Donald Trump et les peignoirs blancs

Si j’avais un héros à célébrer, je ne pense pas qu’il s’appellerait Donald. Cela ne m’empêche pas d’accorder la plus grande importance à Trump. La manière dont, en trois jours, il s’est trouvé unanimement haï par tout ce qui fait l’opinion m’a été d’emblée suspecte mais, au moins autant, le pieux soulagement avec lequel a été accueilli son successeur. On a vu la suite. Certes, la fin de règne de Trump, bien peu glorieuse, m’a servi sur un plateau toutes sortes de raisons de détourner de lui mon regard. Pourtant, je n’ai pas renoncé à ce que je faisais depuis quatre ans, j’ai continué à essayer de le comprendre. Qu’on ait vu d’emblée en lui un mauvais objet m’avait convaincu qu’il devait avoir, au-delà de sa bizarrerie, de ses provocations et de sa compulsion twittesque, beaucoup de choses à nous dire. Originaux et marginaux nous obligent souvent, qu’ils aient tort ou raison, à sortir du sommeil où d’autres se plaisent à nous voir sombrer. La célébration du conformisme, telle que la pratique, par exemple, une radio française que j’aimais quand je la sentais libre, a sans doute bien des vertus commerciales mais elle est castratrice de liberté et de créativité : mieux que ses adversaires, ses plus fidèles auditeurs n’ont cessé de le prouver en la remerciant docilement « pour la qualité de ses émissions » sans que perce jamais le moindre mouvement de leur cœur, la moindre saine taquinerie, la moindre réserve, même dûment justifiée. Le conformisme est une si belle chose ! Quel dommage que la vie la gâche !

Ce Donald Trump, un documentaire d’Arte, en quelques séquences, m’a aidé puissamment à le comprendre. Nous voici à l’Eglise collégiale Marble, de culte presbytérien, il y a une cinquantaine d’années. Chaque dimanche, le futur président y accompagne son père pour l’office célébré par le pasteur Peale qui resta en charge de cette église de Manhattan durant plus d’un demi-siècle. On trouve ce pieux rendez-vous de riches sur la Cinquième Avenue, au numéro 272, à quelques blocs de l’Empire State Building. Ce jour-là, Richard Nixon avait pris la pose devant l’entrée, souriant. Un habitué, de toute évidence, qui n’y rencontrait que des gens de son rang, industriels, politiques, personnalités en vue. Et les Trump.

Pour le président sortant, la collégiale Marble est bien plus qu’un souvenir d’enfance. Ce Norman Vincent Peale, qui ne manque pas de souffle, est, avec un avocat fort discuté, Roy Cohn, l’une de ses deux références majeures. Cet étrange pasteur n’a pas froid aux yeux. Assez persuadé de son importance, il n’hésite pas à faire savoir aux fidèles, dans son sermon du dimanche, qu’il vote la confiance au Créateur : « Le Dieu qui a créé ce monde était sage. Il veut des gens qui profitent et qui aiment la vie. Et qui adorent la vie. » Peale, en effet, que la tentation du mysticisme ne menace pas, n’a pas seulement son idée sur les choses du Ciel : celles de la terre l’intéressent tout autant. Il a exposé sa pensée dans plusieurs ouvrages et, notamment, dans un best-seller, The Power of Positive Thinking. La musique en est aujourd’hui banale. Dans les supermarchés, tous les chefs de rayon la fredonnent. Ne pas accepter l’échec. En appeler toujours à ce que l’on porte en soi de positif, d’affirmatif. Partir à la recherche de ses vrais objectifs et ne plus les lâcher, comme le scout d’autrefois en quête de sa B.A., sa bonne action. Au temps du pasteur Peale, tout cela, qui ressemble aujourd’hui à une soupe refroidie, sentait encore le neuf. On aurait souhaité naturellement à Donald Trump des références intellectuelles plus subtiles que Roy Cohn et Norman Vincent Peale. La pensée positive comme principal carburant de l’intelligence ouvre des horizons assez limités. Les cadres des entreprises la connaissent d’ailleurs très bien : les multiples techniques de formation dont on les encombre sont de charmantes petites sœurs ou demi-sœurs de cette positive thinking ; l’une d’elles, la fameuse Programmation neuro-linguistique, ressemble comme deux gouttes d’eau à son aînée.

Donald Trump est un scout à l’envers. Le scout risque de traîner toute sa vie la candeur d’une adolescence protégée. Pour Trump, le contraire. Il a été précipité très tôt, trop tôt, dans le plus féroce milieu adulte qui soit, celui que sécrète et contrôle l’argent. Difficile d’être un enfant quand une société d’une rare puissance de persuasion, d’un conformisme étouffant et qui n’hésite pas, de surcroît, à se recommander de la religion, vous oblige à brûler les étapes de votre identification à ses lois. Cette suffocation, il arrive que la présence de Donald Trump la rende, même sur les médias, presque physiquement perceptible. C’est qu’en lui, probablement, comme en tous ceux dont les jeunes années furent soumises à la violence d’une implacable propagande, l’accord avec le message matraqué et sa contestation n’apparaissent pas comme les deux termes d’une alternative : la soumission et la révolte sont simultanées, imbriquées, pratiquement indissociables. D’où, peut-être, dans la politique de Trump, ces changements de régime de la violence ; d’un côté, le mur de la frontière mexicaine ou les exécutions précipitées à la fin du mandat, de l’autre l’opposition à la guerre d’Irak de George W. Bush et la volonté d’éviter le conflit armé dans la gestion des grandes crises de sa présidence, notamment dans l’affaire nord-coréenne.

Une image familière m’est venue en considérant une poêle sur un fourneau, je ne veux pas qu’elle paraisse désobligeante. L’art culinaire a pour moi un rapport très étroit avec la pensée. Bien avant l’école, ma mère m’a appris à lire dans un livre de cuisine : toute recette correctement déchiffrée était immédiatement exécutée. Je ne dois donc pas être accusé de blasphème – au cas où l’on regarderait encore de travers cette vaillante et subtile manifestation de liberté démocratique – si j’avoue que j’ai compris quelle différence majeure distingue Donald Trump des autres présidents américains en considérant un joli plat de petits poissons mijotant gaiement. J’ai tout de suite reconnu Trump : il n’était pas fariné, ou très peu, ou pas convenablement. Les autres étaient au chaud dans leur peignoir blanc, lui – allez savoir pourquoi -, avait affronté le four directement, presque sans protection.

