converse avec d’autres êtres humains, point final. Banal, ordinaire, mais, aujourd’hui, rarissime, stupéfiant. Parfois, quand la rigueur de Todd les fait un peu flotter, elles se raccrochent aux branches de leurs autrices favorites. Mais elles le sentent comme il le sent : c’est bon de parler entre vivants. Le reste est tellement bête ! Tellement petit ! Tellement lâche ! Tellement bourgeois ! C’est bon, et l’on est payé comptant en bonheur. D’accord, c’est difficile, et profondément ingrat. Pour tout le monde et, d’abord, pour qui en prend, le premier, le risque.

Devant la télé, je transpire pour Todd. Comme quand, gamin, on m’emmenait applaudir René Vietto ou Apo Lazaridès dans la montagne. Je vois comme il se défait de ses opinions subalternes, comme il traite avec attention, sans forcément les approuver, des points de vue qui lui sont étrangers. Parfois il est en accord, parfois en désaccord mais, dans les deux cas, l’important n’est pas là. Ce qu’il cherche avant tout, me semble-t-il, c’est à quoi, au profond de son esprit, l’envoie ou le renvoie cet accord ou ce désaccord. Tout est bon pour creuser le mystère de soi, seul accès sérieux au mystère de l’autre. Pour descendre en soi jusqu’à cette zone, tout à la fois désert et luxuriance, qui attend qu’on la réveille. Pour aller y cueillir la parole dont accouche inlassablement ce désert luxuriant ou cette luxuriance désertique. Pour que de l’insoluble sorte la solution, et avec elle la dissolution des opinions, les siennes comme celles des autres. J’admire que ce qui aurait pu n’être, une fois de plus, qu’un misérable ping-pong d’arguments piqués sur tous les étals soit devenu, sous nos yeux, une rencontre d’êtres vivants. Là-dessus, on peut construire. Et ouvrir. Et rêver.

2 février 2022