Quand le pasteur Peale invite son auditoire à se donner des idéaux, des buts, des objectifs, qu’entendent-ils ces riches et ces puissants ? La foi chrétienne, c’est l’amour, la pauvreté, le dépouillement. Les affaires sont l’exact contraire : la puissance, l’accumulation, l’orgueil et le mépris. Quels buts, quels objectifs pourraient bien concilier ces contradictoires ? Passe pour les adultes : l’habitude les a vaccinés, ils écoutent et se taisent. Si le prêcheur leur lisait l’annuaire du téléphone, s’en apercevraient-ils ? Ils sont là pour célébrer le pouvoir de leur groupe, de leur caste, de leur clan. Pour offrir au Ciel leur satisfaction idiote d’être riches et lui demander de l’épaissir. Les adultes, quand ils entrent ici, se mettent en congé de pensée, en congé de sérieux. Mais un jeune homme, s’il est un peu sensible, s’il aime la vie, comment ne sentirait-il pas douloureusement cette comédie ? J’ai été frappé, en regardant le reportage d’Arte, par une séquence qui montre un Donald Trump trentenaire virevoltant au milieu d’une foule déjà conquise puis expédiant en quelques phrases méprisantes un journaliste qui lui a déplu. Son allure est superbe, son audace irrésistible, il semble chevaucher la gloire. Mais un détail surprend, un rictus sur le visage, une inexplicable contraction. Peale et la Collégiale Marble ne sont sans doute pas pour rien dans cet aveu d’angoisse. Une âme aussi violente ne peut se satisfaire de voir bouillir dans la même casserole l’argent, la puissance et la foi. À qui tout – tout à la fois – a été gâché ou confisqué, il ne reste qu’à se dévorer soi-même. Dans ce fatras d’abstractions castratrices, un jeune être vivant ne reconnaît rien de lui, ni les désirs de son corps ni la singularité de son âme. Ce cinéma du dimanche périme en lui, en même temps, avec une infinie cruauté, et les passions de la terre qu’il doit feindre de déclasser en lui et l’absolu auquel sa jeunesse aspire et que Peale tartine d’une confiture qui pue ignoblement l’argent. Au fond de lui-même, le jeune Donald devine probablement que la seule solution serait de s’en aller en éclatant de rire et en injuriant l’orateur. Tout la lui interdit, il se tient donc secrètement pour un lâche, et c’est profondément injuste. Il le devine sans doute déjà : de ce cirque, il ne lui restera que son ressentiment. Quoi qu’il entreprenne, ce sera là sa matière première, l’étoffe de sa vie. Je lui sais gré de ne pas avoir lâché l’affaire. Au-delà de tout ce qu’il dit – et au cœur de tout ce qu’il dit – je vois l’image agrandie de ce qui sabote l’esprit et le cœur des citoyens-consommateurs. Cet homme-là parle une langue terrible. Mais, n’en déplaise aux bigots du nouvel âge, il parle.

D’autres voies pourraient être ouvertes si l’on cherche à savoir comment et pourquoi Donald Trump apparaît comme une exception parmi les présidents américains. Le climat familial, probablement, et le business. Jusqu’à sa tardive incursion dans la vie politique, seules les affaires, encore les affaires, toujours les affaires l’ont occupé. Les affaires, ce n’est pas la farine, c’est l’à-vif : chez lui, cet à-vif est constant et toujours plus saignant ; chez les autres, il est voilé, pansé, protégé. Trump a vécu à vif et il continue. Ce qui le distingue des autres, ce n’est pas la réalité, c’est l’apparence. C’est qu’il n’a d’abord pas pu, puis ensuite pas voulu, s’enfariner dans aucun des peignoirs qui les ont protégés et que les meilleures maisons ont conçus pour eux : en a-t-elle usé, de par le monde, la corporation politique, des peignoirs de chez Culture, de chez Mondanité, de chez Distinction, de chez Bonnes Manières, de chez Élégante Discrétion, de chez Mon Talent ! Célébrer ou mépriser Trump revient au même : dans les deux cas, c’est l’isoler, l’écarter, le sortir du jeu. Au nom de Montaigne et de Roland Barthes, je m’y refuse. La vérité de l’à-vif, le plus souvent, est la vérité de l’ordinaire, même et surtout dans le drame. La question n’est pas de savoir si l’on est d’accord, ou non, avec Donald Trump. La question est de ne pas refuser de l’écouter, de ne pas confondre ses mots avec sa voix. La question n’est pas d’applaudir ce qu’il dit mais d’entendre, jusque dans ses excès et ses outrances, la voix de quelqu’un qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, voudrait briser le silence. Est-ce vraiment parce qu’il est ce qu’il est, parce qu’il dit ce qu’il dit, qu’il est boycotté avec cette inébranlable bonne conscience ? N’est-ce pas plutôt parce que chacun devine, même si Trump a tort sur tous les points, que, plus encore que la sienne, c’est la parole de ses concurrents que son langage périme ? Ce n’est pas lui qui est en retard sur eux quand il nous donne le spectacle affligeant et gênant de ses blessures : eux n’ont jamais voulu, n’ont jamais su se débarrasser de leur peignoir. À eux les leçons de morale à gros tirages ! À eux les récits édifiants dont les bénéfices, voyez leur bon cœur, iront aux œuvres de bienfaisance !

Qu’on ait soutenu Trump ou qu’on l’ait combattu, on ne changera guère d’avis sur lui et c’est de peu d’importance. Plus intéressant est de savoir comment on le hait ou comment on l’approuve. Au-delà des opinions, au-delà des commentaires, ces interminables hors d‘œuvre qui ne précèdent jamais aucun plat de résistance, il a installé un sentiment confus dans le cœur de ses partisans comme dans celui de ses adversaires. Qu’on la déteste ou qu’on l’apprécie, sa personnalité est un signe paradoxal qui peut prendre l’allure d’un signe terrible : mais c’est un signe. Un milligramme de néant vécu pour ce qu’il est, c’est mieux que trois cents tonnes de vertu mimétique et truquée. J’imagine le jeune Donald à la sortie de la Collégiale Marble, au milieu de tous ces richards qui viennent de faire le plein d’eux-mêmes. Il se sent comme eux, c’est sa blessure, son drame, sa chance. Eux ne se sentent pas comme lui, c’est leur malheur et c’est le nôtre.

25 octobre 2021

Réinventer l’amour ?

Le Réinventer l’amour de Mona Chollet me rappelait quelque chose. Rimbaud, Une saison en enfer, mais où ? L’idée trône au centre du livre, dans un paragraphe du poème en prose Délires, le premier, celui qui est intitulé Vierge folle avec, comme sous-titre ou comme autre titre : L’époux infernal. Il y a en effet deux Délires ; le second, c’est Alchimie du Verbe. Ces quelques lignes, Rimbaud les met dans la bouche d’un personnage mystérieux dont il dit qu’il est un « compagnon d’enfer ». C’est ce compagnon qui évoquera l’époux en question. Le mystère n’est qu’apparent. Le compagnon, c’est Verlaine ; l’époux, c’est Arthur. Une saison en enfer est une méditation sur leur terrible rencontre.

« Il [l’époux] dit : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage, aujourd’hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j’aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers. »

« J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens » répond le poète à sa mère, la mother, la redoutable Mère Rimb’, quand elle l’interroge sur la signification de la Saison. Nous voici donc autorisés à ignorer les controverses, pourtant passionnantes, déclenchées par ce livre, le seul que le poète ait fait publier. Nous avons le droit de lire en sauvages ce texte sauvage. Dans cette perspective, l’affaire paraît simple : d’un côté des femmes congelées, de l’autre des brutes, comment ne voudrait-on pas réinventer l’amour ? Cela, c’était hier. Aujourd’hui les femmes se sont mises à l’ouvrage, et il n’est pas d’homme qui, à part soi, ne les comprenne au moins un peu. Le patriarcat honni n’est guère, au départ, qu’une affaire de muscles. Au temps des cavernes, et probablement assez longtemps après, ils ne furent pas entièrement inutiles, mais les temps ont changé et ils sont devenus désormais bien insuffisants pour asseoir l’idée d’une supériorité masculine, même si, chez Monsieur le Maire comme chez Monsieur le Curé, ils se sont vêtus de convictions rassurantes et tatoués de rhétoriques ronflantes.

Mais revenir au texte. Et, par lui, revenir à l’enfance. Comme nous le demandait le professeur, chercher les mots importants. Ça tombe sous le sens : l’amour est à réinventer. Tout le reste converge vers eux, le froid dédain, l’aliment du mariage, les brutes sensibles comme des bûchers. Le meilleur élève de la classe a trouvé tout de suite. Il lève une main comme le font les collégiens fatigués, en soutenant de l’autre le bras qui passe à la verticale. « Tu n’es pas loin de la vérité », sourit le professeur avec l’air mystérieux qu’il faut. Alors un petit malin que la poésie ne torture pas mais qui connaît bien ce maître parce qu’il faut toujours connaître ses adversaires, s’écrie fièrement : « M’sieur, c’est on le sait ! » Puisque le copain n’est pas passé loin ! L’ignorant tape dans le mille.

« L’amour est à réinventer, on le sait. » Tout est dit. Rimbaud a dix-neuf ans. Que ferait-il aujourd’hui après la Saison en enfer ? Il partirait, c’est sûr, mais pour quel Orient ? Il n’y en a plus ! Deviendrait-il agent de la mondialisation ? Ferait-il un bout de chemin avec le monde moderne ? Ou rejoindrait-il dans quelque village de Gilets jaunes le mystérieux Orient second que la vie, malgré tout, continue à tisser dans les consciences ? Il y aurait de l’obscur et de l’irradiation, forcément. Du commerce aussi, un peu. Au noir, pour mieux comprendre. On le verrait plein de colère contre ce “siècle à mains“ : « Profitez bien, vous  autres ! » Puis, pour ceux-là mêmes, tendresse inavouable, insupportable.

Si l’on veut savoir comment le gamin féroce peut à la fois dire la chose – « l’amour est à réinventer » – et l’assommer de son ironie vacharde, lui assener le dégage ! cinglant du on le sait, il faut revenir aux fondamentaux du cours de littérature, quand on n’y cherchait pas le moyen de devenir DRH. À ces deux moments du livre qu’on a rapprochés depuis belle lurette. Le premier, tout au début :
« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié ! »
Le second, à la fin d’un des derniers poèmes :
« Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. »

Au début de la crise, quand on ne sait pas ce qu’on fait et qu’on sent pourtant nécessaire de le faire, la devise, le propos, le projet c’est Réinventer l’amour. À l’évidence, notre époque en est là. Ne pas l’en flatter, ne pas l’en accabler. Elle assoit l’amour sur ses genoux pour le pomponner, l’attifer, le faire à son image. L’approuver ? Totalement idiot. La condamner ? Infiniment léger. La gamine fait sa crise : ça se respecte – mais ça interdit d’entrer dans son jeu. Bien sûr, ce n’est pas l’amour qu’elle chouchoute, ni la beauté, c’est elle-même. Normal, pour l’instant elle n’a pas mieux. Mais voilà, je ne suis pas l’époque, vous non plus. Personne n’est jamais l’époque. On l’est presque, on l’est vraiment presque : on ne l’est pas du tout. L’infime pointe de mon être lui échappe en même temps qu’elle m’échappe et si j’échappe, moi, à cet échappement, il ne reste de moi qu’un déchet, même et surtout si c’est un déchet approuvé, un déchet branché. Au fond du jeu spirituel et érotique avec Verlaine, non pas la ravageuse, la destructrice, la puérile passion de l’absolu, mère de toutes les sottises et de tous les crimes : l’espérance anxieuse d’une naissance. Botticelli. Mais là, dans la vie, du sang et du sale. Les voit-on encore quand on regarde l’enfant ?

Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Au bout de ce délire ardent qui a été pour Rimbaud non seulement une propédeutique mais une « magique étude », la stupéfiante découverte : « Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » La beauté existe, l’amour aussi puisqu’il l’a découverte. Quoi de plus ? C’est bon. Méditer, se promener, attendre ce qu’on attend vraiment, ne pas caler quand l’occasion se présente. Enfant, j’aimais beaucoup l’accent italien de Rina Ketty, sa chanson J’attendrai me touchait. Je n’y voyais pas et n’y vois toujours pas le symbole de la passivité à laquelle seraient condamnées les femmes. Un autre de ses succès, Sombreros et mantilles, n’était d’ailleurs qu’un pétillement joyeux. Et Gilbert Bécaud n’était pas une femme pour chanter Et maintenant que vais-je faire de tout ce temps que sera ma vie ! Pourquoi serait-ce inférieur d’attendre ? Les trente ans d’attente de Drogo, le héros du Désert des Tartares, dans le fort Bastiani, du temps perdu qu’il est inutile de rechercher ?

Si Rimbaud est le plus magnifique exemple de la révolte païenne ou s’il est ce mystique contrarié que voyait en lui Stanislas Fumet, je ne dirai pas seulement que je n’en sais rien. Je ne crois plus utile de me poser la question. Je n’en ai ni l’envie ni les moyens. Tout cela me dépasse trop. Je ne sais qu’une chose. Avec Rimbaud, je touche du vrai et ce vrai est inséparable du fracassement de la pensée bourgeoise. Je ne parle pas de la détruire. Je ne parle pas de l’injurier. Elle a son poids, sa qualité, sa saveur. Les noix aussi, à condition d’en briser la coque. La plupart de ceux qui ont compté dans ma vie étaient des bourgeois. Mais très grands, grands, moyens ou petits bourgeois, ils avaient tous brisé leur coque. Ils avaient rompu avec la bourgeoisie, ils avaient mis entre elle et eux, à leurs risques, une infranchissable distance. Cette rupture avec l’esprit bourgeois leur avait été deux fois bénéfique. Ils avaient abordé à des contrées de l’âme et de la sensibilité qu’ils n’auraient pu découvrir que dans les livres mais, en même temps, les apports initiaux de leur formation en avaient été dépoussiérés, aérés, renouvelés, aimantés. Une image tirée d’une fête juive, la fête des cabanes, me semble traduire parfaitement le désir que je tente d’évoquer. Les juifs, chaque année, sont invités à construire une cabane et à l’habiter pendant une semaine. Ces constructions peuvent être très différentes par la taille, la conception et le confort, mais elles doivent nécessairement être couvertes d’un toit de végétaux qui laisse voir les étoiles. Ne pas cacher les étoiles, donc faire place à la fragilité, à l’infini, à la gratuité, au rêve, à la méditation, à l’insouciance lucide et au goût de la pauvreté et du partage qu’elle favorise, voilà ce qu’on peut proposer de mieux à notre civilisation si l’on veut vraiment l’empêcher d’étouffer. Mona Chollet le sait bien, qui a écrit un livre pour le montrer : ce que l’on appelle aujourd’hui réalité en est la sinistre caricature. Quant aux valeurs qui sont la monnaie de cette imposture, ce sont des étiquettes sur des désirs utiles, donc sur des désirs qui n’en sont pas. Une valeur, c’est l’appellation contrôlée d’un mensonge.

Je n’ai pas besoin de beaucoup d’investigations pour l’affirmer : les féministes, comme tous les gens dont on parle, sont le produit de la bourgeoisie. Qu’y peuvent-elles ? Du passé, dans le grand âge, la mémoire efface, jour après jour, les circonstances et les enchaînements. La saveur des impressions, elle, demeure et, parfois, c’est comme si elle s’affinait. Il se fait alors d’étranges rapprochements. Le ton des féministes, le point d’elles-mêmes d’où elles parlent évoquent en moi, invinciblement, les innombrables moralistes qu’il m’a hélas fallu subir. Le discours, certes, n’est pas le même mais j’y retrouve ce que j’appellerai la générosité intéressée : comme si ces propos contradictoires procédaient moins, quand ils veulent me convaincre, de la volonté de m’éclairer ou de m’aider que du désir obsédant de me faire partager un fardeau en m’obligeant à entrer dans un camp. Si la vérité ou le progrès sont des potions ou des cachets que vous voulez m’administrer, vos remèdes ne serviront qu’à m’empoisonner. Non seulement ils ne guériront pas mes erreurs, mais ils vous enfermeront un peu plus. Comme bien d’autres esprits partisans, les féministes diffusent, parfois avec une hargne qui masque mal leur incertitude, une morale d’obligation dont j’ai déjà connu d’autres expressions chez certains chrétiens fanatiques, chez certains communistes bornés et, de manière générale, chez tous ceux qui avaient une vérité à me vendre. Ces temps sont révolus. Je ne crois pas être le seul à sentir ainsi : ne peut me toucher, en ce siècle de hideux bavardage et de puanteur publicitaire, que la parole de quelqu’un qui, d’emblée, loin de voir en moi une possible prise de guerre ou un trophée potentiel, s’adresse à moi de solitude à solitude, de doute à doute, de contingence à contingence, de ferveur à ferveur. Que ceci soit bien clair : établir une relation de ce genre est hors de portée des médias, rien de ce qu’ils pourront inventer ne la remplacera jamais et tout ce qu’ils pourront inventer en exacerbera le désir et parfois la fureur dans le cœur de leurs clients, je veux dire de leurs prisonniers.

3 octobre 2021

Un ami américain : Michael J. Sandel

Technocratie, méritocratie, management

Ceux qui, dans nos contrées, critiquent la manipulation managériale – ils rempliraient aisément une salle de cinéma où une distanciation sociale d’au moins vingt-cinq mètres serait imposée – vont se sentir moins seuls. Si Michael J. Sandel, célèbre professeur de philosophie politique à Harvard, ne l’évoque jamais directement, c’est bien elle, sous les espèces de la méritocratie, son ombre portée, qui est le sujet de son dernier livre, La tyrannie du mérite 1.  Qu’un maître aussi distingué que Sandel se livre, au cœur même de cette université emblématique, à une critique aussi radicale ne peut que donner du cœur à l’ouvrage à ceux qui, en France, hésitent encore à s’attaquer à cette idole vénérée. Par les temps qui courent, c’est un beau cadeau. Un autre beau cadeau serait que ce message ne subisse pas, de ce côté de l’Atlantique, le traitement que les experts en congélation font régulièrement subir à ce qui a le tort inexpiable d’être un peu trop vivant. Est-ce trop demander ?

Des critiques du monde moderne, il en est beaucoup. La plupart ne portent guère et sont des attrape-nigauds. La technocratie est un tour d’esprit si contagieux qu’un propos apparemment critique à son égard peut se révéler plus technocratique que ce qu’il condamne. Le virus technocratique, en effet, ne siège pas seulement dans les connexions cérébrales. Il affecte l’être tout entier. Sa présence – ou son absence – s’affiche immédiatement, indépendamment du message véhiculé, dans la parole ou dans l’écriture. Les traitements que l’on fait subir à un texte ou les cours d’expression orale qu’on s’inflige n’y changent rien. On peut faire des progrès en orthographe, en grammaire, en rhétorique, on peut travailler son style et s’inventer une manière : on n’apprend pas à parler vrai, à écrire vrai. Il y a là quelque chose comme une justesse immanente. Sans doute est-ce une grâce, mais elle est accordée à tout le monde : il suffit d’aller la chercher là où l’on sait qu’elle se cache, comme les œufs de Pâques dans le jardin. Plus facilement même : le jardin du dedans, tout le monde en a un, et ces œufs-là ne s’achètent pas.

La tyrannie du mérite sonne juste. Mais qu’est-ce qu’un livre qui sonne juste ? Peut-être un livre auquel on ne peut pas échapper, qu’on ne peut pas, comme on dit dans le 9.3, ne pas calculer, auquel, bon gré mal gré, quelque chose en soi s’accorde ? Il ne s’agit pas, évidemment, de l’adhésion qu’on donne sans risque à deux et deux font quatre, encore moins de la conversion suspecte à une idéologie, à une orgueilleuse vision du monde, à une révélation soudaine et magique. La justesse d’un livre se reconnaît au niveau d’être qu’il émeut dans le lecteur, au oui ou, plutôt, à la succession paisible de oui qu’il suscite en lui, même si ces oui s’accompagnent de non plus ou moins affirmés. Ces non-là, en effet, même s’ils traduisent un désaccord, voire une contestation radicale, ne sont jamais vraiment des refus. Ils disent à l’auteur : je vous suis, nous ne sommes pas d’accord sur tout mais nous sommes ensemble. La justesse ne suffit peut-être pas pour faire un bon livre mais, sans elle, aucun livre n’est bon. Elle se fait, de nos jours, terriblement rare. J’ai été heureux – et, je l’avoue, surpris – de la trouver dans l’ouvrage de Michael J. Sandel : de Harvard, j’attendais de la science plus que de la conscience. Erreur. Très bonne surprise. J’ai retrouvé le sentiment heureux que tant de livres me donnaient autrefois en me laissant imaginer que l’auteur, s’il n’avait pas vraiment pensé à moi, s’adressait du moins à quelqu’un qui me ressemblait beaucoup.

Aucun brevet ne protège l’usage de la justesse. Il suffit que l’intelligence et le cœur s’expriment ensemble, chacun à sa mode, sans jamais empiéter sur le domaine de l’autre ni imiter sa démarche, mais sans jamais non plus oublier sa présence. Œuvre libre parce qu’intelligence libre et sensibilité libre, voilà ce que l’on ressent à la lecture de La tyrannie du mérite. D’un côté, la recherche du penseur, du travailleur intellectuel rigoureux qui s’affronte au monde dans lequel il vit, de l’autre l’attention extrême que porte cet homme, ce professeur, à ses concitoyens, et notamment à la jeunesse qui l’entoure depuis quarante ans. Cette jeunesse, il ne l’envisage pas seulement du point de vue de l’ordre universitaire et des évaluations qu’il multiplie. Il considère pour eux-mêmes ces jeunes hommes et ces jeunes femmes. Au-delà de leur réussite universitaire ou sociale il s’intéresse à leur destin, aux sollicitations de la société à leur égard, à ce qu’elles mobilisent en eux, aux portes qu’elles y ouvrent et à celles qu’elles y ferment, à ce qu’elles y construisent et à ce qu’elles y détruisent. Là, le cœur marche devant, l’intelligence le suit. Quand l’auteur regarde le monde, mouvement inverse : comprendre et encore comprendre, puis peser dans son cœur ce que l’on a compris. Profonde symétrie : de même qu’il ne voit pas les étudiants avec les yeux du monde et dans la logique du monde, il ne voit pas le monde dans la logique d’utilité prédatrice où pourrit notre ex-civilisation. Cette tension féconde, hors de laquelle tout est faux, ne se relâche jamais. Tension pour ne pas exclure. Tension pour honorer la vie, toute la vie, hors de nous et en nous. Elle nourrit puissamment et paisiblement, en deçà et au-delà du propos, la chair et l’esprit de ce livre.

Ce réalisme, ce vrai réalisme – seul réalisme digne de ce nom – ne vit pas du tout en dehors de l’époque. Il est infiniment plus attentif à l’histoire que ne l’est le planant esprit du temps. Il n’élude rien, lui. D’emblée, le propos de Sandel s’incarne solidement dans l’espace historique où se déroule la séquence dont nous vivons probablement la lugubre conclusion : ces quarante années, précisément, qui furent pour lui, à soixante-huit ans, quarante ans d’enseignement. Depuis les années 80… : combien de fois devons-nous répéter cette formule ! Nous, Français, ces quarante ans nous reconduisent au début de la conquête managériale de la France par des Américains qui n’avaient pas pu lire La tyrannie du mérite et au tapis tricolore de collaboration que déroula sous leurs pieds une élite économique largement surfaite : passablement snobinarde, conventionnellement cultivée, déculturée jusqu’à la moelle. C’est tout cela que balaye l’ouvrage de Sandel, qui ne parle pas seulement aux Américains. Conscience aiguë des enjeux historiques, liberté de l’esprit, ouverture de la sensibilité : voilà une pensée qui ne fait pas dans la fanfreluche robotisée, et qui n’a donc besoin ni de communication ni de communicants. Ouf !

Aristocratie et méritocratie : d’une injustice à l’autre

L’histoire de la méritocratie américaine est largement liée à celle de Harvard. Dans les années 40, le président de cette université, James Bryant Conant, chimiste de formation, s’est légitimement inquiété de voir Harvard entre les mains d’une classe supérieure héréditaire dont la légèreté et la suffisance lui semblaient non seulement offensantes pour les idéaux démocratiques des États-Unis mais aussi particulièrement désastreuses en cette période tragique. À Harvard comme dans d’autres grandes universités, les étudiants – jamais des non-Blancs, jamais des femmes, presque jamais des catholiques ou des Juifs – sont, dit un spécialiste de la Ivy League, « des jeunes hommes riches et insouciants, assistés de domestiques, occupés à faire la fête et du sport au lieu d’étudier. » Conant perçoit l’injustice et l’absurdité d’une telle situation, s’indigne que de tels privilégiés irresponsables accèdent pour ainsi dire naturellement aux postes les plus décisifs des banques de Wall Street, des plus gros cabinets d’avocats, des ministères, des facultés universitaires ou des hôpitaux quand l’histoire pose de si graves questions au peuple américain. Il cherche les moyens d’y remédier, conscient que, dans les lycées, alors en plein développement, beaucoup de jeunes gens moins fortunés que ces riches dilettantes mais au moins aussi doués et certainement plus sérieux méritent bien plus qu’eux d’étudier à Harvard ou dans quelque autre université de la Ivy League.

L’idée, fort louable, est « d’identifier les lycéens les plus prometteurs et leur permettre d’accéder aux institutions d’élite, quelle que soit leur origine familiale. » Une bourse est donc créée à Harvard à l’intention d’étudiants talentueux issus d’écoles publiques du Midwest. Pour les sélectionner, l’idée d’un test est retenue, elle s’inspire de la mesure du quotient intellectuel des soldats que pratiquait l’armée américaine durant la Première Guerre mondiale. Ainsi va naître le Scholastic Aptitude Test (SAT). James Bryant Conant, en l’imaginant, était conscient que son idée dépasserait largement les limites des universités. Il voulait, en fait, reconstruire, sur la base de projets méritocratiques, l’ensemble de la société américaine. Il ne s’était pas trompé d’objectif. Le SAT, observe Nicholas Lemann dans un ouvrage consacré à l’histoire des tests d’aptitude « plus qu’un simple moyen d’attribuer quelques bourses à Harvard, allait devenir le mécanisme de sélection fondamental de la population américaine. » La « machine à trier » était née.

Michael J. Sandel raconte l’histoire de cette machine et étudie ce qu’elle a produit dans la société américaine. Il décrit ce que sa chaire de philosophie politique lui met sous les yeux, il considère d’autres universités, réfléchit sur le système éducatif américain en général et élargit sa recherche à l’ensemble du pays. Que la SAT n’ait pas suffi pour faire échapper entièrement le système américain à toutes les formes d’élitisme n’aurait pas, à mon sens, justifié un procès. Le livre de Jérôme Krop, La méritocratie républicaine, en 2014, puis celui de David Guilbaud, L’illusion méritocratique, en 2018, ont clairement montré que notre vertueuse école républicaine était loin, très loin, elle aussi, d’être, sur ce point, à l’abri des reproches. Mais comment refuser l’élitisme sans frustrer injustement les individus qui, pour une raison ou une autre, demandent plus que leurs condisciples, voilà sans doute une question à peu près insoluble et qui n’aurait probablement pas, à elle seule, exigé un travail aussi minutieux et approfondi.

Il n’en est pas du tout ainsi. Si la méritocratie a échoué, franchement échoué, c’est que le climat dans lequel elle s’est mise en place a dramatiquement aggravé ses contradictions et révélé sa vraie nature, que ne soupçonnait certainement pas son promoteur. Sandel nous le fait savoir très vite : « La manière dont les partis traditionnels ont conçu et réalisé le projet de globalisation depuis quarante ans est au cœur de cet échec. Ce projet a favorisé la contestation populaire de deux manières : d’une part par sa vision technocratique du bien commun ; d’autre part par la conviction que la méritocratie permet de faire la différence entre les gagnants et les perdants. » Mais notre auteur précise : « Cette conception marchande, technocratique, de la globalisation a été adoptée par les partis traditionnels, de gauche comme de droite. C’est cependant dans les partis de centre-gauche que ce ralliement à la pensée marchande et aux valeurs du marché a été le plus déterminant : sur le projet de globalisation lui-même et sur la réaction populiste qu’il a provoquée. » Pas un mot à changer dans cette dernière citation si l’on veut décrire la situation française.

Par contre, plus rapidement et plus fortement que chez nous, une contamination s’est produite aux États-Unis entre cette méritocratie – plus jeune que la nôtre et donc, au début des années quatre-vingt, moins affirmée – et le mouvement, ou le délire, qui a séduit et conquis, à cette date et essentiellement à partir des États-Unis et du Japon, la presque totalité de ce que l’on feint d’appeler, distraitement, les élites occidentales. Une des manifestations les plus évidentes de cette contamination réside dans la sinistre dégradation publicitaire du rêve américain. L’expression de ce rêve, tel que l’avait proposé James Truslow Adams dans son ode The Epic of America, n’était pas un gros bonhomme fumant un gros cigare dans une grosse voiture. C’était la bibliothèque du Congrès, « un symbole, écrivait Adams, de ce que la démocratie peut accomplir par elle-même. » En ce lieu, expliquait-il « on peut voir les sièges occupés par des lecteurs silencieux, jeunes et vieux, riches et pauvres, noirs et blancs, dirigeants et travailleurs, chercheurs et écoliers, tous dans leur bibliothèque mise à disposition par leur démocratie. » On pense ce qu’on veut de cet idéalisme, mais il mérite le respect. Depuis Adams, il y a eu fuite de sens et dégradation d’être : le respect de ce passé exige une extrême sévérité pour ce qui a suivi.

Le jugement de Michael J. Sandel n’en manque pas. Son diagnostic est impitoyable : « L’aristocratie du privilège hérité a fait place à une élite méritocratique qui est désormais aussi privilégiée et indétrônable que la précédente. » Le public des grandes universités est toujours le même. Les étudiants dont les familles appartiennent au 1% des revenus les plus élevés y sont plus nombreux que ceux dont les parents se situent dans toute la moitié inférieure du classement des richesses. 2% des étudiants de Yale ou de Princeton viennent de familles pauvres. Un étudiant issu d’une famille riche a soixante-dix-sept fois plus de chances d’entrer dans une université prestigieuse qu’un étudiant pauvre. Le louable principe de la méritocratie suscite chez les riches une réplique implacable et d’autant plus violente qu’ils se sentent menacés dans leur être même, que l’atteinte aux privilèges sur lesquels ils ont fondé leur existence leur est insupportable. Des parents devenus des surparents – on parle aussi de parents hélicoptères – s’identifient névrotiquement à leurs enfants, ou les identifient à eux-mêmes : « Ils transforment leurs années de lycée en période de stress, d’angoisse et de manque de sommeil ; ils les contraignent aux cours de spécialisation, aux tutorats, aux entraînements sportifs, aux leçons de danse et de musique, et à toute une kyrielle d’autres activités extracurriculaires, consultés et supervisés par des consultants privés dont les honoraires peuvent excéder le prix de quatre années à Yale. » Comment les pauvres résisteraient-ils ?

J’apprécie la franchise avec laquelle ce philosophe considère la situation. Mais j’apprécie aussi que ce professeur regarde avec amitié – même si elle sait être sévère – ces privilégiés, j’allais dire ces malheureux privilégiés qu’il enseigne. Car c’est là la grande différence. Ici, l’amitié n’exclut pas les riches. Elle n’est pas complice de leurs injustices mais elle n’est pas sourde à leurs souffrances. Chez nous, on est trop couard pour le dire : ces jeunes bourgeois sur lesquels, pendant les confinements, pleurnichent des imbéciles, ne vont pas bien mais la petite bière qui leur manque n’y est pour rien ! « Grattez la surface ! », dit une psychologue américaine. Chez nous on ne gratte rien, ni chez les riches ni chez les pauvres : on récite ses éléments de langage comme on récitait son catéchisme ou son Karl Marx simplifié. Elle, elle gratte, elle les montre suspendus à de désastreux parents hélicoptères en qui la peur ne sait plus parler qu’à la lâcheté : « En dépit des avantages économiques et sociaux, ils connaissent les taux de dépression, d’abus de substances, de désordres anxieux, de maladies somatiques et de détresse les plus élevés de tous les enfants de ce pays. En étudiant les enfants de toutes catégories socio-économiques confondues, les chercheurs constatent que les adolescents les plus atteints sont issus de familles fortunées. » Comment en serait-il autrement quand l’angoisse d’échouer, la crainte d’être nul, nul et nu, les ficèle à leurs parents, à leurs professeurs, à leurs entraîneurs sportifs et à toutes sortes d’experts en coachonnerie ? L’auteur lui-même l’affirme : « Beaucoup sont tellement habités par le désir de réussir qu’ils ont du mal à profiter de leurs années d’études pour réfléchir, explorer, s’interroger de manière critique sur ce qu’ils sont et ce à quoi ils tiennent. Beaucoup luttent contre des problèmes de santé mentale. » Et il élargit l’écran : « Le fardeau psychologique de la pression méritocratique n’est cependant pas réservé aux étudiants de la Ivy League. Une étude récente portant sur 67 000 étudiants de licence (under-graduate) dans plus d’une centaine de collèges des États-Unis montre que « les étudiants sont sujets à des niveaux de stress sans précédent » et que le taux de dépression et d’anxiété augmente. Un étudiant sur cinq déclare avoir eu des pensées suicidaires dans l’année écoulée, et un sur quatre a été diagnostiqué ou traité pour des désordres mentaux. Le taux de suicide parmi les jeunes entre vingt et vingt-quatre ans a augmenté de 36% entre 2000 et 2017. »

Les universités des arts serviles

Ce n’est pas par pudeur qu’on cache cette réalité. Quand les pauvres crient misère, on peut tenter de leur faire croire que la société de l‘argent les sauvera. Quand les riches sont malheureux, toutes les défenses sont percées, la publicité est bonne pour la poubelle. Il ne faut pas que les riches soient malheureux. S’ils le sont, si l’on dit qu’ils le sont, tout s’écroule, certitudes et promesses. Il faut appeler bonheur leur angoisse, il faut appeler bonheur le ressentiment qui les dévore, il faut appeler bonheur l’égoïsme dont ils se sont repeints. Un jour, pourtant, quoi qu’on y fasse, quelques riches, puis quelques autres, puis d’autres encore, rompront le silence et mangeront le morceau : il n’est pas heureux d’être riche. Ce jour-là, tout ce qui n’est pas la vie s’écroulera.

Il est admirable que des employés de Harvard dont la tâche est de s’occuper des admissions aient décidé d’écrire ensemble un essai sur le burn out. Parlant des jeunes qu’ils ont sous les yeux, ces employés disent redouter qu’on ne puisse plus voir en ces étudiants, à l’issue de leurs années d‘université, que les « survivants ahuris d’un camp d’entraînement permanent ». Hélas ! Ces survivants sont promis, au moins jusqu’à la retraite, et cela sur les deux rives de l’Atlantique, à bien d’autres camps d’entraînement ! Dans le livre de Michael J. Sandel comme dans la réalité, la frontière est fragile entre les études et ce qu’on appelle si benoitement la vie professionnelle ! Les fondateurs de ces grandes universités en seraient bien marris : elles tournent à l’apprentissage du business. Désormais, on y enseigne surtout l’art de se vendre et de candidater. L’entraînement à ce qu’il faudrait appeler les arts serviles y « éclipse presque leur fonction éducative ». Une seule réalité, un seul rêve, une seule urgence, une seule folie, une seule débâcle : faire du fric, en faire et en faire faire, comme on se refile le virus.

Si, dans les grandes universités, la comédie méritocratique n’a à peu près rien changé au recrutement et a largement contribué à assoir une vision du politique qu’on peut dire technocratique en ce sens que, pour elle, « les questions idéologiquement contestables relèvent de l’efficacité économique et appartiennent donc au domaine réservé des experts », il n’en est pas ainsi dans le monde du travail. Le jugement de Sandel est ici particulièrement tranchant : « L’idéal méritocratique n’est pas un remède à l’inégalité, il est une justification de l’inégalité. » La mesure de cette inégalité, un chiffre la précise qui déracine toute propagande : « À la fin des années 1970, les PDG des grandes entreprises américaines gagnaient trente fois plus que l’employé moyen ; en 2014, ils gagnent trois cents fois plus. » Mais peut-être y a-t-il plus grave encore que ces injustices aussi monstrueusement absurdes qui semblent surtout poser la question de la santé mentale de ceux qui les commettent ou en bénéficient. L’inavouable sentiment d’être bernés que nourrissent les travailleurs pauvres fait apparaître dans la société une conscience nouvelle de l’exploitation, bien plus profonde que la première.

La conséquence inattendue de la méritocratie est en effet de renforcer et d’exaspérer le découragement et la colère des travailleurs pauvres. Nous sommes ici devant un mouvement venu des profondeurs, devant un gigantesque et douloureux surgissement d’expression. Quand les injustices étaient rapportées à l’appartenance à un groupe ou à une classe, les blessures dont elles étaient responsables pouvaient être atténuées, d’une part, par un sentiment de fatalité – on ne choisit pas sa naissance -, d’autre part par la chaleur des solidarités qu’elles provoquaient. On était, parmi d’autres, avec d’autres, victimes d’un destin hostile. On pouvait en souffrir, on ne pouvait pas s’en culpabiliser, on pouvait lutter, ou tenter de lutter. Tout s’est transformé quand la publicité mensongère de l’égalité des chances a suggéré à chacun qu’il était responsable d’un destin social qui ne serait finalement déterminé que par son mérite, donc par sa volonté et son courage. Les riches n’eurent guère de mal à juger qu’ils étaient bien à leur juste place : cette conviction dérisoire, en les persuadant du bien-fondé de leur satisfaction, les renforça dans leur bonne conscience et leur souffla qu’il était juste et équitable, peut-être même divin, de devenir plus riches encore.  Les pauvres en furent, en secret, atterrés.  Dans un monde qui braillait comme un ivrogne l’ignoble chanson de la réussite, ils n’avaient pas les moyens de démonter la mécanique du mensonge.

« Rien n’indique que les moins éduqués résistent aux jugements négatifs dont ils font l’objet, disent des observateurs avisés de la société américaine, [ils] considèrent en effet qu’ils sont responsables de leur situation. » Michael J. Sandel, pour sa part, évoque une très intéressante étude sur ce qu’on appelle, aux États-Unis, avec franchise, les morts de désespoir : « L’augmentation dramatique des morts de désespoir entre 1999 et 2017 n’est pas corrélée à une augmentation générale de la pauvreté. En examinant les taux de pauvreté, État par État, les auteurs n’ont découvert aucun lien entre les décès liés au suicide, à des overdoses ou à l’alcool, d’une part, et l’augmentation des taux de pauvreté d’autre part. À la source du désespoir, il y a donc quelque chose de plus que la privation matérielle, un élément spécifique en rapport avec la détresse des sans diplôme luttant pour trouver leur voie dans une société méritocratique qui n’honore et ne récompense que les diplômes. »

La détresse de ceux qui se sont ainsi, comme dit le poète, « séparés d’eux-mêmes » laisse les gouvernements dans l’impuissance. La plainte populiste, qui en est l’écho, n’est pas un accident de l’histoire et ne s’apaisera pas de sitôt. Les niais qui crient au fascisme à son propos montrent seulement leur ignorance et leur insensibilité. Sandel, lui, comprend la vraie nature de cette désolation : « Plus qu’une animosité contre les migrants et la délocalisation, la plainte populiste porte sur la tyrannie du mérite, et elle est justifiée. [Elle] n’est pas infondée. Pendant des décennies, les élites méritocratiques ont entonné leur mantra : ceux qui travaillent dur et respectent les règles méritent la place que leur réserve leur talent. Elles n’ont pas réalisé que les individus placés au bas de la hiérarchie sociale ou qui luttaient pour surnager voyaient dans la rhétorique de l’ascension plus une provocation qu’une promesse. »

Une parole longtemps réprimée est en train de se dire. Aucune thérapie managériale ne soignera le mal, pas davantage quelque glouglou humaniste, encore moins la religieuse célébration du progrès, grotesque en une époque qui semble tenir le journal des absurdités et des catastrophes qu’on lui doit. Multiforme et presque inconsciente d’elle-même, presque ignorante de ce qu’elle combat, une sourde révolte monte contre les signes hypocrites de la modernité, contre le langage élémentaire des éléments de langage, ces déchets de pensée. La plupart de ces inepties sont nouvelles et cocoricantes, d’autres, profondément ancrées, leur servent de socles. Révolte secrète partout. Contre le dégoûtant sophisme selon lequel « ceux qui réussissent le mieux sont aussi les plus talentueux. » « C’est une erreur, écrit le professeur Sandel. Réussir à faire de l’argent n’a rien à voir avec l’intelligence innée, si elle existe. » Révolte contre la satisfaction officielle du slogan narcissique « l’Amérique est grande parce que l’Amérique est bonne », faussement attribué à Tocqueville, et que Hillary Clinton n’hésitait pourtant pas à reprendre. Révolte contre l’ânerie que lâcha Cheyney en 2006 : « Notre cause est nécessaire ; notre cause est juste ; nous sommes du bon côté de l’histoire. » Révolte contre l’utilisation pharisaïque et cynique des choses de la religion. Que restait-il de la promesse faite aux individus qu’ils iraient « aussi loin que leurs talents donnés par Dieu le permettent », que restait-il de ce clin d’œil à Dieu quand Blankfein, PDG de Goldman Sachs, interrogé sur les bonus de dizaines de milliards de dollars que s’accordaient encore, durant la terrible année 2008, les grands banquiers de Wall Street, répondit que « ses collègues et lui-même faisaient l’œuvre de Dieu » ? Comment ceux de ces travailleurs pauvres qui vont à l’office religieux peuvent-ils entendre que « Jésus est mort pour que nous puissions vivre dans l’abondance » ? Et comment réagit le cœur de ces exilés de l’intérieur quand un riche puissant et pieux traduit sa charité chrétienne en leur expliquant que « les victimes d’une santé défaillante doivent s’en prendre à elles-mêmes » ?

Nous ne sommes pas au bout…

Au terme de son livre, je crois ressentir chez l’auteur quelque chose comme une lassitude. Elle me touche plus encore que le reste. Je le suis entièrement quand il décrit les méfaits de cette naïve – ou perverse – méritocratie, le mensonge fondamental, sinistre, mondain, du you can : si je peux, pas besoin de vos conseils ; si je ne peux pas, vous ne me ferez pas pouvoir, allez payer à boire à vos communicancants, et bien le bonsoir ! Il montre très bien comment ce système esquinte à la fois ceux qu’il exclut et ceux qu’il inclut, ceux qu’il accable et ceux qu’il favorise. Comment l’intelligence dont s’affuble cette escroquerie est l’autre nom d’un incurable aveuglement. Comment le management mondialisé, ce vautour, ici fringué en médiocratie, détruit mieux ses victimes que toutes les injustices sociales qui, pouvaient au moins, elles, les inciter à la révolte, donc à la solidarité, donc à l’espoir, alors qu’en les condamnant à elles-mêmes, à leurs doutes, à leur détresse solitaire, à cette effrayante culpabilité d’être pauvres qu’il invente pour elles à coups de saletés inventées par des minables, il fait de leur vie une longue et lugubre conversation avec le suicide. Après tout cela, après tant de malheurs, cette « vie publique moins rancunière et plus généreuse » que Michael J. Sandel appelle de ses vœux, comment n’en partagerais-je pas le désir ? Et comment n’approuverais-je pas cet auteur quand il oppose toute la pensée philosophique, et même la tradition américaine, à la célébration de la consommation chez Smith – mais aussi, il a raison de le souligner, chez Keynes, pour qui elle est « la seule fin et l’unique objet de l’activité économique » ? Oui, « être utile à ceux avec qui nous partageons notre vie commune est un besoin humain fondamental ». Oui, « la dignité du travail consiste à exercer nos talents dans ce but ». Et pourtant, rien n’efface cette pointe d’amertume. Elle n’abîme pas le propos. Au contraire. Elle le marque du point blanc de l’alchimie : nous ne sommes pas au bout, tout cela n’est pas fini, tout cela n’est même pas vraiment mesuré. Nos malheurs peuvent grandir, les nôtres et ceux des plus jeunes. Notre révolte aussi. Et la leur.

En lisant la rubrique Wikipédia de Michael J. Sandel, une phrase m’a attirée, qui m’est pourtant restée assez sibylline. Il y est question de libéralisme, d’attributs extrinsèques et d’attributs intrinsèques. Elle fait allusion à des textes que je ne connais pas. Pourtant, dans mon ignorance, ces mots font une musique qui ne m’est pas étrangère. Aussi, à la manière de ma génération, voudrais-je en faire tourner un instant le disque sur l’électrophone. Elle n’est pas inutile, je crois, à ce moment où la mélancolie que je crois deviner chez l’auteur m’envahit à mon tour et me le rend plus proche. À l’instant où se termine son livre, cette notice rouvre pour moi, si je ne me trompe, un chemin qui m’est familier. Rien de plus nécessaire dans ce monde où nous vivons que de maintenir la distinction qu’il ignore, ou qu’il sabote, entre for interne et for externe. Je subodore qu’elle n’est pas totalement étrangère au propos du professeur de Harvard. Voici en tout cas une nouvelle tâche devant nous et son immensité a quelque chose de rassurant, les petites natures du machiavélisme managé ne tiendront pas le choc. For interne et for externe, bien sûr, ça marche ensemble. Sauf si le mode d’emploi n’est pas rigoureusement respecté. Et il est de moins en moins respecté. Et le siècle est de plus en plus fier, de plus en plus bêtement satisfait de ce sabotage. Et, comme un nourrisson dans son caca, il patauge vaniteusement dans les problèmes idiots que lui crée cette puérile transgression, problèmes que son ignorance risible de la langue transforme chez nous en problématiques : ainsi le zéro que mérite l’expression de sa pensée vient-il confirmer le zéro qu’exige son contenu. Mais voilà. Le siècle perd son temps. Jamais, nulle part, le for externe ne s’imposera au for interne ailleurs qu’en enfer ou à Crétinoland, sa billetterie. Aucun principe, aucune valeur ne peut naître du for externe, telle est l’infranchissable ligne de feu de la liberté. J’aime bien le vieux Shadow, le chat de la voisine, le voir devenu si lourd m’attriste mais j’ai beau faire, tant qu’on ne lui aura pas expliqué assez clairement que c’est lui qui sent, qui pense et qui parle, il faudra que je continue à croire que le monde se rapporte à des bipèdes qui me ressemblent, à la fine pointe de conscience que chacun d’eux porte en soi et qui le fait familier de tous les autres. L’existence restera lourde et légère, je persisterai à ne pas aimer ceux qui font semblant de la trouver seulement lourde, ou seulement légère. L’Entre-Deux, le nom d’un superbe village de la Réunion, entre mer et montagne, entre hier et aujourd’hui. Je n’aime pas les toujours tristes, je n’aime pas les toujours gais. Je n’aime pas les spécialistes de la profondeur, je n’aime pas les spécialistes du superficiel. Je n’aime pas les chaisières de la vertu, je n’aime pas les sacristains du vice. La contradiction est notre affaire, notre pays, notre compétence, si vous y tenez. Ceux qui l’éludent ont peur : il ne faut ni leur en vouloir, ni leur céder. La contradiction, c’est le déséquilibre qui nous invite à monter dans le métro de l’infini. J’aime qu’un beau livre qui a dit tout ce qu’il pouvait dire sente, à la fin, qu’il n’a presque rien dit. Ainsi m’aide-t-il deux fois : par ce qu’il peut et par l’aveu de ce qu’il ne peut pas. Et maintenant, que vais-je faire ? Que vais-je penser ? En tout cas, je ne me fierai à aucune puissance, aucune histoire, aucun récit, aucune science. À aucun tribun, aucun libérateur, aucun justicier. À aucun vendeur, aucune réclame, aucune propagande, aucune distinction. Je resterai avec ma conscience aiguë, confiante, tremblante, farouche, paradoxale, révoltée, fidèle, scandaleuse, de n’être le centre de rien et le bonheur de le crier comme un hourrah !

30 août 2021

Notes:

  1. Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Editions Albin Michel, Paris 2021